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Bulletin N° 368 | Novembre 2015

 

 

LUTTE CONTRE DAECH: LES KURDES REPRENNENT LE SINJAR ET AVANCENT VERS RAQQA

Le 13 de ce mois, dans une conférence de presse tenue près de la ville de Sinjar, le président de la Région du Kurdistan d’Irak Massoud Barzani a annoncé que celle-ci avait été totalement reprise aux djihadistes de Daech.

   Le Sinjar (appelé par les Kurdes Shengal), petit massif montagneux dont la ville principale porte le même nom, se trouve juste à la frontière syrienne. Principalement peuplé de Yézidis, membres d’une communauté religieuse non musulmane considérés par Daech comme des «adorateurs du Diable», il avait été occupé par cette organisation le 3 août 2014. Environ 50 000 civils désarmés avaient dû se réfugier dans la montagne environnante sans vivres ni eau. Près de 5 000 hommes et enfants avaient été massacrés dans la ville et les villages yézidis l’entourant. Le PYD, parti kurde de Syrie, avait pu ouvrir un corridor permettant à une grande partie des Yézidis piégés dans le massif du Sinjar d’échapper aux djihadistes en partant vers le Rojava (Kurdistan occidental) du côté syrien de la frontière. Mais des milliers de femmes yézidies, peut-être jusqu’à 5 000, avaient été capturées par les djihadistes, mariées de force à des militants, vendues comme esclaves sexuelles ou assassinées. L’ONU avait dénoncé à l’époque une tentative de génocide. Des milliers d’entre elles se trouveraient encore entre les mains de Daech.

   En décembre 2014, les pechmergas kurdes du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) avaient réussi à expulser les djihadistes du Daech de la partie nord du massif, mais la ville, située dans la partie sud, se trouvait encore entre les mains de l’organisation djihadiste. C’est en début de ce mois que les pechmergas ont commencé à se masser en vue de la reconquête de la partie sud du massif et de la ville de Sinjar.

   La perte du Sinjar représente une grave défaite pour Daech, car cette région se trouve sur une voie de communication stratégique de l’organisation djihadiste, la «route 47» reliant Raqqa, considérée par Daech comme sa «capitale», et Mossoul, sa possession principale en Irak. Massoud Barzani a d’ailleurs également déclaré que la libération de Sinjar aurait «un impact important sur la libération de Mossoul». Plusieurs experts s’accordent sur le fait que Daech a probablement déclenché les attentats de Paris le soir même de la perte de la ville de Sinjar afin de minimiser l’impact de cette défaite dans les actualités.

   Si la reconquête du Sinjar constitue une avancée importante dans la lutte contre Daech, elle réactive aussi divers problèmes.

   Le premier problème est celui du devenir de la région reconquise. Bien que les Yézidis soient très majoritairement kurdophones, le Sinjar, l’un des territoires disputés entre le gouvernement central irakien et le GRK, n’appartient pas officiellement à la Région fédérée administrée par le GRK. Or, dans sa déclaration, Massoud Barzani a indiqué que «la ville ayant été libérée par le sang des pechmergas, serait donc incorporée à la Région fédérée du Kurdistan.» Le Premier ministre du GRK, Nechirvan Barzani a fait un peu plus tard une déclaration dans le même sens: «Je suis heureux d’informer notre peuple bien-aimé de Sinjar que nous allons prendre les mesures légales et administratives en soutien de leur demande pour transformer le Sinjar en province». Le gouvernement irakien ne peut qu’être mécontent d’une telle décision, à laquelle il n’a cependant guère les moyens de s’opposer.

   Il est intéressant de noter que cette décision a été approuvée par Murat Karayilan, leader de fait du PKK, parti kurde de Turquie qui, bien que n’ayant pas été mentionné par Massoud Barzani, était également présent dans la bataille: «Nous ne voyons pas de raison de séparer le Sinjar du Kurdistan» a-t-il déclaré. A vrai dire, si la bataille pour la ville était coordonnée par le GRK avec l’aide de la coalition anti-Daech (les Forces spéciales américaines étaient présentes sur le terrain pour conseiller les Kurdes), de nombreuses forces différentes y ont participé. Le GRK a annoncé avoir déployé 7 500 pechmergas pour participer à la prise de la ville, mais ceux-ci étaient regroupés sur la ligne de front selon leur parti politique. Ainsi à côté des pechmergas du PDK de Massoud Barzani, rejoints par certains yézidis, des pechmergas de l’UPK étaient aussi présents. Beaucoup de Yézidis qui avaient perdu confiance dans les pechmergas après l’attaque de Daech avaient formé leurs propres groupes de combat, parfois organisés en unités tribales. Le PKK, qui disposait de près de 5 000 combattants dans la région, et le PYD, son parti-frère de Syrie, ont tous deux participé, et ont aussi formé leurs propres milices yézidies…  La reprise de la ville a été quelque peu retardée par les dissensions entre différentes forces kurdes. Ainsi le GRK a demandé au PKK de quitter la région, ce à quoi le PKK a répondu qu’il le ferait une fois Daech chassé…

   Après la reprise de Sinjar, les combattants kurdes ont passé plusieurs semaines à nettoyer la ville des pièges et explosifs qui y avaient été cachés par les djihadistes. Près d’une dizaine de fosses communes ont été découvertes près de la ville jusqu’à la fin du mois, la plupart contenant les corps de femmes yézidies assassinées.

   Juste en face du Sinjar, du côté syrien de la frontière, les Kurdes ont également porté des coups sévères à Daech. Le lendemain de la prise de Sinjar, le 14, les FDS (Forces Démocratiques de Syrie), une alliance kurdo-arabe essentiellement organisée autour du PYD et soutenue par la coalition anti-Daech, ont repris aux djihadistes la petite ville de Al-Hawl, à l’est de la province de Hassaké. Comme Sinjar, Al-Hawl se trouve sur la route reliant Mossoul à Raqqa. Pour les FDS, formellement créées avec l’appui américain durant le mois précédent, c’est le premier succès significatif et un pas vers la libération de l’ensemble de la province de Hassaké, que les FDS ont annoncée en début de mois comme leur objectif. Le 17, le porte-parole des FDS, Talal Ali Sello a annoncé que l’organisation avait chassé les djihadistes de près de 200 villages dans la province.

   Daech semble prendre au sérieux la menace qui pèse sur sa «capitale»: les chefs djihadistes auraient en effet commencé à évacuer leurs familles de Raqqa, mais aussi à expulser les familles kurdes de la ville vers Palmyre, les accusant de fournir des informations aux YPG (Unités de protection du peuple) dépendant du PYD.

   Sur un autre front, les YPG, soutenues par les avions de chasse russes, ont avancé le 28 dans la région d’Al-Azaz et au nord d’Alep, menant des combats très durs contre le front Al-Nosra, affilié à al-Qaïda. Cette région est importante pour le PYD, car elle sépare les deux «cantons» kurdes de Kobanê et Afrine, et en prendre le contrôle permettrait aux Kurdes de constituer un territoire d’un seul tenant, plus facile à protéger. Cela impliquerait de prendre le contrôle de la ville de Jérablous, qui est actuellement tenue par Daech. La Turquie a déclaré à de nombreuses reprises qu’elle n’accepterait pas un tel mouvement. Cependant, les YPG semblent bénéficier à la fois du soutien des Russes et des Américains, ce qui rendrait délicate une intervention turque: la Russie a déclaré ne pas considérer le PKK (ni son parti-frère le PYD) comme des groupes terroristes, et les Etats-Unis ont envoyé à Kobanê des membres de leurs Forces spéciales, afin de conseiller les Kurdes. Les sources divergent quant à la position des Américains: selon certaines, ils auraient confirmé l’interdiction posée par les Turcs d’avancer à l’ouest de l’Euphrate, selon d’autres, les Forces spéciales américaines pourraient aussi conseiller les YPG pour prendre… Jerablous justement, et ainsi sceller la frontière par laquelle les djihadistes étrangers rejoignent Daech depuis des mois.

TURQUIE: VICTORIEUX AUX ÉLECTIONS, ERDOĞAN POURSUIT SA CAMPAGNE ANTI-KURDE

L’AKP a remporté une large victoire aux élections anticipées du dimanche 1er novembre. Avec 49,4% des suffrages et 317 sièges de députés sur 550, le parti du président Erdoğan a regagné le contrôle du parlement, perdu lors des élections du 7 juin. Gagnant 10 points sur son score précédent, améliorant celui-ci dans 84 des 85 circonscriptions du pays, le parti récupère les trois millions de voix perdues en juin dernier. La stratégie adoptée par M. Erdoğan s’est donc avérée payante: ayant refusé toute alliance qui aurait permis la formation d’un gouvernement de coalition, l’AKP va pouvoir continuer à gouverner seul. Cependant, il n’a pas obtenu les 367 députés nécessaires pour lancer sans référendum la réforme constitutionnelle «présidentialiste» rêvée par M. Erdoğan.

   Comment cette nette victoire, qui déjoue tous les pronostics des instituts de sondage, a-t-elle été obtenue? D’abord, en chassant sur les terres des ultranationalistes du MHP, par l’usage d’une rhétorique très droitière reposant sur la tension et la peur, et en particulier la dénonciation des Kurdes comme ennemi intérieur. A l’annonce des résultats, le quotidien d’opposition Cumhuriyet a d’ailleurs titré en «une» sur «La victoire de la peur». Et c’est bien le parti nationaliste MHP qui a perdu le plus de votes dans cette élection, soit 2 millions de voix, fort probablement cédées à l’AKP. Cette inflexion politique n’a guère donné lieu à débat interne dans l’AKP: les modérés qui auraient pu s’y opposer ont été «purgés» depuis des mois.

   Face à l’AKP, le second perdant en voix est la formation progressiste et pro-kurde du HDP, avec un million de voix en moins par rapport à son score de juin. le HDP a été durant toute la campagne désigné par l’AKP comme l’ennemi principal. Après l’attentat de Suruç en juillet dernier, le PKK avait commis l’erreur de rompre son cessez-le-feu unilatéral pour exécuter à leur domicile deux policiers turcs accusés d’avoir collaboré avec Daech pour préparer celui-ci, avant de démentir même être à l’origine de cette action. Qu’il se soit bien agi d’une action du PKK ou d’une provocation, le gouvernement turc a su parfaitement exploiter la situation pour justifier le lancement d’une réplique militaire totalement disproportionnée, qui revenait de fait à relancer tous azimuths la guerre civile des années 90. Les frappes aériennes contre les bases du PKK en Irak et les positions du PYD en Syrie se sont succédé, celles de Daech étant superbement ignorées. Parallèlement, le HDP a été de nouveau soumis aux accusations habituelles d’entretenir des liens avec la guérilla, et taxé à mots couverts de terrorisme – tandis que l’organisation terroriste Daech était à peine mentionnée. Même dans son bastion kurde de Diyarbakir, le HDP a vu son score tomber de 79,1 % en juin à 72,7 % à présent. Şırnak est la seule ville du «Sud-Est» où il ait pu maintenir son score. Il semble bien que les Kurdes les plus conservateurs, qui avaient donné leurs voix à ce parti en juin dernier, aient été cette fois-ci effrayés par la reprise de la guerre civile dans leur région et la menace de sa continuation si l’AKP ne l’emportait pas, et aient voté AKP.

   Autre avantage incomparable pour l’AKP, sa position au pouvoir. Il a pu grâce à elle s’octroyer un usage presque illimité des médias: 29 h sur la chaîne TRT pour M. Erdogan, 30 h pour son parti, mais seulement… 18 mn pour le HDP, 5 h pour le CHP (kémaliste) et 70 mn pour le MHP. Au cas où cela n’aurait pas suffi, le parti au pouvoir avait pris la précaution de prendre avant le scrutin le contrôle des médias qui ne lui étaient pas favorables – ou bien de les faire attaquer par ses supporters. Alors que, suite à l’attentat d’Ankara, les activités de campagne tenues dans des lieux publics avaient été réduites au minimum (notamment par le HDP, qui souhaitait ainsi protéger ses supporters, visés par les deux dernières attaques), ce véritable matraquage médiatique a certainement joué un rôle majeur dans la victoire de l’AKP.

   D’autre part, la campagne et le scrutin lui-même se sont déroulés dans des conditions de tension extrêmes, en particulier dans le Kurdistan. Les déclarations enflammées de M. Erdoğan lui-même, du Premier ministre Davutoğlu et de nombreux candidats de l’AKP, mêlant références islamiques et nationalistes, parfois clairement menaçantes à l’égard des Kurdes, ont été accompagnées de violences concrètes perpétrées par l’appareil sécuritaire, secondé par des auxiliaires de nature parfois très trouble. Des centaines de permanences du HDP ont été attaquées dans tout le pays, et de nombreux candidats HDP arrêtés. Le Premier ministre a proféré lors d’un meeting électoral à Van des menaces de «retour des Renault 12 blanches», rappelant ces voitures avec lesquelles les escadrons de la mort enlevaient à la fin des années 1990 les militants kurdes qu’ils allaient assassiner. Précisant son propos, M. Davutoğlu a ajouté: «Les crimes non élucidés recommenceront...». Dans le centre de Diyarbakir, «capitale» du Kurdistan de Turquie, où, le jour du scrutin, les murs portaient encore les traces des combats de la mi-octobre entre jeunes militants kurdes et forces de l’ordre, ces dernières ont été déployées jusqu’à l’intérieur de certains bureaux de vote – une mesure d’intimidation dénoncée par les responsables du HDP. Diyarbakir, mais aussi Cizre et d’autres villes à majorité kurde ont été placés sous un couvre-feu accompagné d’un véritable siège de l’armée pendant parfois dix jours, avec des blindés et des hélicoptères. De mystérieux auxiliaires cagoulés des forces de l’ordre, se nommant eux-mêmes les «Lions d’Allah», ont accompagné aux cris de «Allahu Akbar» les attaques menées contre villes et quartiers kurdes, un comportement évoquant davantage l’organisation islamiste Daech que les forces de police d’un Etat prétendument laïc…

   La campagne n’a donc été «ni juste ni équitable», comme l’a relevé Selahettin Demirtaş, co-président du HDP.

   Après l’annonce des résultats, l’AKP a été prompt à tirer les conclusions, confirmant sa ligne «militariste» envers les Kurdes: «Si le gouvernement doit prendre des mesures envers les Kurdes, ce sera de manière unilatérale, nous n’avons plus besoin du HDP», a déclaré un cadre de la section AKP de Diyarbakir, ajoutant: «A partir de ce soir, il n'y a plus de question kurde en Turquie».

   Cependant, si le HDP a subi un revers, ce n’a pas été une déroute: il a conservé un score de 10,4 %, légèrement supérieur au seuil des 10% nécessaires à une présence au parlement – un seuil institué dans la constitution mise en place après le coup d’Etat de 1980 avec pour unique objectif d’empêcher les Kurdes d’avoir une représentation parlementaire dans le pays. Or, si la représentation parlementaire du HDP est certes descendue de 80 sièges en juin dernier à 59 aujourd’hui, son maintien au parlement dans un contexte aussi défavorable peut être considéré comme un succès marquant la pérennisation de cette nouvelle force politique, à la fois progressiste et représentative de la population kurde, dans le paysage politique turc.

   Dans un contexte aussi violent, il est probable que les députés kurdes nouvellement élus se trouveront comme dans les années 90 en butte aux pressions de toute sorte, et que la victoire de l’AKP ne garantira en réalité aucunement l’absence d’assassinats de militants kurdes.

DIYARBAKIR: L’AVOCAT TAHIR ELÇI ABATTU EN PLEINE CONFÉRENCE DE PRESSE

Samedi 28 novembre, Tahir Elçi, avocat kurde connu, bâtonnier de Diyarbakir, et militant de longue date des droits de l’homme, a été abattu à Diyarbakir d’une balle dans la tête.

Elçi avait voulu tenir une conférence de presse dans Diyarbakir pour appeler l’attention sur les destructions causées par les violences qui se succèdent sans discontinuer depuis quatre mois. Il avait choisi la petite rue du quartier de Sur, la vieille ville murée de Diyarbakir, où se trouve le minaret au quatre piliers de la mosquée de Sheikh Mutahhar, une structure datant de 1500 bien connue dans la ville, et qui avait été endommagée par des tirs lors des affrontements entre jeunes Kurdes et forces de l’ordre. Connu pour sa modération, Elçi se désolait de la tournure que prenait la campagne «anti-terreur» décidée par le gouvernement après les élections de juin et prolongée lors d’une réunion de sécurité dirigée par le Premier ministre le 4 novembre dernier. Dans cet engrenage de violence, de nombreuses villes du Kurdistan de Turquie ont été soumises à couvre-feu, parfois pour des semaines entières, comme Diyarbakir, Hakkari, Mardin, Şırnak ou Van. La semaine précédant la mort d’Elçi, le couvre-feu avait été imposé dans 26 quartiers différents des districts de Hani et Lice dans la province de Diyarbakir. Durant presque deux semaines, la ville de Silvan sous couvre-feu avait vu tanks et snipers de la police traquer les membres du YDG-H, l’organisation de jeunes combattants du PKK, souvent retranchés derrière des barricades et des tranchées… et tirer sur de nombreux civils. Selon l’Association des Droits de l’homme İHD, plus de 100 civils ont été tués depuis fin juillet lors des heurts entre forces de sécurité et militants du PKK.

   Elçi a été abattu alors qu’il venait de dire: «Nous ne voulons pas de heurts, de pistolets et d’opérations dans ce lieu historique». En août dernier, recevant une délégation de journalistes, il avait clairement exprimé son opinion selon laquelle le conflit armé devait rester hors des zones résidentielles. Faisant porter la responsabilité des violences et des destructions aux forces de sécurité comme au PKK, il avait rappelé que la Convention de Genève s’imposait aux Etats comme aux groupes armés. Quatre jours avant son assassinat, il avait signé une déclaration commune avec le bâtonnier de Mardin Çelebi Aras appelant le PKK à quitter les zones résidentielles.

   Si Elçi n’hésitait pas à critiquer la stratégie du PKK, il n’était pas pour autant l’ami de l’Etat. Il avait  représenté devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme des centaines de victimes des forces de sécurité turques, résidents de villages bombardés en 1994, personnes mortes durant leur détention par la police ou l’armée ou victimes de tortures, enfants mutilés par les mines anti-personnel. Il avait remporté de nombreux cas contre la Turquie. Il était également l’avocat de plusieurs journalistes récemment arrêtés, dont le journaliste kurde irakien de Vice News, Mohammed Rasool, toujours emprisonné après l’expulsion de ses collègues britanniques. Après avoir déclaré sur CNN Türk que le PKK était non pas une organisation terroriste mais «un mouvement politique armé recourant parfois à des actions de type terroriste, et qui bénéficie d’un soutien important dans la société», il avait été inculpé par un procureur d’Istanbul pour «propagande terroriste». Arrêté, puis relâché en attente de son procès, il a été assassiné alors qu’il était placé sous contrôle judiciaire et interdit de sortie du pays…

   Les témoins rapportent que des assaillants inconnus ont ouvert le feu vers Elçi et une quarantaine d’autres activistes alors que la conférence de presse prenait fin. La police a échangé des coups de feu avec les assaillants, sans pourtant en blesser aucun. Un policier a été tué et onze personnes blessées dans les échanges de tirs, dont des journalistes et deux policiers, dont un a plus tard succombé à ses blessures. Le bureau du gouverneur de Diyarbakir a déclaré que Elçi avait été tué dans les échanges de tirs, mais son avocat Yunus Murat a quant à lui déclaré que le bâtonnier avait été tué par la police. Le HDP a par ailleurs fait une déclaration incriminant le parti AKP au pouvoir. L’agence de presse officielle Anatolie a déclaré que l’assassinat était le fait du PKK, et le président Erdoğan, déclarant être attristé par la mort d’Elçi, a ajouté: «Cet incident montre que la Turquie a raison d’être déterminée dans sa lutte contre le terrorisme». Cependant, le KCK (Union des Communautés du Kurdistan), une organisation liée au PKK, a condamné le meurtre de Tahir Elçi et déclaré que les vidéos tournées au moment de son assassinat – et qui sont devenues virales sur internet – montrent clairement la responsabilité des policiers, dont l’un recommanderait à l’un des assaillants de s’enfuir avant d’être vu…

   Le lendemain de la mort de l’avocat, plus de 50 000 personnes, y compris des avocats venus de tout le pays, dont le président du Conseil national des barreaux de Turquie, Metin Feyzioğlu, ont suivi son cercueil, qui avait été recouvert du drapeau kurde. Des heurts ont éclaté avec la police. Des manifestations ont également eu lieu à Ankara, Izmir et Istanbul, où la foule en colère a crié «Vous ne pouvez pas nous tuer tous» et «L’Etat doit rendre des comptes». La police a fait usage de gaz lacrymogènes et de canons à eau pour disperser les manifestants. L’ambassade des USA à Ankara a exprimé son choc, qualifiant Elçi de «défenseur courageux des droits de l’homme». La FIDH et Human Right Watch ont exigé une enquête indépendante sur la mort de l’avocat.

   Le quotidien Hürriyet a comparé le meurtre d’Elçi à celui de Vedat Aydın, membre de l'Association des Droits de l'homme İHD et leader du parti pro-kurde de l'époque, le HEP: enlevé chez lui en juillet 1991, Aydın avait été retrouvé mort deux jours plus tard, son corps portant des traces de torture. Ce fut le premier de ces «meurtres par des personnes inconnues» qui ensanglantèrent les tristes années 90. Si cette période a souvent été condamnée par les gouvernants actuels, ceux-ci ne semblent pas avoir réellement cherché à demander des comptes aux responsables: en début de mois, un colonel de gendarmerie à la retraite et sept autres membres des forces de sécurité ont été acquittés des meurtres de 21 Kurdes commis durant cette période…

   Fait troublant dans ce contexte, le HDP avait annoncé quelques jours avant l’assassinat d’Elçi que son co-président Selahettin Demirtaş venait d’échapper à une tentative d’assassinat. Après une journée passée à circuler dans Diyarbakir, ses accompagnateurs avaient trouvé sur la vitre arrière de son véhicule un impact de 3 cm de long, dont le HDP a déclaré qu’il correspondait à une balle tirée juste à hauteur de la tête du passager. La balle n’a pu heureusement traverser la vitre, celle-ci étant blindée. Le bureau du gouverneur de la province de Diyarbakir a déclaré qu’il ne s’agissait pas d’un impact de balle, préférant parler d’«un choc avec un objet très dur», et a précisé que «durant sa présence dans Diyarbakir, Demirtaş avait bénéficié d’une protection policière, et que durant ce moment, il n’y avait eu aucune attaque contre lui ou son véhicule».

   Sommes-nous en train d'assister au début d'une nouvelle période de «meurtres par des personnes inconnues»? Les Kurdes quant à eux, les ont toujours appelés «meurtres par des personnes bien connues», à savoir des tueurs des forces paramilitaires du pouvoir turc.

ERBIL: COMMÉMORATION DE LA MORT DE DANIELLE MITTERRAND

Une cérémonie très émouvante a eu lieu le 23 novembre au centre de conférences d’Erbil pour commémorer le 4e anniversaire de la mort de Danielle Mitterrand.

   Devant une assistance d’un millier de personnes, dont plusieurs ministres, des députés et des diplomates, le Président Massoud Barzani, qui rentrait juste du front du Sinjar, a rappelé le rôle déterminant de Mme Mitterrand dans l’éveil des consciences au drame kurde dans les années 1980 et 1990. «C’est la première fois que je voyais une personne non kurde pleurer sur le sort des Kurdes telle une mère chagrinée par les malheurs de ses enfants», a-t-il témoigné. «C’est pourquoi nous l’appelons la Mère des Kurdes, que nous la déplorons et nous ne l’oublierons jamais», a déclaré Massoud Barzani.

   Le Consul général de France, M. Alain Guépratte, dans une intervention remarquée en français, et en kurde, a parlé de l’histoire, riche en amitiés et émotions, des relations franco-kurdes, et l’excellence de ces relations illustrée par la visite historique du président Hollande à Erbil, et par la coopération, y compris militaire, entre la France et le Kurdistan.

   Invité d’honneur, Gilbert Mitterrand s’est adressé en ces termes à l’auditoire: «Mes chers frères et sœurs, c’est comme cela que je dois vous appeler, puisque nous partageons la même mère». Il a évoqué combien sa mère avait pris à cœur la cause kurde et combien elle en parlait dans les réunions familiales mais aussi devant les personnalités qu’elle rencontrait en sa qualité de Première Dame ou de présidente de France Libertés.

   Prenant ensuite la parole, Kendal Nezan a évoqué les moments les plus marquants de l’engagement de Danielle Mitterrand en faveur des Kurdes pendant près de trente ans: son soutien à la création de l’Institut Kurde dès 1982, l’envoi d’observateurs aux procès des militants kurdes en Turquie dans les années 80, son voyage dans les camps de réfugiés kurdes irakiens de Mardin et Muş en mai 1989, ses voyages à Moscou et à Washington pour sensibiliser Mikhail Gorbatchev et George Bush à la tragédie kurde, son soutien à la conférence internationale d’octobre 1989 à Paris, puis à celle organisée le 27 février 1991 au Sénat américain avec la participation d’éminents sénateurs (Edward Kennedy, John Kerry, Nancy Pelosi, Paul Simon, Clairborne Pell), qui devinrent plus tard les piliers du «lobby» kurde lors de l’exode kurde d’avril 1991. Mme Mitterrand a joué dans cette période un rôle décisif pour que la France prenne une initiative diplomatique visant à sauver ces quelques deux millions de déplacés kurdes. C’est ainsi que la résolution 688 du Conseil de sécurité autorisant la création d’une zone de protection kurde a été adoptée, zone qui a évolué vers l’actuel Kurdistan fédéré. En mai 1991, Mme Mitterrand s’est rendue, via l’Iran, auprès des Kurdes irakiens, pour leur témoigner de sa sollicitude et leur apporter une aide humanitaire importante délivrée par un véritable pont aérien. Sa Fondation, en coopération avec l’Institut Kurde, a aussi imprimé à l’Imprimerie Nationale plus de 300 000 manuels scolaires en kurde, et payé le salaire des instituteurs pour assurer la rentrée scolaire de 1991.

   Un an plus tard, en juillet 1992, elle s’est rendue au Kurdistan en compagnie de Bernard Kouchner, alors Secrétaire d’Etat à l’action humanitaire, pour assister à la séance d’ouverture du Parlement du Kurdistan qui venait d’être élu afin de contribuer à le faire connaître et à le légitimer. Au cours de ce voyage, sur la route de Halabja, son convoi a été visé par un attentat et plusieurs pechmergas assurant sa sécurité ont été tués, mais elle a annoncé qu’elle ne renoncerait pas à revenir au Kurdistan.

   En juillet 1994, à sa demande, le Président Mitterrand a invité des délégations de deux partis kurdes, PDK et UPK, engagés dans des affrontements fratricides, à des pourparlers de paix à Rambouillet. L’accord ainsi obtenu a permis une longue trêve. Il fut repris et finalisé en 1997 par la Secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright qui en faisant octroyer au Kurdistan 13% des recettes de la vente du pétrole irakien vendu dans le cadre du programme «Pétrole contre nourriture» a permis de stabiliser la réconciliation inter-kurde sur des bases économiques solides.

   Kendal Nezan a également rappelé le voyage d’octobre 2002 de Danielle Mitterrand à Erbil pour la session du Parlement réunifié et son voyage ultime en octobre 2009 où après avoir inauguré des écoles portant son nom à Erbil et à Suleimanieh, elle s’est adressée au Parlement du Kurdistan pour délivrer un discours retransmis à la télévision qui a eu valeur de testament politique.

   Le président de l’institut a aussi brièvement rappelé que Mme Mitterrand a également beaucoup fait pour internationaliser l’affaire des députés kurdes, dont Leyla Zana, emprisonnés en février 1994 à Ankara pour délit d’opinion. La résistance kurde iranienne a elle aussi bénéficié de son soutien constant, notamment lors du rapatriement et de l’enterrement à Paris des dépouilles des dirigeants kurdes iraniens assassinés à Vienne (juillet 1989) et à Berlin (septembre 1992).

   Enfin, pour conclure, K. Nezan a souligné combien Mme Mitterrand était, tant en France qu’à l’international, identifiée à la cause kurde. Elle a sensibilisé à cette cause, entre autres, des personnalités comme Nelson Mandela, le Dalaï Lama et Lula. A telle enseigne que, lors du dîner organisé en juin 1994 pour le 50e anniversaire du Débarquement allié en Normandie, le Président Clinton lui a dit: «Madame, parlez-moi des Kurdes. C’est pour moi une chance de pouvoir m’instruire auprès d’une grande connaisseuse comme vous». Et pendant 1 h 30, la conversation entre les deux couples présidentiels a porté sur la question kurde!

   Un documentaire d’une quinzaine de minutes a illustré et complété les moments forts de cet engagement, avec de larges extraits de son discours-testament devant le parlement du Kurdistan. Ensuite le Secrétaire général de France Libertés a rappelé les actions actuelles de sa Fondation auprès du peuple kurde. Puis il a remis le Prix Danielle Mitterrand, décerné aux pechmergas, combattants de la liberté du peuple kurde, à une femme, capitaine des forces spéciales kurdes.

   La cérémonie, retransmise sur trois chaînes de télévision kurde, s’est terminée par l’élégie émouvante composée pour Danielle Mitterrand par Şivan Perwer, dont la Fondation était à l’initiative de cette cérémonie avec le soutien du Gouvernement du Kurdistan.

IRAN: VAGUE DE RÉPRESSION APRÈS L’ACCORD SUR LE NUCLÉAIRE

Le 19 novembre, le Festival de Cinéma de San Sebastián en Espagne (Zinemaldia) a pris la mesure inhabituelle de faire connaître publiquement par un communiqué sa condamnation d’une décision de justice, exprimant ainsi la solidarité de ses participants avec la personne condamnée. Il s’agit en l’occurrence du metteur en scène kurde d’Iran Kaiwan Karimi, âgé de 30 ans, qui avait participé il y a deux ans à une édition antérieure de ce festival avec son court-métrage Zan va shohar karegar (Les aventures du couple marié). Cette prise de position fait suite à la condamnation le 13 octobre dernier du jeune metteur en scène à six ans de prison et 223 coups de fouet par un juge de la 28e section du Tribunal révolutionnaire de Téhéran.

   «Le Festival de San Sebastián tient à exprimer son opposition catégorique à la condamnation décidée par le Tribunal révolutionnaire iranien à l’encontre du réalisateur kurde Keywan Karimi», se lit le communiqué.

   Né à Baneh, au Kurdistan d'Iran en 1985, Karimi a obtenu une licence de communication à la faculté de sciences sociales de l'université de Téhéran. Ses documentaires et films de fiction, plusieurs fois récompensés, comportent fréquemment une dimension touchant à la recherche sociologique, comme son documentaire de 18 mn Frontières brisées, réalisé en 2011, qui rapporte la vie de contrebandiers kurdes iraniens traversant la frontière entre Kurdistan d'Iran et d'Irak. On sait que la division politique et le manque de développement du Kurdistan donnent une importance économique particulière à la contrebande, qui avait déjà fourni en 2000 le thème d’un film à Bahman Ghobadi avec Un Temps pour l'ivresse des chevaux. Frontières brisées a été présenté entre autres au Festival de cinéma de Sofia en mars dernier, et au 7e festival de cinéma kurde de Londres en novembre 2011.

   Le juge Muhammad Moghise a accusé Karimi d'avoir «insulté les valeurs partagées» et fait la propagande des «relations illicites» ainsi que du «contact par le baiser». Karimi, qui a pu contacter par téléphone une télévision kurde irakienne et une agence de presse, a nié les accusations dont il fait l'objet: «J'ai fait un film sur le gouvernement, la situation sociale, les graffitis muraux et les ouvriers», a-t-il déclaré. Selon l'avocat de Karimi, Amir Raisyan, son client a été en fait condamné pour une scène de baiser entre un couple marié qui se trouvait dans le synopsis de son film, mais n'a finalement pas été tournée en raison du refus de l'actrice concernée. «On ne peut pas punir quelqu'un pour quelque chose qui ne s'est pas produit», a ajouté Raisyan. Mais la cour a aussi utilisé contre Karimi des scènes d'un de ses films précédents, un documentaire appelé Diwar (Mur), qui traite des graffitis urbains, pour l’accuser de propagande contre le système politique.

   Karimi a fait appel de sa condamnation et se trouve actuellement en liberté surveillée. Il est pessimiste quant au traitement de son appel par la cour. Il est vrai que le contexte est inquiétant: son arrestation semble faire partie d’une vague générale de répression contre intellectuels, artistes et journalistes. Ainsi quelques jours après le communiqué de Zinemaldia, le 22 novembre, le journaliste Irano-américain Jason Rezaian, qui travaillait pour le Washington Post depuis 2012, a été condamné pour espionnage à une peine de prison qui n’a pas été indiquée, après avoir été incarcéré durant 488 jours.

   A peu près au même moment que Karimi, les poètes iraniens Fatemah Ekhtesari et Mehdi Moussavi ont été condamnés respectivement à 11,5 ans et 9 ans de prison et à 99 coups de fouet chacun. Début novembre, le journaliste indépendant Isa Saharkhiz, ancien vice-ministre de l’information sous le président Khatami, a été arrêté chez lui et inculpé d’ «insulte au Leader Suprême, l’Ayatollah Ali Khamenei, et de propagande contre le régime». Ehsan Mazandarani, directeur du journal Farikhtegan, a également été arrêté.

   «Ma condamnation est un message envoyé à la communauté artistique iranienne, a déclaré Karimi, que rien n’a changé après l’accord sur le nucléaire».

   Il est fréquent en Iran qu’un prisonnier attende très longtemps son procès derrière les barreaux avant d’être condamné sans même pouvoir accéder au verdict. Ainsi un autre prisonnier politique kurde, Shahram Ahmadi, arrêté en avril 2009 à Sanandaj, capitale de la province du Kordestan, a passé presque trois ans en détention en attendant d’être jugé. Il n’a pu rencontrer un avocat que juste avant son procès, tenu en octobre 2012, et a été finalement condamné à mort en 5 mn pour «hostilité envers Dieu» (moharebeh). Son frère Bahram, alors âgé de 17 ans, arrêté quatre mois après lui et condamné à mort en même temps que neuf autres Kurdes d’Iran de religion sunnite, a quant à lui été exécuté le 27 décembre 2012. Shahram ayant fait appel, la Cour Suprême a annulé sa première condamnation et a renvoyé le cas devant… la 28e section du Tribunal révolutionnaire de Téhéran, qui l’a de nouveau condamné à mort. Sa seconde condamnation vient d’être confirmée mi-octobre par la Cour Suprême, sans même qu’il puisse obtenir une copie du verdict pour savoir exactement quelles sont les accusations portées contre lui. Accusé d’appartenir à un groupe salafiste, Shahram a en fait été arrêté au cours d’une vague d’interpellations de musulmans sunnites, majoritairement des Kurdes, qui s’est déroulée entre 2009 et 2010: arrêté sur le chemin de son domicile par les Gardiens de la Révolution, blessé par balle et tabassé avant d’être emmené à l’hôpital pour y être interrogé, Ahmadi dit avoir été régulièrement torturé pour le forcer à «avouer».

   Amnesty International a appelé à envoyer avant le 8 janvier des courriers demandant l’annulation de la sentence de mort de Shahram Ahmadi au Guide Suprême Ali Khamenei et au Ministre de la justice l’Ayatollah Sadegh Larijani.

SOCIÉTÉ: LA PLACE DES FEMMES ET LA LÉGISLATION

Le 16 du mois, la commission des femmes du «canton» de Kobanê, au Kurdistan de Syrie, a annoncé avoir voté des lois interdisant la polygamie, le mariage précoce des jeunes filles et les «mariages croisés», dans lesquels un homme obtient la main d’une jeune fille et consent à donner en mariage sa sœur au frère de sa promise. Le territoire de Kobanê, comprenant la ville elle-même et une centaine de villages alentours, constitue l’une des trois divisions administratives autonomes du Kurdistan de Syrie, ou Rojava (littéralement, «Occident», signifiant le Kurdistan occidental), instituées par les Kurdes de Syrie en 2013, et que l’on traduit habituellement par «cantons». Les deux autres cantons du Rojava sont, à l’est, la Djéziré, correspondant au nord du «bec de canard» oriental de la Syrie, frontalier de l’Irak, avec à la frontière turque la ville de Qamishli (Qamishlo en kurde) et au sud la ville de Hassaké. A l’ouest, un troisième «canton» correspond à la région et à la ville d’Afrine, situées au nord-ouest d’Alep et adossés à la frontière de la province turque du Hatay (ancien Sandjak d’Alexandrette), qui court dans cette région selon une ligne nord-sud.

   Le canton de Kobanê est le second canton du Rojava à adopter des lois protégeant les droits des femmes, celui de la Djéziré ayant déjà adopté des lois semblables il y a juste un an, en novembre 2014. Outre l’interdiction de la polygamie, les nouvelles lois spécifient l’égalité des femmes et des hommes au travail, ce qui inclut en premier lieu l’égalité des salaires. Par ailleurs, les femmes doivent avoir atteint 18 ans pour se marier, et ne peuvent pas être données en mariage contre leur volonté. Enfin, le décret spécifie que les femmes ont la même possibilité que les hommes de porter témoignage devant un tribunal.

   Toutes ces dispositions ne peuvent que constituer une déclaration d’opposition radicale à l’idéologie discriminatoire de l’organisation terroriste Daech, dont on sait qu’elle n’hésite pas à marier les femmes de force, à utiliser les femmes considérées comme «incroyantes» en tant qu’esclaves sexuelles, et à assassiner purement et simplement les femmes trop âgées pour occuper cette fonction. De nombreuses fosses communes de femmes yézidies trouvées au Sinjar après la reprise à Daech de cette région témoignent de cette pratique ignoble. L’organisation terroriste djihadiste applique par ailleurs quant aux femmes des principes juridiques hérités de la période médiévale de l’islam, notamment pour ce qui est des témoignages et des parts d’héritage. En contraste, les lois adoptées par les Kurdes en Djéziré et à Kobanê spécifient également l’égalité des femmes pour ce qui est de la transmission des biens par héritage.

   Face aux inégalités dont sont victimes les femmes dans une société kurde encore très marquée par les pratiques et le pouvoir patriarcaux, les décisions juridiques de cet ordre et les initiatives de la société civile jouent un rôle important pour engager une évolution, et, à côté des lois qui se mettent progressivement en place dans les différents cantons du Rojava, on peut donner plusieurs autres exemples de la façon dont les Kurdes s’inscrivent dans cette dynamique.

   Ainsi en Turquie, le seul parti à être dirigé par deux co-présidents homme et femme, M. Selahettin Demirtaş et Mme Figen Yuksekdag, est précisément le HDP, parti à la fois représentant politique de la communauté kurde dans le pays, mais également devenu depuis quelque temps le représentant de diverses autres minorités (parfois non-ethniques, comme les minorités d’orientation sexuelle), une orientation s’articulant avec des valeurs «progressistes». Au-delà de l’institution d’une co-direction au sommet, ce qui est sans doute plus important est que le HDP a été, pour le scrutin de novembre comme pour le précédent, tenu en juin dernier, le seul à présenter systématiquement dans toutes les circonscriptions des binômes constitués d’un candidat et d’une candidate. Il est probable que cette pratique, comme cette volonté d’élargir les thèmes d’intervention politique par rapport à ceux des partis «pro-kurdes» précédents, aient contribué au maintien du HDP au parlement d’Ankara, en lui apportant un élargissement de sa base électorale.

   Au Kurdistan d’Irak, l’action pour la défense de l’égalité des droits des femmes s’est ce mois-ci insérée dans la campagne mondiale des Nations Unies organisée suite à la «Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes», le 25 novembre. Les Nations Unies avaient engagé à mener une campagne de 16 jours, du 25 novembre au 10 décembre («Journée des Droits de l'Homme»), «16 jours d'activisme contre la violence sexiste». Au Kurdistan, cette campagne a commencé par une conférence à laquelle ont participé des membres du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) ainsi que des ONG. La secrétaire du Haut Conseil des Affaires des Femmes, Pakhshan Zangana, a déclaré que ce processus devait être mené chaque jour et pas seulement lors d’une journée annuelle, et a insisté sur la situation des femmes yézidies affectées par le conflit avec l’organisation djihadiste Daech: «Notre priorité est de leur apporter une aide psychologique» a-t-elle déclaré. Concernant la société du Kurdistan d’Irak en général, elle a ajouté qu’en dépit du travail accompli, les statistiques montraient malheureusement une quantité encore trop élevée de mariages forcés, de mariages de petites filles, et de violences sexuelles, en mentionnant que les personnes déplacées suite à la guerre avec Daech qui se trouvaient à présent dans des camps situés au Kurdistan étaient particulièrement vulnérables à ce type de violence. Le premier ministre du GRK, Nechirvan Barzani, qui a également participé à l’ouverture de la conférence, a insisté dans son intervention sur le fait que, bien que les violences de genre aient diminué, elles n’avaient pas suffisamment régressé pour que l’on puisse se déclarer satisfait.

   Une autre conférence, organisée dans le cadre du festival culturel «Galawêj», organisé chaque année à Sulaymaniya, s’est tenue le 22 novembre dans cette ville du Kurdistan d’Irak sous le titre «Femmes sur la ligne de front: entre victimes, représentation, participation politique et lutte contre le terrorisme». Dirigée par Nazand Begikhani, poétesse reconnue, défenseure des droits humains et chercheuse universitaire sur les questions de genre, cette conférence a permis un débat auquel ont participé entre autres la sociologue française Juliette Minces, l’écrivaine féministe Sophie Mousset, auteure d’une biographie et de quatre pièces de théâtre sur la révolutionnaire Olympe de Gouges, et la chercheuse britannique Gill Hague, co-auteur avec Nazand Begikhani, Aisha Gill et Kawther Ibraheem d’un rapport de novembre 2010 sur la violence et les crimes d’honneur au Kurdistan d’Irak et dans la diaspora kurde au Royaume-Uni (en anglais, Honour-based violence and honour-based killings in Iraqi Kurdistan and in the Kurdish diaspora in the UK, disponible sur le site de l’université de Bristol).

   Les féministes continuent au Kurdistan d’Irak à lutter contre ces crimes, dont beaucoup ne donnent encore jamais lieu à un procès, l’affaire étant «réglée» par des arrangements tribaux. Ceci explique qu’on ne puisse se contenter de changements législatifs, même si ceux-ci demeurent indispensables. Ainsi le parlement kurde d’Irak a-t-il modifié dans les deux dernières années pour le territoire administré par le GRK plusieurs lois irakiennes datant du régime de Saddam Hussein porteuses de discrimination à l’encontre des femmes, notamment certaines lois qui faisaient bénéficier les auteurs de crimes d’honneur de circonstances atténuantes.

   Pour la première fois, le Festival «Gelawêj» remettait un «Prix de l’Égalité de Genre», et a choisi de l’attribuer à Nazand Begikhani. Celle-ci a remercié dans les médias le Festival pour ce prix, qu’elle a choisi de considérer non pas comme une récompense personnelle, mais «comme la reconnaissance de la lutte des femmes kurdes contre l’oppression sociale et politique, alors qu’elles combattent le terrorisme et les jihadistes d’ISIS [Daech] au Moyen Orient.» Elle a ajouté: «Il y a un changement dans la mentalité collective des Kurdes et des signes de progrès menant à la liberté, l’égalité de genre et la justice sociale à l’intérieur des communautés kurdes. Les femmes du Kurdistan ont déjà accompli beaucoup jusqu’à présent, mais nous avons encore beaucoup de chemin à faire.»