16/5/1997
UNE CONFÉRENCE INTERNATIONALE POUR "UN RÈGLEMENT PACIFIQUE DE LA QUESTION KURDE EN TURQUIE" INTERDITE PAR LES MILITAIRES TURCS Cette conférence pacifique, qui devait se tenir les 8 et 9 mai à Ankara, était organisée par l'Association des droits de l'homme de Turquie avec le soutien d'une dizaine d'ONGs et de syndicats turcs, dont l'Union des chambres de médecins (TTOB), l'Union des chambres d'architectes et d'ingénieurs (TMMOB) et la Confédération des employés des services public (KESK) qui représentent au total plus d'un million de citoyens. Elle bénéficiait également de l'appui d'une trentaine d'ONGs d'une douzaine de pays d'Europe et d'Amérique du Nord. Parmi celles-ci, la Fondation Olof Palme de Suède, la Fondation André Sakharov, CCFD, France-Libertés, Médecins du Monde, la Fédération Internationale des ligues des droits de l'homme, Minority Rights Group, Norwegian Labour Movement (LO). Une soixante de personnalités occidentales, dont Mme Mitterrand, Mme Claudia Roth, M. Bernard Kouchner et plusieurs parlementaires européens devaient assister à cette conférence se tenant au Grand Hotel Ankara, avec la participation de plus de 500 personnalités turques et kurdes représentatives des partis politiques légaux, du mouvement syndical, du monde associatif, des milieux intellectuels et des media. Les ministres des Affaires étrangères danois et suisse avaient apporté leur soutien à la Conférence et indiqué soit qu'ils y assisteraient personnellement soit qu'ils s'y feraient représenter.
Préparée et annoncée depuis plusieurs mois, cette conférence a été interdite, in extremis, le lundi 5 mai en fin de matinée par un arrêté préfectoral signé d'un " directeur de sûreté de 3ème classe " invoquant " la présence de certaines personnes et organisations menant des activités contre notre pays ", " les atteintes à l'intégrité indivisible de l'Etat avec son Territoire et sa Nation " et le risque de provoquer " un climat de troubles ".
Malgré cette interdiction et de nombreuses tracasseries administratives et policières, plus d'une quarantaine de personnalités occidentales se sont rendues à Ankara pour témoigner de leur solidarité avec les pacifistes turcs et kurdes qui essaient, dans des conditions très périlleuses - près de 3500 démocrates kurdes et turcs ont été assassinés depuis 1992 par des escadrons de la mort des forces paramilitaires turques et 84 journalistes ont été emprisonnés en 1996 pour délit d'opinion -, de défendre des valeurs de démocratie, de paix et de respect d'autrui dans un pays dominé par le militarisme, l'ultranationalisme, la violence et l'intolérance, déchiré par la guerre et la montée de l'islamisme.
Une vingtaine de parlementaires turcs et six anciens ministres, de tous bords, ont tenu à prendre ostensiblement part aux dîners-débats et à la conférence de presse organisés, sous l'étroite surveillance policière en remplacement du programme de la Conférence Internationale interdite. Huit ministres en exercice (sept du Refah islamiste et un du Parti de la Juste Voie de Mme Çiller) ainsi que le vice-président de l'ANAP, principale formation de l'opposition parlementaire, ont envoyé des messages de solidarité aux organisateurs laissant clairement entendre que la mesure d'interdiction émanait du Conseil de sécurité nationale dominé par les militaires. Une vingtaine de participants occidentaux ont tenu à se rendre en visite à la capitale kurde Diyarbakir où ils ont pu rencontrer des représentants du barreau, de la Chambre du commerce et de l'industrie, de l'ordre des médecins et de la plate-forme démocratique qui regroupe les associations locales afin de s'informer directement du sort de la population kurde. Par ailleurs, la délégation qui s'est rendue à Diyarbakir, a souhaité se rendre au village de Gir (Tepe) dans le district de Lice, pour enquêter sur le sort de la population civile sous embargo alimentaire et encerclée par les militaires depuis le mois de mars dernier; l'accès du village leur a été interdit par les militaires 30 km avant d'arriver dans le village, " pour raisons de sécurité ".
Malgré l'embargo décrété par le " Bureau de média " de l'état-major des armées sur cette initiative importante de la société civile et plusieurs journaux turcs et une télévision privée ont informé le public de ces événements. Une dizaine d'ambassades, dont celles des États-Unis, d'Allemagne, d'Espagne, d'Italie, de Grande-Bretagne, de Suisse et des pays scandinaves ont tenu à se faire représenter à la Conférence de presse-marathon qui s'est tenue le jeudi 8 mai de 9h 30 à 13h30 au Grand Hotel Ankara avec les participants occidentaux, turcs et kurdes. On a toutefois remarqué l'absence de représentants de la France. Selon plusieurs sources, cela s'expliquerait par les négociations en cours entre Paris et Ankara pour la vente à la Turquie d'une centrale nucléaire française. En échange de ce contrat, Paris se ferait l'avocat de la Turquie au sein de l'UEO et de l'Union européenne. Déjà le 12 février dernier, devant l'hostilité du Congrès à des ventes d'hélicoptères américains à l'armée turque, qui, selon un rapport très documenté de Human Rights Watch, les utilise contre les populations civiles kurdes et dans les destructions de villages kurdes (de source officielle 2674 villages kurdes ont été " évacués " depuis 1992, les ONGs locales parlent de la destruction de 3124 villages), la Turquie avait conclu avec Paris un contrat de 400 millions de dollars pour l'acquisition de 30 hélicoptères Cougars AS-532 qui s'ajoutent aux 20 autres achetés en 1994.
A Washington, le porte-parole du Département d'État, M. Nicholas Burns a, le 9 mai, réagi en ces termes à l'interdiction de la Conférence : "Je sais que de nombreuses ONGs européennes, turques et américaines s'organisaient à Ankara pour discuter de leur espoir d'un règlement pacifique du problème kurde en Turquie. Nous soutenons fortement l'objectif de cette conférence. Nous avons montré publiquement notre soutien parce que nous avons envoyé à la Conférence des membres de haut rang de l'équipe de notre ambassade d'Ankara (.). Nous regrettons beaucoup la décision du gouvernement turc d'interdire la Conférence. Nous avons compris que malgré cela, la plupart des conférenciers ont pu se réunir informellement, malgré l'interdiction du gouvernement turc, et cela est un développement encourageant car nous croyons que c'est dans l'intérêt à long terme de la Turquie que ces questions soient discutées librement et ouvertement en Turquie".
En interdisant à Ankara même une conférence pacifique de réflexion et d'information, réunissant des experts, des universitaires, des personnalités connues pour leur combat en faveur de la paix et de la démocratie, le pouvoir turc a fourni au monde entier la preuve incontestable que la liberté d'expression est un leurre en Turquie. La présence ouverte et massive des caméras de la police à l'entrée de l'hôtel et lors des dîners réunissant les personnalités locales et étrangères, ont mis en lumière de façon caricaturale la nature policière de l'État turc.
L'ARMÉE TURQUE LANCE UNE NOUVELLE OFFENSIVE DANS LE KURDISTAN IRAKIEN Avec le recul, on réalise que l'armée turque avait des raisons précises d'interdire la tenue à Ankara d'une conférence de paix sur le problème kurde car elle se préparait à lancer une vaste offensive militaire dans le Kurdistan irakien. Le 14 mai à l'aube, environ 50 000 soldats appuyés par des centaines de chars turcs ont pénétré dans le Kurdistan irakien. Le gros de ces troupes est entré par le poste frontalier de Habur en franchissant la rivière Hezil tandis que d'autres unités pénétraient par la région de Hakkari, à la jonction des frontières turco-irako-iranienne. Selon l'AFP, cette nouvelle intervention militaire turque viserait les régions de Kanimasi, Metina et Derkar "pour détruire définitivement les bases du PKK qui s'y trouvent". Depuis début avril l'aviation turque avait soumis ces régions à un pilonnage intensif. Les communiqués militaires annoncent chaque jour des dizaines de morts dans les rangs du PKK, lequel, dans sa presse fait état de pertes turques élevées. Depuis la création en 1991 d'une "zone de protection" dans le Kurdistan irakien, l'armée turque intervient quant elle veut dans cette région, avec la bienveillance des alliés occidentaux. La dernière, et la plus importante de ces opérations a eu lieu au printemps 1995. 35000 soldats turcs avaient été engagés dans cette opération qui avait duré 43 jours et fait officiellement 616 morts. Ankara avait annoncé à cette occasion que "le PKK a été nettoyé de cette région". La population sinistrée du Kurdistan irakien en a assez de voir son territoire déjà dévasté par 30 années de guerre menées par Bagdad devenir maintenant un champ de bataille entre les troupes turques et le PKK. Dans une déclaration solennelle rendue publique le 14 mai, le gouvernement régional kurde qui est une coalition de plusieurs partis, dont le parti démocrtatique du Kurdistan, le parti communiste kurde, le mouvement islamique du Kurdistan, appelle " les parties au conflit à ne pas utiliser notre région comme un champ de bataille pour régler leur comptes, à respecter la souveraineté nationale du pays et la loi internationale et à mener leurs affrontements et leur conflit loin de notre peuple, de nos villages et de nos fermes (..). Cette situation expose à nouveau notre peuple aux calamités de la guerre et empêche la reconstruction de près de 400 villages dans les régions frontalières malgré la disponibilité et les ressources des ONGs étrangères et locales"
Cet appel n'a eu guère d'impact. Pour Washington " la Turquie a le droit de se défendre contre le terrorisme du PKK. Cette opération sera limitée dans le temps et dans l'espace. Nous nous attendons à un retrait rapide des forces turques". Londres a exprimé sa "préoccupation" tout comme Paris qui a souhaité que "les troupes turques soient retirées du nord de l'Irak aussi vite que possible, confomément aux déclarations des autorités turques". Bagdad qui, selon le Turkish Daily News du 12 mai, vient de signer avec Ankara un contrat de 2,5 milliards de dollars pour la construction d'un gazoduc de 1200 km a "fermement condamné la violation par les troupes turques de son intégrité territoriale".
LE CONSEIL MILITAIRE SUPÉRIEUR CONVOQUÉ POUR LE 26 MAI Le chef d'état-major des armées a décidé de convoquer pour le 26 mai "une réunion extraordinaire" du Conseil militaire supérieur (YAS) . Les 13 généraux et 3 amiraux formant la haute hiérarchie de l'armée turque sont appelés à participer à cette réunion de la plus haute instance militaire turque, a-t-on annoncé le 13 mai à Ankara. Les convocations pour les généraux sont parties il y a 10 jours ont indiqué les sources militaires qui ont précisé que le chef d'état-major venait également d'envoyer une lettre au Premier ministre et au ministre de la défense les invitant à venir assister à cette réunion qui se tiendra au Q.G. de l'état-major, officiellement pour "évaluer les menaces intérieures et extérieures pour la sécurité du pays". Cette réunion "extraordinaire" se tient 5 jours avant la réunion mensuelle du Conseil de sécurité nationale du 31 mai, présentée comme "la plus critique de l'histoire de cette institution". L'objectif en serait de montrer clairement à M. Erbakan "la cohésion et la forte détermination du haut commandement de l'armée" et d'exiger de lui soit d'exécuter sans délai les décisions imposées par les militaires lors du Conseil de sécurité nationale du 28 février dernier, soit de se démettre.
Le Premier ministre islamiste a réagi à cette convocation en déclarant qu'"aucune institution ne peut déterminer toute seule quelles sont les menaces qui pèsent sur le pays. Cette prérogative appartient au gouvernement et c'est au gouvernement de confier des missions précises à l'armée pour assurer l'ordre public et la sécurité du pays". En attendant l'issue, qui semble proche, de ce bras de fer, les principaux chefs de l'opposition, auxquels s'est joint le ministre démissionnaire de l'industrie, M. Erez, ex-bras droit de T. Çiller, intensifient leurs consultations pour préparer une alternative à l'actuelle coalition gouvernementale afin d'éviter un coup d'État militaire qu'ils jugent "très probable". Ils préparent une motion de censure qui devrait être bientôt présentée au Parlement. De nombreux éditorialistes de la presse turque en appellent ouvertement et quotidiennement à l'intervention de l'armée "pour stopper l'islamisme". Le ministre de la justice, islamiste, vient de demander au parquet d'engager des poursuites contre 8 journalistes pour "appels par voie de presse à la sédition militaire". Au cours des démonstrations de plusieurs centaines de milliers d'islamistes, le 11 mai à Istanbul, plusieurs orateurs, dont des députés islamistes, ont mis en garde l'armée contre toute intervention et contre la fermeture d'écoles islamiques. "Voilà 14 ans que l'armée ne peut pas venir à bout de quelques 3500 militants du PKK. Comment va-t-elle lutter contre six millions d'islamistes de Turquie" a lancé le député Halil Ibrahim Çelik, proche du Premier ministre, qui affirme que "la situation sera pire qu'en Algérie".
Le même jour, s'adressant à quelques milliers de partisans rassemblés devant la Mosquée Bleue, Mme. Çiller a déclaré que "nul ne peut empêcher la population musulmane d'avoir des écoles secondaires religieuses pour transmettre à ses enfants les valeurs de l'islam". Elle a ensuite dénoncé "le capital monopoliste et le cartel des journaux qu'il contrôle qui mènent une campagne de dénigrement et de déstabilisation contre le gouvernement".
Selon elle, le groupe Dogan, qui possède les quotidien Hurriyet, Milliyet, Radikal et la chaîne de télévision Kanal D, a reçu entre 1980 et 1994 424,8 millions de dollars de fonds de soutien publics, tandis que son concurrent le groupe Sabah a reçu pour la même période 200,4 millions de dollars, cela sans compter la manne publicitaire provenant des banques et des entreprises publiques sur ordre du gouvernement. "C'est parce que votre soeur a coupé ces subventions publiques que ces média s'en prennent avec tant de virulence à elle" a déclaré Mme. Çiller. Pour elle, au delà de la diversité de leurs titres ils appartiennent en fait tous au groupe monopoliste Koç Holding, premier conglomérat industriel et financier du pays qui, selon Çiller, aurait lui-même bénéficié de 311 millions de dollars de subventions publiques. [Ce conglomérat et ses média avaient largement et contribué à la promotion de la "Belle blonde, moderne éduquée à l'américaine" qu'ils avaient soutenue pendant des années. Ils sont devenus critiques envers elle ces derniers mois lorsque Mme. Çiller s'est alliée au Refah islamiste]. Cette dénonciation publique a suscité un véritable tollé dans les organes de presse visés qui accusent Mme. Çiller de "mentir pour dissimuler l'échec du gouvernement" et de "déformer les chiffres". L'attentat perpétré le 12 mai dans les locaux de Hurriyet par un individu se disant "un islamiste révolté par le gâchis des deniers publics distribués aux journaux athées" intervenait quelques jours après la descente musclée d'une quarantaine de partisans de Mme. Çiller dans les locaux de la chaîne privée Flash TV accusant le couple Çiller de corruption et de coopération avec la mafia, est interprétée par la presse comme des "actions désespérées d'une femme qui s'accroche coûte que coûte au pouvoir et qui sait sa fin proche".
Dans le climat délétère qui règne actuellement en Turquie, les divers centres de pouvoir tirent à hue et à dia. Divisé, déchiré, le Conseil des ministres n'a pu se réunir depuis le 3 avril. Le Premier ministre, pour désamorcer une crise majeure avec les pays arabes et l'Iran, croit pouvoir annoncer que "les manoeuvres militaires conjointes turco-israéliennes en Méditerranée orientale sont reportées à 1998", l'état-major des armées publie immédiatement un communiqué de démenti. Le Président refuse de signer un décret de nomination de hauts fonctionnaires présenté par le ministre de l'Intérieur, tandis que le président du Parlement, assurant l'intérim de M. Demirel en visite à l'étranger, refuse d'entériner les décrets de nomination des deux ministres parce qu'ils ne lui ont pas été présentés par le Premier ministre personnellement. A chaque réception officielle des querelles de protocoles opposent des ministres islamistes aux généraux car "en tant que ministres de la République" ils exigent d'être placés devant les militaires qui pour eux "ne sont que des fonctionnaires" alors que ceux-ci demandent et obtiennent le respect de leur préséance. Au milieu de cette confusion générale, l'administration, en particulier la police, l'appareil judiciaire, la hiérarchie des affaires étrangères et les média n'obéissent quasiment plus qu'à l'état-major des armées. Selon le Turkish Daily News du 14 mai, "les chefs militaires vont parler au président Demirel pour qu'il mette un terme au gouvernement d'une manière démocratique".
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