À peine formé, le nouveau cabinet turc a dû réagir depuis l’été à deux crises internationales opposant l’État islamique à ses voisins kurdes, l’un, théoriquement allié – le Kurdistan d’Irak – et l’autre, le PYD, encore « ennemi », malgré un processus de paix incertain et poussif avec le PKK de Turquie.
Lors de l’offensive des djihadistes contre les Kurdes d’Irak, la Turquie a réussi à se faire remarquablement discrète et inactive, alors que les USA, la France et l’Union européenne se mobilisaient, en un temps finalement record, pour armer les Kurdes et frapper l’État islamique. L’immobilisme de la Turquie et sa passivité toute aussi grande devant l’afflux incessant de candidats au Djihad, venant du monde entier pour se rallier à l’EI, en Syrie ou en Irak, ont fortement mécontenté Erbil, et renforcé, dans les milieux politiques du Kurdistan, le camp des pro-Iran, au détriment de ceux qui penchent pour une alliance kurdo-turque.
Mais lorsque l’État islamique, après les frappes de Mossoul et celles de Raqqa, a reporté une grande partie de ses efforts militaires pour faire tomber le « canton » PYD de Kobanî, et que des milliers de réfugiés kurdes syriens se sont rués à la frontière turque, la guerre des Kurdes a bien fini par concerner Ankara.
Les réfugiés de Kobanî affluant vers la Turquie ont d’abord trouvé cette frontière fermée, et une centaine de manifestants kurdes de Turquie, venant protester sur place contre cette fermeture, a été dispersée par les forces de l’ordre, à l’aide de gaz lacrymogènes et de canons à eau. Mais assez rapidement, la Turquie a ouvert ses portes, et quelques dizaines de milliers de Kurdes sont venus s’ajouter au million et demi d’exilés syriens sur son sol.
Les manifestations des Kurdes de Turquie se sont multipliées, ainsi que les accrochages avec les forces de l’ordre, qui les empêchaient de partir se battre en Syrie. Dans le même temps, des Kurdes venus de Kobanî, ayant passé la frontière pour mettre à l’abri leur famille, ont souhaité revenir pour reprendre leur place au front. La « porosité » que l’on prête à la frontière turque, quand il s’agit du passage des djihadistes internationaux venant gonfler les rangs de l’EI, a été alors largement brocardée, en l’opposant à son étanchéité quand il s’agit du passage des combattants kurdes. Cette accusation du deux poids, deux mesures a été renforcée avec la libération, le 21 septembre, des 49 diplomates turcs et leurs familles, retenus en otage par l’EI depuis la prise de Mossoul en juin dernier. Alors que les otages occidentaux, arabes et kurdes sont menacés de mort (et exécutés, pour quelques-uns), cette libération soudaine a évidemment été vue comme l’issue de négociations en sous-main et d’accord de non-agression, voire d’une collaboration occulte, selon les Kurdes. Le président Recep Tayyip Erdoğan s’est refusé à toute explication détaillée sur les modalités de cette libération, tout en niant le paiement d’une rançon, ou d’une quelconque promesse politique, mais arguant du secret nécessaire autour de ce genre d’opération :
« Il y a des choses dont on ne peut pas parler. Diriger un État n’est pas comme diriger une épicerie. Nous devons protéger nos affaires sensibles ; si vous ne le faites pas, il y aurait un prix à payer. »
Malgré cette réticence à lever le voile sur les « affaires sensibles » de la Turquie, la presse turque et étrangère a glosé abondamment sur les dessous cachés de cette libération, et le journal Taraf, daté du 3 octobre, évoquait un échange des 49 otages contre 180 djihadistes, ce qu’Erdoğan n’a pas pris la peine de nier.
Ces 180 combattants de l'EI auraient été blessés, évacués et soignés dans des hôpitaux turcs, ce qui n’est pas une révélation, même des membres des YPG sont soignés dans des hôpitaux turcs, comme l’avait établi un reportage de F. Geerdink publié dans The Independant (28 septembre). Mais s’agissant de ces combattants, les USA avaient, selon Taraf, demandé à Ankara de ne pas les relâcher une fois sur pied, alors que l'EI en faisait la demande pressante. Finalement, ces 180 djihadistes convalescents auraient été rassemblés à Van, d’où ils auraient ensuite été convoyés ensemble et remis à EI.
Aux premiers jours d’octobre, les combattants de l’EI s’emparaient de la totalité des villages du canton de Kobanî, hormis la ville, assiégée depuis bientôt un mois. Quand l'EI put faire flotter son drapeau dans un des quartiers de la ville, des manifestations ont été organisées dans toute la Turquie, et d’abord dans les grandes villes kurdes de Diyarbakir, Mardin, Siirt, Batman, Muş, par les Kurdes, à l’appel du HDP-BDP kurde, pour protester contre le blocage des combattants empêchés d’aller porter secours à Kobanî. La violence habituelle des affrontements avec la police s’est doublée d’affrontements avec le Huda-Par, ce petit parti kurde pro-Hezbollah. Le couvre-feu a été imposé et des vols domestiques annulés, tandis que le nombre des victimes s’élevait à une vingtaine de morts.
Pour sa part, Abdullah Öcalan, le leader du PKK, a appelé à la mobilisation de « tous les Kurdes » contre l’État islamique (les commandants militaires du PKK, eux, n’avaient d'abord appelé qu’au ralliement des Kurdes de Turquie), mais sans préciser la teneur de cette « résistance », critiquant la Turquie pour ses négociations avec l’EI, alors qu’elle a échoué dans ses négociations pour la résolution de la question kurde. Mais il n’a pas déclaré, au contraire de son commandant Murat Karayilan, que le processus de paix était déjà « mort ». Le leader du PKK a donné à la Turquie la date limite du 15 octobre pour changer sa politique à l’égard de l’EI et du PYD.
Suivant un temps la ligne de Recep Tayyip Erdogan, la France, un des principaux acteurs occidentaux de la lutte contre l'EI, a d'abord approuvé le souhait d’Ankara d’une « zone-tampon » entre la frontière turque et syrienne, comme François Hollande l’a déclaré dans un communiqué officiel, après s’être entretenu par téléphone avec son homologue turc. Il a fait état d'une « pleine convergence de vues » avec le chef de l’État turc,
« sur la nécessité d’aider l’opposition syrienne modérée en lutte à la fois contre Daech et contre le régime de Bachar Al Assad. Le président de la République a insisté sur la nécessité d’éviter le massacre des populations au nord de la Syrie. Il a apporté son soutien à l’idée avancée par le président Erdogan de créer une zone tampon entre la Syrie et la Turquie pour accueillir et protéger les personnes déplacées. »
Mais cette idée franco-turque d’une zone-tampon s’est immédiatement heurtée à deux oppositions : celle des USA, et celle des Kurdes, ces derniers voyant évidemment d’un très mauvais œil les troupes turques s’implanter dans leurs régions syriennes. Quant aux États-Unis, leur « absence de stratégie » (de l’aveu même d’Obama) contre l’EI se traduit surtout par une liste de ce qu’ils ne souhaitent pas faire, plutôt que faire, et la zone-tampon a été ainsi qualifiée de « pas à l’ordre du jour pour le moment ». Dans une conférence de presse donnée au Caire, en présence du ministre des Affaires étrangères égyptien, le 12 octobre, John Kerry, répondant à une question de Brad Klapper (Associated Press) sur le danger de massacres pesant sur la province irakienne d’Anbar et la ville de Kobanî, s’est dit « très soucieux » de la situation de cette dernière, situation qu’il suit « attentivement » alors que les frappes aériennes se sont accrues. John Kerry a précisé s’être entretenu personnellement à ce sujet avec Massoud Barzani, le président kurde, et Ahmet Davutoglu, le Premier Ministre turc, ainsi qu’avec les autres partenaires de la Coalition, avant de faire part, sans ambages, des priorités américaines :
« …Kobanî ne définit pas la stratégie de la coalition par rapport à Daesh. Kobanî est une communauté, et ce qui se passe est une tragédie, et nous ne la minimisons pas, mais nous l’avons dit dès le premier jour, il va falloir du temps pour amener la coalition à s’atteler à fond afin de redresser le moral et la capacité de l’armée irakienne, à d’abord se concentrer là où nous voulons nous concentrer en premier, c’est-à-dire en Irak, tandis que nous endommageons et éliminons certains des centres de contrôle et de commandement, et des centres de vivres, d’entraînement d’EI en Syrie. C’est notre stratégie actuelle. »
John Kerry a conclu que c’était d’abord aux Irakiens de se battre et de reprendre Anbar, mais n'a pas précisé à qui revenait le soin de défendre Kobanî, qui, de fait, dans l’esprit américain, n’est qu’un point mineur de l’offensive contre Daesh, dont le centre névralgique se trouve à Raqqa. Et les interventions uniquement aériennes ainsi que la politique du « zéro homme sur le champ de bataille », voulues par les USA, la France, la Grande-Bretagne, et tout le reste de la Coalition, ont permis commodément à la Turquie de rester dans le non-interventionnisme, alors que personne d'autre ne bougeait.
De son côté, que demandaient le PYD et le PKK ? Pas d’intervention militaire mais l’ouverture d’un « corridor », qui leur aurait permis de laisser passer leurs combattants venus de Turquie et du Kurdistan d’Irak, ainsi que faire transiter des armes : encerclée sur trois côtés par l'EI et acculée contre la frontière turque, Kobanî ne peut, en effet, recevoir une aide conséquente que via le nord. Cette demande de corridor a été appuyée par l’ONU, d’abord par Ban Ki-Moon et puis par Staffan de Mistura, et enfin par le président François Hollande. Mais en visite en France, Mevlut Çavusoglu a jugé, sur France 24, que ce corridor était « irréaliste ». Il a aussi critiqué la stratégie américaine, disant qu’espérer éliminer l'EI uniquement avec des frappes aériennes était comme vouloir « tuer des moustiques un par un », au lieu d’éradiquer les racines de la situation, c’est-à-dire le Baath.
Au final, pas un seul des protagonistes combattant actuellement l’EI depuis l’été ne souhaite la même chose, et tous s’empêchent souvent mutuellement d'agir, en raison de leurs programmes contradictoires. Les USA veulent continuer de bombarder sur le long terme, en espérant affaiblir Daesh, afin que les armées irakiennes, syriennes (de l’opposition) et kurdes en viennent à bout ; la Turquie et la France souhaitent que cette guerre contre l'EI comprenne aussi la chute de Bachar Al Assad, chute laissée quelque peu de côté par les USA ; la Turquie souhaite tout autant se débarrasser du Baath sur ses frontières que du PYD, avec l’espoir que l’EI lui mâche la besogne, mais peut accepter de laisser opérer (et entraîner) à partir de son sol des forces l'Armée syrienne de Libération (source AP), alors que le PKK-PYD veut à tout prix éviter une intervention turque, ou une mainmise de l’ASL syrienne, voire kurde autre que les YPG, dans ce qu’il reste de ses cantons.
À la mi-octobre, les USA ont cependant multiplié les frappes aériennes autour de Kobanî (plus de 30 en une semaine), en coopération avec les YPG, ces derniers indiquant aux pilotes la localisation des combattants de l’État islamique, comme le confirmait à Reuters leur porte-parole, Polat Can, qui indiquait que l’efficacité nouvelle de ces frappes, en raison des renseignements fournis par les Kurdes, se traduisait sur le terrain par un recul des djihadistes, mais que ce retrait n’était que temporaire, l'ennemi revenant toujours à l’assaut.
Ces contacts entre Washington et le PYD ont été confirmés par le Département d’État, qui a fait part d’une rencontre s’étant déroulée à Paris, le 12 octobre, entre Salih Muslim, le président du PYD, et Daniel Rubinstein, représentant le Département d’État pour la Syrie. Un porte-parole du PYD a révélé que des entretiens secrets avec les États-Unis avaient lieu depuis 2 ans, et que la seule raison pour garder le silence là-dessus avait été, pour les Américains, de « ménager la Turquie ». L’essentiel des discussions portait sur l’armement des YPG et sur une coordination de leurs opérations militaires avec l’Armée Syrienne de Libération, comme cela s’est décidé à Afrin-Alep depuis août, ainsi que dans la zone sud de Hassaké. Quant à la France, elle s’est dite prête à fournir des armes aux combattants kurdes de Syrie, selon le porte-parole du gouvernement, Stéphane le Foll, de la même façon qu’elle arme les troupes de l’ASL.
Mais l’annonce qui a eu, le 20 octobre, le plus de répercussions dans l’opinion publique kurde, et n’a certainement pas réjoui Ankara, a été l’arrivée d’un renfort d’environ 150 peshmergas du Kurdistan d’Irak, avec des armes lourdes, le tout passant par la Turquie, les peshmergas atterrissant à Urfa, tandis qu’un convoi de matériel de campagne franchissait le poste d’Ibrahim-Khalil entre Zakho et Silopi, et faisait route en longeant la frontière syrienne. Massoud Barzani avait demandé au Parlement d’Erbil d’approuver cet envoi de renforts, ce qui fut fait le 22 octobre. Selon Fuad Hussein, son directeur de cabinet, il s’agit surtout de palier le manque d’armes des YPG, les peshmergas étant là pour entrainer et former les combattants du PYD au maniement de ces armes, plus que pour affronter directement l’EI.
Quelques jours avant, les parachutages de munitions et de matériel médical sur Kobanî par les Américains ont commencé. John Kerry qui, au Caire, avait répondu que Kobanî n’était pas un de leurs objectifs prioritaires ou stratégiques, déclarait finalement, en Indonésie, qu’il serait « irresponsable » et « moralement très difficile » de ne pas venir en aide aux YPG, qui combattent « vaillamment » l’EI, même s’il « comprenait » l’inquiétude de la Turquie à voir armer la branche syrienne du PKK. Cette volte-face américaine vient peut-être du fait que la sur-médiatisation de la bataille de Kobanî ferait de la chute de la ville une victoire morale et politique retentissante de l'État islamique, tout en entachant la stratégie américaine, au sein de la Coalition, de passivité et d'inefficacité face aux avancées des djihadistes.
Mevlut Çavusoğlu, le nouveau ministre des Affaires étrangères turc, a assuré que son pays allait aider les peshmergas à traverser les deux frontières jusqu’à Kobanî, ville que la Turquie ne souhaitait aucunement voir tomber, a-t-il assuré à la presse, et que la coopération avec la Coalition était « entière », tous voulant voir la région débarrassée de cette « menace » (EI). Mais Ankara a émis une autre suggestion : faire tenir Kobanî par l’ASL et non par les YPG, comme l’a expliqué le Premier Ministre Ahmet Davutoğlu, sur les ondes de la BBC, demandant que les USA arment et entraînent les combattants arabes syriens au lieu des Kurdes, de sorte que, lorsque l’EI se serait retiré du canton, la région serait contrôlée par l’ASL et non par les « terroristes du PKK ». Mais si les Américains ont été longtemps réticents à armer les Kurdes des YPG, en raison de leur opposition à la Coalition nationale syrienne, ils sont encore moins chauds pour livrer des armes à une force militaire qui a pris l’aspect d’une nébuleuse aux affiliations incertaines, de plus en plus noyautée par des groupes djihadistes.
Quand le convoi de peshmergas a franchi la frontière turque, il a été escorté par une foule en liesse, de Duhok à Zakho, et puis tout le long de la route, de Silopi à Suruç. La police turque a tiré plusieurs fois en l’air et a tenté de disperser les attroupements avec des gaz lacrymogènes. C’est que le passage des camions arborant les drapeaux du Kurdistan, et faisant fleurir sur leur passage d'autres drapeaux kurdes et les drapeaux du PKK ou du Rojava, n’a certainement pas dû plaire aux Turcs, dont l’armée est évidemment loin de soulever le même enthousiasme quand elle se déploie au Kurdistan. Les autres peshmergas, au nombre de 85, ont eux, atterri à l’aéroport d’Urfa, où ils ont dû attendre de longues heures, dans des conditions de quasi-détention, dont ils se sont plaints, parlant d’une attitude hostile de la part des autorités turques, décidément de fort mauvaise humeur.
L’arrivée de ces peshmergas et de leurs armes, ainsi que les frappes aériennes, ont-elles changé la donne ? Les assauts d’EI ont été ralentis, certains villages environnants ont été repris ainsi que la plus grande partie de Kobanî (selon les YPG), même si Rami Abdulrahman, de l’Observatoire syrien pour les droits de l’homme, estime, lui, que la situation a finalement très peu évolué, et que l’on en est toujours aux combats de rue dans la ville. Selon lui, l’EI a réussi à bien s’implanter dans certains quartiers de Kobanî, et les Kurdes seraient toujours insuffisamment armés. Le canton d’Afrin semble lui aussi dans une situation assez inquiétante, encerclé, cette fois, par Jabhat al-Nusra. Même si ce groupe djihadiste n’a pas la puissance de feu d’EI, la même situation d'enclavement (au nord la Turquie, autour, des forces arabes hostiles, quelles qu'elles soient), confirme la fragilité du « Rojava », fait de poches kurdes vouées à subir les attaques, soit d’EI soit celles de ses rivaux djihadistes (voire du régime syrien lui-même, si le PYD était amené à choisir franchement le camp de la Coalition).
Dans le même temps, les « négociations » ont repris entre le PYD et le Conseil national kurde, toujours sous patronage du Gouvernement régional du Kurdistan, dans la ville de Duhok, cette fois. Salih Muslim, le 15 octobre, a reconnu que les nécessités nouvelles du terrain obligeaient les « Kurdes à s’unir » et qu’il en avait discuté en privé avec Massoud Barzani. Le 18 octobre, Ibrahim Biro, dans une interview accordée à Rudaw, a parlé d’une « page nouvelle » à tourner pour parvenir à un accord sur l’administration conjointe de ce qu’il reste de « cantons kurdes » en Syrie, en fait une tentative de réactiver ou de mettre en pratique les accords d’Erbil 2012 : gestion commune des partis kurdes de Syrie et des forces armées unifiées.
Jusqu’ici, le PYD demandait l’unification de ces forces armées sous son commandement à lui, alors que le CNK réclamait une coalition des YPG et des peshmergas syriens entrainés au GRK. Les accords d’Erbil n’ayant été jamais acceptés sur le terrain par le PYD, tant qu’il pouvait tenir les cantons à lui tout seul, le CNK espère à présent que le besoin urgent d’aide extérieure et sa faiblesse militaire fassent changer d’avis son rival et le poussent à accepter le partage du pouvoir. Un nouvel accord a été signé le 22 octobre à Duhok, en présence de Massoud Barzani : un conseil composé de 30 membres doit administrer les cantons du Rojava, 12 d’entre eux appartenant au PYD, 12 autres au CNK, le reste étant donné aux minorités. Mais hormis Cizîr, le seul des cantons à avoir une frontière commune avec le GRK, pour le moment, cet accord semble très difficile à appliquer sur un terrain de guerre.
Sur le plan militaire, qu'apporte la défense acharnée de Kobanî ? Pas grand chose, d'un point de vue purement stratégique, car tous les villages alentour étant tombés aux mains de l"EI, la ville ne défend plus qu’elle-même et les milliers de YPG qui y sont assiégés, avec pour seule issue la frontière turque, ce qui équivaudrait à une reddition impensable. Mais cette résistance farouche a propulsé Kobanî au premier plan des media, avec un bon nombre de reportages axés sur l'élément féminin des YPG : Le siège de Kobanî a éclipsé celui de Sindjar où des milliers de Yézidis sont aussi menacés et encerclés, n'ayant pu ou pas voulu fuir vers Duhok ou la Syrie. Les gains diplomatiques du PYD se sont traduits par une assistance ouverte des USA et celle des Kurdes du GRK. L'opinion publique kurde, de façon assez unanime, s'est réjouie de cette réconciliation entre deux mouvements kurdes influents, beaucoup y voyant même l’amorce d’une réunification des régions du Kurdistan. Massoud Barzani, profitant de « l'agacement américain » envers le jeu trouble d'Ankara, a réussi à obtenir de la Turquie (sous pression américaine) un droit de passage pour ses troupes, se passe ainsi de son « grand voisin du Nord » pour intervenir au Kurdistan de Syrie, ce qui réduit le poids du tandem Erdoğan-Davutoğlu dans le rôle de « primus inter pares » des affaires kurdes, rôle qu’ils essaient d'endosser depuis des années. Quelle qu'en soit l'issue, la bataille de Kobanî est, avant tout, un sérieux revers diplomatique turc dans la région.
Les enlèvements et exécutions de journalistes occidentaux, kurdes ou arabes ont imposé un black-out de l’information concernant ce qui se passe dans les territoires conquis par l'État islamique, alors que ce dernier entend contrôler très étroitement les nouvelles qui pourraient filtrer des media locaux. Ainsi le 7 octobre, une charte de 11 « règles » à l’usage des journalistes syriens restés dans la province de Deir ez Zor, qui définit les « droits et devoirs » du bon reporter tel que le conçoit l’État islamique, a été révélée, via le site « Syria Deeply » transmise par un journaliste de Deir ez Zor, après une réunion qui a eu lieu entre des journalistes indépendants et le staff de l'EI pour les media. Cette « réunion » fut en fait l’annonce de « 11 règles non négociables » qui seront imposées à tout journaliste désirant continuer d’exercer son métier dans le gouvernorat de Deir ez Zour :
1. Les correspondants doivent prêter un serment d’allégeance au Calife Al-Baghdadi… ils sont sujets de l’État islamique et, en tant que sujets, sont tenus de jurer loyauté à leur imam.
2. Leur travail sera sous le contrôle exclusif du Bureau des media [de l’EI].
3. Les journalistes peuvent travailler directement avec les agences internationales (telles que Reuters, l’AFP et l’AP) mais ils doivent éviter toutes les chaînes de télévisions satellites internationales et locales. Il leur est interdit de fournir une quelconque exclusivité et avoir un contact (en audio ou en image) avec elles, de quelque façon que ce soit.
4. Il est interdit aux journalistes de travailler d’une quelconque façon avec les chaînes de TV figurant sur la liste noire des chaînes travaillant contre l’État islamique (comme Al-Arabiya, Al-Jazeera, Orient). Les contrevenants seront tenus pour responsables.
5. Les journalistes ne peuvent couvrir des événements dans le gouvernorat, que ce soit par écrit ou en image sans en référer au Bureau des media [de l’EI].
6. Toutes les publications et les photos doivent porter les noms des journalistes et des photographes.
7. Les journalistes ne peuvent publier de reportage (imprimé ou diffusé) sans en référer d’abord au Bureau des media [de l’EI].
8. Les journalistes peuvent avoir leur propre compte sur les réseaux sociaux et blogs et y publier leurs propres informations et photos. Cependant, le Bureau des media de l’EI doit avoir les noms et les adresses de ces comptes et de ces pages.
9. Les journalistes doivent respecter les règlements quand ils prennent des photos à l’intérieur du territoire [de l’EI] et éviter de filmer des lieux ou des événements ayant trait à la sécurité quand ces photos sont interdites.
10. Les bureaux des media de l’EI suivront le travail des journalistes locaux à l’intérieur des territoires [de l’EI] et dans les media de l’État. Toute violation des règles entraînera la suspension du journaliste de ses fonctions et il sera tenu responsable.
11. Les règles ne sont pas définitives et sont sujettes à changer avec le temps, au gré des circonstances et du degré de coopération entre les journalistes et de leur engagement envers leurs frères des bureaux des media.
Les journalistes recevront une licence pour exercer leur métier après qu’ils aient soumis une demande de licence auprès du Bureau des media. D’après ce journaliste se faisant appeler « Ameer », à la fin de ce meeting, un certain nombre de journalistes ont accepté le règlement et ont signé une circulaire précisant les termes de cet accord. Ceux qui ne l’ont pas fait ont dû fuir le pays, mais un autre activiste cladestin s’exprimant sur facebook, Maher, a précisé que quitter le gouvernorat était difficile, l’EI continuant d’envoyer des « messages » oscillant entre intimidation et persuasion afin qu’ils reviennent. Certains ont aussi reçu des menaces de crucifixion ou d’arrestation de membres de leur famille :
« Le harcèlement des activistes vise à les empêcher d’informer sur les règles que l’EI essaie d’imposer dans ses territoires » […] Parce que les activistes ont fait état de ses pratiques, ils sont devenus rapidement l’ennemi nº1 de l’EI, qui a essayé de les faire taire à tout prix, de la même façon qu’Assad avait fait au début de la révolution. Il a eu pour but de les faire taire parce qu’ils exposaient, comme pour Assad, les crimes commis contre le peuple syrien […] Le régime [syrien] a arrêté, emprisonné et torturé beaucoup de gens dans ses prisons, beaucoup en sont morts. Il était courant pour un activiste d’être emprisonné une fois ou deux, et puis relâché pour quelques mois . Mais dans le cas de l’EI, les activistes sont considérés comme infidèles et sont condamnés à mort, à la crucifixion ou autre, simplement parce qu’ils s’opposent à la politique de l’EI. Les charges [contre moi] étaient prêtes de même que la sentence. Pire encore, l’EI a menacé d’arrêter des membres de la famille pour m’empêcher d’exposer leurs pratiques sur Internet. »
Les media traditionnels étant sous le strict contrôle de l’EI et aucun journaliste indépendant ne pouvant se rendre sur place, restent les media clandestins, les chroniqueurs des réseaux sociaux et anonymes, s'exprimant sur les blogs, les comptes facebook ou twitter, via les mobiles et les tablettes, que l’EI ne peut encore strictement bloquer ou contrôler.
De Mossoul, un anonyme, Mosul Eye, publie régulièrement, depuis juin 2014, ce qu’il peut observer de la ville occupée par l’EI, soit sur un blog, soit sur facebook, soit sur twitter, parfois interviewé par des media extérieurs, comme CBS News. Son activité rappelle ainsi celle du fameux blog ‘Where is Raed ?’ tenu par un jeune Baghdadi, Salam Pax, de 2002 à 2009, et qui, peu avant la chute de Saddam, en 2003, qui avait concentré l’attention du monde entier, à tel point que blogspot avait de lui-même ouvert un blog miroir le premier ne pouvant supporter le nombre de connexion par jour qu'il recevait. Mosul Eye fait de même, le plus souvent sur Facebook en faisant état que de ce qu’il peut observer de ses propres yeux depuis juin 2014, confirmant ou démentant les rumeurs qui courent sur les mesures et les lois imposées par l’EI dans Mossoul :
Le 22 octobre, premier jour de la rentrée scolaire, a vu l'enseignement universitaire épuré de fond en comble, avec :
– La fermeture des facultés de droit, de sciences politiques, des Beaux-Arts, d’archéologie, d’Éducation physique. – Dans les autres facultés, fermeture des départements de philosophie, de tourisme et d’hôtellerie (allez comprendre…)
– Dans les programmes universitaires, abrogation des enseignements portant sur : la démocratie, l’éducation culturelle, les droits de l’homme et le droit en général, le roman et le théâtre des départements d’anglais, de français, ainsi que les cours de traducteur et d’interprète dans ces langues.
– Toutes les questions portant sur l’éducation, le patriotisme, l’ethnie sont à éviter ainsi que la « falsification » d’événements historiques ou des divisions géographiques non conformes à la Charia.
– Ségrégation entre étudiants masculins et féminins.
– Remplacer toute référence à la République [irakienne] par « État islamique ». – Le ministère de l’Enseignement supérieur devient « Chambre de l’Éducation ».
Comment EI se finance ? En plus des champs de pétrole saisis et de la vente clandestine du brut et de ses dérivés, ainsi que du gaz (ils possèdent aussi une fabrique de ciment à Mossoul), l"EI loue à des particuliers les bâtiments gouvernementaux et prélèvent des taxes sur les véhicules entrant et sortant de la ville. Les prélèvements financiers de l"EI ont commencé à Mossoul et Ninive bien avant la chute de la ville : l'EI demandait à chaque commerçant, depuis 2013, de verser 10% de son capital et 10% de ses profits mensuels. Fin 2013, l’EI avait même imposé au bureau des taxes de Ninive que les contribuables le paient directement.Le gouverneur de Mossoul Al Nudjayfi n’avait mis fin à ce détournement qu’en versant lui-même une bonne somme aux Daesh…
Des taxes arbitraires sont aussi imposées à des citoyens par les milices, sous peine de meurtre, et donc sous forme de racket ou rançon à verser. Ces extorsions servent à entretenir les forces armées, de police ou de sécurité sans que l’EI ait lui-même à les payer, ce qui rappelle le fonctionnement de l’État baathiste, que ce soit en Syrie ou anciennement en Irak. Des fausses accusations, de toutes sortes, sont aussi forgées par la police afin de faire payer davantage les citoyens ou leurs familles, par exemple pour faire libérer un proche. Les commerçants qui avaient des partenariats en affaires avec des yézidis et des chrétiens (de toute façon morts ou en fuite) doivent payer le revenu des actions et des parts détenus par leurs anciens associés, sous peine de mort. Par ailleurs, trois mois avant la prise de Mossoul, les Daesh avaient déjà commencé de compter et recenser les habitations louées par des chrétiens aux musulmans et les locataires doivent maintenant payer leur loyer à l'EI devenu leur propriétaire, puisque tous les biens des non-musulmans sont passés aux mains du Daesh. Les locataires ne payant pas leur loyer sont expulsés (charité islamique oblige).
Les logements laissés vacants sont saisis aussi par l'EI, ou bien les occupants encore présents chez eux doivent montrer un document ou un contrat prouvant leur statut de propriétaire ou de locataire. Si ce contrat ou ce document mentionne un chrétien, le logement devient propriété de l’EI et cette mention est inscrite sur la porte d’entrée. :Il y a ainsi toute une refonte de la décoration des portes d'entrée au seuil des habitations :
– les logements vides des sunnites sont marqués d’un ت/Tahqeeq pour enquête, quand l'EI cherche à connaître les raisons du départ de ses habitants ;
– ceux des chrétiens sont signalés d’un ن (nazaréen), c'est ce qui a été le plus repris par les media ;
– ر’’ désigne les chiites (rafidtha) ;
– ‘م’ ou ‘Matloub’ (recherché) signale les fonctionnaires, les professeurs, les médecins ;
– ‘ج’ ou Djar (comptage) désigne les biens et avoirs de tout Mossoul, sans distinction.
En septembre, entre 5 et 2 millions de dinars ont été collectés auprès de tous les marchands et hommes d'affaires en tant que « zakat »( l’aumône légale islamique normalement dévolue à l’entretien des indigents), sous peine d’emprisonnement ou de saisie.
Les soutiens locaux : Interviewé par Rima Marrouch (CBS News), Mosul Eye anonyme indique qu’au sentiment de libération ressenti par la population à la chute de Mossoul, en raison de la levée des check-point et de la fin des attentats, a succédé une colère d'abord déclenchée par la destruction des mosquées et mausolées des imams et des prophètes, saccage qui a retourné un certain nombre de supporters locaux de l'EI), même la destruction des églises et le départ des chrétiens ont choqué, comme la destruction de tout le patrimoine historique et religieux de Mossoul ; l’obligation du niqab pour les femmes ne plait pas non plus à tout le monde. De plus, les collaborateurs les plus actifs et les plus influents recrutés par l'EI sont des criminels notoirement connus des Mossoulis. Mais cette colère est accompagnée d'une peur de l'EI, même si des membres des milices ont été assassinés par des groupes de jeunes hommes déguisés en femmes, ce qui a amené les Daesh à assouplir la règle du port du niqab.
La situation économique à Mossoul est devenue mauvaise, avec la flambée des prix, notamment des légumes ou du gaz : une bouteille de gaz coûte 45 000 dinars (42$) et des familles ont recours à des méthiodes alternatives pour cuisiner. L’élecricité est souvent totalement coupée et la population a recours à des générateurs privés. L’eau courante n’est là que deux heures par jour. Les produits dérivés du pétrole, qui avaient d'abord baissé ne cessent d’augmenter. Le chomage explose, les hôpitaux et les cliniques manquent gravement de médicaments et de matériel de soin, alors que les cliniques de l'EI sont fournies abondamment. Beaucoup de réfugiés venant de Baidji, Zummar et Anbar vivent dans des conditions encore plus difficiles, dans des tentes, alors que l’hiver arrive. Comme au Kurdistan, les habitants de Mossoul les aident d'eux mêmes, en dépit de leur propre difficultés financières.
Le recrutement de l"EI : Pour recruter ses milices, l'EI a fait beaucoup appel à des volontaires locaux, qu’il entraîne dans ses centres, ou bien a fait venir des volontaires de Tikrit ou d’Anbar. La majorité d’entre eux ne semble pas avoir plus de 18 ans. Des centaines d'enfants ont apparemment aussi été recrutés et entraînés, destinés à des missions suicides, des assassinats dans les environs de Mossoul, ou à infiltrer les forces kurdes et irakiennes. L’EI « adopte les mêmes méthodes que Saddam », en impliquant des employés civils, comme les conducteurs de taxi, les vendeurs locaux et des boutiquiers, des citoyens ordinaires, pour collecter des informations au sujet de toute contestation. L’EI, jusqu’en août, exigeait que ces volontaires soit recommandés par deux personnes pour être admis : l’une devait être un membre de l'EI, et l’autre un notable du quartier où le postulant vivait. Ensuite, le recrutement a été ouvert à tous ceux qui le souhaitent. Dans les centres de recrutement, les membres reçoivent un salaire mensuel, améliorent leur niveau de vie, et les célibataires sont gratifiés d’une épouse.
À côté des combattants, il y a aussi une « police islamique » qui a été mise en place, qui est là pour gérer les conflits locaux et recevoir les plaintes des habitants, ce qui, selon Mosul Eye, permet à l’EI de s’implanter dans les couches sociales de la ville et leur facilite sa prise de contrôle. Les membres de l'EI ont le droit de retourner voir leur famille 3 jours par semaine, et retournent ensuite au centre où ils sont affectés, afin d’effectuer leur service. Des règles strictes sont instaurées pour éviter tout contact avec le reste de la population, sauf en cas d'extrême nécessité. Ils ne peuvent prendre leur repas que via le Département de la nourriture de l'EI, repas préparés par des épouses ou des parentes de membres. Certains djihadistes ne sont jamais autorisés à se montrer sans avoir le visage masqué : ils forment une unité spéciale. affectée à la protection des hauts responsables. Il leur est aussi interdit d’avoir sur eux un appareil électronique, de porter la barbe et l’uniforme officiel de l'EI.
Détail intéressant : selon Mosul Eye, les changements du tissu social de la ville d'abord l'œuvre de Saddam et qui se sont aggravés après 2003, expliquent le fait que la ville n’a pas résisté à l'EI en juin dernier, ainsi que des conflits ethniques, plus qu'un antagonisme chiite-sunnite, même si la haine de l'armée irakienne n'a pas amélioré les choses. Voici son analyse :
« Le tissu social de Mossoul consiste principalement en congrégations tribales qui ont accru considérablement leur puissance après l’opération « Iraqi Freedom » en 2003. L’influence tribale dans la ville était déjà présente sous le régime du Baath, avant la guerre, quand la stratégie de Saddam a consisté à « ruraliser » les zones urbaines et à « militariser » les communautés tribales. Les forces américaines ont tenté de restaurer l’équilibre en choisissant [comme maire de la ville ] Ghanim Al-Basso, le frère de Salim Al-Basso, un pilote irakien exécuté par Saddam pour trahison. Al Basso représentait la communauté urbaine, civique de Mossoul, qui n’a aucun lien avec les tribus. Il fut cependant incapable de mettre en place des changements drastiques, et des groupes armés, plus ou moins importants, ont refait surface. Les congrégations tribales ont servi de foyers d'incubation de ces mouvements agissant sous la couverture du Djihadisme-Salafisme, mouvements qui avaient été préparés pour passer à l’action avant le 9 avril 2003 [date de la chute de Saddam]. Dans ces mouvements armés, la majeure partie des combattants et des commandants étaient des ruraux, qui venaient des villages avoisinants, et ont dominé la classe urbaine de Mossoul, un scénario qui s’est répété quand la ville est tombée aux mains de l’EI. Les « ruraux » ont pu garder la mainmise sur tous les éléments névralgiques de la ville, les forces armées, les services sociaux, administratifs et le système politique, tandis que ses milieux éduqués, urbains, se montraient incapables de faire face à des adversaires violents, qui tuaient facilement tout opposant. Au contraire, en dix ans une génération urbaine nouvelle a émergé, surnommée par dérision les « poulets »: des jeunes gens fuyant tout conflit ou engagement politique. « Le leadership des tribus est ainsi devenu la norme dans la ville, un schéma instauré et appliqué par les tribus elles-mêmes. Mossoul a été presque complètement « ruralisée ».
Selon lui, les principaux acteurs tribaux sont les Tell Afari (résidents de la région de Tell Afar) qui ont migré à Mossoul et sont devenus les piliers des opérations de l'EI. Tell Afar est un district rural dans la plaine de Ninive, à 70 km de Mossoul, peuplé majoritairement de Turkmènes, sunnites et chiites, en plus d’habitants arabes et kurdes. Il est composé de 3 sous-districts : Rabi’a, Zummar et Al-Iyadthiya, contrôlés par une tribu turkmène dont l'organisation est similaire à celle des tribus arabes de la région. Des conflits avaient déjà éclaté entre ses habitants sunnites et chiites, se mêlant à des querelles ethniques : les Afaris et les Kurdes se sont longtemps affrontés et cela a parfois abouti à une coalition avec les Arabes contre ces derniers. À Rabi'a (actuellement une des lignes de front des plus importantes opposant l'EI et les peshmergas) les luttes contre les Kurdes portaient sur la possession des terres agricoles. Les Afaris sont considérés depuis toujours avec dédain par les authentiques Mossoulis, qui dénigrent leur stupidité et les voient comme une classe inférieure, bonne aux métiers pratiqués au bas de l'échelle sociale. Sous le régime baathiste, les Afaris n’étaient pas représentés au sein du gouvernement, et Saddam les méprisait ouvertement. Ils étaient principalement agriculteurs ou travaillaient dans le bâtiment (ce qui en fait des combattants robustes).
Ces antagonismes portant sur des stéréotypes de classe ou d’ethnie ont alimenté une sérieuse haine entre Tell Afar et Mossoul. L’effondrement de l’Irak baathiste en 2003 et puis la conquête de Mossoul par l'EI ont permis aux Afaris, nouvellement émigrés, de prendre leur revanche : dès avant la chute de la ville, le terrorisme à Mossoul, était lié, dans l’opinion publique aux Afaris, ainsi que les assassinats et les enlèvements. Avec l’EI, les pillages et les meurtres ont pu se pratiquer au grand jour.
Le 18 octobre, le parlement irakien a approuvé la composition définitive du nouveau gouvernement. Quelques changements ont en effet eu lieu entre sa formation provisoire en septembre et les ministères de l’Intérieur et de la Défense, vacants depuis 2010, ont enfin été pourvus.
Le président Fouad Massoum garde les trois vice-présidents approuvés le 8 septembre 2014 : les deux anciens Premiers Ministres Nouri Maliki, et Iyad Allawi, et l’ancien président du Parlement Osama Al-Nudjayfi
Au cabinet du Premier Ministre Haydar Al-Abadi, par contre, le Kurde Roj Shaways, qui avait d’abord été désigné comme ministre des Finances, reprend les fonctions de Vice-Premier Ministre qu’il exerçait sous le gouvernement Maliki. Ses deux autres homologues, Saleh Al-Mutlaq, le leader sunnite du Front national irakien, et Baha Aradji, un chiite sadriste., tous deux nommés en septembre, gardent leur place.
À l’Intérieur, c’est le chiite Mohammed al-Ghabban, de la coalition État de droit, qui prend le portefeuille. À la tête d’un parti chiite influent, Al-Badr, qui a sa propre milice armée, commandée par Ahdj Al Ameri, et cela laisse les forces de sécurité irakiennes sous contrôle chiite (ce qui était déjà le cas sous l’ère Maliki). La milice Al Badr fut des plus actives dans la guerre civile qui opposa les deux factions religieuses entre 2006 et 2007 et cela entérine peut-être la mainmise des forces de défense de Bagdad par les milices chiites, initiative prise par Maliki en juin dernier après la chute de Mossoul et la menace d’une offensive de l’EI sur la capitale.
Mais tentative ou garantie d’équilibre entre les sunnites et les chiites irakiens, la Défense est, cette fois, accordée à un sunnite, de plus originaire de Mossoul, Khaled Al Obeïdi, membre de l’Alliance des forces irakiennes et proche de l’ancien gouverneur de Mossoul Athil al Nudjayfi. Le choix d’un Mossouli à la Défense est aussi un geste en direction de la ville et de sa province, dont les sunnites, très hostiles à l’armée pro-chiite de Nouri Maliki, avaient, en juin dernier, fait bon accueil à l’État islamique, et une reconquête de Mossoul ne pourra se faire sans une large participation sunnite au sein de l’armée.
Aux Finances, c’est finalement un autre Kurde, Hoshyar Zebarî, resté des années aux Affaires étrangères. La question du budget de la Région kurde étant cruciale dans le conflit qui oppose Bagdad et Erbil depuis des années, le fait que ce portefeuille revienne aux Kurdes peut être là aussi vu comme un geste servant à inciter ces derniers à participer au cabinet Al Abadi et comme un gage de bonne volonté de la part de Bagdad de parvenir enfin à un accord entre Kurdes et Arabes.
Autre nomination kurde au gouvernement, Bayan Nouri, de l’Union islamique du Kurdistan, hérite du ministère des Femmes.
Ala Talabani, parlementaire kurde à Bagdad (au sein de l’Alliance du Kurdistan) a déclaré au journal As-Sharq al-Aswat que « la participation des Kurdes dans ce gouvernement envoie le message rassurant à nos partenaires que nous voulons travailler ensemble aussi longtemps que ce qui nous unit pèsera plus lourd que ce qui nous divise. Les terroristes de l’EIIL menacent tout le monde et nous avons besoin de travailler ensemble pour les affronter. » Dans le même journal, un autre ministre kurde, Faryad Rawandozi, qui hérite de la Culture, estime que « la présence de ministres kurdes dans le cabinet irakien aidera à enrichir les discussions et amènera une coopération afin de résoudre un certain nombre de problèmes kurdes, dont ceux du budget, du pétrole, [de l’’entretien des] Peshmergas, et de certaines questions sécuritaires ».
Le vol. 2 de la collection Cahiers d'études syriaques : « Chroniques de massacres annoncés : Les Assyro-Chaldéens d'Iran et du Hakkari face aux ambitions des empires (1896-1920), par Florence Hellot-Bellier, vient de paraître. Il est ainsi présenté par les éditions Geuthner:
« Les années 1915 et 1918 marquent l'histoire des chrétiens assyro-chaldéens et arméniens de l'Est de la Turquie et de l'Iran de dates tragiques. Ce livre retrace les événements, mais aussi les conditions qui ont abouti aux massacres. Il explore la lente montée de la violence, du Caucase à l'Anatolie orientale, et les tentatives des chrétiens pour la conjurer. Il s'attarde sur la faiblesse des gouvernants iraniens, sur l'arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs et sur les revendications nationalistes qui fragilisèrent la coexistence des populations composant la mosaïque ethnique de la région. Il dénonce les agressions des empires ottoman, britannique et russe et les traités inéquitables générateurs de frustrations.
En 1914 les Assyro-Chaldéens étaient debout. Mais l'entrée en guerre de l'Empire ottoman aux côtés de la Triple-Alliance plaça le patriarche de l'Église d'Orient et les tribus assyriennes du Hakkari devant un terrible dilemme. La décision patriarcale d'engager les tribus aux côtés des Russes, au moment où les « Organisations spéciales » ottomanes mettaient en action un plan d'élimination des chrétiens dans la région, précipita les tribus dans un exode qui se commua en exil.
La barbarie des massacres (seyfo/saypa) de 1915 de part et d'autre de la frontière irano-turque mit fin aux anciennes solidarités tribales entre Assyriens et Kurdes ottomans ; les massacres perpétrés de nouveau en 1918 et 1919 dans la région d'Ourmia hantent aujourd'hui encore la mémoire des Assyro-Chaldéens ; ils firent vaciller la complicité des populations d'Azerbaïdjan, sans parvenir à la briser totalement. Alors que la présence assyrienne a disparu au Hakkari, les Iraniens d'Ourmia et de Salmas, musulmans et chrétiens, ont su retrouver au cours des années 1920 les clés d'une vie commune. La beauté des chants et des liturgies de langue syriaque emplit de nouveau les églises de la région. »