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Bulletin N° 367 | Octobre 2015

 

 

ANKARA : 128 MORTS LORS D’UN RASSEMBLEMENT POUR LA PAIX

Le samedi 10 octobre, la Turquie a été victime de l’attentat terroriste le plus meurtrier de son histoire. Deux kamikazes se sont fait exploser au milieu d’une manifestation pour la paix organisée par plusieurs syndicats et organisations de gauche et le parti pro-kurde HDP devant la gare principale d’Ankara. Au moins 128 personnes ont été tuées, et 246 blessées, dont 48 très gravement. Le lendemain des explosions, 160 personnes se trouvaient encore à l’hôpital, dont 65 en soins intensifs. Les victimes sont principalement des opposants à l’AKP, Kurdes ou progressistes.

Cette terrible attaque terroriste s’est produite dans un climat déjà très tendu et marqué par la violence, et en particulier la violence sans précédent récent exercée par les forces de l’ordre et les supporters du gouvernement. Le 7 du mois, le corps d'un jeune activiste kurde, Haci Lokman Birlik, avait été accroché au pare-choc d’une voiture de police pour être traîné dans les rues de Sirnak. Ceci rappelait de manière sinistre le mois d’août dernier, quand des soldats avaient posté sur les réseaux sociaux des photos où ils posaient devant le cadavre dénudé d’une combattante du PKK qui avait subi le même sort…

Après des années où les relations politiques semblaient s’être quelque peu apaisées, la violence extrême exercée dans l’impunité contre ceux considérés comme des ennemis de l’Etat semble donc redevenir la norme en Turquie. Depuis leur défaite aux élections de juin, les dirigeants AKP du pays n’ont d’ailleurs eu de cesse de désigner dans leurs déclarations publiques les ennemis contre lesquels il convenait de lutter. Ainsi du long discours prononcé par le président Erdoğan le dimanche 4 octobre au cours de son meeting électoral au Zénith de Strasbourg, devant 12 000 Turcs de la diaspora. Précédé d’une prière collective dirigée par un imam venu de Turquie, ce meeting, baptisé « Rencontre citoyenne contre le terrorisme », a donné lieu à un discours très offensif du Chef de l’Etat, truffé à la fois de références islamiques et de propos exaltant la nation turque. Erdoğan y a désigné clairement l’ennemi : non pas Daech, dont il n’a pas prononcé le nom une seule fois, mais le PKK, et – à mots couverts – le HDP.

Et de fait, juste après l’annonce de l’attentat d’Ankara, le premier ministre Davutoğlu, loin de se poser la question de la responsabilité de l’Etat dans un attentat survenu au cœur même d’une capitale réputée zone la plus sécurisée du pays, a rejeté en partie cette responsabilité… sur les organisateurs ! En fait, comme le note Le Monde du 13 octobre,  « Le Gouvernement a réagi en accusant les victimes, en interdisant aux médias de couvrir l’attentat et en bloquant l’accès aux réseaux sociaux, notamment Facebook et Twitter ». Aucune cérémonie officielle rendant hommage aux victimes n’a été organisée.

On ne peut s’empêcher de se poser la question : comment un Etat disposant de services secrets aussi efficaces que la Turquie a-t-il pu laisser un tel attentat se produire à Ankara ? La manifestation avait été dûment autorisée, mais la police turque – et notamment les nombreux policiers en civil qui quadrillent habituellement ce genre d’événements – y a brillé par son absence. Quelques minutes après les explosions, les policiers sont soudain réapparus… pour disperser violemment la foule choquée par les explosions à l’aide de canons à eau et de lacrymogènes ! Le député turc Lütfü Turkkan (CHP) a résumé l’opinion de nombreux observateurs en twittant après l'attentat que cette attaque était « […] soit un échec des services de renseignements, soit leur œuvre. »

Qui se trouve donc derrière cet attentat ? La question se pose d’autant plus qu’hélas, depuis plusieurs mois, les attaques de ce type se sont multipliées en Turquie : à Diyarbakir en juin dernier, juste avant les élections, un meeting électoral du HDP avait été victime de deux bombes qui avaient fait quatre morts et des centaines de blessés. En juillet, c’était à Suruç, près de la frontière syrienne, qu’un attentat suicide avait tué 35 militants de gauche et pro-kurdes venus pour participer à la reconstruction de Kobanê. Les victimes sont toujours à chercher chez les Kurdes où ceux qui leur sont proches, et les modes opératoires apparaissent toujours proches sinon semblables : dans les deux derniers cas, on a retrouvé sur les lieux des billes de métal, ajoutées aux explosifs pour en augmenter l’impact.

Pas plus qu’elle n’avait revendiqué l’attentat de Suruç, l’organisation djihadiste Daech n’a revendiqué celui d’Ankara – alors qu’elle a toujours revendiqué les attentats qu’elle avait commis au Kurdistan de Syrie, en Irak ou ailleurs. Les membres de la communauté kurde remarquent que, quand ils sont visés, personne n’est jamais retrouvé ni inculpé, alors que quand il s’agit d’amener devant les juges qui a osé accuser Erdoğan de corruption ou qui a prononcé les initiales du PKK, la Loi avec un grand « L » s’applique dans toute sa rigueur. De son côté, Selahettin Demirtaş, co-président du HDP, à chaque fois visé par les attentats, relève que les autorités gouvernementales « n’ont jamais été capables de trouver les coupables des attaques de Diyarbakir, de Suruç, tout comme (elles) ne vont jamais identifier les responsables de l’explosion d’Ankara. » Et d’ajouter : « Il n'y a pas de puissance mystérieuse derrière cet attentat, ils nous envoient plutôt un message: « Nous pouvons vous tuer en plein jour, en plein centre d’Ankara, nous pouvons tuer quiconque se lève contre nous, et camoufler cette opération ».

Bénéfice politique immédiat de l’attentat pour le gouvernement, le HDP, pour éviter d’autres tueries, a décidé d’annuler tous ses meetings électoraux, ainsi contraint d’aborder les élections dans une situation défavorable, dans une ambiance de menace et non plus de joie… Cela rappelle tristement les années 90, lorsque les permanences des candidats du parti pro-kurde étaient systématiquement attaquées avant les élections. Et alors que le HDP se trouvait ainsi empêché de fait de faire campagne, l’AKP avait quant à lui systématiquement fait fermer ou pris le contrôle des médias qui ne lui étaient pas entièrement favorables.

M. Erdoğan serait-il en train de réussir sa « synthèse islamo-nationaliste » en ajoutant à l’Etat profond (derin devlet), alliance traditionnelle entre la police, les services secrets et la pègre, un quatrième partenaire, les djihadistes ? Dans les années 90, l’Etat turc avait su utiliser  pour ses basses besognes les islamistes du Hezbollah kurde, dont le « Huda Par » (nom signifiant également « parti de Dieu »), de création récente, est l’héritier. Peut-être le Président turc réussira-t-il de cette manière à reprendre le pouvoir total et à « étouffer les dossiers de corruption qui ne demandent qu'à sortir », comme le fait remarquer dans Le Point du 15 octobre Ahmet Insel, professeur de sciences politiques à l’Université Galatasaray. La question est de savoir si l’Etat turc actuel, avec ses 7 % de sondés déclarant soutenir Daech, pourra quant à lui survivre à long terme à un tel « succès »…

TURQUIE : APRÈS LES JOURNALISTES, LES AVOCATS SUR LA SELLETTE

En octobre, les forces spéciales turques, appuyées par la police, ont poursuivi tout au long du mois les opérations de « punition » dans plusieurs villes considérées comme des fiefs du nationalisme kurde, comme Ferqin (Silvan), Cizre, Nusaybin, et plusieurs quartiers  de Diyarbakir. Soumises au couvre-feu, privées fréquemment d’électricité et d’eau, ces villes ont connu des violences dévastatrices. Des centaines de maisons et de commerces ont été fouillés et brûlés par les forces turques sous prétexte de détruire les barricades dressées par des jeunes. Cette guerre à huis-clos a déjà fait une cinquantaine de morts parmi les civils et provoqué l’exode de dizaines de milliers d’habitants. Parmi les victimes,  de nombreux enfants. Les auteurs de ces meurtres n’ont pas été poursuivis en justice.

C’est dans ce contexte qu’un courageux procureur a décidé de réagir face à l’insupportable. A la mi-octobre, l’avocat kurde Tahir Elçi, président du barreau de Diyarbakir, avait déclaré sur CNN que le PKK n’était pas une organisation terroriste, mais une organisation armée : « Même si certains des actes du PKK ont un caractère terroriste, le PKK est un mouvement politique armé », avait-t-il dit lors d'un programme de discussion. « C’est un mouvement politique avec des revendications politiques, qui a un très fort soutien dans la société. »

Cette distinction – relativement classique en sciences politiques – n’a pas été appréciée par le procureur de Bakırköy (une banlieue chic d’Istanbul), qui a ordonné l’inculpation de M. Elçi. Celui-ci a été arrêté chez lui à Diyarbakir par la police anti-terroriste au milieu de la nuit du 20, et amené à Istanbul. Après une semaine de détention, il a été relâché jusqu’à son procès mais a été placé sous contrôle judiciaire. Le bureau du procureur a transmis l’acte d’accusation à la deuxième haute cour criminelle de Bakırköy. Celle-ci doit décider sous 15 jours de poursuivre ou non l’avocat. Tahir Elçi pourrait, si l’accusation se poursuit, être condamné à une peine allant de un an et demi à sept ans et demi de prison.

On comprend la colère du procureur de Bakırköy: M. Elçi est entre autres l’avocat de Mohammed Rasool, ce journaliste kurde d’Irak qui avait été arrêté en août dernier à Diyarbakir alors qu’il travaillait comme fixeur pour deux journalistes de Vice News. Mohammed Rasool, qui avait auparavant travaillé pour Associated Press, où il était très apprécié pour ses qualités de terrain, aidait alors ses collègues britanniques, Jake Hanrahan et Philip Pendlebury, à couvrir les affrontements entre les jeunes Kurdes et la police dans la province de Diyarbakir. Ils avaient en particulier interviewé une jeune fille de 13 ans qui avait été blessée de trois balles perdues au début des affrontements.

Arrêtés avec Rasool devant leur hôtel  le 27 août, les deux journalistes britanniques avaient été accusés de « travailler pour l’organisation de l’Etat islamique » – une accusation pour le moins étrange, surtout pour Rasool, qui avait dans le passé recueilli dans sa région d’origine au Kurdistan d’Irak énormément de témoignages concernant les atrocités commises par cette organisation. Les trois hommes avaient alors été incarcérés dans une prison de « type F »  à Adana. Puis, 11 jours plus tard, les deux Britanniques avaient été relâchés et expulsés vers le Royaume-Uni, tandis que Rasool demeurait dans une prison de haute sécurité. Les autorités turques ne l’ont pas inculpé de quoi que ce soit et n’ont pas non plus expliqué les raisons de sa détention. Tout au plus ont-elles fait savoir que des « documents suspects » avaient été trouvés sur le disque dur de son ordinateur… Au bout d’un certain temps, les journalistes ont été accusés de faire de la propagande pour le PKK, qui n’est pourtant pas précisément en bons termes avec Daech…

Le 16 octobre, le porte-parole du Département d’Etat, Mark Toner, a appelé la Turquie a respecter le droit dans le cas de Rasool : « Nous demandons instamment aux autorités turques – a-t-il déclaré – de faire en sorte que leurs actions vis-à-vis de M. Rasool respectent les valeurs démocratiques universelles, ce qui inclut bien sur un procès en bonne et due forme, [le respect de] la liberté d’expression et l’accès aux médias et à l’information. »

Le système légal turc ne limite pas le délai pouvant s’écouler entre l’arrestation d’un suspect et la publication d’un acte d’accusation par un procureur – en particulier dans les cas de suspicion de terrorisme. Ainsi malgré la mobilisation de ses collègues britanniques et les demandes du Département d’Etat américain, M. Rasool peut-il légalement parfaitement demeurer en prison durant des années sans que des charges clairement définies ne soient soulevées contre lui.

Et à présent, son avocat, M. Elçi, risque lui-même la prison…

Peut-être que M. le procureur de Bakırköy, s’il n’a pas lu le communiqué du Département d’Etat, pourrait lire la lettre ouverte qu’ont adressée au Président turc le 30 du mois une cinquantaine de médias internationaux – parmi lesquels l’Agence France Presse, le New York Times, et… Vice Media. Il pourrait y lire l’inquiétude des signataires pour le sort de M. Rasool, et aussi leur appel  pour que « les journalistes, qu'ils soient citoyens turcs ou membres de la presse internationale, soient protégés et autorisés à faire leur travail sans encombre». Les responsables des médias soulignent « l'impact négatif pour l'image de la Turquie des atteintes à la liberté de la presse », et – ce qui devrait intéresser particulièrement un magistrat – mettent en garde contre une « culture de l'impunité »… par rapport aux attaques contre les journalistes indépendants.

ROJAVA : CHANGEMENT IMPORTANT DE CONTEXTE POLITIQUE ET MILITAIRE EN SYRIE

La situation militaire et politique en Syrie a connu ce mois-ci une évolution remarquable à plusieurs égards. Tout d’abord, le début du mois a été marqué par le début effectif de l’intervention russe, avec de nombreux bombardements, qui se sont accompagnés au sol du déploiement de troupes russes mais aussi iraniennes, venues appuyer une grande offensive lancée par l’armée de Damas.

Du côté des Kurdes, l’alliance militaire formée depuis plusieurs mois autour d’un partenaire principal, les YPG (Unités de protection du peuple) dépendant du PYD (Parti de l’Unité Démocratique), et comprenant plusieurs groupes rebelles arabes et assyriens, a annoncé le 12 qu’elle se formalisait sous l’appellation de « Forces Démocratiques Syriennes » (FDS). La nouvelle organisation militaire, qui comprend plusieurs groupes rebelles syriens ayant déjà combattu aux côtés des YPG contre Daech, comme le groupe Burkan al-Furat (« Le Volcan de l’Euphrate »), des groupes arabes à base tribale et des syriaques (chrétiens), a annoncé qu’elle prévoyait de lancer rapidement une attaque vers le sud contre Daech avec l’appui de frappes aériennes américaines, afin d’augmenter la pression sur Raqqa, la « capitale » de l’organisation djihadiste. Les FDS bénéficient en effet du soutien des Etats-Unis, le Pentagone ayant annoncé avoir à présent totalement abandonné sa stratégie de formation de combattants rebelles devant ensuite être introduits dans le pays, une stratégie qui n’a jamais fonctionné.

Ce sont les YPG qui ont annoncé l’établissement des FDS dans un communiqué rédigé en des termes mettant l’accent sur le cadre syrien : « Les rapides développements dans les domaines politique et militaire en Syrie nécessitent la constitution d'une force militaire nationale unie pour tous les Syriens, incluant des Kurdes, des Arabes, des Syriaques et tous les autres ».

Les FDS devraient compter 3000 à 5000 combattants arabes, qui rejoindraient les quelques 20.000 combattants kurdes des YPG. Elles pourraient avancer vers Raqqa d’ici quelques semaines, tout en fermant la frontière avec la Turquie afin d’empêcher combattants et marchandises d’atteindre les zones tenues par Daech. Le but ne serait cependant pas de prendre la ville, mais plutôt de l’isoler. Cette opération, planifiée avant le déclenchement de l’intervention russe, aurait été préparée par la formation par des membres des Forces spéciales américaines de plusieurs milliers de combattants des YPG dans des camps situés au Kurdistan Irakien : on devine la réaction de la Turquie si cette information est exacte.

L’insertion des combattants kurdes des YPG dans une alliance plus large telle que les FDS est sans doute pour les Américains une manière de dépasser la limitation « classique » des combattants kurdes, considérés comme peu utiles quand ils se trouvent en dehors des zones de peuplement kurde qu’ils sont chargés de défendre.

Dix jours plus tard (le 21) le PYD a annoncé que le conseil de la ville mixte de Tell Abyad (son nom arabe) / Girê Spî (son nom kurde) et l’administration autonome des trois « cantons » du Rojava avaient passé un accord d’intégration au Rojava de la ville. Celle-ci, constituant pour les djihadistes un point de passage important  vers leur « capitale » de Raqqa, leur avait été prise par les YPG en juin dernier et était administrée depuis par un conseil local. Cette décision a provoqué la colère de la Turquie, qui a interprété cette évolution comme un renforcement de la « mainmise » des Kurdes sur le nord de la Syrie, et a lancé quelques jours plus tard des frappes aériennes sur la région  concernée ainsi que sur Kobanê.

Cependant, quelle que soit l’inquiétude de la Turquie face aux gains enregistrés récemment par les Kurdes de Syrie, la nouvelle présence russe dans le pays la contraint à une certaine retenue, et rend encore plus improbable qu’auparavant une intervention au sol à grande échelle. Dès le début des bombardements russes en Syrie, le co-président du PYD, Salih Muslim, a d’ailleurs déclaré qu’à partir du moment où il s’agissait de lutter contre Daech, il était prêt à s’allier avec les Russes, tout en ajoutant que l’intervention russe constituait selon lui une protection contre une incursion éventuelle des troupes turques dans la zone contrôlée par son parti : « Dans le cadre de l’accord de défense conclu avec Damas, a-t-il déclaré le 1er octobre sur le site Al-Monitor, les Russes empêcheront toute intervention turque, non pas pour nous défendre, nous les Kurdes, mais pour protéger les frontières de la Syrie. »

Le PYD semble donc pour l’instant avoir plutôt bénéficié de cette récente évolution. Certes il se trouve toujours dans une situation géostratégique délicate, enclavé comme il l’est entre Daech au sud et la Turquie au nord. Mais si l’insertion des combattants kurdes dans une alliance plus large permet aux Américains de projeter des opérations contre Daech hors des territoires kurdes, elle apporte aussi au Rojava une certaine sécurisation de sa région autonome au plan politique – tout comme l’inclusion de la région de Tell Abyad l’apporte au plan géographique.

Face à Daech, les Kurdes de Syrie, par leur victoire à Kobanê, ont démontré aux yeux du monde leur capacité à résister. Si cette démonstration a été chèrement payée de la mort de nombreux combattants, elle permet maintenant à l’administration du Rojava d’apparaître dans la lutte contre l’organisation djihadiste comme un partenaire incontournable, aussi bien vis-à-vis des Russes que des Américains. Par contraste, la Turquie a progressivement réussi le tour de force de se placer en porte à faux à la fois par rapport aux Américains en raison de sa position ambiguë sur Daech, et par rapport aux Russes, avec son exigence inacceptable du départ de Bachar al-Assad. Au-delà des considérations strictement militaires et des conséquences imprévisibles d’une confrontation directe Turquie-Russie, sur le plan économique, la Turquie est aussi retenue par son besoin toujours vital du gaz et du pétrole russes et iraniens – un besoin aussi certainement ressenti par l’AKP, pour lequel une économie turque florissante demeure l’une des  conditions de son maintien au pouvoir.

Sur le front diplomatique, les dirigeants du PYD ont été reçus à Moscou par le Ministre des affaires étrangères russe, une rencontre au cours de laquelle a été évoqué la prochaine ouverture  d’une représentation du Rojava dans la capitale russe. Les dirigeants kurdes ont souligné être prêts à toutes les alliances contre Daech, tout en rappelant à leurs interlocuteurs qu’ils ont un intérêt particulier pour le sort de la ville d’Alep, qui avant 2011, était habitée de 20 % de Kurdes, et dont le quartier de Cheikh Maqsoud, actuellement encerclé par les rebelles, est kurde et a vocation à être relié au canton d’Afrîn tout proche, dont proviennent d’ailleurs dans leur majorité les Kurdes du quartier. Le co-président du PYD Salih Muslim, a déclaré au même moment depuis le Rojava (Kurdistan syrien) que celui-ci  allait également ouvrir une représentation à Paris et à Berlin.

Concernant Daech, l’impact de l’évolution récente est assez contrasté. Au début de l’apparition du groupe djihadiste, le régime de Bachar Al-Assad avait joué de la frayeur que celui-ci inspirait en concentrant volontairement ses attaques contre d’autres formations. Cette tactique a en partie payé, puisque les autres minorités du pays en sont venues à considérer le régime comme un moindre mal (comme l’exprimait récemment précisément le co-président du PYD), voire à le soutenir. Cette situation s’est en partie reproduite au début des bombardements russes, qui ont d’abord visé d’autres groupes d’opposition : Daech a pu là encore exploiter la situation pour avancer, notamment dans la région d’Alep.

Mais le temps de ces avantages pourrait se terminer maintenant. Après des mois d’ambiguïté à son égard, la Turquie, mise sur la sellette par ses alliés, a dû adopter une ligne plus dure : il est devenu plus difficile pour les combattants étrangers souhaitant rejoindre Daech en Syrie de passer par la Turquie. Le nombre de passages quotidiens est maintenant estimé à 5, contre 50 en 2014. En Irak, les offensives contre Daech commencent à mordre sur le territoire qu’il contrôle : 26 % du territoire irakien, contre 43 % l’an dernier. En termes économiques, depuis la perte du champ pétrolier irakien d'Ajil en avril, Daech a dû réduire de 30 % les salaires de ses combattants. Si en Syrie le groupe a enregistré des progrès, puisqu’il contrôle à présent maintenant 40 à 50 % du territoire du pays contre 20 % seulement en 2014, la création d’une alliance dirigée en tout premier lieu contre lui et soutenue par la coalition occidentale pourrait bien marquer le début du reflux. Le 31 du mois, les FDS ont annoncé que leur première opération contre Daech aurait pour but d’expulser complètement l’organisation djihadiste du sud de la province de Hassakeh, qu’il contrôle encore.

KURDISTAN D’IRAK : CRISE POLITIQUE APRÈS LA MORT DE MANIFESTANTS ET DE CADRES DU PDK

La lutte contre Daech se poursuit, toujours aussi meurtrière : le Ministère des Pêshmergas du Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) a annoncé le 2 octobre que depuis l’été dernier (moment de l’attaque de l’organisation djihadiste contre la Région du Kurdistan), 1 300 pêchmergas ont perdu la vie, 52 sont portés disparus et 5 000 ont été blessés. Les affrontements entre djihadistes et pêchmergas se sont intensifiés en octobre, les combattants kurdes ayant repoussé plusieurs attaques de Daech et également participé à un raid conjoint entre Américains, Irakiens et Kurdes qui a permis le 22 du mois de libérer 69 otages retenus dans une prison de l’organisation près de Hawija, dans la province de Kirkouk.

La persistance de la crise financière et l’afflux constant de réfugiés et déplacés vers le Kurdistan suscitent une vague de mécontentement social et ravivent les dissensions entre les partis politiques. La crise affecte également le moral des combattants et nuit à l’efficacité de la lutte contre Daech. Ainsi la députée kurde yézidie Dakhil Vian a alerté le ministère des Pêchmergas du risque que constituait le non-paiement des soldes des combattants : selon elle, 5 000 yézidis du Sindjar qui ont rejoint les pêchmergas n’ont pas été payés depuis 5 mois, et des dizaines d’entre eux risquent de quitter les rangs pour chercher un autre emploi, car leurs familles, vivant pour la plupart dans des camps ou des appartements loués, ont désespérément besoin de leurs soldes.

Le 9 octobre après-midi à Qala Diza, ville située à 100 km à l'est d'Erbil, une foule de  manifestants s’est d’abord rassemblée devant la mairie pour demander le paiement des salaires en retard et la fin de la présidence en cours. Puis les manifestants se sont déplacés vers le bureau local du PDK, qu’ils ont encerclé avant de commencer à jeter des pierres. Les gardes du bâtiment ont tiré vers la foule, tuant deux personnes, dont un jeune garçon de 14 ans, et en blessant 21 autres ; les manifestants ont attaqué et incendié le bâtiment. Quatre gardes de sécurité ont également été blessés dans les affrontements. Des forces de sécurité supplémentaires ont été déployées dans la région pour y maintenir l’ordre. Plus tard le même jour, les locaux du PDK ont été attaqués dans les villes de Zharawa, Hajiawa and Sangasar, celui de Zharawa a été incendié. A Erbil et Dohouk, des cordons de sécurité autour des locaux du parti Gorran ont été installés afin d’éviter des attaques de représailles par des supporters du PDK. Le 11, des manifestants ont incendié les locaux du PDK à Halabja.

Comment en est-on arrivé là ? Le mandat du Président de la Région, Massoud Barzani (également leader du PDK), après avoir été prolongé une première fois pour deux ans, est de nouveau arrivé à expiration le 20 août dernier. Depuis cette date, le PDK argue de la situation militaire dans laquelle se trouve le Kurdistan face à Daech pour en demander une nouvelle prolongation pour deux ans, en attendant l’adoption d’une constitution du Kurdistan statuant entre autres dispositions sur le pouvoir et le mode d’élection du président de la Région, pouvoirs codifiés actuellement dans une loi spéciale que certains partis souhaiteraient modifier. Les autres partis politiques du Kurdistan, et en premier lieu l’ancien parti d’opposition Gorran (« Changement »), entré au gouvernement de coalition mis en place 18 juin 2014, proposent que le président soit élu par le Parlement ou par référendum – mais avec des pouvoirs sérieusement restreints par rapport à ses prérogatives actuelles.

Il existe depuis longtemps dans la Région deux « camps » défendant l’un un régime présidentiel, l’autre un régime parlementaire. Ce désaccord politique ancien s’est trouvé exacerbé ces derniers temps. Quatre partis (UPK, Gorran, et les deux partis islamistes kurdes), sont plutôt partisans d’une élection du président par le parlement, sachant qu’une élection au suffrage universel donnerait une large victoire au candidat du PDK. De nombreuses réunions entre les cinq principaux partis du Kurdistan ont eu lieu depuis fin août, sans parvenir à un accord permettant une sortie de crise. La combinaison de ces tensions politiques avec des tensions économiques et sociales de plus en plus importantes constitue pour la Région du Kurdistan un cocktail explosif.

Depuis bientôt deux ans, le Gouvernement central irakien n’a pas versé au GRK les 17% du budget du pays qui lui reviennent constitutionnellement. Erbil et Bagdad se rejettent la responsabilité en la matière : Bagdad justifie cette mesure par le reproche qu’il fait à Erbil d’exploiter et de vendre son pétrole sans passer par le gouvernement central, Erbil reproche à Bagdad le non paiement du budget fédéral et argue n’avoir d’autre moyen de remplir ses obligations financières que précisément de vendre son pétrole indépendamment ! Un accord Bagdad-Erbil signé en décembre 2014 n’a guère modifié la situation, en partie en raison de la chute des cours du pétrole. Le 7 octobre, le Ministre des finances du GRK, Rebaz Mohammed, a indiqué que le Kurdistan avait consacré depuis le début de la guerre contre Daech 756 milliards de dinars irakiens à celle-ci (environ 644 millions d’euros).

Conséquence principale de cette situation, les salaires de nombreux fonctionnaires du GRK n’ont pas été payés depuis plusieurs mois. De nombreux mouvements de grève et d’importantes manifestations anti-GRK autour de slogans économiques ont démarré début octobre : le 3, des centaines d’enseignants ont manifesté et bloqué Salim Street, une des rues principales de Suleimanieh. Le lendemain, ce sont les employés du tribunal de Suleimanieh qui sont entrés en grève. Les enseignants ont renouvelé leur grève à Halabja, Suleimanieh, Garmyan et Raparîn – une grève qui s’est prolongée jusqu’en fin de mois. Le 5, les employés du Ministère de la Santé et des Affaires sociales à Erbil ont à leur tour débrayé. Si certains chefs d’établissement scolaires ont repris le travail, le 7, des enseignants sont venus protester devant le parlement à Erbil, tandis que des employés du département de l’environnement bloquaient une rue dans cette même ville, toujours pour protester contre le non-paiement des salaires. Le 8, une importante manifestation de protestation contre le non-paiement des salaires depuis trois mois s’est tenue devant l’hôtel de Suleimanieh où les cinq partis kurdes étaient réunis pour négocier sur la question de la présidence. La police qui protégeait la réunion est intervenue avec des gaz lacrymogènes pour disperser la foule et il y a eu au moins 17 blessés, incluant deux policiers.

Quelques jours après l’incident de Qala Diza, le 12 au matin, les forces de sécurité du PDK ont interdit au président du Parlement, Yousif Mohammed (Gorran), l’entrée à Erbil. Le mardi 13, le Premier ministre Nechirvan Barzani (PDK) a informé les quatre ministres de Gorran qu’il les remplaçait au gouvernement, et a annoncé son intention de démarrer des consultations pour former un nouveau gouvernement de coalition. Dans l’intervalle, les fonctions des ministres de Gorran seraient assurées par leur vice-ministre. Nechirvan Barzani a également informé les partis politiques qu’ils devaient élire un nouveau président du parlement avant que Yousif Mohammed ne puisse être autorisé à regagner Erbil. Les nouveaux ministres ont été effectivement nommés le 27 : les autres partis politiques ayant refusé de participer aux discussions visant à mettre en place un nouveau gouvernement, les nouveaux ministres par intérim sont tous membres du PDK, les ministres Gorran étant non pas démis, mais « suspendus ». Les nouveaux ministres par intérim sont les suivants : le Ministère des pêchmergas est confié à Karim Sinjarî, l’actuel Ministre de l’intérieur, le Ministère de la Planification à Ali Sindi, actuel Ministre du commerce et de l’industrie, les Affaires religieuses (Waqf) sont confiées à Pishtiwan Sadiq, et le Ministère des finances est confié au vice-ministre PDK du ministre Gorran suspendu. Le Président du Bureau des Investissements, qui appartenait à Gorran, a également été remplacé.

Cette crise politique s’est accompagnée de vives tensions avec les médias. Les réseaux sociaux ont été temporairement bloqués toute la journée du 11 à Erbil et Dohouk, tandis que des locaux de médias étaient soumis à des attaques voire à des fermetures autoritaires : le bureau de Suleimanieh de la chaîne Rudaw, proche du PDK, a été attaqué par des manifestants qui ont été repoussés par la police à l’aide de lacrymogènes, ceux de la chaîne NRT à Erbil et  Soran ont été fermé par la sécurité, le personnel NRT d’Erbil étant forcé de quitter la ville, du matériel de prise de vues confisqué. A Suleimanieh, les locaux de six chaînes de télévision ont été attaqués par des manifestants, incluant ceux de la chaîne turque de langue kurde TRT-6, dont un des journalistes a été blessé. Un journaliste de NRT, Babar Anwar, a rapporté avoir été empêché le 10 de couvrir une manifestation à Suleimanieh par des membres de la sécurité, qui ont endommagé le matériel de prise de vue de son équipe et l’ont frappé…

Après l’incident de Qala Diza, le président irakien Fuad Massum a appelé le GRK et les institutions lui appartenant a faire preuve de retenue tout en maintenant la sécurité dans la Région du Kurdistan. Le 26, le Ministère des finances a repris le paiement d’une partie des salaires de juillet.

Fin octobre, la situation connaissait un certain apaisement.