Les derniers événements en Turquie montrent à quel point toute expression de désaccord avec la politique de plus en plus autoritariste menée par le président Erdoğan est immédiatement montrée du doigt et qualifiée de trahison. Il n’est d’ailleurs même plus nécessaire d’exprimer son opposition pour se mettre en danger : dans la présente atmosphère de tension paranoïaque, toutes les personnes représentant un risque potentiel pour le pouvoir de M. Erdoğan risquent de graves ennuis.
Ainsi, le 6 du mois, le procès de Fethullah Gülen s’est ouvert à Istanbul, en l’absence du principal accusé, qui vit depuis quinze ans aux Etats-Unis. Âgé de 74 ans, cet imam influent, fondateur d’une confrérie possédant un vaste réseau d’ONGs, d’écoles, d’entreprises et d’organes de presse, est accusé de « haute trahison » et le procureur d’Istanbul a requis contre lui la prison à vie. 66 co-accusés se trouvaient quant à eux bien là, pour la plupart d’anciens policiers – dont deux chefs de la police – accusés d’appartenir à une organisation armée, et qui risquent de sept à trois cent trente ans de réclusion…
Longtemps allié au réseau Gülen, Erdoğan s’est brouillé avec la confrérie après que des accusations de corruption portées en 2014 contre plusieurs ministres AKP et son propre fils aient fait vaciller son pouvoir. Convaincu que ces accusations avaient été téléguidées par Gülen, Erdoğan est parti en guerre contre lui. 1 800 personnes soupçonnées de faire partie de son « réseau » ont été arrêtées depuis 2014 et près de 300 d'entre elles attendent leur procès en prison. Le gouvernement turc tente (jusqu’à présent sans succès) d’obtenir des Etats-Unis l’extradition de l’imam.
Autre exemple, l’enquête criminelle ouverte le 11 par les procureurs pour « propagande terroriste » contre une émission de télévision de Kanal D, le « Beyaz Show » ! Pourquoi ? Parce qu’une auditrice de Diyarbakir a appelé durant l’émission pour tenter de tirer la sonnette d’alarme sur le coût humain de la campagne militaire actuellement menée au Kurdistan de Turquie. Risquant de perdre son emploi, confronté aux menaces des nationalistes, le présentateur du programme a dû s’excuser publiquement.
Mais la cible principale de la vindicte de M. Erdoğan durant le mois de janvier a été le groupe des 1 128 universitaires de 89 universités, à la fois turcs et étrangers, qui ont osé signer le 11 un appel intitulé « Nous ne serons pas complices de ce crime », qui dénonce la politique de violence indiscriminée du pouvoir dans la région kurde du pays. Cet appel, signé à l’étranger par entre autres le linguiste américain Noam Chomsky et le philosophe slovène Slavoj Zizek, demande la fin de la campagne militaire dans le Sud-Est et la reprise des négociations avec le PKK afin de trouver une solution pacifique à la question kurde. On le trouvera reproduit ci-dessous.
Nous ne serons pas complices de ce crime !
Nous, enseignants-chercheurs de Turquie, nous ne serons pas complices de ce crime !
L’État turc, en imposant depuis plusieurs semaines le couvre-feu à Sur, Silvan, Nusaybin, Cizre, Silopi et dans de nombreuses villes des provinces kurdes, condamne leurs habitants à la famine. Il bombarde avec des armes lourdes utilisées en temps de guerre. Il viole les droits fondamentaux, pourtant garantis par la Constitution et les conventions internationales dont il est signataire : le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, l’interdiction de la torture et des mauvais traitements.
Ce massacre délibéré et planifié est une violation grave du droit international, des lois turques et des obligations qui incombent à la Turquie en vertu des traités internationaux dont elle est signataire.
Nous exigeons que cessent les massacres et l’exil forcé qui frappent les Kurdes et les peuples de ces régions, la levée des couvre-feux, que soient identifiés et sanctionnés ceux qui se sont rendus coupables de violations des droits de l’homme, et la réparation des pertes matérielles et morales subies par les citoyens dans les régions sous couvre-feu. A cette fin, nous exigeons que des observateurs indépendants, internationaux et nationaux, puissent se rendre dans ces régions pour des missions d’observation et d’enquête.
Nous exigeons que le gouvernement mette tout en œuvre pour l’ouverture de négociations et établisse une feuille de route vers une paix durable qui prenne en compte les demandes du mouvement politique kurde. Nous exigeons qu’à ces négociations participent des observateurs indépendants issus de la société civile, et nous sommes volontaires pour en être. Nous nous opposons à toute mesure visant à réduire l’opposition au silence.
En tant qu’universitaires et chercheurs, en Turquie ou à l’étranger, nous ne cautionnerons pas ce massacre par notre silence. Nous exigeons que l’Etat mette immédiatement fin aux violences envers ses citoyens. Tant que nos demandes ne seront pas satisfaites, nous ne cesserons d’intervenir auprès de l’opinion publique internationale, de l’Assemblée nationale et des partis politiques.
(Texte traduit en plusieurs langues sur le site Kedistan,http://www.kedistan.net/2016/01/05/baris-paix-peace-asiti-kurdistan/ ainsi que sur plusieurs blogs francophones)
Cet appel des universitaires a été publié le 11, soit la veille de l’attentat-suicide de Sultanahmet à Istanbul. Une heure après cet attentat, M. Erdoğan a fait montre à la télévision ce que l’Express a qualifié sur son site d’ « étrange réaction », se demandant même si le président turc « perdait les pédales ». Prenant la parole à propos de l’attentat, Erdoğan l’a immédiatement attribué à Daech, avant d’« évacuer » de ses propos en moins d’une minute l’organisation djihadiste et de concentrer des attaques furieuses sur les rebelles kurdes du PKK et… sur les signataires de l’appel « Nous ne serons pas complices de ce crime ! ». Apparemment littéralement mis en rage par ce texte, le président turc qualifié ses signataires de « pseudo-intellectuels » et de « traîtres à la patrie », appelant pendant plus d’une demi-heure à déclencher contre eux une véritable chasse aux sorcières.
M. Erdoğan ne perd assurément pas les pédales quand ses projets de pouvoir sont en jeu. Il est vraisemblable qu’il a délibérément choisi de « mettre le projecteur » sur l’appel des universitaires afin de détourner l’opinion turque de la question délicate des rapports de la Turquie avec Daech et de réorienter le débat autour de la question du soutien à son gouvernement – et par voie de conséquence à son projet de régime présidentiel. Ces attaques brutales contre ses critiques lui ont permis de renouveler sa politique de la main tendue aux ultranationalistes afin d’obtenir leur soutien pour son projet.
Ainsi l’ultranationaliste Sedat Peker, par ailleurs chef maffieux déjà condamné sur des charges de crime organisé, exemple caractéristique du ralliement d’une partie de la mouvance fasciste turque à l’actuel chef de l’Etat, a publié sur son site web une déclaration annonçant que les signataires de cette déclaration devraient payer celle-ci de leur sang. Les qualifiant de « soi-disant intellectuels », dans des termes rappelant ceux utilisés par le président Erdoğan, Peker a ajouté : « Vous devriez remercier la police et les militaires que vous avez tenté de discréditer. Si ces terroristes réussissent dans leur mission de provoquer l’échec de l’Etat des Musulmans Turcs, alors viendront pour vous des moments de frayeur. Alors la cloche sonnera pour vous tous. Je voudrais le répéter : nous ferons couler votre sang et nous nous baignerons dans votre sang ! ». Sedat Peker s’était déjà fait remarquer avant les élections de novembre dernier dans des discours de soutien au parti de M. Erdoğan où il avait mélangé les références islamistes et fascistes, notamment lors d’un meeting à Rize où il avait déclaré que « Le sang [allait] couler en abondance ».
En parallèle, journaux et sites web proches du pouvoir ou nationalistes ont publié les noms des signataires « traîtres » ; le journal Yeni Şafak a titré sur « Les Complices du PKK ». Certains ont été suspendus de leur poste par leur université, comme Latife Akyuz, maître de conférences de sociologie à l’université de Duzce. Le YÖK (Conseil turc de l’Enseignement supérieur), abandonnant toute apparence de neutralité, a pris des mesures disciplinaires contre d’autres. Plusieurs ont été harcelés par des étudiants ultranationalistes, ont reçu des menaces de mort, ont vu la porte de leur bureau marquée de signes de reconnaissance. Des photos ont commencé à circuler sur les médias sociaux avec la légende « Terroriste du PKK ». Des signataires effrayés ont retiré leur signature ou se sont cachés.
Si le chef procureur d’Ankara a selon le quotidien Hurriyet lancé une enquête sur Peker suite à une plainte déposée contre lui par une association d’avocats, d’autres procureurs, obéissant ceux-là aux consignes du « Sultan », ont lancé précisément contre ces universitaires menacés par Peker des enquêtes pour « propagande terroriste », « incitation à la haine », et « insultes aux institutions turques et à la République ». Selon l’agence Anatolie, 12 chercheurs de l’université Kocaeli ont été arrêtés lors de raids de la police à leur domicile tôt le matin du 15. Au total 21 universitaires ont fait ce jour-là l’objet de tels raids suivis de garde à vue.
Cette répression a provoqué de nombreuses réactions en Turquie comme à l’étranger. Dès le 14, 558 intellectuels, notamment écrivains et metteurs en scène, ont publié leur propre déclaration : « De tout notre cœur, nous soutenons l’appel des universitaires pour la paix. […] Nous refusons de voir la liberté d’expression limitée. […] Sans aucune réserve, nous refusons de participer à ce crime. Nous soutenons l’initiative “Universitaires pour la Paix” ». Le même jour, l’Union des Chambres d’Ingénieurs et d’Architectes et l’Union des Docteurs ont également fait une déclaration commune de soutien aux universitaires inculpés. Le 15, 2 000 avocats ont signé une déclaration dans laquelle ils s’engagent à se tenir aux côtés des universitaires inculpés aussi bien dans les tribunaux que dans les rues. 30 000 étudiants ont signé leur propre texte de soutien aux universitaires incriminés. Enfin, depuis le début des inculpations, des milliers de Turcs supplémentaires ont courageusement exprimé leur soutien en signant à leur tour la pétition incriminée : le 18, on était à 2 200 signataires.
Les mesures du YÖK contre certains signataires ont été condamnées par son homologue français, la Conférence des Présidents d’Université. L’ambassade des Etats-Unis a caractérisé dans un twit les arrestations comme « effrayantes », ajoutant : « Exprimer de l’inquiétude quant à la violence n’est pas équivalent à soutenir le terrorisme. La critique du gouvernement n’est pas de la trahison ». L’Association des Etudes Moyen-Orientales, représentant 3 000 chercheurs, a accusé le gouvernement turc de manquer à son devoir de protection de la liberté d’expression inscrit dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme.
Le 15, Erdoğan a poursuivi ses attaques, qualifiant les signataires de « méprisables » et de « cruels » : « Les personnes qui sont [solidaires] avec ceux qui commettent des crimes sont elles-mêmes coupables des mêmes crimes ». […]« Le fait qu’ils aient un titre quelconque devant leur nom, professeur, maître de conférences ou quoi que ce soit, n’en fait pas des gens éclairés, ce sont des gens profondément sombres ». […] « J’ai invité toutes les institutions judiciaires et administrations des universités à prendre immédiatement les mesures nécessaires face à leur violation de la Constitution et de nos lois. Ceux qui veulent faire de la politique, ils peuvent le faire au Parlement. S’ils ne le peuvent pas, alors ils peuvent aller creuser des tranchées ou aller dans la montagne [rejoindre la guérilla] ». Le 20, le Président turc, décidément intarissable, s’est livré à de nouvelles attaques lors d’une de ses habituelles conférences de presse tenues dans son palais devant des journalistes, et des politiciens locaux acquis à sa cause : « Alors vous croyez que vous pourrez essayer de briser l’unité de la Nation et continuer à vivre des vies confortables avec le salaire que vous recevez de l’Etat et ne pas subir les conséquences [de vos actes ] ? Cette période est terminée », a-t-il déclaré.
Aux commentateurs qui leur reprochaient d’avoir dans leur pétition concentré leurs attaques sur l’Etat sans mentionner les responsabilités du PKK, les signataires ont répondu qu’ils élisaient les responsables de l’Etat et non ceux du PKK, que le gouvernement était sensé protéger ses propres citoyens et que c’était donc à lui qu’ils avaient à demander des comptes, d’autant plus que c’était l’Etat lui-même qui avait initié le processus de paix et qui l’avait ensuite rompu.
L’Institut Kurde appelle les lecteurs de son Bulletin à soutenir les universitaires menacés en faisant connaître la pétition autour d’eux, en initiant ou en s’associant à des initiatives de soutien au niveau local ou dans leur institution. Ils peuvent aussi envoyer directement un message de soutien à l’adresse info@barisicinakademisyenler.net (le pouvoir AKP a comme à son habitude censuré le site web de la pétition, mais les mails envoyés à cette adresse y parvenaient toujours au 12 janvier).
Durant le mois de janvier, les Kurdes de Syrie et leurs alliés au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS) ont continué à se montrer les adversaires les plus redoutables des groupes islamistes ou djihadistes. Le 1er, quelques jours après avoir repris à Daech le barrage de Tichrine au nord de Raqqa, tenu par les djihadistes depuis 2014, ils ont aussi plus à l’ouest, au nord de la province d’Alep, avancé vers Azaz en reprenant au front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaïda) et aux salafistes d’Ahrar Al-Sham le village de Tanab. Rappelons qu’à peine créées en octobre, les FDS avaient repris à Daech 200 villages dans la province de Hassaké et que selon les militaires américains, elles ont chassé en six semaines les djihadistes de près de 1000 km² de territoire syrien.
Ces victoires des FDS n’ont pas fait que des heureux. La Turquie semble plus inquiète de la présence à sa frontière sud des Kurdes du PYD (Parti de l’unité démocratique) que de celle de Daech, qui au 3 janvier, contrôlait encore une partie de la frontière syro-turque entre Raqqa et Jerablous sans susciter de réaction notable de sa part… Selon le journal Hürriyet, les militaires turcs ont profité le 7 de la visite à la base d’Incirlik d’un haut responsable militaire américain pour lui exprimer leur inquiétude concernant la tentative des Kurdes de Syrie de « créer un corridor kurde » au nord du pays et de « changer la structure démographique de la région en leur faveur ». Après l’intégration récente de la ville kurde de Girê Spî (Tell Abyad) à l’administration du Rojava, ce sont les tentatives du PYD pour traverser l’Euphrate et ainsi pénétrer dans le « corridor Jerablous-Azaz » qui inquiètent la Turquie.
Au plan international, le grand jeu diplomatique entre les parties syriennes et les pays impliqués dans le conflit s’est engagé pour participer dans les meilleures conditions possibles aux pourparlers « Genève III » prévus à partir du 25 janvier. Les Kurdes sont demeurés exclus de ces discussions préparatoires. Déjà, en décembre dernier, les FDS n’avaient pas été invitées à la réunion de Riyad en Arabie Saoudite qui avait abouti à la création d’un « Haut Comité des Négociations » (HCN), approuvé par l’Arabie Saoudite et… la Turquie. En réponse, les FDS avaient créé sur le sol syrien, à Hassaké, leur propre Conseil démocratique syrien (CDS), devant servir de représentation politique à leur alliance militaire.
Le 9, le Ministre syrien des affaires étrangères, Walid Al-Moualem, a déclaré que son gouvernement était prêt à participer aux pourparlers, tandis que le HCN posait comme condition à sa propre participation l’arrêt des bombardements gouvernementaux sur les civils.
Deux jours plus tard, le 11, le PYD Kurde, le parti assyrien de l’Union Syriaque et le PDK-S, (autre parti kurde de Syrie, proche du PDK irakien) ont décidé de suspendre leur participation au Comité de coordination nationale pour le changement démocratique (CCN) qui regroupe une grande partie de l’opposition syrienne, et dont le PYD était pourtant membre fondateur. Un haut responsable du PYD, Sihanouk Dibo, a expliqué que la raison principale pour cette décision était que la majorité des membres du CCN avait désigné les YPG et YPJ kurdes et les FDS comme des organisations terroristes. Nul doute que la Turquie, qui joue un rôle important de soutien à cette partie de l’opposition syrienne, se soit trouvée à la manœuvre pour « inciter » les membres du CCN à prendre cette position.
Le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu l’a dit et répété tout au long du mois de janvier : « Nous ne reconnaissons comme opposition que la coalition nationale syrienne. » (c’est-à-dire le HCN « sponsorisé » par Riyad avec le soutien de la Turquie, autre puissance « très sunnite »). Et d’ajouter : « Si d’autres veulent s’asseoir à la table, ils peuvent se placer du côté du régime ». Le ministre des Affaires étrangères turc, Mevlut Cavusoğlu, a encore prévenu le 25 contre toute participation kurde aux pourparlers sur la Syrie organisés par l’ONU, la Turquie ayant même menacé de les boycotter si le PYD y participait en tant qu’opposition. Davutoğlu a de nouveau déclaré le 26 : « Nous sommes catégoriquement opposés à ce que le PYD et les YPG, qui oppriment les Kurdes, soient à la table [des négociations]. » « Le PYD, qui coopère avec le régime, ne peut pas représenter la juste lutte du peuple syrien ». Le porte-parole du HCN créé à Riyad, Mohammed Allouch – par ailleurs lui-même membre de l’organisation islamiste Jaysh Al-Islam, « Armée de l’Islam » – a pris fin janvier la même position à l’égard du PYD et des FDS, déclarant que la place de leur représentants à Genève III était « avec le régime ». La délégation « officielle » de l’opposition syrienne a même été jusqu’à publier une déclaration écrite critiquant la Russie pour ses tentatives « d’imposer la présence du PYD et de ses alliés ».
Dans sa réponse, Salih Muslim, co-président du PYD, s’est situé sur le terrain semble-t-il quelque peu oublié de la laïcité, en rétorquant que : 1- la manière de penser de Jaysh Al-Islam « était la même que celle de Daech » et que 2- l’acceptation par la plate-forme de l’opposition soutenue par Riyad « de l’idée d’un califat islamique était inacceptable ». Passant ensuite sur le terrain du pragmatisme, il a prédit que si les FDS et les Kurdes n’étaient pas représentés à ces négociations, celles-ci étaient condamnées à échouer – comme « Genève I » et « II ».
Si la Turquie demeure férocement opposée à la présence des Kurdes du PYD à Genève, la Russie ne fait pas mystère quant à elle de son soutien aux FDS. Dès septembre dernier, Vladimir Poutine avait déclaré que « les seules forces luttant contre Daech en Syrie étaient celles d’Assad et les Kurdes… » et le 26 janvier, Sergueï Lavrov a fait une déclaration très similaire à celle de Muslim : « Sans ce parti (le PYD), les discussions ne pourront pas aboutir à ce que nous recherchons, une solution politique définitive pour la Syrie. »
Les Kurdes bénéficient aussi indirectement des relations pour le moins exécrables entre Russes et Turcs : depuis qu’en novembre dernier un avion de la chasse russe a été abattu par des appareils turcs, la Russie aurait (en manière de rétorsion ?) augmenté son soutien aux Kurdes. Ainsi, ses avions se sont coordonnés avec les YPG pour soutenir leur avance dans la partie ouest de la région de cette ville, coupant la route de ravitaillement de plusieurs groupes rebelles soutenus par la Turquie.
Par ailleurs, suite à la perte de leur appareil, les Russes ont installé dans la région des défenses antiaériennes qui concourent de fait à protéger les Kurdes contre des frappes aériennes turques. Il est intéressant de remarquer que cette nouvelle protection a certainement aidé les Kurdes à repousser Daech davantage vers l’ouest, ce qui met en lumière à quel point la Turquie est prête à jouer le jeu d’une alliance objective avec Daech pour empêcher les progrès territoriaux des Kurdes dans le nord-ouest de la Syrie. Rappelons que l’avion russe abattu en novembre avait pris pour cible des Turkmènes, une communauté que la Turquie tente depuis le début du conflit d’utiliser contre les YPG…
Si la région frontalière du nord syrien, dont les trois cantons du Kurdistan de Syrie constituent l’épine dorsale, est un point sensible pour l’Etat turc, c’est également une région stratégique pour tous les protagonistes de la guerre, syriens ou étrangers : elle ouvre à l’ouest vers Alep et la façade méditerranéenne alaouite et à l’est sur l’Irak, et qui la contrôle peut aussi bloquer l’arrivée des recrues extérieures de Daech par le nord (c’est-à-dire par la Turquie…). Les Américains comme les Russes préfèrent clairement voir cette bande de terre aux mains des Kurdes qu’en celles de Daech, même si aucun des deux ne se soucie de le crier sur les toits. Du point de vue des Russes, dont le premier objectif est de soutenir le régime, les Kurdes ne représentent pas le danger principal : ils donnent d’abord la priorité à la sécurisation de leur propre région, difficile à défendre, et non aux opérations contre le régime. De plus, ils n’ont pas d’ambition de contrôle de l’ensemble du pays, et, laïques et nationalistes, ils ont depuis le début de la guerre civile des relations très tendues avec le reste de l’opposition syrienne, qu’elle soit islamiste ou nationaliste arabe. Du point de vue des Américains, empêtrés dans leur échec patent d’une politique de soutien à une opposition jugée peu fiable et qui a abouti à l’émergence du monstre Daech, la résilience des Kurdes face aux djihadistes et leur capacité à fédérer même une petite force interethnique comme les FDS est la première bonne nouvelle de la guerre civile syrienne – et tant pis pour l’allié turc.
Côté américain, selon l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH) et un porte-parole des FDS, les Forces spéciales, après un accord avec les YPG, auraient pris le 21 le contrôle de l’aéroport de Rumeilan, dans la province de Hassaké, afin de soutenir les FDS dans leur lutte contre Daech. L’information a été réfutée le 22 sur Al-Jazira par le Commandement Central US pour le Moyen Orient (CENTCOM), mais certaines images satellitaires de Rumeilan semblent bien montrer des travaux d’extension en cours, et un porte-parole du Pentagone a déclaré le 25 que la petite équipe US présente en Syrie « pouvait avoir besoin d’un support logistique occasionnel »…
Côté russe, encore selon l’OSDH, et également le 21 (!),une centaine d’experts russes, soldats et ingénieurs, seraient arrivés à Qamishli, ville kurde frontalière de la Turquie contrôlée en partie par le PYD et en partie par le régime, pour agrandir l’aéroport de la ville. L’information a été démentie le 25 par le Major Général Konachenkov, selon lequel « la Russie n’a aucun plan pour installer une base militaire au Kurdistan de Syrie, les Russes pouvant atteindre tout point du pays en 30 mn à partir de leurs bases existantes ». Konachenkov a même accusé le Times d’avoir repris cette information « pour couvrir les actions des Turcs qui concentrent des troupes dans la région de Qamishli ».
Côté turc, l’arrivée en Syrie des Russes semble exclure désormais toute intervention terrestre, tout comme des bombardements aériens. Les militaires turcs se trouvent dès lors réduits à la possibilité de frappes d’artillerie transfrontalières vers l’Ouest de l’Euphrate.
Contrairement à la Russie qui, au point où en sont les choses, n’a plus guère à se préoccuper de ménager ses relations avec la Turquie, les Etats-Unis ne peuvent se permettre de s’aliéner ouvertement un de leurs alliés au sein de l’OTAN – ne serait-ce que parce qu’ils ont besoin de la base aérienne d’Incirlik. D’où sans doute cette déclaration du 28 par le porte-parole du Département d’Etat, Mark Toner, selon laquelle les USA « soutiennent le processus en cours pour l’organisation des discussions à Genève ». De fait, le prix à payer pour tenter de rassembler les autres parties autour d’une même table semble avoir été l’acceptation de l’exclusion des Kurdes. Mais deux jours plus tard, le 30, l’envoyé spécial américain pour la lutte contre Daech, Brett Mc Gurk, accompagné d’officiels français et britanniques, faisait le voyage de Kobane pour s’entretenir avec des responsables des FDS à propos de la lutte contre Daech ! C’était la première fois depuis le départ de leur ambassadeur que les Américains envoyaient un officiel en territoire syrien, et c’était aussi la première rencontre entre un responsable de ce niveau et des représentants des FDS.
Le 22, selon une source de l’ANF (Agence « Euphrate », proche du PYD et du PKK), deux délégations différentes de l’opposition devaient participer à Genève III : la délégation « turque-saoudienne », comprenant 18 personnes, dont aussi deux Kurdes, Hakim Bashdar et Fuad Aliko (inclus sur demande de Massoud Barzani , le président de la Région du Kurdistan d’Irak), et une délégation du « Rojava », c’est-à-dire de l’administration créée par le PYD. En raison de la forte opposition de la Turquie, cette délégation ne devait pas être invitée officiellement. Elle comprendrait les deux co-présidents du CDS, c’est-à-dire Ilham Ahmed (une Kurde du PYD) et Haytham Manna (un Arabe ancien activiste des droits de l’homme et co-créateur du CCN), le co-président du PYD Salih Muslim, Qadri Jamil (un ancien vice-Premier ministre d’origine kurde et proche de Moscou), et une autre personne représentant les indépendants. Cependant, lorsque le 26 les Nations Unies ont envoyé les invitations pour « Genève-III », le PYD ne se trouvait pas sur la liste, alors que plusieurs personnalités syriennes non membres du HCN avaient reçu une invitation. Cette omission a suscité un débat très houleux sur la représentation de l’opposition, la Russie estimant qu'aucune négociation ne pourrait aboutir sans les Kurdes, alors que la Turquie réitérait son refus de leur présence. Haytham Manna, qui avait été quant à lui invité, a déclaré qu’il ne participerait pas aux discussions si sa co-présidente Ilham Ahmed n’était pas également présente, ainsi que Salih Muslim. N’ayant pu obtenir gain de cause, il a fait le choix de se retirer.
Lorsque les pourparlers « Genève III » ont enfin démarré le 29, le HCN a finalement refusé de participer, exigeant un arrêt des sièges de villes et des frappes aériennes. Ce même jour, les responsables kurdes non invités ont quitté la Suisse.
Le président turc a commencé l’année 2016 en fanfare. Le 1er janvier, voulant défendre son projet de régime présidentiel, il n’a pas trouvé de meilleure référence comme « système présidentiel efficace et préservant l’unité du pays » que… l’Allemagne d’Adolf Hitler ! Son secrétariat s’est rapidement répandu en déclarations sur un « malentendu », rappelant que le président turc avait déjà condamné les exactions du régime nazi, et les responsables politiques à l’international ont globalement choisi d’ignorer l’incident. Les Européens en particulier ont gardé un silence prudent : empêtrés dans une crise des réfugiés dont la Turquie détient la clef, ils ont tout intérêt à éviter tout conflit avec M. Erdoğan. Il est pourtant difficile de qualifier cette déclaration pour le moins malheureuse de bon démarrage de l’année.
Si M. Erdoğan recherche ainsi des références crédibles de systèmes présidentiels « unitaires », c’est qu’il ne veut pas entendre parler de fédéralisme, ni d’ailleurs de rien de ce qui pourrait constituer le moindre germe de division d’une Turquie qu’il veut monolithique. Sur ce plan, le leader de l’AKP a totalement endossé l’héritage idéologique des kémalistes auxquels il a succédé. Et malheureusement pour lui un grand nombre de pays démocratiques à système plutôt présidentiel sont comme les Etats-Unis des fédérations, ce qui les excluait de la liste des références possibles…
Quelques jours avant ce que l’on peut qualifier de bourde du président turc, le 28 décembre, un congrès d’ONGs kurdes, le « Congrès pour une Société Démocratique » (DTK), avait appelé après deux jours de réunion à Diyarbakir à une « autonomie » du « Sud-Est » – c'est-à-dire du Kurdistan de Turquie. Les travaux du DTK, qui font référence au modèle espagnol, réclament la décentralisation du pays, mettant en forme une demande présentée pour la première fois en 2011, elle-même reprenant des revendications allant parfois jusqu’au fédéralisme exprimées dès les années 90 non seulement par les Kurdes mais par beaucoup d’autres personnes…
« Autonomie » fait aussi partie des mots qui fâchent M. Erdoğan et ses partisans. Après que le co-président du parti « pro-kurde » HDP ait osé y faire référence, déclarant que « les Kurdes en Turquie doivent décider s’ils veulent vivre en autonomie ou sous la tyrannie d’un seul homme », Erdoğan a déclaré que Demirtaş « s’était engagé dans la provocation et la trahison flagrantes », et que les dirigeants du HDP « paieraient le prix » pour avoir exprimé la demande d’une autonomie pour les Kurdes en Turquie. Deux enquêtes judiciaires ont été ouvertes contre les dirigeants du HDP dont Demirtaş pour leurs remarques selon lesquelles « les Kurdes obtiendraient dans le futur des Etats fédéraux, des régions autonomes ou même des Etats indépendants ».
En réponse, le HDP a déposé le 2 janvier auprès du procureur principal d’Ankara une plainte criminelle contre le président Erdoğan, le Premier ministre Davutoğlu et plusieurs autres ministres AKP, les accusant de dénier au HDP ses droits politiques constitutionnels ainsi que d’incitation à la haine.
Le président turc avait aussi suggéré que l’immunité parlementaire de Selahattin Demirtaş et Figen Yuksekdağ, co-président(e)s du HDP, soit levée dans le cadre de l’enquête sur leur « crime constitutionnel » : « Nous ne pouvons pas accepter des déclarations appelant à briser l’unité de notre pays », a-t-il précisé. Et lorsque le président turc parle, il est écouté : dès le 3, le parlement a, selon le quotidien pro-gouvernemental Sabah, annoncé le prochain établissement d’une commission pour statuer sur la levée de l’immunité parlementaire des deux co-dirigeants du HDP afin qu’ils puissent être jugés pour leurs déclarations sur l’autonomie du Kurdistan de Turquie. Selon les médias pro-kurdes, 36 maires ont déjà été poursuivis depuis l’été dernier pour des charges similaires, et des milliers de personnes ont été arrêtées depuis 2009 pour liens avec l’organisation urbaine du PKK, le KCK. Le 4, Bekir Kaya, co-maire HDP de Van, a été condamné dans le « procès KCK » de Van à 15 ans de prison pour « liens avec le PKK », douze autres accusés recevant des peines allant de 7 à 15 ans et totalisant selon l’agence ANF 155 années de prison. A Istanbul, l’intimidation judiciaire s’est poursuivie : le 8, la police a effectué contre le bureau HDP du quartier Beyoğlu un raid de deux heures, durant lesquelles plusieurs personnes sont demeurées en détention, incluant Rukiye Demir, la co-responsable de la section du HDP de Beyoğlu.
Les menaces contre les personnalités politiques kurdes ou contestant la ligne militariste choisie par le président ne se limitent pas à la sphère judiciaire. Selon le HDP, le 5 au soir, trois politiciennes kurdes ont été tuées à Silopi, ville de 80 000 habitants à la frontière irakienne placée sous couvre-feu depuis le 14 décembre. Il s’agit de Seve Demir, membre du DBP (Parti démocratique des régions), de Fatma Uyar, membre du Congrès des Femmes Libres (KJA), et de Pakize Nayir, co-présidente de l'Assemblée du peuple de Silopi. Un homme qui les accompagnait a également été tué, mais en raison de l’état de son visage son identité n’a pu être établie. Leyla Birlik, députée HDP de Şirnak, a expliqué avoir reçu de leur part un appel téléphonique où elles annonçaient être blessées et demandaient une aide pour leur évacuation. « Le HDP a demandé aux autorités de les évacuer [de Silopi], mais n'a obtenu aucune réponse". Leurs corps ont été retrouvés plus tard. Leyla Birlik a déclaré : « Les visages de l’homme et de nos amies étaient tellement endommagés qu’il était difficile de les identifier. Je pense qu’elles ont été exécutées après avoir été blessées […]. ». Sa collègue d’Urfa Ibrahim Ayhan a déclaré : « Elles étaient des civiles et des personnalités bien connues. Nous pensons qu’elles ont été visées et assassinées ».
Ces responsables politiques kurdes ont trouvé la mort en tentant de rejoindre et de soutenir leurs administrés dont les morts se multiplient depuis le début des opérations de guerre des forces de l’Etat contre les quartiers urbains ayant proclamé l’« autonomie démocratique ». De nombreux exemples de ces décès de personnes ordinaires pourraient être cités, mentionnons seulement celui de Melek Alpaydin, 38 ans, une mère de trois enfants tuée dimanche 3 par un obus de mortier dans son appartement de Sur, la vieille ville de Diyarbakir, alors placée sous couvre-feu total depuis le 2 décembre… Le 10, la Fondation turque des Droits de l’homme a estimé le nombre de morts civiles dans ces combats depuis août à 162, dont 24 personnes âgées, 29 femmes et 32 enfants. C’est aussi à Cizre et à Silopi que les militaires turcs ont imposé des couvre-feux totaux. A Cizre, les tanks installés dans le centre ville ont bombardé plusieurs quartiers périphériques, tandis que d’autres blindés tiraient vers la ville depuis les collines environnantes. Les forces de sécurité interdisant l’accès aux pompiers, de nombreuses habitations touchées ont été détruites par les incendies. Le 29, les combats continuaient dans Cizre, et selon l’agence ANF, les forces de sécurité turques refusaient toujours le passage aux ambulances pour évacuer les blessés de la ville, où près de 30 civils morts ou blessés demeuraient bloqués par les combats dans des caves.
Le 20, Amnesty International a publié un rapport accusant la Turquie de « punition collective » contre les résidents de ses régions kurdes, accusant l’armée d’ « usage excessif de la force », relevant que les « jeunes enfants, femmes et personnes âgées » tués « [étaient] très peu susceptibles d'avoir été impliqués dans des affrontements avec les forces de sécurité ». Accusant les autorités turques d’empêcher les observateurs de se rendre dans les zones sous couvre-feu, Amnesty a appelé d’une part la Turquie à mettre fin aux couvre-feux illimités et à l’usage excessif de la force, et d’autre part la communauté internationale à « cesser de regarder dans une autre direction » par rapport à ce qui se passait en Turquie.
L’objectif annoncé par le gouvernement pour ces opérations de guerre est toujours le même : « éradiquer les rebelles du PKK ». Mais malgré toutes les forces engagées dans ses récentes opérations, il ne semble pas aujourd’hui plus près du succès que durant toutes les années ayant suivi le début des actions armées du PKK contre l’armée turque en août 1984… Le 14, le PKK a mené une attaque contre un commissariat de police et le casernement adjacent dans la ville de Cinar, dans la province de Diyarbakir. Deux personnes ont été tuées et 14 blessées dans l’attaque initiale et quatre tuées (dont un bébé) et 25 blessées dans l’effondrement du bâtiment endommagé par l’explosion. Un échange de tirs entre policiers et rebelles a ensuite duré 40 mn. Le PKK a publié le 17 des excuses pour la mort de l’enfant, tout en promettant de continuer ses attaques. Le 18, une autre attaque sur une route dans la province de Şırnak, près de la frontière syrienne, a fait trois morts et quatre blessés parmi des policiers. Le 27, trois policiers ont été tués dans des accrochages à Diyarbakir alors que le couvre-feu avait été étendu à cinq nouveaux quartiers de la vieille ville. 2000 résidents de ces zones ont préféré partir de chez eux par crainte des combats…
Pourtant, l’attaque la plus grave subie par la Turquie durant ce mois n’a pas été le fait du PKK, mais fort probablement de Daech. Le 12, un attentat suicide a fait au moins 10 morts, pour la plupart des touristes allemands, et 15 blessés, au cœur du quartier touristique de Sultanahmet à Istanbul. Les autorités ont dans un premier temps censuré comme d’habitude les informations concernant l’attentat. Le lendemain, le Premier ministre Davutoğlu a annoncé que durant les deux derniers jours, suite à l’attentat d’Istanbul, la Turquie avait bombardé plus de 500 positions de Daech en Irak et en Syrie avec ses canons et ses tanks – une affirmation non corroborée de source indépendante.
Le 28 du mois, Selahattin Demirtaş, qui venait d’être trois jours plus tôt réélu co-président du HDP, s’est rendu à Bruxelles pour assister à une conférence kurde. Il a appelé la communauté internationale à intervenir : « [Elle] doit appeler à la fois le gouvernement turc et le PKK à un cessez-le-feu et à un retour à de saines négociations, et elle doit répéter cet appel à plusieurs reprises ».