Alors qu’un accord de plus sur le pétrole avait été signé entre Bagdad et Erbil en décembre dernier, accord qui devait prendre effet au début de l’année, il semble aujourd’hui menacé tant pour des raisons de suspicions politiques que par la difficulté ou l’incapacité des deux parties à en respecter, financièrement et économiquement, les termes.
L’accord stipule en effet que le Kurdistan doit envoyer 300.000 barils par jour de Kirkouk et 250 000 du reste de la région kurde à la SOMO (State Organization for Marketing of Oil), la société qui est à la fois en charge de l’exportation, de la commercialisation et de la distribution du pétrole et des produits raffinés en Irak. En contrepartie, la Région du Kurdistan doit recevoir enfin ses 17% du budget irakien, lequel, pour 2015, devrait être d’un montant de 103 milliards de dollars.
Mais le 1er février, une délégation du GRK s’est rendue à Bagdad avec l’intention de renégocier les termes de l’accord, indiquant que 550 000 barils par jour était un montant trop lourd pour Erbil, car les Kurdes doivent aussi céder leur pétrole à des sociétés auprès desquelles ils se sont lourdement endettés.
Les contreparties demandées par les Kurdes – le versement de 17% du budget irakien, l’entretien et la solde des Peshmergas – ne sont toujours pas respectées concrètement, même en violation de l’accord. Certaines voix, au sein du GRK, soupçonnent Nouri Maliki, l’ancien Premier Ministre maintenant vice-président d’Irak, mais toujours irréductible ennemi des Kurdes, de mettre des obstacles au versement effectif des sommes dues par Bagdad aux Kurdes. Sur son site, le GRK affirme que Bagdad n’a, de toute façon, pas le fonds suffisants pour respecter sa part de l’accord :
« Il est apparu clairement, lors de la réunion, qu’en raison de la crise financière et du manque de liquidités, le gouvernement irakien ne peut donner au GRK la part du budget qui lui revient. »
Le 16 janvier, le Premier ministre Nêçirvan Barzani a déclaré à l’agence Reuters que l’accord de décembre pourrait être rompu si le gouvernement central ne reprenait pas les paiements dus sur son budget :
« Selon l’accord, si les deux parties ne parviennent pas à respecter les articles, l’accord prendra fin. Nous avons exporté le montant requis de pétrole, mais le problème est que Bagdad n’a pas d’argent à envoyer à la Région du Kurdistan. »
Les deux parties souffrent d’une grave pénurie de ressources financières, en raison de la guerre qui a ralenti l'exploitation, des chutes du prix du baril et, pour le Kurdistan, du poids économique que font peser plus d’un million et demi de réfugiés, venus d’Irak ou de Syrie.
« Il est évident que nous avons signé un accord avec un pays en faillite », a ajouté Nêçirvan Barzani. « Nous avons respecté totalement l’accord, mais son application doit être remplie par les deux parties. »
Le Premier Ministre a révélé que Bagdad proposait maintenant d’envoyer aux Kurdes 300 millions de dollars, « ce qui est moins de la moitié de ce que nous avions convenu auparavant. »
Malgré l’incapacité de Bagdad à respecter ses engagements, le Premier Ministre kurde a cependant indiqué le 16 février que son gouvernement ne stopperait pas les envois de pétrole, revenant sur la menace de couper les exportations, qu’il avait émise le 29 janvier, avant que sa délégation ne se rende à Bagdad. Mais il a proposé que la vérification du volume global de ces exportations ne se fassent plus que tous les trois mois :
« Nous leur avons dit de vérifier le montant de pétrole que nous leur enverrons tous les trois mois. Si nos livraisons sont en dessous du volume
prévu, ils pourront couper notre budget au début du quatrième mois. »
Nêçirvan Barzani a ensuite donné des précisions sur la crise financière que traverse l’Irak surtout en raison de la chute des prix du pétrole qui ont baissé de 60 % en sept mois: en 2014, le budget national a perdu 50 milliards de dollars, alors que 95% de ses ressources dépendent de ce secteur. Quant au Kurdistan, il est lui aussi touché par cette baisse et aurait besoin de 10 milliards de dollars pour surmonter sa crise financière.
Mais si le Premier Ministre a tenu d'abord un langage conciliant, d’autres voix, notamment parmi les députés et les ministres kurdes à Bagdad, ont souhaité ou menacé de rompre l’accord voire même de se retirer du gouvernement. Et les propos qu’a tenus, quelques jours plus tard, le 22 février, le Premier Ministre irakien sur les chaînes irakiennes, n’ont guère conforté le camp des modérés à la table des négociations.
Hayder Al-Abadi a en effet déclaré que le Gouvernement régional du Kurdistan devait « prendre la responsabilité » de payer ses propres fonctionnaires au lieu de recevoir l’argent du gouvernement central :
« Je ne suis pas contre l’envoi du traitement des fonctionnaires, mais il y a un problème que chacun doit savoir, et c’est qu’il y a des employés du GRK qui n’ont pas été engagés par le gouvernement irakien mais sont plutôt employés par la Région du Kurdistan. »
Cela n’a évidemment pas incité les Kurdes à continuer sur le ton de la compréhension et de la bonne volonté et cette fois, le président Massoud Barzani a à son tour envisagé, lors d’une conférence de presse, de cesser les envois de pétrole si la part kurde du budget ne parvenait pas enfin à Erbil.
Quant au Premier Ministre kurde, deux jours après la déclaration de son homologue irakien, il a de nouveau donné une conférence de presse, où il a répété que son gouvernement « ferait de son mieux » pour résoudre la question du budget, mais que sa patience n’était pas infinie.
« Nous souhaitons un accord avec Bagdad et nous voulons que le peuple du Kurdistan, les États-Unis et les autres pays sachent que nous avons fait de notre mieux envers Bagdad. Mais il faut aussi que ceci soit clair : nous ne pouvons tolérer plus longtemps cette situation […] Malheureusement, Bagdad agit comme une compagnie pétrolière envers une partie du pays plus que comme un État. »
« Bagdad nous a dit que nous avons exporté plus de pétrole qu’il était prévu dans l’accord, ce qui est vrai, mais nous avons dit à Abadi lors de notre première réunion, que nous avions reçu des avances de fonds pour les salaires de nos gens [les fonctionnaires] de la part de sociétés, en échange de notre pétrole. Nous leur avons dit que même si nous exportons un million de barils par jour, nous ne pouvons leur donner que 550 000 en raison de ce que nous devons aux sociétés pétrolières. »
Ainsi, si l’on veut résumer le dialogue de sourds qui dure depuis plus d’un mois, Bagdad reproche aux Kurdes de céder leur pétrole à des sociétés étrangères afin que ces mêmes Kurdes paient leurs fonctionnaires privés d’un traitement que Bagdad leur refuse depuis un an, et pour cette raison continue de geler l’envoi du budget kurde ; ce qui oblige Erbil à s’endetter plus encore auprès des sociétés.
Le gouvernement irakien a adopté un projet de loi, le 3 février, qui ouvre la voie à la légalisation du statut des groupes paramilitaires chiites disparates et des forces sunnites tribales, qui seraient regroupés sous le commandement d'une Garde nationale. La loi suscite de vives oppositions de la part des Kurdes qui refusent catégoriquement l’entrée de ces milices, en principe destinées à chasser l’État islamique, dans les territoires kurdes contrôlés par les Peshmergas et leurs autres forces. Aussi les députés kurdes au parlement d’Irak tentent-ils de faire passer, dans cette loi, la garantie que ces unités para-militaires n’ont en aucun cas vocation à entrer au Kurdistan d’Irak, et surtout pas dans les régions kurdes réclamées depuis longtemps par Erbil, comme Kirkouk ou Khanaqin, où les forces du GRK se sont déployées en juin 2014, après la fuite de l’armée irakienne. Ce projet de loi devait faire l’objet d’une première lecture au parlement de Bagdad le 10 février. Mais l’opposition qu’il rencontre a retardé ce premier vote.
Dans un entretien accordé au journal arabe basé à Londres Al-Hayat, le président du Kurdistan, Massoud Barzani a rejeté l’hypothèse d’un retour dans les régions kurdes de l’armée irakienne ou de l’arrivée des milices chiites, appelées « Mobilisation populaire » : « Nous n’avons pas besoin de la Mobilisation populaire et nous ne permettrons à aucune force d’entrer à Kirkouk. »
Cela dit, dans les faits, les nécessités du terrain militaire ont déjà amené des unités chiites à Kirkouk depuis l’attaque du 29 janvier, quand l’EI a tenté de pénétrer dans la ville et que des combattants de la Mobilisation populaire l’ont repoussé aux côtés des Peshmergas. Ce n’est pas la seule fois où Peshmergas et miliciens chiites ont coopéré dans des régions où ils étaient déployés ensemble, comme à Amerli, une ville chiite turkmène qui a subi un long siège de Daesh l’été dernier, ou à Jalawla, zone mixte.
Le 7 février, en visite à Kirkouk, Hadi-Al-Ameri, le commandant des brigades Badr, un groupe chiite ouvertement pro-iranien a, à l’issue d’une rencontre avec le gouverneur kurde Najmaddin Karim, souhaité une coopération plus étroite avec les Peshmergas :
« Kirkouk a une haute importance, et a des ressources en gaz et en pétrole, ainsi que des centrales électriques. Nous devons agir pour mettre fin à la menace posée par Daesh, au moyen d’une grande coopération avec les forces Peshmergas et le gouverneur, et cela requiert une action rapide. » (Al-Monitor).
En prévention des menées chiites ou iraniennes en direction de Kirkouk, le président Barzani a ordonné que les Peshmergas empêchent les milices irakiennes Al-Hashid as-Shaabi (Forces volontaires irakiennes), environ 7000 combattants, d’entrer à Kirkouk, ce qui a déclenché la colère de Hadi Al-Amiri, qui se serait plaint auprès de Qassem Soleimani, le commandant iranien des forces Al-Qods, omniprésent sur le front irakien depuis juin 2014. (Source Rudaw). Cette milice a été mise en place par l’ayatollah Ali al-Sistani en 2014 pour protéger les lieux saints shiites des destructions de Daesh. Mais au fur et à mesure de sa reconquêtes des régions sunnites prises par Daesh, notamment dans la Diyala, elle est accusée de représailles aveugles contre des civils. Des officiers irakiens se plaignent par ailleurs de voir les forces para-militaires mieux équipées et armées, que leurs propres troupes.
Massoud Barzani s’est lui-même rendu à Kirkouk, sur la ligne de front de ses Peshmergas, le 18 février, et a tenu un discours des plus fermes concernant l’avenir de la cité et des régions kurdes « disputées », en affirmant notamment que « Kirkouk est au Kurdistan et ne tombera plus jamais aux mains de l’ennemi. » Comme jamais l’EI n’a conquis Kirkouk, il est aisé d’en déduire que cet « ennemi » n’était pas uniquement les groupes djihadistes dans l’esprit du président, qui a renchéri :
« Kirkouk est aussi important pour l’ennemi qu’il l’est pour nous. Il est important pour eux en termes de moral et de politique – s’ils parvenaient à prendre Kirkouk. Mais ils doivent savoir que soit nous mourrons tous, soit Kirkouk ne tombera jamais aux mains de l’ennemi. Nous garderons Kirkouk, même si nous devons retirer des forces dans d’autres régions. »
Après avoir loué le courage et le rôle des Peshmergas dans cette lutte, il s’est adressé ensuite directement à l’EI, qui venait tout juste de diffuser des images de Peshmergas capturés lors de l’attaque du 29 janvier, exhibés dans une parade sinistre, au milieu d’une foule en joie, en tenue orange et dans des cages évoquant le sort du pilote jordanien brûlé vif dans la même cage et dans la même tenue. Massoud Barzani a averti les Daesh que si ces Peshmergas étaient tués, «ceux qui commettraient ce crime comme ceux qui l’applaudiraient le paieront cher » et visiblement ulcéré par le soutien populaire que cette humiliation a rencontré dans certaines localités arabes sunnites, le président kurde a critiqué leur inaction devant l’État islamique et stigmatisé leur ambiguïté dans cette guerre :
« Nous ne voulons pas entrer en guerre avec le monde arabe, mais qui et où sont ces Arabes qui s’opposent à l’EI ? S’il en existe, nous les remercierons et les laisserons [nous] aider, mais avec des actions, pas des paroles. Mais nous ne pourrons fermer les yeux s’ils abritent l’EI qui continuerait de nous attaquer de leurs régions. Si vous êtes avec l’EI, parfait, mais si vous êtes contre, eh bien montrez-vous et envoyez votre peuple combattre l’EI comme font les Peshmergas. Jouez votre rôle ! »
Enfin, revenant sur la question des milices chiites désireuses de s’immiscer dans la défense de Kirkouk, Massoud Barzani a répondu qu’il était du ressort des Peshmergas seuls de décider s’ils avaient besoin d’aide et de choisir qui devait les aider.
« Notre principe est celui-ci : nous n’épargnons aucun effort pour combattre l’EI partout où nous le pouvons et nous remercions quiconque fait de même. Si nous avons besoin d’aide, nous devons être les seuls à en décider. Jusqu’à ce que nous prenions une telle décision, aucune autre force n’est admise à Kirkouk. »
Sur la question de savoir si cette interdiction concerne tout aussi bien la milice de Hadi al-Amri, que l’armée irakienne, Massoud Barzani a rejeté tout aussi catégoriquement l’idée de laisser revenir la 12ème division qui était déployée à Kirkouk avant sa fuite devant l’EI en juin 2014 :
« On parle de faire revenir la 12ème division à Kirkouk, mais cela n’arrivera pas. La 12ème division ne remettra jamais le pied à Kirkouk. Le passé ne doit pas se répéter. La réalité d’aujourd’hui est le fruit d’un sang précieux et nous ne tolérerons aucun changement à ces frontières. Chacun doit garder cela en tête. Les Peshmergas ont payé de leurs vies et de leur sang et par conséquent, personne ne doit envisager de venir ici pour prendre des décisions ou diriger. Je ne dis pas que nous nous imposons ici. Je répète que la population de Kirkouk est la seule qui doive décider de son avenir. La décision et la volonté de cette population doivent être respectées. »
Ce qui n’a pas empêché le président Barzani de revenir sur l’identité kurde de la ville et de son appartenance au Kurdistan :
« Certains disent que nous avons occupé Kirkouk. C’est faux. Les Peshmergas ont toujours été à Kirkouk. Kirkuk est une ville du Kurdistan et son identité kurde n’est pas un sujet de débat. Nous défendons Kirkouk, nous ne l’occupons pas. »
Pour Masrour Barzani, à la tête des services de Renseignements kurdes, le surarmement de ces milices, à la fois par les Américains, obstinés à ne livrer des armes qu'à Bagdad et jamais directement aux Kurdes, et à la fois par l'Iran, même si c’est un paradoxe, désavantage considérablement les Peshmergas qui ne sont, eux, pas payés par l'Irak et voient en plus leur solde gelée depuis un an. Mais si Washington, Bagdad et Téhéran y voient peut-être une façon de freiner le retour de Kirkouk au sein du Kurdistan, mettre sur pied des groupes paramilitaires aussi puissants est un risque fort de replonger l'Irak dans une guerre civile désastreuse entre chiites et sunnites, et d’accélérer spectaculairement la désintégration de l'Irak: exactement ce que ces trois capitales voudraient à tout prix empêcher et c’est cet 'à tout prix' qui peut mener cette politique droit dans le mur.
Alors que l’État islamique perd du terrain, des hommes et de l’argent en raison des frappes aériennes, de l’offensive des Peshmergas et des YPG, et de la baisse des cours du pétrole, sa désintégration interne ne se traduit pas par un assouplissement de la politique de terreur mais s’accentue, au contraire, dans une série d’actes atroces ou dramatiquement destructeurs, filmés avec complaisance et diffusés dans les réseaux sociaux comme un défi à la Coalition et aux « traitres » de l’islam.
Ainsi, le supplice infligé à un pilote jordanien, capturé après que son avion se soit écrasé lors d’une frappe aérienne en Syrie, en décembre dernier a horrifié l’opinion mondiale et plongé la Jordanie tout particulièrement en état de choc. Daesh a en effet diffusé une vidéo montrant le pilote, en tenue orange, enfermé dans une cage, aspergé d’un liquide inflammable et brûlé vif. Ces faits se seraient produits le 3 janvier, alors que le lieutenant Muath Al-Kaseasbesh a continué de faire l’objet d’une tractation tout le mois, visant à libérer, en échange, une djihadiste irakienne, arrêtée, jugée et déjà condamnée à mort pour sa participation à un attentat suicide qui avait coûté la vie à 60 personnes, en 2005. Le dernier ultimatum de Daesh avait été lancé ‘en janvier dernier, et lu par l’otage japonais Kenji Goto, avant son exécution : «Si Sajida al-Rishawi n'est pas à la frontière turque le 29 janvier à l'heure du coucher de soleil à Mossoul le pilote jordanien sera exécuté ». La Jordanie avait accepté l’échange contre la libération du pilote mais avait demandé une preuve de sa vie. La réponse a été, le 29 janvier, la diffusion de la vidéo.
En représailles, Sajida al-Rishawi et un autre prisonnier d’al-Qaeda, Ziyad Karboli, ont été presque immédiatement exécutés par pendaison par les autorités jordaniennes. Sajida-Rishawi était la sœur du bras droit de Zarkawki l’ancien leader de la branche irakienne d’al-Qaïda, et appartenait à un clan irakien sunnite extrêmement influent. Tous les groupes djihadistes réclamaient la libération de leur « sœur emprisonnée », devenue une figure symbolique de leur lutte, qu’ils soient d’Al-Qaïda ou de Daesh. Même si, en principe et peut-être surtout à cause de cela, Al-Qaïda et Daesh sont des groupes rivaux dans la prépondérance à la tête du Djihad : obtenir la libération de Sajida al-Rishawi aurait renforcé la position de Daesh au sein des mouvances du Djihad. On ignore pourquoi ils ont choisi d’assassiner de la sorte le pilote, et de diffuser les images seulement lorsque la Jordanie a exigé des preuves de vie. On pouvait difficilement imaginer que dans une telle tractation, Amman eût pu décider d’un échange en toute confiance, sans s’assurer de la vie de son otage.
Le pilote appartenait lui aussi à une puissante tribu jordanienne, très liée avec la famille royale. Revenant précipitamment des États-Unis, le roi Abdallah a prononcé une allocution à la télévision jordanienne, qualifiant cet acte de « lâche », venant d’un groupe étranger à l’Islam, et promettant une riposte impitoyable à Daesh : « La vengeance sera aussi grande que la calamité qui a frappé la Jordanie. » Mais au-delà de la décision symbolique et spectaculaire du roi Abdallah, lui-même pilote, de participer en personne aux frappes aériennes, et du maintien de son pays dans la Coalition, les représailles de la Jordanie ne pourront se limiter qu’à une recrudescence des peines de mort à l’encontre des djihadistes.
Les Kurdes de tous bords ont condamné cette exécution barbare et le PYD a inscrit le pilote à la liste de ses propres « martyrs » puisque c’est en bombardant Daesh à Kobanî qu’il a été capturé. Mais une autre exécution a, dans le même temps, secoué profondément le Kurdistan : le 25 janvier, un des 30 peshmergas capturés par Daesh à Mossoul a été publiquement décapité par un membre de Daesh, lui-même Kurde, qui a été identifié sur la vidéo comme faisant partie d’une fratrie de trois djihadistes, habitant auparavant à Bardarash (province de Duhok) la ville-même d’où était originaire le Peshmergas tué, Hujam Khidr Surçi. Deux des frères, Musa et Yunis Askandar, ont été tués au combat. Et c’est donc le dernier survivant, Muafaq, qui a assassiné Hujam Khidr, qu’il connaissait très bien avant la guerre, d’après le frère de la victime. Hujam Surchi laisse une veuve et 12 enfants, dont deux infirmes et, comme tous les Peshmergas au front, n’avait pas touché sa solde depuis un an. Son meurtre a ému profondément les Kurdes et un appel aux dons a été lancé pour collecter des fonds afin de soutenir financièrement sa famille. Le Premier Ministre Nêçirvan Barzani s’est aussi engagé à envoyer en Allemagne les enfants handicapés pour qu’ils reçoivent des soins adéquats.
Le 14 février, Daesh a de nouveau diffusé une vidéo filmant une « parade » exhibant dans les rues d’une localité non loin de Kirkuk, 17 Peshmergas prisonniers, en tenue orange et enfermés dans les mêmes cages que le pilote jordanien. Le groupe affirme par ailleurs avoir décapité 21 prisonniers kurdes, sans que cela ait pu être confirmé.
Mais la barbarie de Daesh tente aussi de laisser sa marque sur des domaines plus « culturels », et le 26 février, une autre vidéo a montré des militants en action dans le musée de Mossoul, brisant et détruisant des statues dans les salles des antiquités assyriennes, notamment un des grands taureaux ailés à face humaine, les fameux « lamassu » ou « shêdu », gardiens des entrées palatiales et des portes de remparts de Khorsabad, comme le décrivait Hérodote. Là encore, ce vandalisme médiatique a suscité une grande émotion, rappelant la destruction, en mars 2001, par les Talibans, des Bouddhas monumentaux de Bamian, en Afghanistan.
Les spécialistes et conservateurs des Antiquités orientales ont très vite estimé qu’il ne pouvait s’agir à 90% que de copies, l’essentiel des objets de Mossoul ayant été depuis 2003, transportés par les Américains de Mossoul à Bagdad. Par ailleurs bon nombre de ces antiquités orientales ont enrichi depuis le 19ème siècle les grands musées occidentaux, comme le musée de Pergame à Berlin, ou celui du Louvre à Paris, avec notamment la reconstitution de la cour du palais de Khorsabad (un seul des deux taureaux ailés étant cependant authentique, l’autre ayant coulé dans le naufrage du bateau qui l’amenait de Mossoul à la France, en 1855 et dort depuis au fond du Tigre, au sud de l’Irak).
Interrogée par le Figaro, Élisabeth Fontan, ancien conservateur en charge des collections assyriennes au Louvre, souligne que le plus grand danger ne pèse pas sur des objets qui ne sont que des copies, voire même sur des originaux qui sont plutôt destinés à un trafic clandestin, (de toute façon leur célébrité les rendra immédiatement identifiables sur le marché). Mais des sites assyriens comme celui de Ninive et son palais dont « de nombreux bas-reliefs n’ont jamais été retirés » n’est plus surveillé ni fouillé depuis longtemps et a été souvent en proie au pillage. Maintenant le Daesh menace de les détruire après les salles du musée et leur disparition serait, par contre, une perte irrémédiable pour l’archéologie.
En plus des sites assyriens de Ninive, Kalhu, Dur Sharrukin-Khorsabad ou Assur, un autre site est aussi menacé par Daesh : il s’agit de la ville de Hatra, fondée au II ou IIIe siècle avant JC par la dynastie grecque des Séleucides, et qui passa ensuite dans la sphère d’influence des Parthes, puis des Romains, avant d’être prise et saccagée par les Sassanides. C’était une des plus prestigieuses villes arabes pré-islamiques, au même titre que Palmyre. Vouée au dieu Soleil Shamash, ses ruines circulaires de 2 km ne sont qu’à 110 km de Mossoul au sud de la province de Ninive, dans le district de Al-Hadhra, et ont été aussi la proie des pilleurs.
S’exprimant sur le vandalisme du musée de la ville, le blogueur anonyme « Mosul Eye » précise lui aussi que 90% des statues dans ces salles sont des copies. Plus intéressant, il affirme que le grand taureau lamassu (qu’il dit être authentique) a été en fait détruit durant l’été dernier et que les films diffusés dateraient de juillet-août 2014. Mais d’autres objets manquent dans les salles et l’on ignore ce qu’ils sont devenus, détruits ou vendus. Des pièces auraient été ainsi convoyés secrètement via la Turquie, le Kurdistan et Bagdad, par un réseau de trafiquants. Quant aux manuscrits anciens, arabes, syriaques ou latins qui ont aussi été confisqués par Daesh, prélevés dans les églises, monastères ou dans la bibliothèque de Mossoul, il semble, comme prévus, plus promis à un juteux trafic qu’à un autodafé.
Les hommes filmés en train de casser les statues se sont adressés aux « Musulmans » et ont désigné ces objets comme des « idoles et des dieux adorés à la place d’Allah par des peuples qui ont vécu il y a des siècles. Ceux que l’on appelait les Assyriens et les Akkadiens, et d’autres, se tournaient vers les dieux pour la guerre, l’agriculture et la pluie, et leur offraient des sacrifices. Notre prophète a ordonné d’enlever toutes ces statues, comme l’ont fait leurs fidèles quand ils ont conquis les autres nations. »
Si le vandalisme est une constante dans le fanatisme religieux et politique, au cours de toute l’histoire de l’humanité, le supplice du bûcher, si courant en Occident, de l’époque romaine jusqu’aux Temps modernes, ne fut jamais un mode d’exécution très fréquent en Islam, même s’il se produisit quelquefois, plus fréquemment en Afrique du nord (peut-être par imitation des royaumes chrétiens hispaniques) et surtout à l’encontre de juifs, de chrétiens ou d’apostats. Mais l’État islamique a, dans une fatwa, daté du 2 janvier 2015 et distribué dans les rues de Raqqa, en Syrie, justifié le recours à cette forme d’exécution. Le site du MEMRI en a traduit et publié des extraits :
« Question : Qu’est-ce qui a été décrété sur le fait de brûler vif un infidèle jusqu’à ce qu’il meure ? Réponse : Les écoles [de pensée islamiques suivant] Hanafi et Shafi’i soutiennent que ce procédé est totalement permis. Elles ont interprété la parole du Prophète « Seul Allah torturera par le feu » comme [un appel à] l’humilité.
[Le savant de l'islam] Al-Muhallab déclare : « Cette injonction n’est pas [une réelle] interdiction, mais plutôt un moyen de [prôner] l’humilité. » [Le savant Shafi'i] Ibn Hajar, puisse Allah avoir pitié de lui, dit : « [Cette injonction] indique qu’il est permis de brûler vif, comme l’ont fait les Compagnons. Le Prophète a rendu aveugles deux hommes d’Arina [qu'il considérait comme des apostats et des criminels] au moyen d’un fer rouge. Khalid bin Al-Walid [l'un des Compagnons du Prophète] a également brûlé vifs des apostats. » Certains savants soutiennent que brûler vif est interdit en principe, mais admis quand il s’agit de représailles, comme le Prophète l’a fait avec les deux hommes d’Arina. Il les a rendus aveugles avec un fer rouge en représailles ["mumathala", Loi du Talion, principe jurisprudentiel de la Charia], comme mentionné dans un authentique [hadith]. Et c’est là la principale preuve. »
Cet argument de la loi du Talion s’appuie sur le fait que le pilote, en allant bombarder des combattants du Daesh, se rendait coupable à la fois d’apostasie, puisque le Calife Al-Baghdadi est censé être le commandeur des Croyants » et de rébellion armée contre les soldats de l’islam. Le fait d’être brûlé vif serait ainsi « l’équivalent » d’une mort sous les bombes.
Qu’il s’agisse de supplices barbares commis sur des êtres humains ou de la destruction des vestiges d’une des plus anciennes et des plus prestigieuses cultures du monde, l’État islamique semble ainsi riposter à la contre-offensive kurde et aux bombardements de la Coalition par des actes d’horreur surmédiatisée, sans que l’on sache s’il s’agit d’une stratégie de la terreur visant à décourager ou freiner ces contre-offensives, ou bien une tentative pour éclipser, auprès de l’opinion internationale, ainsi que de ses membres actifs ou sympathisants, leurs revers stratégiques.
Il peut s’agir plus simplement d’une spirale plus folle que froidement concertée, emportant dans une violence désordonnée un groupe qui a besoin, pour maintenir son élan, d’une dynamique permanente dans la surenchère des défis aux puissances occidentales et aux États musulmans « traitres » et des couvertures médiatiques sensationnelles. Mais il ne faut jamais négliger l’aspect religieux de Daesh, et son idéologie eschatologique, qui vise à accélérer la fin des temps dans une purification dévastatrice du monde entier, dont les meilleurs des fidèles, les plus radicaux des djihadistes, en somme, seraient promis à la miséricorde divine.
Le 17 février, le Groupe de communautés du Kurdistan, (Koma Civakên Kurdistan , KCK), l'organisation politique du PKK, a demandé des avancées concrètes dans le processus de paix entre le PKK et la Turquie, processus que le mouvement estimait être dans une phase « très critique et dangereuse » et même « près de sa fin. » Mais dix jours plus tard, le leader du PKK, Abdullah Öcalan, appelait, de sa prison d’Imralı, sa guerilla à rendre les armes, dans ce qu’il a qualifié de « décision historique ».
L’appel a été lu en direct sur les télévisions par Sirri Sureyya Onder, député HDP au Parlement turc, aux côtés du vice-premier ministre Yalçin Akdoğan. Dans cet appel, Sirri Önder annonce qu’Abdullah Öcalan demande au PKK de se réunir dans un congrès extraordinaire au printemps, afin de « prendre la décision historique et stratégique de déposer les armes. » Mais cette annonce de « désarmement » est contestée par d'autres personnalités du HDP, dont le co-président Selahattin Demirtas, qui assure que le PKK est prêt à rendre les armes seulement si le processus entre enfin dans une phase de négociation active.
Quant à Cemil Bayik, à la tête du KCK, il insiste sur la nécessité d’un congrès mais qui réunirait tous les partis du Kurdistan (cette fameuse conférence générale des Kurdes annoncée depuis des années et qui a toujours été reportée, en raison de la mésentente des partis et surtout des tensions PDK-PKK). Cemil Bayik souhaite aussi publiquement la formation de forces kurdes unifiées (tout en s’opposant à l’indépendance du Kurdistan d’Irak, ce qui semble assez compliqué à envisager).
Quoi qu’il en soit, les 10 articles ou demandes qu’Abdullah Öcalan considère comme essentiels à la résolution de la question kurde en Turquie (et à l’adieu aux armes du PKK) sont les suivants
– Le contenu d’une politique démocratique doit être débattue.
– Les dimensions nationales et locales d’une résolution démocratique doivent être débattues.
– Des garanties légales et démocratiques d’une citoyenneté libre.
– Des directives concernant les relations entre la politique démocratique, l’État et la société et l'institutionnalisation de ces dernières.
– Les dimensions socio-économiques du processus de résolution
– Une nouvelle structure sécuritaire à laquelle le processus mènera
– Des garanties légales concernant les questions des femmes, de la culture et de l’écologie
– Le développement des mécanismes d’égalité au regard de la définition et de la notion d’identité
– Définir la république démocratique, la patrie commune et le peuple selon les critères démocratiques
– Une nouvelle constitution qui aidera à assimiler toutes ces étapes. Comme on le voit, ces demandes sont plus l’émanation de vagues principes généraux plutôt que les points de départ concret de véritables négociations, hormis le dernier point, qui réclame une nouvelle constitution, mais sans en préciser détailler les articles ou les amendements à introduire.
En tout cas, le gouvernement turc, le président Erdoğan et le Premier Ministre Ahmet Davutoğlu, se sont empressés de saluer la déclaration, en ne parlant que du désarmement « préliminaire » à ces négociations. Mais pour la suite des événements, la présidence turque reste toute aussi vague, en parlant de « processus démocratique », d’ « unité nationale » et de « projet de fraternité ».
Un des atouts de cette déclaration est, pour Erdogan, l’espoir que le désarmement du PKK ait lieu avant les législatives de juin prochain. Le président turc a aussi critiqué les propos de Sebahattin Demirtas sur sa propre interprétation (plus nuancée, concernant le désarmement) des dix articles et les prises de position « contradictoires » des différentes voix au sein du HDP, comme au sein du PKK.
Après la libération de la ville de Kobanî en janvier dernier, les YPG, avaient à reconquérir l’ensemble du canton et ses 400 villages conquis par les Daesh. Mais la retraite de l’EI sous le feu conjugué des frappes aériennes de la Coalition et de l’opération Volcan de l’Euphrate, regroupant les forces conjointes des YPG et celle trois groupes armés de l’ASL basées à Alep s’est avéré presque aussi rapide que leur avancée foudroyante à l’automne, qui avait submergé tout le canton de Kobanî.
Alors que le 1er février, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) donnait les chiffres de 17 villages repris par les YPG à Daesh, à la fin du mois, c’est presque la totalité des villages perdus qui a été repris, les forces kurdes et arabes rencontrant peu de résistance, comme l’a déclaré à l’AFP Rami Abdurahman (OSDH) : « Dès que les YPG entrent dans un village, l’EI retire ses combattants. » En à peine plus d’une semaine, plus d'un tiers des villages avaient été ainsi réinvestis et les forces kurdes et arabes parvenaient ainsi aux abords de la province de Raqqa, avec pour objectif affiché la reconquête de Tell Abyad, ville qui avait été le théâtre d’une défaite sévère des YPG quand ils avaient tenté auparavant d’en chasser les Daesh, en janvier 2014.
Le 20 janvier, l’OSDH annonçait aux agences de presse que 19 villages de la province de Raqqa étaient tombés aux mains des Kurdes, alors que la Coalition poursuivait ses frappes aériennes. Les YPG ne se trouvaient plus alors à 25 km de Raqqa. Mais le 23, c’est en direction d’une autre ville, Tell Hamis, dans la province de Hassaké, que se sont lancés les YPG. C’est alors qu’en représailles ou pour faire diversion, les combattants djihadistes ont attaqué des villages assyriens autour de Tell Tamr, à 20 km de Hassaké et enlevés autour de 200 ou 220 chrétiens, tous civils, dont de nombreuses femmes et des vieillards. Cette attaque soudaine a déclenché un exode de chrétiens vers la ville de Qamishlo (environ 150 familles) ou celle de Hassaké (80 familles) toutes deux sous contrôle mixte des YPG et du régime syrien, d’après l’Assyrian Human Rights Network, ainsi que d’Arabes bédouins fuyant aussi l’État islamique. Le pote-parole des YPG,
Rêdûr Xelîl a donné les chiffres d’une centaine d’Assyriens massacrés par l’État islamique à Tell Temir :« Après avoir subi de lourdes pertes à Tell Hemis les militants de l’EI ont fait route sur Tell Temir, et y commis un massacre contre le peuple assyrien, tuant plus de cent civils assyriens et en enlevant des dizaines d’autres. » Les YPG ont alors formé une ligne de défense autour d’autres localités susceptibles d’être attaquées par les Daesh. « Cette attaque est un coup dure contre les Kurdes, les Arabes et les Assyriens. Une femme assyrienne a résisté aux djihadistes de l’EI et a tué quatre d’entre eux quand ils ont attaqué le village de Hirmiz à Tell Temir. Cette femme a été capturée et décapitée par les gangs. Des accrochages ont encore lieu à Tell Temir. »
Ce qui s’apparente plus à un raid de chasseurs d’esclaves (ou d’otages dans le meilleur des cas) n’a pas empêché les Kurdes de reprendre presque la totalité de la ville de Tell Hamis, hormis sa zone ouest, le 27 février, dans un assaut qui, selon l’OSDH a coûté la vie à 175 djihadistes. D’après le porte-parole des YPG, le commandant Rêdûr Xelîl, Tell Hamis abritait le plus grand quartier général de l’EI dans la région de Djézireh.
Les relations de la Turquie avec le PYD syrien, d’un autre côté, semblent, par ricochet avec l’appel d’Öcalan à déposer les armes, s’orienter aussi vers une certaine détente, puisque les troupes turques sont entrées en Syrie quelques jours avant l’annonce d'Öcalan, dans le canton de Kobanî, pour relever les soldats qui gardent le tombeau de Süleyman Shah, l’ancêtre de la dynastie ottomane.
Le mausolée est dans une enclave appartenant toujours à la Turquie, en vertu du traité d’Ankara signé avec la France en 1921, quand elle avait mandat sur la Syrie, traité qui fixe la frontière syro-turque dans ses grandes lignes. L’article 9 prévoit que « Le tombeau de Suleiman Chah, le grand-père du Sultan Osman, fondateur de la dynastie ottomane (tombeau connu sous le nom de Turc Mézari), situé à Djaber-Kalessi restera, avec ses dépendances, la propriété de la Turquie, qui pourra y maintenir des gardiens et y hisser le drapeau turc. »
Il faut noter que les historiens de l'islam considèrent comme plus que douteuse la présence des restes de Süleyman Shah dans le mausolée. On a parfois émis l’hypothèse que le mausolée abrite en fait la dépouille du fondateur de la dynastie des Seldjoukides de Roum, Süleyman ibn Kutulmush, mais il n’abrite probablement ni l’un ni l’autre. Les données biographiques de Süleyman et de son fils Ertugrul, lui-même père d’Osman, le fondateur du sultanat ottoman, sont par ailleurs largement légendaires.
Le mausolée se trouve au bord de l’Euphrate, où Suleyman Shah se serait noyé, à 35 km de la ville de Kobanî, qu’ils ont dû pour cela traverser. Il s’agissait pour la Turquie d’évacuer 40 hommes, dont 20 appartenant à une troupe d’élite, qui n’avaient pu être relevés depuis 11 mois. Les YPG ont très vite diffusé la nouvelle de l’opération, assurant qu’ils avaient assisté dans leur périple les véhicules blindés et les soldats venant soulager enfin de leur longue garde les sentinelles. Le déroulé de ce sauvetage et la coopération YPG-Turquie auraient été planifiés et discutés avec le commandement militaire de Kobanî. Le convoi a traversé la ville le 21 février à 21 h et a fait route en suivant un itinéraire préparé par les YPG.
Mais la présidence turque et son gouvernement ont nié toute participation des YPG. Le porte-parole de Recep Tayyip Erdoğan, Ibrahim Kalin, s’est fait l’écho des propos d’Ahmet Davutoğlu, lequel assure que tout s'est passé en accord avec le gouvernement syrien, après une « note diplomatique » émise par la Turquie, et que la Coalition en était informée. Par contre, selon lui, aucun contact, coordination et coopération avec les YPG n'ont eu eu lieu, au contraire de l'Armée syrienne de libération, mise au courant par Ankara. Mais à 21 heures, en temps de guerre, il y avait évidemment assez de témoins parmi les Kurdes, que ce soit les combattants, les civils ou les journalistes pour voir passer un convoi militaire turc dans Kobanî et le rapporter aux agences de presse. À ces objections, Kalin a répliqué que, dans la situation actuelle de la Syrie, il était « difficile de déterminer à qui le territoire, çà et là appartenait ». En ce cas, les soldats turcs ont dû se donner bien du mal pour ne pas remarquer les drapeaux du PYD et les portraits d’Öcalan qui pavoisent la ville et toutes les portions du « canton » que les combattants kurdes ont reprises à l'État islamique.
L’écrivain Yachar Kemal est mort le 28 février dans un hôpital d’Istanbul, à l’âge de 92 ans, « des suites de complications survenues après une infection pulmonaire et d'arythmie cardiaque », selon l’agence Anatolie, citant les médecins.
Écrivain de langue turque, mais d’origine kurde, et engagé dans cette cause, Yachar Kemal était à la fois un des plus célèbres auteurs de la littérature turque et son doyen. Il a plusieurs fois été pressenti pour recevoir le prix Nobel, qui échut finalement à un plus jeune compatriote, Orhan Pamuk. Né en 1923 ou 1926, dans le village de Hemite, à Kadirli, province d’Osmaniye, en Cilicie, Kemal Sadık Gökçeli est issu d’une famille dont les racines se trouvent plus au nord, près du lac de Van, dans le village d’Ernis, où sa famille résidait avant de fuir l’occupation russe durant la Première Guerre mondiale. Il a vécu les premières années de sa vie dans le milieu de la paysannerie pauvre d’Anatolie. Tout jeune, il perd un œil accidentellement et à 5 ans, assiste à l’assassinat de son père, scène traumatique qui afflige son élocution jusqu’à l’âge de 12 ans. Il étudie d’abord à l’école du village voisin, puis à Kadirli, hébergé par d’autres membres de sa famille. C’est à Adana enfin qu’il fait ses études secondaires, tout en travaillant dans une filature de coton. À la fin de ses études secondaires, il exerce divers métiers, travaillant aussi bien dans des fermes que dans une bibliothèque, ou bien dans l’enseignement.
C’est au début des années 1940 qu’il côtoie des artistes et écrivains de gauche comme Pertev Naili Boratav, spécialiste du folklore turc, le peintre Abidin Dino, ou Arif Dino, peintre et poète et est emprisonné pour la première fois, pour des raisons politiques, alors qu’il a à peine vingt ans. Sa première publication, en 1943, s’intitule Ağıtlar ou « Élégies », une compilation de complaintes populaires. Il part à Istanbul après son service militaire et travaille comme inspecteur du gaz pour une compagnie française. En 1948, il retourne dans sa région natale, où il exerce notamment l’emploi d’écrivain public pour les illettrés de Kadirli. Mais il est de nouveau arrêté en 1950 pour « propagande communiste » et incarcéré un an.
Après sa libération, il retourne à Istanbul et travaille au journal Cumhuriyet comme grand reporter, jusqu’en 1963. C’est là qu’il prend le nom de plume de Yachar Kemal, et publie son premier recueil de nouvelles en 1952, Sarı Sıcak ou « Chaleur jaune » et Mehmed le Mince en 1955, son premier roman, qui connut rapidement un grand succès et a été traduit en une quarantaine de langues, le premier volume d’une quadrilogie racontant les aventures d'un Robin des bois turc, jeune paysan révolté contre la tyrannie d’un agha et prenant alors le chemin des montagnes pour devenir un brigand légendaire. Le personnage de Mèmed fut peut-être inspiré par l’oncle de l’auteur, « bandit » fameux qui mourut à 25 ans, mais le thème des petits seigneurs et aghas d’Anatolie et l’oppression de la paysannerie est récurrent dans toute son œuvre, même si dans une trilogie, « Les Seigneurs de l’Aktchasaz », il porte aussi un regard ironique et sensible envers la classe des beys, chevaleresques et anachroniques, s’entretuant dans une vendetta au profit d’une classe de nouveaux riches qui se montreront encore plus impitoyables envers leurs serfs. Mais sa trilogie « Au-delà de la montagne », comme celle de « Salman le solitaire » et bien d’autres romans, reviennent sur le monde des affamés, des villageois et des révoltés avec leurs oppresseurs, leurs rêves et aussi leurs vendettas, campant un univers pétri de beauté et de cruauté, écartelé entre tragédie et poésie, qui rappelle l’Albanie légendaire d’Ismaïl Kadaré.
Écrivain populaire, Yachar Kemal fut aussi un homme engagé. En 1962, il adhère au Parti des OUvrier de Turquie (TIP) où il exerça des fonctions comme membre du conseil d'administration et membre du conseil exécutif central. Il fut de nombreuses fois attaqué en justice pour ses activités et ses écrits politiques. En 1967, il avait également co-fondé un hebdomadaire politique et participa à la création de l’Union syndicale des écrivains de Turquie en 1973, dont il fut le premier président, en 1974-75. En 1995, après un article sur la sale guerre du Kurdistan, publié dans le journal allemand Der Spiegel, il fut jugé par la Haute cour de Sûreté d’Istanbul, mais acquitté. Mais la même année, il fut condamné à un an et 8 mois de prison pour un article sur l’oppression des Kurdes en Turquie, publié dans Index on Censorship, sentence finalement annulée. Il est emprisonné en 1971 puis relâché sous la pression internationale. Mais dix ans plus tard il s’exile deux ans en Suède, après le coup d’État militaire. En 1995, ses prises de positions contre la guerre au Kurdistan de Turquie lui vaut une condamnation avec sursis et il prend aussi la défense d’Orhan Pamuk, attaqué en justice et menacé de mort après ses déclarations sur le génocide arménien.
S’il n’obtint jamais le prix Nobel, Yachar a reçu de nombreuses récompenses et distinctions à l’étranger, particulièrement en France où il reçut en 1979 le prix du meilleur livre étranger pour L'Herbe qui ne meurt pas et le prix mondial Cino Del Duca en 1982 pour l’ensemble de son œuvre.La France le fit aussi Commandeur de la Légion d’honneur en 1984 et Grand Officier en 2011 et dix ans avant que le titre de Docteur honoris causa lui fut décerné par plusieurs universités grandes turques, il avait déjà obtenu cette distinction par l’université de Strasbourg, en 1991. Son dernier prix littéraire fut le prix Bjørnson de l’Académie norvégienne de littérature et de liberté d’expression, le 9 novembre 2013.