La situation politique, déjà très tendue en Turquie, ne semble guère s’apaiser, et ce d’autant plus que concernant la question kurde, le gouvernement AKP comme le président Erdoğan ont repris à leur compte la rhétorique guerrière de leurs prédécesseurs. Ainsi, après la mort le 6 septembre de 16 soldats turcs dans la région de Hakkari, tués par deux bombes posées sur leur trajet, une attaque revendiquée par le PKK, le Premier ministre Ahmet Davutoğlu a promis d’ « anéantir » les militants du PKK et de les « faire disparaître » des montagnes de l’est de la Turquie. On se croirait revenu aux sombres années 1990, lorsque les militaires promettaient de nettoyer le pays des « séparatistes » kurdes. On connait le résultat de ces proclamations martiales : les militants en question sont toujours présents et font régulièrement depuis plusieurs semaines la preuve de leur capacité à frapper les forces de l’ordre turques.
Utilisant aussi la force dans d’autres domaines, le gouvernement frappe tous azimuths en direction de la presse, tentant de faire taire les critiques qui se font de plus en plus audibles. Là encore, la situation évoque de manière inquiétante un passé que l’on avait pu croire révolu. Outre le durcissement de la censure face aux médias, qu’ils évoquent la question kurde, critiquent la politique du gouvernement ou encore fassent allusion aux soupçons de corruption pesant sur des dirigeants de l’AKP ou proches du président, ce sont de véritables attaques de rue qui ont été menées ce mois-ci contre des médias turcs, de même que des arrestations, inculpations et expulsions de journalistes étrangers ayant osé tenter de couvrir les événements du « Sud-Est ».
Ainsi la police a-t-elle mené le 1er du mois 23 raids simultanés contre les bureaux du groupe de médias Koza Ipek, proche du prédicateur Fetullah Gülen, qui vit aux Etats-unis. Vis-à-vis des journalistes étrangers, le ton s’est également durci : outre l’arrestation et l’expulsion d’une journaliste néerlandaise accusée de liens avec le PKK, la Turquie a, pour la 1e fois depuis 15 ans, emprisonné des journalistes étrangers, en l’occurrence trois journalistes de Vice News. Arrêtés à Diyarbakir le jeudi 27 août, ils ont été le 1er septembre inculpés par le tribunal de Diyarbakir de terrorisme en relation avec Daech – avant que deux d’entre eux, Britanniques, ne soient renvoyés au Royaume-Uni.
Beaucoup plus inquiétants sont les raids violents contre les locaux du quotidien Hürriyet (l’équivalent turc du Figaro) les dimanche 6 et mardi 8 septembre. Les agresseurs ont appelé à incendier le journal « comme l’hôtel Madimak ». Rappelons qu’il s’agit de cet hôtel de la ville de Sivas, à l’est du pays, où en juillet 1993 une trentaine d’intellectuels, venus pour un festival culturel alévi, ont été brûlés vifs dans un incendie provoqué par une foule d'islamistes radicaux sans que la police n’intervienne. Il y a eu dans ce « Massacre de Sivas » 37 morts, incluant du personnel de l’hôtel et des touristes. Une telle référence fait immanquablement penser que ce qui était annoncé aux émeutiers de ce mois de septembre, c’est que là encore, ils n’auraient rien à craindre de la police…
De façon générale, on a assisté à une exacerbation des sentiments nationalistes qui a mené à une montée des attaques anti-kurdes dans tout le pays. Ainsi les locaux du parti HDP, « pro-kurde » et progressiste, ont-ils subi dès le 7 septembre près de 200 attaques coordonnées (dont 128 pour la seule journée du 7), qui ont provoqué fort peu de réactions des forces de l’ordre, sensées après tout protéger ce qui était jusqu’au 22 septembre un parti de gouvernement. Mais de plus, les Kurdes vivant dans l’ouest du pays se sont sentis de plus en plus individuellement menacés, et certains ont bien été attaqués simplement en raison de leur appartenance ethnique. D’autres ont échappé de justesse au lynchage, sans aucune action de protection des forces de sécurité, qui souvent questionnaient plutôt les victimes que les agresseurs… Des témoins expliquent faire à présent très attention de ne pas parler kurde dans la rue.
Le président Erdoğan et le gouvernement AKP semblent faire le calcul que jouer la montée de la tension dans tout le pays leur rapportera en novembre les voix qu’ils avaient perdues en juin. Cependant, la majorité des sondages ne montre aucun gain significatif pour l’AKP. Il est dangereux de jouer à ainsi réveiller dans le pays les sentiments ultra-nationalistes, car une fois ceux-ci attisés, qui peut dire si le gouvernement, ayant joué les apprentis-sorciers, n’en sera pas lui-même la prochaine victime ?
Enfin, provoquer ou laisser advenir ainsi des violences en période pré-électorale est porteur d’un danger réel pour l’avenir démocratique du pays. Salahettin Demirtaş, le co-président du HDP, a averti que le pays risquait de sombrer dans la guerre civile, avant de déclarer le 20 que si les violences continuaient dans le sud-est, il serait extrêmement difficile d’y organiser les élections du 1er novembre.
C’est que sur le terrain, les accrochages se sont multipliés et ont provoqué la mort, outre de membres des forces de l’ordre, de nombreux civils. Durant l’opération militaire organisée dans la ville de Cizre, qui a été mise sous couvre-feu du 4 au 13 septembre, 23 civils seraient morts, en particulier sous les balles de snipers. La grande ville de Diyarbakir a également été brièvement mise sous couvre-feu. Cette situation de violence a également donné un nouvel élan au nationalisme kurde parmi les jeunes, dont certains n’hésitent plus à intégrer le YDG-H (organisation de jeunesse du PKK) ou à se lancer dans de véritables opérations de guérilla urbaine. Le gouvernement a annoncé le 19 qu’il allait recruter plusieurs milliers de miliciens kurdes pour lutter contre le PKK. Là encore, il s’agit non pas d’une nouvelle solution, mais tout simplement d’un retour à la politique de triste mémoire des « Gardes de villages », dont il y a encore 70 000 membres dans les régions kurdes du pays – une politique qui avait provoqué au cours des années 90 de nombreuses exactions, et un grave clivage dans la société kurde.
Autre retour à une vieille pratique datant des années 80 : l’action judiciaire contre les opposants politiques kurdes. Dès juillet dernier, un procureur avait lancé une procédure contre Demirtaş, accusé de troubles à l’ordre public et d’incitation à la violence…
Sur le plan international, cette ligne du gouvernement AKP, dure avec le PKK – et par extension avec les Kurdes de Turquie – et courtisant les ultra-nationalistes Turcs, contraint le pays à une position impossible dans ses relations avec la coalition anti-Daech dirigée par les Etats-Unis. Considérant les Kurdes de Syrie comme ses ennemis principaux, le pays, bien que membre de l’OTAN, a conditionné pendant près d’un an l’usage par la chasse américaine de la base aérienne d’Incirlik à la création d’une zone de sécurité dans le nord de la Syrie. Le but officiel de cette zone est de proposer un lieu d’accueil aux Syriens déplacés, mais en fait le gouvernement turc semble surtout soucieux d’empêcher le YPG syrien, parti frère du PKK turc, d’assurer son contrôle sur la frontière nord de la Syrie. Or les Etats-Unis (et les autres membres de la coalition) n’ont pu que constater que les seules forces au sol combattant les islamistes de Daech avec quelque efficacité sont justement les Kurdes du PYD, et auraient commencé à leur apporter une assistance.
D’autre part, l’absence de soutien apporté par la Turquie au Gouvernement Régional du Kurdistan d’Irak (GRK) lors de l’attaque de Daech durant l’été dernier a sérieusement ébranlé la confiance des dirigeants kurdes d’Irak en leur voisin du nord. Les bombardements turcs du mois dernier sur les implantations du PKK dans les montagnes de la Région du Kurdistan d’Irak ont un peu plus distendu les relations, malgré la fraîcheur des relations entre PKK et PDK, le partenaire dominant du gouvernement régional. Une rupture entre le GRK et Turquie n’est certes pas envisageable, la Turquie ayant besoin du pétrole kurde autant que le GRK, géographiquement enclavé, a besoin d’un débouché pour sa production, mais l’avertissement ne sera pas oublié…
Quel que soit le résultat des élections de novembre, les paris électoraux de M. Erdoğan emmènent la Turquie dans de nouvelles zones de turbulences politiques aux conséquences imprévisibles.
Qu’il s’agisse des pechmergas du Kurdistan d’Irak ou des militants des YPG et YPJ dépendant du Parti de l’Unité Démocratique (PYD) de Syrie, les combattants Kurdes, en l’absence de troupes au sol de la coalition anti-Daech, continuent à être en première ligne dans la lutte contre l’organisation de l’Etat islamique, ou Daech. Et ce sont eux qui font montre sur le terrain de la plus grande efficacité contre les islamistes.
Un nouveau Centre de coordination militaire entre les forces américaines, irakiennes et kurdes d’Irak a été établi en début de mois près d’Erbil. Il devrait permettre de faciliter la coordination entre les centres de commandement de Bagdad et d’Erbil. En parallèle, le centre de commandement « Ninawa » établi l’an dernier à Bagdad pour entraîner des Irakiens sunnites en prévision de l’opération sur Mossoul devrait être déplacé au Kurdistan et intégré à ce nouvel organe de coordination, qui comprendra à parts égales des représentants des gouvernements irakien et kurde et de la coalition. Le 8 septembre, le Ministère des Pechmergas a annoncé avoir lancé le recrutement de trois nouvelles brigades de 3 000 pechmergas chacune, un recrutement soutenu par l’armée américaine, qui fournira aux nouveaux combattants équipement, armes et entraînement.
Face aux Kurdes, Daech utilise de nouveaux armements : les pechmergas ont ainsi abattu début septembre un drone envoyé par les islamistes pour examiner leurs lignes, et ont déclaré avoir subi plusieurs attaques au gaz, contre lesquelles ils ont obtenu de l’Allemagne l’envoi d’un millier de masques de protection. Mais la méthode favorite des islamistes demeure l’usage de mines artisanales pour piéger les zones dont ils sont obligés de se retirer. Ainsi, lors d’une offensive des pechmergas lancée le 11 et qui a permis de sécuriser la route entre Bagdad et Kirkouk et le centre du bourg de Daqouq, la majorité des pertes subies (treize pechmergas tués) a été précisément du fait de ces mines.
Le 16 du mois (selon un twit du représentant spécial adjoint du Président américain pour la coalition anti-Daech, Brett McGurk), Massoud Barzani a rencontré le Lieutenant Général James L. Terry pour discuter des opérations des pechmergas en cours. Quatre jours plus tard, un groupe de 90 militaires américains est arrivé à la base de Makhmour, au sud-ouest d’Erbil, très probablement pour préparer l’opération contre Mossoul.
Le dernier jour du mois, une offensive terrestre impliquant 3 500 pechmergas a permis de reprendre à Daech une douzaine de villages à l’ouest de Kirkouk. L’objectif était de resserrer l'étau sur Hawija, bastion de Daech situé 230 kilomètres au nord de Bagdad, afin de mieux protéger la Région kurde contre d’éventuelles attaques. Selon le Conseil de sécurité du Kurdistan, au moins 40 jihadistes ont été tués durant l'opération.
Toujours selon Brett McGurk, Massoud Barzani et le co-président du PYD Salih Muslim ont tenu une réunion, également pour discuter la coordination de la lutte contre Daech. Selon le responsable des relations internationales du PDK, Hemin Hawrami, il aurait été question de l’arrivée en soutien au Rojava (Kurdistan occidental, de Syrie) de pechmergas Kurdes de Syrie formés par le GRK. Il s’agirait de membres de partis proches du PDK irakien, ce qui rendait cette information assez improbable – et elle a été en effet démentie dès le lendemain par la coordination générale des « Cantons », l’administration autonome mise en place au Kurdistan Syrien par le PYD, qui a insisté sur le fait que les seules forces légales au Rojava étaient celles dépendant de cette administration : les YPG / YPJ (Unités de protection du peuple, hommes et femmes) et les Rojava Asaïsh (Sécurité du Rojava). Mais malgré ces limites, il est hors de doute que les Kurdes de Syrie et d’Irak se coordonnent dans leur lutte contre leur ennemi commun.
Cependant, les Kurdes d’Irak se montrent extrêmement prudents quant à leur éventuelle implication dans une opération visant à reprendre à Daech la grande ville arabe et sunnite et de Mossoul. La question n’est pas seulement militaire : si d’aventure la ville était arrachée aux islamistes et à leurs alliés ex-ba’thistes, qui la tiendrait ? Certes, les quartiers orientaux de la ville, divisée en deux par le Tigre, sont majoritairement kurdes, mais il faudrait aussi assurer la sécurité de la partie occidentale de la ville, c’est-à-dire se comporter dans celle-ci comme une force d’occupation, une situation pour le moins inconfortable dans ce haut lieu du nationalisme arabe. Les pechmergas sont essentiellement une force de défense du Kurdistan, dont les capacités sont déjà sollicitées à l’extrême par la situation présente (plus de 1 000 km de front face à des islamistes extrêmement bien équipés), et ils ont à présent la mission supplémentaire d’assurer la sécurité de l’ensemble des anciens territoires disputés, dont la Région du Kurdistan a pris le contrôle à l’été 2014, des zones de plaines ou de collines et à la population parfois non exclusivement kurde – un cauchemar pour des militaires. Par ailleurs la crise politique qui continue à se dérouler à l’arrière constitue pour les forces kurdes du GRK une raison d’inquiétude supplémentaire.
En effet, la crise politique qui touche la Région du Kurdistan depuis la fin du mandat de Massoud Barzani, le 19 août dernier, ne donne pas de signe d’apaisement, et on ne peut pas dire que la situation ait beaucoup progressé durant le mois de septembre. Faute de consensus sur une solution entre les différents partis kurdes, et vu la situation militaire de la Région, le chef du Parti démocratique du Kurdistan continue à faire fonction de leader, mais la situation économique qui va en s’aggravant provoque de plus en plus de remous sociaux et tend chaque jour un peu plus les discussions.
Les principaux partis politiques kurdes d’Irak, Parti démocratique du Kurdistan (PDK du président sortant Massoud Barzani), Union patriotique du Kurdistan (UPK), Mouvement pour le changement (Gorran), Union Islamique (Yekgirtû-î Islamî), et Groupe Islamique (Komal-î Islamî) ont tenu réunion après réunion durant tout le mois, sans pour autant parvenir à un accord. Les positions semblent irréconciliables entre le PDK, partisan d’un régime présidentiel avec élection du président au suffrage universel, et ses partenaires, qui souhaitent un régime donnant plus de pouvoirs au parlement de la Région – et notamment, justement, celui de désigner le président. Au point que des réunions séparées ont rapidement commencé à se tenir sans le PDK, une situation qui ne pouvait qu’exacerber les différences de positions. Enfin, ni les tenants d’un système parlementaire ni ceux d’un système présidentiel n’ont assez de voix au parlement kurde pour emporter la décision, d’où le blocage.
Ainsi le 3 septembre, le président du parlement kurde, Yusuf Muhammad Sadiq (Gorran) a déclaré que « c’était au parlement qu’il appartenait de prendre les décisions dans cette crise présidentielle ». Ce à quoi Massoud Barzani a en quelque sorte répondu deux jours plus tard, lors d’un entretien avec une délégation de l’ONU, que « si les partis politiques ne pouvaient parvenir à un accord, il faudrait en référer au peuple ». Alors que Gorran refuse absolument l’idée d’un référendum populaire qui conforterait le PDK, majoritaire, l’UPK semble plus prêt à un compromis : Molla Bakhtyar, responsable du bureau politique de cette organisation, a déclaré le 8 que « le référendum était la meilleure solution si Massoud Barzani ne pouvait proposer de solution à la crise », puis lors d’une nouvelle réunion à 5 partis le 13, que l’UPK était « d’accord pour une élection présidentielle anticipée ».
Cependant, la Commission électorale, tout juste formée, après avoir rappelé qu’elle seule pouvait légalement appeler de nouvelles élections, a annoncé que pour des raisons logistiques (recrutement du personnel, installation des bureaux…), il lui faudrait au minimum six mois, en collaboration avec le parlement, pour organiser un éventuel scrutin.
En milieu de mois, après 8 sessions de réunions entre les 5 principaux partis du Kurdistan, une possibilité de compromis a semblé émerger entre le PDK et les 4 autres partis : ceux-ci acceptaient une élection du président par le peuple, mais avec des pouvoirs moins importants qu’actuellement, l’autre option étant une élection par le parlement… mais avec des pouvoirs plus étendus ! En fin de mois, les 4 partis non-PDK ont proposé un choix entre deux options : soit une élection présidentielle, mais si le candidat le mieux placé n’obtenait pas 50 % des votes, la commission électorale déciderait qui l’emportait, soit une élection par les députés kurdes, mais si le candidat le mieux placé n’obtenait pas 75% des voix, ceux-ci devraient choisir entre les deux candidats les mieux placés.
Le PDK a accepté d’étudier ces propositions avant le prochain meeting, fixé au 6 octobre, tandis que le Premier ministre Nechirvan Barzani (également PDK) les qualifiait en parallèle d' « étranges » et « ne correspondant pas aux besoins de la Région ». Suite à ces remarques, les 4 partis (non-PDK) ont menacé de rompre les négociations, alors que les députés non-PDK du parlement refusaient de voter de nouvelles lois (celles-ci doivent une fois passées être signées par le Président, dont ils n’acceptent pas la légitimité). La recherche d’une solution politique à la question de la présidence de la Région du Kurdistan a donc très largement fait du sur-place au cours de ce mois de septembre…
Dans la situation tendue que connaît l’ensemble du Moyen Orient, la stabilité du Kurdistan d’Irak est un enjeu vital pour les acteurs régionaux comme internationaux. Ceux-ci ont tenté à plusieurs reprises de promouvoir un compromis. Cette crise interne leur offre aussi bien sûr la possibilité d’interférer dans les affaires de la Région du Kurdistan, voire de soutenir telle ou telle faction – ce dont ils ne se sont jamais privés dans le passé. L’Iran, directement menacé par Daech, et dont la frontière avec le Kurdistan approche les 1000 km, est intéressé au premier chef par la situation au Kurdistan d’Irak, qui est aussi pour lui un partenaire commercial important (2 milliards de dollars par an selon la Chambre de commerce de Suleimani, et une augmentation de 40% ces deux derniers mois par rapport à la même période de l’année précédente). Ainsi le 7 septembre, dans la troisième visite au Kurdistan d’une délégation iranienne depuis le début du blocage institutionnel, une délégation de pasdaran (Gardiens de la révolution) a rencontré à Suleimani des leaders de l’UPK avant de visiter Gorran et de se rendre à Erbil pour une réunion avec Massoud Barzani. L’absence de solution à cette crise, alors que la Région du Kurdistan irakien se trouve toujours sous l’ombre de Daech et dans des problèmes économiques de plus en plus graves, a de quoi inquiéter.
Le 2 septembre dernier, la photo du jeune Alan Kurdi, un enfant kurde de Syrie âgé de trois ans, mort noyé sur une plage de Turquie, a provoqué une avalanche de réactions hautement émotionnelles des médias et du public – mais en définitive peu de décisions et de réponses politiques. Le Haut Commissariat aux Réfugiés a pourtant rappelé que le nombre de personnes déplacées dans le monde atteint maintenant 60 millions, le plus haut niveau depuis la Seconde guerre mondiale. Et c’est la Syrie – suivie par l’Afrique sub-saharienne dont des milliers de ressortissants ont aussi péri noyés – qui est la première source mondiale de personnes « déplacées » (n’ayant pas franchi de frontière) et « réfugiées » (ayant quitté leur pays). Depuis le printemps 2011, le HCR a pris en compte 4 millions de Syriens, dont 2 millions en Turquie (pour près de 75 millions d’habitants), plus de 1 million au Liban (pour un peu plus de 4 millions d’habitants) et 400 000 en Irak, dont l’écrasante majorité se trouve dans la Région du Kurdistan, la plus sûre, et où des camps ont été installés entre autres près d’Erbil et surtout de de Dohouk (camp de Domiz, avec aujourd’hui 80 000 réfugiés). La question de ces réfugiés préoccupe donc au plus haut point tous les acteurs locaux (y compris l’organisation Daech, qui a utilisé dans sa propagande la photo du petit Alan pour rappeler qu’elle considérait pour des musulmans le fait de fuir en Europe comme un pêché…). Le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak (GRK) a annoncé début 2015 que vu sa propre situation économique, il aurait besoin d’aide extérieure pour continuer à assurer l’accueil des réfugiés.
Les leaders kurdes de Syrie, quant à eux, s’inquiètent depuis le début des hostilités d’une déstabilisation démographique du Rojava (Kurdistan occidental, ou de Syrie) qui mettrait en jeu l’existence même d’une communauté kurde dans le nord de la Syrie. En effet, les zones de peuplement kurde du pays, en raison de leur configuration et de leur géographie, sont militairement bien plus vulnérables que par exemple le Kurdistan irakien. Le Rojava consiste en trois enclaves séparées adossées à la frontière turque ; de l’est à l’ouest 1- La Djéziré, autour des deux villes de Qamishli (Kamishlo) au nord et de Hassakeh au sud, 2- Celle rendue célèbre par la résistance de Kobanê l’an dernier, et enfin 3- La région d’Efrîn, au nord-ouest d’Alep, la seule à disposer d’une topographie un peu montagneuse. Ce relatif avantage stratégique est cependant en partie annulé par la proximité d’Alep, enjeu de combats féroces depuis le début de la guerre civile. La ville possède par ailleurs un certain nombre de quartiers historiquement kurdes – dont celui de Cheikh Maqsoud, repris au front Al-Nosra par les YPG le 28 de ce mois.
La difficulté à défendre militairement le Rojava est une des raisons expliquant que la politique de ses dirigeants kurdes ait été marquée dès le début de la guerre civile par une très grande prudence en termes d’engagement dans le conflit : un exode de masse des Kurdes de Syrie aurait pu (et pourrait encore) littéralement provoquer la disparition de la communauté kurde du pays et rendre impossible toute revendication ultérieure. Une autre raison à cette prudence est certainement la réaction très négative en début de conflit de l’opposition syrienne non-kurde vis-à-vis des revendications kurdes.
Le PYD a donc dû faire le choix de ne s’engager dans des luttes frontales que s’il était menacé, tout en recherchant des alliances dans les régions non kurdes séparant ses trois enclaves afin de s’assurer une « zone de sécurité ». En particulier, des alliances avec des formations modérées de l’opposition arabe ou d’autres minorités ont été recherchées pour contrer les islamistes.
Face à la montée en puissance de Daech, probablement l’ennemi le plus dangereux et avec lequel aucune négociation n’est envisageable, le PYD a parfois choisi d’assumer une alliance ouverte avec les forces du régime lorsque le territoire concerné était sous une menace directe. C’est le cas pour la ville de Hassaké, à présent tenue en partie par les YPG et en partie par l’armée syrienne, et où Daech a le 14 septembre visé simultanément combattants kurdes et troupes gouvernementales par deux attentats à la voiture piégée qui ont tué six Kurdes et sept soldats, plus 13 civils. Les priorités ont été clairement exprimées par Saleh Muslim, co-président du PYD, qui a déclaré le 21 que « la chute du gouvernement de Damas ouvrirait les portes aux islamistes, qui sont un plus grand danger que le régime ».
Plus à l’est, la région du Sindjar est également sous la menace directe de Daech. Là, une coordination opérationnelle avec les pechmergas du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a été mise en place, et la mise sur pied d’une force commune envisagée. Le Sindjar est en Irak, mais situé à la frontière sud de la Djéziré syrienne, il est trop proche du canton oriental du PYD pour que celui-ci prenne des risques.
Par ailleurs, la balance démographique des zones kurdes a été modifiée par l’afflux de déplacés syriens non kurdes, venus chercher refuge dans ce qui est encore la partie la plus sûre du pays. Certains Kurdes regrettent que ces déplacés soient reçus au Rojava puis autorisés à passer en Turquie, alors que l’administration du PYD a adopté des lois interdisant aux Kurdes de quitter les régions d’Efrîn et de Hassaké pour passer en Turquie. Par ailleurs, les jeunes gens du Rojava en âge de combattre doivent faire 6 mois de service militaire, ce qui pousse certains à partir. Enfin, les combats aux frontières des enclaves obligent des familles à quitter leurs lieux de vie : de nombreux habitants d’Efrîn ont récemment fui leur région d’origine en raison des combats entre les YPG et Al-Nosra. Un représentant du PYD au Kurdistan d’Irak a appelé l’Europe, confrontée à l’arrivée de réfugiés syriens, à envoyer de l’aide au Rojava, en situation simultanée d’embargo et de guerre.
Malgré ces difficultés, la lutte contre les djihadistes continue : les Kurdes de Syrie planifient la reprise du dernier poste frontière avec la Turquie encore tenu par les djihadistes, ce qui rendrait impossible à ces derniers de continuer à recevoir par cette voie des volontaires venus d’Europe. On peut comprendre que le 22 septembre, John Kirby, porte-parole du Département d’Etat US, ait déclaré dans une conférence de presse que « les USA ne considèrent pas les YPG comme une organisation terroriste. ». John Kirby a aussi ajouté, parlant de la Turquie : « Il n’est pas nécessaire d’être d’accord sur tous les points pour être dans une coalition ». Certes. Le désaccord entre la Turquie et les Etats-Unis (et sans doute les autres alliés de l’OTAN) à propos de l’attitude à avoir vis-à-vis du PYD ne saurait être plus total.