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Bulletin N° 358 | Janvier 2015

 

 

KOBANÎ : VICTOIRE DE LA RÉSISTANCE KURDE

Après plus de quatre mois de combats acharnés, la résistance kurde a fini par libérer la ville de Kobanî et infliger ainsi  une défaite hautement symbolique aux djihadistes de l’État islamique. Aux premiers jours de janvier, l’Observatoire syrien pour les droits de l’homme estimait que 80% de la ville de Kobanî avait été repris par les Kurdes, appuyés par les nombreuses frappes aériennes de la Coalition : en effet, d’après les statistiques des militaires américains, 80% de leurs frappes en Syrie avaient eu lieu autour de Kobanî depuis  le début de l’hiver (plus de 270 sur 333). Malgré cela, le gouvernement américain ne revenait pas, à la mi-janvier, sur la déclaration qu’avait fait en octobre dernier John Kerry, alors au Caire, au sujet du peu d’importance que présentait la ville kurde dans la stratégie globale des États-Unis concernant le terrain syrien. Le secrétaire de presse du Pentagone, le vice-amiral John Kirby, répétait ainsi dans une déclaration aux media, le 13 janvier, que son gouvernement n’avait pas changé ses considérations sur l’importance mineure qu’il accordait à Kobanî, mais que les combattants du Daesh se ruant par vagues à l’assaut de cette ville s’étaient eux-mêmes offerts en cibles à la Coalition : « Tant qu’ils se présenteront, nous les frapperons. » (USA Today).

 

Mais indépendamment de l’attitude de la Maison blanche concernant la défense conjointe des YPG et des Peshmergas, l’opinion américaine, elle, s’est montrée plus sensible au symbole que représente la résistance kurde, seule à affronter avec succès, au sol, l’État islamique ; ce symbole a pu aussi être ressentie par Daesh, au vu des nombreux assauts quasi-suicidaires lancés contre la ville. Le 16 janvier, l’EI lançait ainsi une ultime lourde attaque pour briser les lignes des YPG en quatre points de la ville, attaque  que Rahmi Abdel Rahman (OSDH) a jugée la plus importante depuis un mois (AFP). Mais quatre jours plus tard, en plus de repousser les Daesh, les Kurdes ont réussi à s’emparer d’une colline stratégique au-dessus de la ville, celle de Mishtenur. leur donnant une capacité de feu sur les positions ennemies encore en place dans Kobanî, tuant une quarantaine de miliciens Daesh et mettant la main sur d’importants stocks d’armes et de munitions. Le 25 janvier, le drapeau du TEVDEM (Mouvement pour une société démocratique), plate-forme politique du PYD, long de 75m,  flottait sur la colline, alors que les YPG annonçaient contrôler à nouveau la totalité de la ville et quelques villages à l’est et au sud.

 

Mais les miliciens Daesh tenaient encore les abords immédiats de la ville et tout le « canton » de Kobanî et 350 villages, restaient encore à reconquérir, alors que la moitié de Kobanî est détruite, ce qui a fait parler de « victoire à la Pyrrhus » par certains éditorialistes, d’autant que 200 000 réfugiés restent du côté turc, à Suruç, et que la Turquie vient de bâtir un autre camp, d’une capacité d’accueil de 35 000 personnes, le plus grand camp de réfugiés sur son sol.

 

Le 21 janvier, un des Peshmergas envoyés par le Gouvernement du Kurdistan d’Irak à Kobanî a perdu la vie dans un combat contre l’EI : Zerevan Akrem Abdulmajeed, qui faisait partie des équipes médicales, a été tué par un snipper, comme l’a annoncé officiellement Jabbar Yawar, le secrétaire général du ministère des Peshmergas.

 

Le bilan total des pertes humaines et des opérations a été établi et dévoilé au lors d’une conférence de presse donnée par le commandement militaire des YPG, via son porte parole, Shoresh Hassan :

 

– les « forces de défenses » kurdes ont réussi 220 actions militaires, 98 autres ont eu des résultats « incertains », et il y a eu 37 attaques suicides de la part des YPG.

– les miliciens Daesh ont lancé 19 attaques suicides, ont perdu 3710 hommes, et les corps de 316 d’entre eux sont restés aux mains des YPG.

– les YPG ont endommagé 87 véhicules, dont 5 Hummers et 2 panzers, ont détruit 16 chars blindés et 8 mitrailleuses Douchka;

– 408 combattants des YPG et YPJ et un Peshmerga ont perdu la vie dans la « bataille de Kobanî ».

 

Après l’annonce du retrait de Daesh de Kobanî, John Kerry a déclaré, dans une volte-face assez spectaculaire, que les Kurdes venaient de remporter une bataille « stratégique » contre l’État islamique.

 

 

Du côté de l’État islamique, une agence de presse, Amak news agency, localisée dans les territoires syriens occupés par l’EI, a diffusé l’interview de deux hommes présentés comme des combattants du Daesh, s’exprimant sur leur retrait de Kobanî : selon eux, la principale raison de ce retrait a été les bombardements aériens incessants de la Coalition : 

 

« Récemment, nous nous sommes retirés de ‘Ayn al Islam [« Source de l’Islam », le nom donné par l’EI à Kobanî] peu à peu, à cause des frappes aériennes et de la mort d’un certain nombre de nos frères. » 

 

L’un des combattants a aussi présenté la destruction de la ville comme un message « adressé à Obama ». Le second a ainsi décrit les frappes : 

 

« J’en jure par Dieu, leurs avions ne quittaient pas les airs, de jour comme de nuit ; ils bombardaient tout le jour et toute la nuit. Ils visaient tout. Ils attaquaient même les véhicules ; ils n’ont pas laissé un bâtiment debout. »

 

En parallèle, d’autres combats, plus inattendus mais aussi plus sporadiques, ont éclaté, à la mi janvier entre les YPG et les forces du gouvernement syrien, dans le « canton » de Djezireh, à Hassaké, ville partagée en zones de contrôle entre YPG et forces gouvernementales, quand des soldats syriens et des miliciens du Baath ont pris le contrôle de bâtiments qu’un accord entre l’armée et les YPG prévoyait pourtant d’être «démilitarisé ». Selon l’OSDH, les YPG ont arrêté 10 soldats et miliciens, alors que des combats se prolongeaient dans la ville (Reuters), faisant 18 victimes, 8 combattants YPG et Asayish, 9 soldats et miliciens du régime. L’armée a aussi bombardé trois zones kurdes à Hassaké. 

 

Hassaké est partagée entre quartiers kurdes et mixtes, et quartiers purement arabes. Les Kurdes YPG contrôlent les premiers alors que l’armée et les forces syriennes sont maîtres des seconds, selon un accord entre les deux parties, depuis 2012. Les raisons de ces affrontements divergent selon les sources, certaines disant que le général en chef syrien basé à Hassaké, Mohammed Khaddour, essaie depuis un mois de supprimer tous les check-points des Kurdes YPG et de repousser ces derniers hors de la ville, comme cela aurait déjà été fait pour les check-points des Forces arabes de défense nationale (les milices paramilitaires mises en place par le gouvernement en 2012). 

 

Dans ce cas, cela pourrait indiquer une tentative de l’armée régulière de reprendre le contrôle de toute la ville, en l’expurgeant de ses milices, kurdes et arabes, qui s’affrontent sur le terrain de Hassaké et de ses environs pour leur mainmise, amorçant ainsi un début de « nettoyage ethnique » entre Kurdes et arabes, chacun devant se réfugier soit dans Hassaké nord, à majorité kurde ou dans Hassaké sud à majorité arabe. 

 

 

Depuis plus d’un an, le co-président du PYD, Salih Muslim, prédit que la situation très « sensible » à Hassaké peut mener à des affrontements kurdo-arabes, comme à Serê Kaniyê, sauf que cette fois, au lieu d’affronter l’ASL et les djihadistes, les YPG feraient face aux forces gouvernementales. La différence avec les anciens combats de Serê Kaniyê, est aussi que les deux protagonistes sont menacés et attaqués par l’État islamique.

 

SINDJAR : LA LIBÉRATION COMPLÈTE DE LA VILLE EST PROCHE

Malgré une avancée ralentie par les snipers et les pièges à l’explosif, les Peshmergas ont annoncé le 7 janvier, avoir atteint le centre-ville de Sindjar Une source « émanant des Peshmergas » a ainsi affirmé au journal Basnews qu’ils contrôlaient à présent « tous les points stratégiques de la ville » et n’attendaient plus qu’un ordre venu d’en haut pour la nettoyer complètement. Mais ce genre de déclaration optimiste est toujours à envisager avec précaution car, comme le fait remarquer le même journal, c’est la seconde fois que l’hôpital de Sindjar est censé avoir été « libéré ». Ces guerres de rue, comme celle des tranchées, se passent souvent en avancées et en retraites, au gré des assauts réussis et repoussés. Un mois jour pour jour après l’assaut du 17 décembre, les mêmes Peshmergas ont dû résister trois heures à une attaque de Daesh, portant sur trois côtés. Un commandant des Peshmergas, Bahram Arif Yassin a assuré que les djihadistes avaient été tenus en échec, mais que les combats se poursuivent toujours. 

Les mouvements des djihadistes semblent cependant de plus en plus ralentis, comme l’a expliqué Bahram Doski, un commandant peshmerga, toujours au journal Basnews, notant que ses hommes surveillaient leurs déplacements et que ces derniers se faisaient de moins en moins fréquents, et surtout la nuit, en raison de la surveillance des Kurdes :  « Aussi longtemps que la route principale de Sindjar est sous le contrôle des Peshmergas, l’EI n’est pas capable de bouger ses positions ou de se réapprovisionner. Ils ont installé leurs positions à l'intérieur de Sindjar et nous sommes prêts à repousser toute offensive et à les attaquer si nous en avons l’ordre. » 

Les frappes de la Coalition, dans le même temps, ont visé les Daesh dans et hors de la ville de Sindjar, alors que les Peshmargas, assiégeant les anciens assaillants, jouent le rôle de snipers à leur tour. Ces bombardements posent d’ailleurs la question de l'état de la ville une fois nettoyée des djihadistes, même si elle n’a pas subi, pour le moment, un bombardement de l’ampleur de ceux de Kobanî, pour moitié détruite. Le maire de Sindjar, Maisar Hadji, a fait état de la destruction de sa ville et a réclamé au GRK un budget dédié à sa reconstruction : « La ville est très endommagée en raison des affrontements entre les miliciens de l’EI et les Peshmergas. Elle a besoin d’être entièrement nettoyée après sa libération en raison des bombes EEI (engins explosifs improvisés) qui ont été posées autour de presque tous les bâtiments, maisons et routes. Elle doit être totalement nettoyée, avant que la vie dans cette ville puisse reprendre. » (Basnews).

L’eau et l’électricité doivent être de même rétablies, d’autant qu’auparavant, Sindjar dépendant administrativement de Mossoul, en recevait son électricité. À présent, plus aucun service ne fonctionne en provenance de la capitale de Ninive, et il est vain d’espérer un retour à la normale avant un certain temps. Par ailleurs, le Gouvernement régional du Kurdistan ayant sauté le pas de la « réintégration » de Sindjar au sein de ses frontières, c’est maintenant d’Erbil ou de Duhok qu’il faudra alimenter la ville en énergie. En plus d’un budget entièrement dévolu à la reconstruction de Sindjar, le maire réclame aussi une force de Peshmergas spécialement attachée à la ville et à sa province, force qui serait probablement constituée largement d’élément locaux ou de yézidis, comme c’est déjà le cas pour celles qui assurent la protection de Lalesh ou Sheikhan.

Le 5 janvier, le Premier Ministre du Kurdistan d’Irak, Nêçirvan Barzani a, à son tour, mis le pied sur les monts Sindjar, et rendu visite aux officiels yézidis sur place, ainsi qu’à la tombe de Sheikh Sharafaddin, un des « lieux saints » vénérés par les yézidis. Il a tenu une conférence de presse, dans laquelle il a exposé ses plans et ses promesses pour l’avenir de Sindjar, assurant que son gouvernement ferait tout ce qui est en son pouvoir pour rétablir les services de bass, qui seraient désormais fournis par le Kurdistan et non plus par Mossoul. 

Le Premier Ministre a aussi annoncé la formation de commissions qui allaient se rendre dans les localités de Sindjar et des autres places libérées au fur et à mesure de l’avancée des troupes kurdes vers Mossoul. Il a promis que les habitants seraient « dédommagés dès que possible » et que son gouvernement était déterminé à faire reconnaître le génocide des Yézidis auprès des instances internationales. Le 22 janvier, c’était au tour d’une délégation parlementaire de faire le déplacement, en vue d’établir un rapport sur la situation actuelle de la région et de ses habitants, rapport qui aurait pour finalité le plan

de reconstruction lancé par le gouvernement d’Erbil. Le Parlement d’Erbil a aussi ouvert un bureau à Sindjar. Mais le GRK n’est pas la seule autorité kurde à s’intéresser à l’avenir de Sindjar. Même si le PKK a nié toute tentative d’instauration de « canton », les petites mouvances yézidis pro-PKK, en partie venues de Syrie, ont procédé à ce qui ressemble à s’y méprendre à la proclamation unilatérale des 3 cantons du Rojava : une assemblée « populaire » composée d’un peu plus de 200 personnes, a ainsi élu, le 14 janvier, un Conseil de 27 membres chargés de prendre en main « le destin des Yézidis et de Sindjar », et le PKK a tout de suite salué cette élection, comme un « important pas historique ». 

Il était prévisible que la réaction des dirigeants du GRK allait être vive et le communiqué du Gouvernement régional ne s’est pas fait attendre : « La région de Sindjar a traversé des événements tragiques depuis qu’elle a été prise par l’organisation te

rroriste « État islamique », ou EI, depuis le 3 août 2014. Le peuple du Kurdistan a vécu le meurtre de masse des Kurdes yézidis et l’enlèvement des femmes kurdes yézidies dans cette région par l’EI comme une nouvelle et douloureuse tragédie pour le Kurdistan.  En raison de ces profondes souffrances, le président de la Région du Kurdistan. commandant général des forces Peshmergas, a personnellement suivi et supervisé les plans et les opérations des forces Peshmergas contre l’EI dans cette région.  

Dans ces circonstances difficiles, le Gouvernement régional du Kurdistan fournit de grands efforts pour secourir et fournir une assistance à la population de cette région, en plus de tenter de délivrer les femmes kurdes yézidies, dont un certain nombre sont encore détenues par l'EI. De plus, le Gouvernement régional du Kurdistan poursuit ses efforts, au moyen d’une commission spéciale, pour obtenir une reconnaissance internationale des crimes commis contre les Yézidis en tant que génocide. 

Alors que le conseil des ministres du GRK exprime sa gratitude aux Unités de protection du peuple [YPG] pour avoir aidé les forces Peshmergas durant les attaques de l’EI, à secourir les Kurdes yézidis dans la région de Sindjar, nous considérons la tentative faite, le 14 janvier, par le Parti des Travailleurs du Kurdistan, le PKK, de créer un conseil administratif pour diriger la région de Sindjar, comme un acte illégal, qui va à l’encontre de la constitution et des lois en vigueur en Irak comme dans la Région du Kurdistan. 

Le PKK doit s’abstenir d’interférer dans les affaires de la Région du Kurdistan ; une telle interférence est inacceptable. La détresse de cette région blessée ne doit pas être exploitée pour des fins partisanes, dans ce qui est une action illégitime et qui conduirait à un chaos politique et administratif.  La Région du Kurdistan et l’Irak ont des institutions constitutionnelles et légales. Les Kurdes yézidis et la région de Sindjar sont représentés au Parlement du Kurdistan et au Conseil des représentants irakiens (le Parlement) aussi bien que dans le Conseil provincial de Ninive. Toute mesure qui sera prise maintenant et dans le futur, le sera par le biais des institutions légales au Kurdistan et en Irak et non par des moyens illégaux et des interférences inacceptables. 

Le conseil des ministres du GRK essaie d’aider toutes les parties du Kurdistan, Sindjar comme les autres régions du Kurdistan d’Irak, en vue d’améliorer les relations et de ne créer ni tensions ni divisions. Aussi, nous demandons au PKK de stopper immédiatement ces tentatives illégales au Kurdistan irakien.  Nous voudrions réaffirmer les déclarations faites par les dignitaires kurdes yézidis et leur leaders religieux, ainsi que d’autres figures kurdes yézidies, que cette interférence entraînera une détérioration de la situation à Sindjar et ceux qui en seront le plus affectés seront les populations du Kurdistan en général et celles de Sindjar et des régions avoisinantes en particulier. Par conséquent, de telles tentatives doivent cesser.

Les forces Peshmergas sont en train de reprendre complètement le contrôle de toute la région de Sindjar. Le GRK poursuivra ses efforts pour aider et reconstruire cette région bien-aimée. Le GRK parviendra à cet objectif de concert avec le Gouvernement fédéral d’Irak. 

Le Conseil des ministres du GRK examine actuellement la proposition demandant la création d’un gouvernorat de Sindjar. Cela sera débattu avec le Gouvernement fédéral irakien sur une base légale et constitutionnelle. Le Conseil provincial de Ninive sera informé des progrès de ces débats.

Conseil des ministres du GRK, 17 janvier 2015.

Si le GRK se réfère aussi à la constitution irakienne, c’est que Sindjar est compris dans l’article 140 qui prévoyait un référendum des régions détachées par Saddam des gouvernorats kurdes. Certes, en juin, quand les Peshmergas se sont déployés dans ces régions, Massoud Barzani a considéré que le référendum était caduque (de fait, le délai constitutionnel pour sa tenue a expiré en novembre 2007). Mais la constitution irakienne prévoit de toute façon que des provinces puissent, par référendum, former une région fédérale, à l'instar de celles du Kurdistan, ou bien qu’une province puisse choisir de se rattacher à une Région existante : il suffit que la demande en soit faite par les 2/3 du Conseil provincial ou d’un dixième des électeurs. Nul besoin, à cet effet, d’amender la constitution irakienne pour le rattachement de Kirkouk, Makhmur ou Sindjar. De plus, sur le terrain, Bagdad n’est pas actuellement en mesure de revenir manu militari à la situation d'avant juin 2014 au sujet de ces régions kurdes. Mais la politique de Massoud Barzani a toujours été d’une extrême prudence concernant toute avancée vers l’autonomie ou indépendance, depuis les élections de 1992, en s’efforçant de toujours trouver un cadre légal à son action, pour s'assurer de son bon droit et de l’agrément, ou tout au moins, de l’absence de refus catégorique, non pas tant  de Bagdad, que de la part des puissances internationales, par crainte d’un isolement diplomatique qui ôterait toute consistance aux gains politiques du Kurdistan. C’est la faille diplomatique et institutionnelle des « cantons du Rojava » qui n’ont aucune existence légale en dehors des proclamations du PYD.

La libération de Sindjar dépendra surtout du repli de Daesh de la région si ses combattants se trouvent de plus en plus coupés des renforts de Mossoul. Quant à l’avenir de Sindjar, il est assez inconcevable qu’il puisse encore se trouver en Irak, car il est douteux que le gouvernorat de Mossoul et ses environs peuplés d’Arabes sunnites (dont beaucoup d’habitants ont collaboré avec les Daesh pour exterminer ou enlever les yézidis) se change du jour au lendemain en une autorité pacifique, susceptible de ramener la population des survivants yézidis en son sein. Et faire dépendre Sindjar uniquement de Bagdad, alors que la capitale irakienne a perdu toute autorité sur les provinces sunnites qui la coupent du nord, est tout aussi hasardeux, car la guerre entre chiites et sunnites n’est pas non plus près de s’apaiser. Indépendamment des considérations d’ordre patriotique parmi l’opinion kurde et yézidie, la réintégration de Sindjar au sein du Kurdistan est la seule solution de sûreté pour la région et ses habitants, d'autant que ce serait réunir les trois grands foyers du « pays yézidi », Sindjar, Lalesh, Sheikhan au sein des mêmes frontières. 

MOSSOUL : LES PESHMERGAS GAGNENT DU TERRAIN

Le 8 janvier, le gouvernement central irakien et le Gouvernement régional du Kurdistan ont signé un accord de coopération militaire afin que leurs forces conjointes, celles de l’armée irakienne et celle des Peshmergas, se coordonnent pour affronter les milices de l’État islamique. D’après une source émanant du ministère de la Défense irakienne auprès de VOA News agency, Bagdad aurait aussi accepté de fournir les combattants kurdes en armes et en munitions, ce que les Irakiens répugnent à faire depuis la perte, en juin, de leurs territoires sunnites aux mains de l’EI et l’intégration des territoires kurdes au GRK.

Le 22 janvier, les Peshmergas ont lancé une grande offensive vers Mossoul et Tell Afar, avec pour objectif (réussi) de couper les voies de communication entre ces deux villes, tenues par l’EI. Leur avancée a été appuyée par plusieurs frappes aériennes de la Coalition, visant des véhicules, des unités combattantes djihadistes, leurs armes lourdes et un pont. L’avancée kurde a été assez rapide et deux jours plus tard, le 24, les premiers tirs de roquette sont tombés sur Mossoul, alors que les Peshmergas n’étaient plus qu’à une vingtaine de kilomètres. Les frappes aériennes, elles, n’ont jamais visé la ville même, mais ses environs, afin de limiter les victimes civiles.

Autour de Tell Afar, plusieurs localités, villes et villages, ont été repris par les Peshmergas, à un point de jonction vital pour les communications avec Mossoul, empêchant ainsi les djihadistes de convoyer armes, vivres et renforts de combattants pour défendre la « capitale » de l’État islamique. Le général de brigade Bahjat Taymes a aussi indiqué à l’AP que s’emparer de cette route protégerait le barrage de Mossoul. En se retirant, les djihadistes ont détruit nombre de ponts et de lignes électriques, afin de ralentir l’avance kurde. Les Peshmergas au fur et à mesure qu’ils prennent du terrain, s’attachent à renforcer leurs défenses, avec tranchées, sacs de sable et remblais, pour assurer leurs arrières, évitant les percées « éclair » en terres hostiles.

Ces localités arabes comprises hors des régions kurdes n’ont pas vocation à être éternellement protégées par les Peshmergas, et les Kurdes souhaitent en repartir dès que l’armée irakienne fera la jonction avec leurs troupes. Le Gouvernement kurde ne souhaite pas être pris dans ce conflit interne arabe entre sunnites chiites qui leur est étranger. Les populations de Tell Afar voient d’ailleurs arriver les Peshmergas avec des sentiments mitigés, soulagés du départ de l’EI qu’ils avaient pourtant accueilli en libérateur, avant de déchanter, mais craignant aussi des « représailles » de la part des Kurdes, pour leur collaboration avec les Daesh. De leur côté, les soldats kurdes se méfient des éléments pro-EI infiltrés dans la population, qui pourraient donner des indications sur leurs positions. Un colonel des Peshmergas a ainsi indiqué à l’AP que peut-être « dix pour cent » des habitants d’Eski Mossoul restaient loyaux envers Daesh, et qu’il était essentiel pour la sécurité des opérations, de les identifier. Mais aucune exaction de la part des troupes kurdes envers les civils arabes sunnites n’a eu lieu, alors que les témoignages de la part d’ONG défendant les droits de l’homme ou de reporters accablent les milices chiites impliquées dans plusieurs massacres de sunnites au nord de l’Irak.

KIRKOUK : AFFRONTEMENTS ET TENSIONS

La situation militaire et sécuritaire a été tendue et meurtrière ce mois-ci, dans cette province, tant en raison de l’hostilité croissante entre milices chiites et Peshmergas, que par les attaques, conventionnelles ou terroristes, de l’EI. Après l’effondrement de l’armée irakienne régulière à Mossoul, en juin dernier, le Premier Ministre d’alors, Nouri Maliki, avait armé et encouragé le recrutement de milices para-militaires confessionnelles, afin de pouvoir stopper l’avancée de Daesh et de reconquérir les territoires sunnites, ne faisant plus confiance à l’armée régulière pour cela. Le déploiement de ces milices à Kirkouk devait apporter un soutien militaire aux troupes irakiennes et aux Kurdes défendant la province contre l’EI, mais leur présence et leur armement lourd font craindre à ces derniers une menace sur Kirkouk et leurs propres troupes, si Bagdad avait la velléité de reprendre la province.

Le nombre des miliciens a atteint 8000 combattants en début d’année et Falh Fayaz, un conseiller auprès de la Sécurité nationale irakienne a, lors d’une visite à Kirkouk, annoncé une augmentation de ces effectifs, ainsi que la formation d’une garde nationale locale, mais sous commandement de la Défense irakienne, ce que les Kurdes refusent. Certaines milices chiites se rendraient coupables de véritables crimes de guerre qui n’auraient rien à envier aux exactions de l’EI, comme des massacres de civils sunnites dans des villages repris, ou des enlèvements arbitraires.

Le 2 janvier, des Peshmergas ont arrêté un groupe de neuf miliciens chiites au sud de Kirkouk, au check-point de Dubz, alors qu’ils convoyaient six « prisonniers », dont un Kurde. L’identité de ces captifs a été découverte par les services kurdes : il s’agit de personnes portées « disparues » depuis septembre. Une semaine après la visite à Kirkouk de Fahl Fayadh, le gouvernement irakien a annoncé la formation de trois brigades de miliciens chiites, commandées directement par le Premier Ministre Hayder Al Abadi, ce qui rappelle le temps du cabinet Maliki, quand le Premier Ministre était aussi à la tête de la Défense et de la Police.

Bagdad a pour objectif avoué de former en tout six brigades de gardes nationaux à Kirkouk, qui comprendraient toutes les composantes ethniques de la province : les Kurdes, les Arabes et les Turkmènes formeraient chacun 32 % des effectifs. Mais les Kurdes ont alors exigé que ces brigades opèrent sous le commandement exclusif des Peshmergas, tandis que des milices tribales arabes souhaitent relever du ministère irakien de la Défense.

À côté de ces tensions, les pertes les plus lourdes au sein des rangs kurdes sont à mettre au compte des attaques de l’EI. Dans la nuit du 9 au 10 janvier, un groupe Daesh a attaqué par surprise des positions kurdes dans la région de Gwer, à 40 km d’Erbil, tuant 26 Asayish ainsi que des Peshmergas. Les combattants de l’EI ont franchi le Zab à l’aide d’embarcations, en profitant des conditions météorologiques, notamment du brouillard. Ils ont attaqué les Kurdes pendant plus d’une heure, avant d’être repoussés. Le général de brigade Hejar Ismaïl a déclaré avoir compté près de 200 corps de combattants Daesh laissés sur le terrain. D’après l’agence Shafaq News, des blessés Daesh ont été emmenés par les leurs à l’hôpital de Mossoul, où des habitants ont été obligés de donner leur sang. En se retirant, l’EI aurait fait aussi 8 prisonniers qu’ils ont emmenés avec eux. D’après le commandement des Peshmergas, 500 Daesh ont pu participer à cette attaque surprise.

Enfin, le 30 janvier, une attaque suicide de l’EI a causé la mort de plusieurs Peshmergas, dont un haut commandant, le général de brigade Fatih Shwani. Une voiture piégée a d’abord explosé près du quartier général de la sécurité, au centre-ville, faisant 5 blessés. Puis des attaquants ont tenté de prendre position sur le toit d’une hôtel, avant d’être tués par les forces de sécurité. Les combats se sont poursuivis en plusieurs points des quartiers sud de Kirkouk, alors qu’un couvre-feu était imposé à la ville, jusqu’à l’élimination de tous les combattants Daesh.

LONDRES : UNE CONFÉRENCE ANTI-DAESH SANS LES KURDES

Le 22 janvier s’est tenue à Londres une conférence internationale rassemblant les ministres des Affaires étrangères de 22 pays, afin de débattre des moyens de lutter contre l’État islamique, notamment en empêchant l’afflux de nouvelles recrues dans les rangs des djihadistes et en coupant leurs moyens de financement.

Cette conférence était co-présidée par le secrétaire d’État américain John Kerry et le Secrétaire d’État des Affaires étrangères et du Commonwealth, Philipp Hammond. Les autres pays invités étaient l’Allemagne, l’Arabie saoudite, l’Australie, le Bahrein, la Belgique, le Canada, le Danemark, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Espagne, la France, l’Irak, l’Italie, la Jordanie, le Koweït, les Pays-Bas, le Qatar, et la Turquie.

Le fait que seuls les Irakiens et non les représentants du Gouvernement kurde n’aient pas été conviés, au moment même où les Peshmergas lançaient leur assaut en direction de Mossoul et que l’armée irakienne se faisait surtout remarquer par son absence sur ce terrain, a grandement irrité les Kurdes. Le président Massoud Barzani a fait part, dans un communiqué officiel, de son mécontentement :

« La conférence de Londres pour contrer le groupe terroriste EI se tient au moment où le Kurdistan dirige la lutte contre cette organisation terroriste et que nos braves Peshmergas, sacrifiant leurs vies, infligent de lourdes défaites aux terroristes de l’EI. Après les massacres de l’EI, les Peshmergas ont sacrifié leurs vies pour protéger des centaines de milliers de personnes déplacées, dont les ressortissants de différentes communautés ethniques et religieuses. Ils ont libéré de larges pans de territoires, sans regarder à l’arrière-plan ethnique des populations de ces régions. Nous attendions de tous un témoignage de respect envers les sacrifices faits par le peuple du Kurdistan et ses Peshmergas en invitant un représentant du Kurdistan à cet événement et à d’autres événements similaires. Il ne fait aucun doute que la force la plus efficace pour combattre le terrorisme global sur ce terrain, et de façon directe, sont les Peshmergas. Nous exprimons notre mécontentement et celui de notre peuple envers les organisateurs de cette conférence.

Il est décourageant pour nous de voir le peuple du Kurdistan se sacrifier alors que d’autres en reçoivent le crédit. Le peuple du Kurdistan et ses braves Peshmergas méritent d’avoir ses représentants lors des rencontres internationales, afin de faire part de leurs points de vue. Le peuple du Kurdistan est la première victime de la situation et aucun autre individu ni partie ne peut le représenter et parler en son nom lors des rencontres internationales. ».

Interrogée à ce sujet lors d’une conférence de presse, la porte-parole du Département des États-Unis, Jen Psaki, a répondu que le Premier Ministre irakien, présent à Londres, représentait « tous les Irakiens » dont les Kurdes, qui faisaient « partie de l’Irak » :

« Nous avons un énorme respect pour le courage que les Kurdes ont montré et la lutte formidable qu’ils ont menée pour reprendre des territoires à l’EI. Nous avons vu ces dernières semaines des gains consistants et continus remportés par les forces de sécurité irakiennes, dont les forces kurdes, en coordination avec le gouvernement de l’Irak. Les États-Unis et la Coalition ont beaucoup soutenu les forces des Kurdes irakiens et continueront à le faire […] Londres était l’occasion pour un petit groupe de membres de la Coalition de travailler directement avec le gouvernement irakien pour identifier les zones où nous pouvons améliorer notre assistance et notre coopération, y compris envers les Kurdes, tout en continuant à faire la pression sur l’EI pour mettre fin à son siège du peuple irakien. En tant que chef du gouvernement, le Premier Ministre Abadi a représenté le gouvernement irakien à cette conférence […] Le général Allen et l’ambassadeur McGurk ont rencontré directement des responsables du Gouvernement régional du Kurdistan lors de tous leurs déplacements en Irak et ils continueront de le faire. »

Un des journalistes ayant objecté : « Vous savez très bien que l’Irak est sur le fond formé de deux États : Bagdad et le Kurdistan. Et que vous avez travaillé avec les deux, de façon indépendante », Jen Psaki a répété : « Ils font partie de l’Irak et le Premier Ministre Abadi reste le chef du gouvernement irakien. »

CULTURE : DISPARITION DU BARDE HASSAN SISAWE

Hassan Sisawe, grand dengbêj kurde, est mort le 10 janvier dans un hôpital de Shaqlawa, près d’Erbil, à l’âge de 89 ans.

D’après le communiqué d’un des médecins, son décès est survenu des suites d’un accident de la route dont il ne s’était jamais remis, deux ans auparavant. Hassan Sisawe est né dans un village de la province d’Erbil en 1926. Fait rare chez un Kurde, il ne s’est jamais marié, expliquant n’avoir pu convoler avec l’élue de son cœur et ayant décidé alors de rester célibataire. Il a commencé sa carrière d’interprète des maqam kurdes (surtout le maqam Heyran) au début des années 1960 et est devenu rapidement célèbre dans la province d’Erbil. Il avait l’habitude de chanter ainsi des nuits entières sur les places des villages où il entrait, entouré d’une foule nombreuse.

Il avait été encouragé à enregistrer ses interprétations à la radio kurde de Bagdad par son entourage et s’est rendu de lui-même dans la capitale irakienne, avec quelques amis, où, à la radio, le chanteur kurde Ali Merdan l’a lui-même accueilli, auditionné, et finalement permis d’enregistrer en direct pour la première fois D’origine modeste, Hassan Sisawe, qui débuta comme travailleur agricole et ouvrier sur la route Hamilton, côtoya les plus grands noms de la chanson kurde : en plus d’Ali Merdan, Hassan Zirek, Taher Towfiq, Rassoul Gerdj. Plusieurs dizaines de ses maqams ont été enregistrés, certains tirés du répertoires folkloriques, d’autres composés par lui-même.