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Bulletin N° 371 | Février 2016

 

 

TURQUIE : CHRONIQUE D’UNE RÉPRESSION TOUS AZIMUTHS

Le 1er du mois, le responsable de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies à Genève a exprimé son indignation et pressé la Turquie d’enquêter sur la mort par balles d’un groupe de civils désarmés au Kurdistan. L’incident, remontant à une dizaine de jours à Cizre, a été révélé par une vidéo, qualifiée d’« extrêmement choquante », qui est rapidement devenue virale sur le web. On y voit un groupe de civils, en tête duquel se trouvent un homme et une femme tenant des drapeaux blancs, qui poussent ce qui semble être des corps sur une charrette à main. Soudain, le groupe apparaît pris dans des tirs en série, le sang du caméraman lui-même venant couvrir l’objectif de la caméra. Par ailleurs, le 3, le HDP a annoncé ne pas avoir pu communiquer depuis trois jours avec un groupe de 31 civils, dont certains blessés, pris au piège depuis des semaines dans une cave de Cizre, sous couvre-feu depuis mi-décembre. Au moins six d’entre eux sont morts au cours des deux dernières semaines. Le même jour, des centaines de civils ont profité de la levée du couvre-feu imposé depuis une semaine sur la partie Ouest du quartier de Sur à Diyarbakir (la vieille ville, enclose de murailles d’époque romaine) pour fuir les zones de combat. La partie Est de Sur demeure cependant sous couvre-feu 24 h / 24.

Suite à la publication de ces informations, alors que l’armée turque a annoncé avoir tué 600 rebelles depuis décembre – des chiffres qui n’ont pu être confirmés indépendamment – le co-président du HDP, Selahettin Demirtaş, a accusé le 9 les forces de sécurité turques de « commettre un massacre » dans la région kurde du pays. La presse turque a fait état d’un raid des forces de sécurité le dimanche 7 dans un immeuble du quartier Cudî de Cizre où étaient prises au piège depuis plus d’une semaine près de 60 personnes blessées. Le Ministre de l’intérieur turc, Efkan Ala, a pour sa part qualifié les rapports sur la mort de civils dans une cave de Cizre de « désinformation », ajoutant que « l’endroit [l’immeuble] en question n’existait même pas ».

Une tactique de guerre sans considération pour les civils

Les forces de « sécurité » turques utilisent toujours la même tactique depuis la reprise des hostilités : face aux jeunes du PKK qui installent des barricades et proclament « l’autonomie démocratique », elles assiègent un quartier, voire une ville entière, placent la zone sous couvre-feu total et ininterrompu, 24 h sur 24, durant des semaines entières, et soumettent celle-ci à des bombardements intensifs, parfois par des blindés entourant la ville. Certains immeubles deviennent totalement inhabitables, soit parce qu’ils ont été directement touchés par les obus qui tuent parfois des civils dans leur salon, soit parce que l’eau, l’électricité et le chauffage ont été coupés – dans une région où le climat est glacial en cette période.  En vertu du couvre-feu, il est strictement interdit à quiconque de sortir dans la rue, alors que l’eau et la nourriture finissent immanquablement par manquer aux civils pris au piège. Lorsque certains d’entre eux n’ont plus d’autre choix que de sortir en quête d’approvisionnements, les snipers des forces de « sécurité » les prennent pour cible parce qu’ils ont contrevenu au couvre-feu. Il peut s’agir d’enfants en quête de pain ou de personnes âgées n’ayant plus rien chez elles. Ceux qui tentent de ramener des blessés à l’abri peuvent être abattus à leur tour. Les blessés qui ont pu se réfugier dans les caves de leurs immeubles ne peuvent être secourus car militaires ou policiers interdisent l’accès des zones assiégées aux ambulances. Face à de telles exactions, il est légitime de se demander où sont les terroristes en Turquie : si l’Etat qualifie comme tels les jeunes du PKK qui installent des barricades dans des quartiers, alors comment qualifier des forces de l’Etat qui utilisent pour « reconquérir » ceux-ci des tactiques de guerre sans aucune considération pour les civils dont ils ont en principe la charge d’assurer la sécurité ?? Dans un tel contexte, on peut comprendre que plus d’une centaine de membres du Parlement européen aient lancé ce mois-ci une campagne (pour l’instant sans succès) pour le retrait du PKK de la liste des organisations terroristes.

Un plan « de sécurité et de développement »

C’est sur ce fond de violences que, de manière presque surréaliste, le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu a annoncé le 3 qu’il allait dévoiler lors d’une prochaine visite à Mardin un plan « de sécurité et de développement » pour la région kurde. Les médias turcs ont d’ailleurs annoncé que le plan comprendrait un volet sécuritaire important, avec un renforcement du déploiement de l’armée et de la police dans les villes considérées comme « sensibles ». Davutoğlu a effectivement annoncé le 6 depuis Mardin des investissements dans les provinces kurdes à hauteur de 26,5 milliards de livres turques, soit neuf milliards d’euros… tout en renouvelant le refus de toute décentralisation comme le demande le HDP et de toute reprise des pourparlers avec le PKK.

Depuis la fondation de la République de Turquie, les divers gouvernements turcs, des kémalistes jusqu’à l’AKP, qui ont choisi l’option militaire pour « traiter » la question kurde dans le pays, ont toujours simultanément annoncé « l’éradication » prochaine des terroristes et de nombreux « plans de développement » de la région kurde. Et pour quel résultat ? 32 ans après ses premières actions armées en 1984, le PKK est toujours là, et le Kurdistan de Turquie continue à accuser un énorme retard de développement sur le reste du pays, au point que les élus locaux ont fini par boycotter toute annonce de ce genre… Le seul investissement conséquent de l’Etat dans la région kurde a été le massif projet « GAP » de construction de barrages, dont les élus kurdes et de nombreux experts s’accordent à dire qu’il constitue davantage un pillage des ressources du Kurdistan au profit de l’ouest du pays qu’une réelle tentative de développement devant profiter aux habitants des zones concernées…

Poursuite de la répression tous azimuths

A côté des violences sur le terrain et des promesses d’un avenir économique meilleur pour après-demain, la répression judiciaire s’est poursuivie. Toujours le 3, un enseignant de sciences politiques à l’université d’Ankara, Resat Baris Unlu, a été inculpé pour « propagande terroriste » après avoir posé à ses étudiants une question d’examen sur le chef du PKK emprisonné, Abdullah Öcalan : il leur avait demandé de comparer deux publications d’Öcalan, une datant de 1978, intitulée « La voie de la Révolution au Kurdistan », et un article de 2012, « La modernité démocratique comme construction des systèmes locaux au Moyen-Orient ». L’idéologie du PKK a en effet connu une variation importante entre ces deux périodes. Les procureurs d’Ankara n’ont manifestement pas trouvé le thème de réflexion légitime, puisqu’ils ont décidé d’inculper l’enseignant pour avoir tenté de « légitimer les opinions d’Öcalan auprès de ses étudiants » et « leur transmettre l’idée qu’il est un leader politique ». Unlu risque jusqu’à sept ans de prison.

Le 6, c’est un joueur de football kurde du club Amedspor de Diyarbakir, Deniz Naki, né en Allemagne, qui a été visé : la Fédération turque de football a annoncé l’avoir suspendu et condamné à une amende de 6200 € pour des déclarations de « propagande idéologique » et « contraires à l’esprit sportif ». Qu’avait fait Naki ? Il avait appelé dans le journal turc Evrensel à la fin des combats entre les forces de sécurité turques et les rebelles du PKK. Interrogé sur sa suspension, Naki a commenté :  « Nous n’avons pas d’autre choix que d’appeler à la paix ».

Le pouvoir a également continué son offensive contre les médias critiques à son égard : le 27, la chaîne de télévision satellitaire IMC TV, un canal de gauche fondé en 2011 et considéré comme la seule chaîne pro-kurde et antigouvernementale, a annoncé que l’opérateur Turksat avait stoppé sur ordre écrit de la justice la diffusion de ses programmes. Le courrier des procureurs donnait comme justification le caractère de « propagande pour une organisation terroriste » des programmes d’IMC, qui ont été interrompus – de manière significative – en plein milieu d’une interview de deux journalistes de Cumhuriyet, Erdem Gul et Can Dundar. Ceux-ci, après trois mois de détention préventive en attendant leur procès, venaient juste d’être relâchés suite à une décision de la Cour constitutionnelle – une des rares institutions d’Etat qui n’est pas encore totalement aux ordres du président turc. Leur crime ? Avoir rendu publique une livraison d’armes du MIT, les services secrets turcs, aux rebelles islamistes syriens, preuves à l’appui. Les responsables de la chaîne, promettant d’utiliser tous les moyens légaux pour « se défendre contre ces accusations non fondées », ont qualifié l’ordre de fermeture d’illégal, car il n’émane pas du RTUK, l’organe de surveillance audiovisuel seul habilité à prendre une telle décision. Privée de diffusion satellitaire, la chaîne continue à diffuser sur le web.

C’est donc dans un contexte peu propice à l’échange d’idées que la commission parlementaire dite du « Consensus constitutionnel » a commencé ses travaux le 5 du mois. Chargée de commencer les travaux sur une nouvelle Constitution devant remplacer celle actuellement en vigueur, qui remonte au coup d’Etat militaire de 1980, elle comprend des députés des quatre partis représentés au parlement : AKP (le parti islamiste du président Erdoğan, au pouvoir), CHP (opposition kémaliste, l’ancien parti unique), MHP (les ultranationalistes) et HDP (parti progressiste dit « pro-kurde », représentant également diverses minorités ethniques et sociales). Si tous les partis en question sont d’accord sur la nécessité d’une révision constitutionnelle, ils sont en désaccord profond sur son contenu. Le président Erdoğan, soutenu par son parti, l’AKP, souhaite instaurer un régime présidentiel lui permettant d’assumer un pouvoir plus étendu – précisément ce que craint l’opposition. La précédente commission, réunie en 2013, n’avait pu parvenir à une proposition. Par ailleurs, les dirigeants et une partie des députés du HDP sont toujours sous la menace d’une levée de leur immunité judiciaire pour permettre leur inculpation suite à leurs déclarations « inconstitutionnelles » réclamant l’autonomie de la région kurde…

Nombreuses critiques et protestations populaires

De nombreuses voix se sont élevées dans le pays pour protester contre les exactions des forces de sécurité dans la région kurde. Le 15, Selma Irmak, co-présidente du Congrès pour une Société démocratique (DTK) et députée du Parti démocratique du peuple (HDP), a déclaré que plus de 500 personnes, dont 50 enfants et 120 femmes, pour la plupart kurdes, avaient été tués au cours des six derniers mois dans les affrontements armés entre Kurdes et armée turque. Dans une interview donnée à l’agence Ria-Novosty, la députée HDP a ajouté que les chiffres augmenteraient encore quand le nombre de morts dans la ville de Cizre, où les opérations venaient officiellement de prendre fin, serait connu. Deux jours plus tard, le 17, Selahettin Demirtaş, co-président du HDP, en visite à Athènes, a déclaré que l’Union européenne avait choisi  de fermer les yeux sur les violations des droits de l’homme commises par la Turquie dans sa région kurde pour obtenir de ce pays un accord sur la crise des réfugiés. Demirtaş a qualifié cette politique de « grave erreur », Erdoğan n’ayant selon lui « ni la volonté ni les moyens de résoudre cette crise ». L’UE a offert à la Turquie trois milliards d’euros pour que celle-ci retienne les réfugiés sur son territoire ; le Président Erdoğan a quant à lui déclaré que la Turquie avait le droit d’expulser vers l’UE les réfugiés se trouvant sur son sol et a menacé de le faire…

Le mois a également été rythmé par de nombreuses manifestations de protestation populaire. Le 7 à Diyarbakir, durant une manifestation contre le siège de Cizre qui rassemblait 3000 personnes, un jeune de 17 ans a été tué. Le 8 à Istanbul, la police a dispersé avec gaz lacrymogènes et canons à eau une manifestation contre les opérations à Cizre ; le 14, toujours à Istanbul, des  affrontements entre police et manifestants pro-kurdes se sont produits dans le quartier Gezi ; le 16, c’est à Diyarbakir que des heurts entre police et manifestants ont marqué le 17e anniversaire de l’arrestation d’Abdullah Öcalan. Enfin, toujours à Diyarbakir, la police a dispersé le 25 à l’aide de canons à eau et de gaz lacrymogènes une manifestation de protestation contre le couvre-feu. Des manifestations ont également eu lieu à l’étranger : le 27, à Strasbourg, devant le bâtiment du Conseil de l’Europe (dont la Turquie est membre) et celui de la Cour européenne des droits de l’homme des femmes kurdes ont protesté contre les atrocités commises à Cizre par les forces de sécurité turques. A cette occasion, Nursel Kilic, une représentante du mouvement de femmes kurdes en Europe, a déclaré parmi les victimes civiles de ces opérations se trouvaient des étudiants et des activistes des droits de l’homme, mais aussi des enfants de quelques mois. Elle a ajouté que, malgré les déclarations du Président turc – et du Ministre de l’intérieur, Efkan Ala, en date du 11 – turcs selon lesquelles les opérations avaient pris fin, celles-ci se poursuivaient toujours, et qu’elle en avait la preuve par les images qu’elle recevait de la ville. « Pour raisons de sécurité », les autorités turques n’ont pas autorisé le Commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe à se rendre à Cizre. Ce même jour à Diyarbakir, la police a de nouveau fait usage des canons à eau et gaz lacrymogènes pour disperser dans le quartier Sur des milliers de manifestants qui s’étaient rassemblées au parc Kosuyolu pour demander la fin du couvre-feu ou même une interruption d’une journée pour permettre le départ des résidents pris au piège dans les combats.

Attentat le 17 à Ankara

La tension a encore augmenté dans le pays après que, le mercredi 17, une voiture chargée d’explosifs a explosé à Ankara non loin du QG des forces armées et du parlement, juste après 18 h 30, en pleine heure de pointe, près d’un convoi de bus militaires. Le vice-Premier ministre Numan Kurtulmus a rapidement indiqué que cet attentat, qui n’a pas été immédiatement revendiqué, avait tué 28 personnes et en avait blessé 61 autres. Une source appartenant aux services de sécurité a déclaré que certains éléments pointaient vers le PKK, mais d’autres sources de la sécurité dans le Sud-Est du pays ont mentionné l’État islamique, tandis que le Premier ministre Ahmet Davutoğlu a déclaré que l’auteur était un membre du PYD. Cette dernière attribution a été reçue avec scepticisme par les Etats-Unis, qui coopèrent avec le groupe kurde de Syrie contre Daech. Critiquant le soutien des Américains à cette formation, Erdoğan a réitéré le 19 qu’il n’y avait aucun doute quant à sa responsabilité. Le site web du journal pro-gouvernemental Yeni Safak a quant à lui publié que les empreintes digitales de l’auteur de l’attentat, prises lors de son entrée dans le pays avec des réfugiés, avaient permis de l’identifier comme un Syrien appelé Salih Necar.

Le 19, l’attentat contre le convoi militaire a été revendiqué par le groupe des « Faucons de la liberté du Kurdistan » (TAK, Teyrêbazên Azadiya Kurdistan), qui ont précisé qu’il avait été organisé en représailles des opérations menées au Kurdistan de Turquie par les forces armées, et avertissant les touristes de ne pas venir en Turquie. Le TAK a indiqué que l’auteur de l’attaque était un Kurde natif de Van appelé Abdulbakî Sonmez, dont le « nom de guerre » était Zînar Raperîn – ce qui contredit l’identification publiée précédemment. Le quotidien Hurriyet a publié le 23 que le vrai nom du kamikaze était Abdulbaki Sonmez, mais qu’il était retourné en Turquie avec de faux papiers au nom de Salih Necar. Bien que les tests ADN aient semblé donner raison au TAK, le vice-Premier ministre Kurtulmus a déclaré que ces éléments « ne mettaient pas en cause la responsabilité conjointe du PKK et du PYD ».

Le TAK avait déjà revendiqué l’attaque du 23 décembre dernier contre l’aéroport Sabiha Gökçen d’Istanbul, qui avait provoqué la mort d’une employée de nettoyage. Le gouvernement turc présente le TAK comme une façade utilisée par le PKK pour ses attaques contre les civils, tandis que le PKK répond à ces accusations que le TAK et un groupe dissident sur lequel il n’a aucun contrôle… Le jour de l’attentat, Cemil Bayik, important commandant militaire du PKK, a déclaré ne pas savoir qui était responsable de l’attentat, mais qu’il aurait pu être commis « en représailles aux massacres dans les zones kurdes ».

Le 22, l’agence gouvernementale Anatolie a annoncé que, suite à l’attentat d’Ankara, 14 personnes avaient été inculpées et incarcérées dans l’attente de leur procès, et 7 autres remises en liberté. Les 14 auraient assisté à la préparation de l’attaque notamment en réalisant de faux documents. Cependant, les informations publiées n’établissent pas clairement leur relation avec l’attentat.

L’armée et l’agence gouvernementale Anatolie ont annoncé que plus de 1000 militants du PKK avaient été tués depuis décembre. Début novembre, le président Erdoğan avait déjà déclaré que 2000 rebelles avaient été tués dans les opérations en Turquie et à l’étranger (probablement au Kurdistan d’Irak)… Ces chiffres sont totalement invérifiables, les forces de sécurité turques empêchant toute présence indépendante – et surtout celle des journalistes – dans leurs zones d’interventions. Des rumeurs font aussi état de pertes importantes parmi les militaires turcs, sans que l’on puisse non plus les confirmer.

KURDISTAN D’IRAK : DIFFICULTÉS ÉCONOMIQUES ET CRISE POLITIQUE

La Région du Kurdistan d’Irak souffre toujours de graves difficultés économiques, tandis que la crise politique interne persiste. Malgré ces problèmes récurrents, la lutte contre l’organisation djihadiste Daech se poursuit sur un front de plus de 1000 km de long.

Poursuite de la lutte contre Daech

Le 23, le GRK a annoncé que durant l’année 2015, plus de 16 000 mines avaient été désamorcées au Kurdistan irakien. Déjà, le 10 janvier dernier, les pechmergas avaient annoncé avoir en 2015 désamorcé 7 000 pièges explosifs dispositifs laissés par Daech sur le front sud de Kirkouk, 22 tonnes qui avaient tué 182 pechmergas. Selon un commandant de pechmergas, cette tactique est caractéristique des anciens officiers du parti Ba’th combattant avec Daech contre les Kurdes.

Par ailleurs, une grande partie du front traverse des territoires contestés entre Bagdad et Erbil, dont les pechmergas ont pris le contrôle pour empêcher Daech de s’en emparer après juin 2014. Les tranchées de défense creusées par les pechmergas contre les véhicules piégés de Daech continuent de provoquer des controverses, certains députés irakiens et des membres du Front turkmène, pro-turc, accusant le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) de fixer ainsi les frontières du futur Kurdistan indépendant…

Cependant, l’opération la plus importante en préparation actuellement est l’attaque sur Mossoul, prévue selon le ministère irakien de la défense durant le premier semestre 2016, et qui sera menée en coordination entre pechmergas et soldats irakiens. Avant l’attaque proprement dite, les lignes d'approvisionnement de la ville devront être coupées au sud. Une offensive préparatoire entamée le 3 à 20 km à l’ouest de Mossoul par pechmergas kurdes et combattants arabes de la région a permis de reprendre un village aux djihadistes, le prochain objectif étant leur base régionale de Qayara, 10 km plus à l’ouest. Parallèlement, l'armée irakienne a commencé à déployer en accord avec le GRK des milliers d’hommes à 70 km au sud-est de Mossoul, dans une base près de Makhmour. Le premier contingent est arrivé le 8, suivi par d’autres le 12, le 14 puis par un quatrième de 600 soldats le 24. La plupart de ces hommes, dont le nombre final devrait atteindre 4500, sont des Kurdes servant dans les 15e et 16e divisions de l'armée irakienne. Au nord de Mossoul les pechmergas ont aussi commencé à se concentrer.

S’il y a concertation entre Bagdad et Erbil pour cette opération, il n’y a par contre toujours pas d’accord quant au paiement des soldes des pechmergas. Les discussions menées dans la capitale irakienne le 1er du mois se sont conclues sans succès, Bagdad ayant fait valoir qu’il ne disposait de fonds pour payer ses propres fonctionnaires que pour quatre mois. Le Premier ministre irakien a aussi rappelé son opposition aux exportations de pétrole menées par le GRK indépendamment du gouvernement central. Mais les deux parties ont déclaré vouloir continuer les discussions.

Difficultés économiques et mécontentement social

Cependant, dans la Région du Kurdistan, les fonctionnaires du GRK n’ont pas été payés depuis 5 à 7 mois selon les cas. Ces retards ont des conséquences dramatiques pour la population. Ainsi des centaines de personnes fouillent chaque jour les ordures dans la décharge d’Erbil pour y trouver des objets à revendre… ou à consommer. Un centre d’hébergement d’enfants de Suleimaniyeh – dont les employés eux-mêmes n’ont pas reçu leurs salaires depuis cinq mois – a annoncé crouler sous les demandes de parents n’arrivant plus à subvenir aux besoins de leurs enfants. Déjà courant janvier, l’annonce que les enseignants recevraient dans un premier temps seulement la moitié de leurs salaires de septembre avait provoqué une série de manifestations. Avec un déficit mensuel de 406 millions de dollars fin janvier, le GRK a dû aller plus loin et a pris le 3 la décision de réduire les salaires de tous ses fonctionnaires de 15% à 75%, selon la position. Policiers et pechmergas ne sont pas concernés, mais même ces derniers subissent d’importants retards de paiement (plusieurs ont été arrêtés pour avoir tenté de vendre des armes fournies par l’Allemagne). Le 12, le Ministre des finances a annoncé des mesures de gel des embauches et de coupes budgétaires particulièrement drastiques puisqu’elles peuvent atteindre un maximum de 70%, laissant aux administrations concernées 30% du budget originellement prévu. Là encore, forces de sécurité et pechmergas ne sont pas concernés.

Ajoutées aux retards des salaires, ces décisions ont causé de nouvelles protestations dans toute la Région. Le 6, les employés de 5 hôpitaux de Suleimaniyeh ont menacé de grève si leurs salaires, en retard de plus de 5 mois, ne leur étaient pas payés. Le 7, la police de la circulation des villes de Suleimaniyeh, Ranya, Derbandikhan et Chamchamal s’est mise en grève illimitée contre les diminutions de salaires. Un juriste soutenant les grévistes a expliqué qu’en l’absence de décret parlementaire,  les baisses de salaires étaient illégales. Le 8 les employés des hôpitaux d’Erbil ont menacé d’organiser des manifestations de masse si le GRK n’annulait pas sous deux jours sa décision de réduction des salaires. Le 9, le Syndicat des magistrats est entré en grève après une annonce similaire, tandis qu’à Suleimaniyeh, des pechmergas manifestaient contre les retards de solde en brûlant des pneus et en bloquant les rues près de leur QG. Le 11, l’Université de Suleimaniyeh a annoncé sa fermeture en raison de la grève des enseignants et a conseillé aux étudiants en internat de rentrer chez eux. Le 15 les hôpitaux de la région du Shahrezour, à l’est de Suleimaniyeh, ont fermé en raison de la grève des médecins opposés à la diminution des salaires…

Débats sur la transparence

La situation a aussi amené aussi les citoyens de la Région à interroger la politique pétrolière du GRK, dont ils mettent en cause le manque de transparence. A Kirkouk, la police a dispersé plusieurs manifestations demandant davantage de transparence dans le secteur pétrolier – en particulier quant aux bénéfices de la vente du pétrole provenant de la ville.

Mais la question de la transparence des revenus pétroliers dépasse largement la région de Kirkouk. Au moment où la Région du Kurdistan connait sa crise financière la plus grave depuis sa reconnaissance constitutionnelle, la nouvelle que des fonds irakiens récemment découverts au Liban et en Turquie pourraient venir de la Région du Kurdistan a fait l’effet d’une bombe. De nombreux Kurdes ont commencé à réclamer des informations claires sur la gestion des bénéfices de l’exportation du pétrole, et même l’ancien Premier ministre Barham Salih (UPK) est intervenu publiquement à ce propos sur la chaîne NRT. Confrontés à un mécontentement populaire croissant, les différents partis politiques se sont mis eux-mêmes à exprimer des demandes en ce sens. Ainsi le 3, six partis politiques kurdes ont demandé qu’une fois remis en fonction, le Parlement et la Commission sur l’Intégrité mènent une enquête sur les fonds envoyés à l’étranger par des compagnies et des leaders politiques et obtiennent leur rapatriement. Le 7, le Mouvement Islamique du Kurdistan (MIK) a rejoint les appels pour le retour des fonds envoyés à l’étranger, expliquant que les baisses de salaires ne pouvaient résoudre la crise économique. Le 12, le bureau politique de l’UPK a à son tour publié un communiqué exhortant le GRK à publier les chiffres d’exportations et de contrats pétroliers avec les compagnies étrangères, et le 15, Mala Bakhtyar, son secrétaire général, a appelé à enquêter sur les finances des partis politiques et des officiels et à les faire passer en procès si des détournements remontant à la période où le GRK recevait le budget fédéral de Bagdad étaient constatés… Le parti Gorran, dans son programme économique publié le 18, a demandé « le rapatriement des profits illégitimes envoyés à l’étranger » et le « transfert vers un compte à ouvrir par le Ministère des finances » des fonds déposés dans des banques étrangères par le Ministère des ressources naturelles. Après la publication par le GRK des chiffres d’exportation du pétrole pour les derniers mois, les critiques ont calculé que les bénéfices théoriquement obtenus auraient dû permettre de payer deux mois de salaire supplémentaires et ont interrogé le gouvernement à ce propos. Le débat s’est ensuite transporté sur le terrain des avantages en affaires consentis à des réseaux proches des responsables politiques. Ainsi, toujours dans son programme, Gorran réclame la révocation des contrats consentis sans appels d’offres aux compagnies appartenant aux officiels où à leurs proches…

Dans cette situation de conflit interne à la Région kurde, le Premier ministre irakien a semblé jouer un jeu quelque peu trouble lorsqu’il a offert le 16 de payer les salaires des employés du GRK (soit revenir à l’arrangement originel de 17% du budget fédéral pour le GRK) si les Kurdes stoppaient leurs ventes indépendantes de pétrole. Dès le lendemain, le GRK a annoncé accepter cette offre ! En fait, il s’agissait clairement de prendre le Premier ministre irakien au mot, le GRK ayant des raisons de douter de la capacité de Bagdad à respecter un tel engagement – les précédents ne l’ayant guère été… Le 18, Nechirvan Barzani a qualifié l’offre d’Al-Abadi de « manœuvre politique », s’engageant à envoyer à Bagdad sa part de pétrole si la Région du Kurdistan recevait sa part légitime du budget fédéral. Renouvelant  son offre le 20, le Premier ministre irakien a alors semblé encourager les conflits internes à la Région du Kurdistan en déclarant que les revenus des ventes indépendantes de pétrole auraient dû lui permettre de payer ses employés : « Nul ne sait où vont les profits de ces ventes »…

Toujours pas d’accord politique sur la Présidence et le Parlement

Ces questions de salaires et de transparence économique ont en fait réactivé une crise politique interne originellement causée par un désaccord sur la question de la Présidence de la Région. Suite à l’expiration du mandat de Massoud Barzani en août dernier, le PDK souhaitait une élection du Président au suffrage universel, qu’il aurait eu de bonnes chances de remporter ; les autres partis, Gorran en tête, préféraient une désignation par le Parlement d’Erbil, leur offrant des possibilités de négociation entre eux. Cette opposition s’est radicalisée lorsque, durant des manifestations contre la politique économique du GRK, les locaux du PDK ont subi dans plusieurs villes de l’est du Kurdistan des attaques où des cadres de ce parti ont trouvé la mort. Accusant Gorran de se trouver derrière ces événements et de continuer à agir comme un parti d’opposition alors qu’il était au gouvernement, le PDK a le 11 octobre interdit au Président du parlement, Yussuf Mohammed (Gorran), de regagner son bureau. Deux jours plus tard, le Premier ministre du GRK, Nechirvan Barzani (PDK), a suspendu quatre ministres Gorran de son cabinet, les remplaçant le 28 par des membres du PDK. A partir de ce moment,  le processus politique interne au Kurdistan d’Irak s’est pétrifié, le Parlement d’Erbil cessant de fonctionner, et Massoud Barzani se maintenant en poste comme Président « intérimaire » en arguant de la situation militaire exceptionnelle de guerre avec Daech. Gorran a depuis refusé toute discussion avec lui, ne le considérant plus comme Président de la Région, et demandant le retour en poste du Président du parlement et des ministres suspendus, ce que refuse catégoriquement le PDK.

Entre octobre et février, les autres partis politiques – et notamment l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), parti de l’ex président irakien Jalal Talabani – ont tenté des médiations entre PDK et Gorran, diverses réunions ont eu lieu, parfois avec, parfois sans le PDK ou Gorran. Un « Comité inter-partis » rassemblant des représentants du PDK, de l’UPK et de l’UIK, créé le 27 janvier pour discuter la réactivation du parlement, a tenu plusieurs réunions qui ont suscité un certain espoir. En parallèle, plusieurs tentatives de médiation extérieure ont eu lieu : le 1er, une délégation commune des représentants de l’Union européenne et de consuls généraux à Erbil a appelé à l’unité des partis et à la remise en fonction du Parlement. Le 4, la vice-présidente du parlement allemand, Claudia Roth, lors d’une visite, a pris une position similaire. Cependant,  aucune de ces tentatives n’a abouti, les deux camps demeurant sur leurs positions. Le « Comité inter-partis », de réunions retardées en retraits de partis, a fini par cesser de fonctionner. Le 24, Gorran semblait avoir encore radicalisé son opposition, un de ses députés ayant attribué au GRK la responsabilité du refus de Bagdad de payer les pechmergas et exprimant son opposition à la participation de ceux-ci à la libération de Mossoul.

Relance de l’exploitation pétrolière

Malgré toutes les difficultés internes, le Gouvernement régional a annoncé début février avoir maintenu en janvier les exportations de pétrole vers le port turc de Ceyhan au même niveau qu’en décembre (avec même une très légère augmentation). A côté du volet « réduction des dépenses », le GRK a entamé une relance de l’exploitation des hydrocarbures (pétrole et gaz), source de revenus la plus importante de la Région, afin d’au moins compenser la baisse du prix du baril. Les paiements aux compagnies pétrolières, qui avaient été interrompus, ont repris, un planning prévisionnel de versements réguliers fixé. Des travaux d’extension du pipeline amenant le pétrole de Kirkouk vers la Turquie ont été entamés en janvier (ainsi que des négociations entre GRK et Kirkouk sur la répartition des revenus). Un gazoduc est aussi en projet. Fin 2016, la Région devrait commencer la fourniture à la Turquie de gaz, dont les réserves au Kurdistan sont selon les experts suffisantes pour couvrir les besoins de ce pays durant 100 ans. Suite à leurs premiers paiements en début de mois, Genel Energy et DNO ont annoncé de nouveaux investissements dans leurs champs pétroliers de Taq Taq (près de Koya) et de Tawke. Malheureusement, les réserves de Taq Taq ont dû être revues à la baisse de près de 50% (de 683 à 356 millions de barils), et l’augmentation de la production du champ initialement planifiée en 2018 à 80 000 barils/jour, sera en fait une baisse à 50-60 000 barils/jour.

Vers un « Kurdistan d’Irak » indépendant ?

C’est dans ce contexte difficile que le mardi 2 au soir, Massoud Barzani a fait une déclaration selon laquelle « le temps pour un référendum d’autodétermination [du Kurdistan d’Irak] était venu », ajoutant que cela ne signifiait pas la déclaration immédiate d’un État mais qu’il s’agissait simplement de « s’informer sur l’opinion et le désir du peuple, que le leadership politique kurde [mettrait] en œuvre à un moment et dans des circonstances appropriées ». Barzani a également insisté sur le fait que l’autodétermination des Kurdes apporterait davantage de paix et de stabilité à la région tout entière. Les analystes ont débattu sur les raisons pour lesquelles Barzani a choisi ce moment pour faire cette déclaration, concluant que le leader kurde avait considéré que le moment y était particulièrement favorable, la communauté internationale ayant besoin des Kurdes dans sa lutte contre Daech, mais aussi que dans un contexte de doute quant aux choix du GRK et d’opposition à sa personne, associer son nom à cette initiative lui permettait à la fois de se relégitimer et de tenter de rassembler de nouveau les Kurdes autour d’un projet permettant de dépasser les problèmes immédiats.

Les différents partis politiques kurdes ont pris position plus ou moins rapidement par rapport à cette annonce : Ali Bapir, le leader du Komala (Groupe Islamique du Kurdistan), a déclaré être opposé à un tel référendum en ce moment en raison de la crise économique et du fait que la plupart des missions diplomatiques dans la Région ne soutenaient pas l’indépendance du Kurdistan d’Irak, ayant au contraire pris position pour l’unité irakienne. L’Union Islamique du Kurdistan (Yekgirtû) a au contraire exprimé son soutien, et après un délai, le Bureau politique de l’UPK a fait de même le 12.

 

ROJAVA : ALORS QUE « GENÈVE III » CAPOTE, L’ALLIANCE KURDO-ARABE FAIT DE NOUVEAUX PROGRÈS

Les discussions dites « Genève III », déjà retardées deux fois, ont finalement redémarré le 1er du mois, avec pour objectif annoncé la mise en place d’un gouvernement syrien intérimaire. C’est que chacun a dû réviser à la baisse ses prétentions : le Haut comité des négociations (HCN), expression de l’opposition syrienne « officielle » (approuvée par l’Arabie Saoudite et sponsorisée par la Turquie), qui refusait d’abord de négocier avec le régime, a finalement cédé aux pressions des Occidentaux. De leur côté, ceux-ci, face à la menace Daech, ont cessé de faire un préalable du départ de Bachar El-Assad. Cependant, les chances de succès apparaissent minces : le HCN cherche moins à négocier qu’à utiliser la plate-forme de Genève pour préparer ses demandes aux Nations Unies, et les Kurdes du PYD (Parti de l’unité démocratique), pourtant composante syrienne d’importance indéniable, n’y sont toujours pas représentés.

C’est que les objectifs du PYD sont diamétralement opposés à ceux d’un acteur régional important : la Turquie. L’objectif principal de ce parti est de sécuriser les zones kurdes de Syrie qu’il contrôle, le Kurdistan occidental ou « Rojava », en reliant entre elles les trois régions séparées qui le composent le long de la frontière avec la Turquie. Le PYD, en passant des alliances avec des non-Kurdes effrayés des exactions des djihadistes, et en incorporant en octobre dernier la ville frontalière de Girê Spî (Tell Abyad) à son administration autonome, a déjà réussi à relier la Djéziré syrienne, à l’extrême est du pays, à la région de la ville de Kobanê. Mais au nord-ouest d’Alep, la région kurde d’Afrîn, adossée à l’ancien sandjak d’Alexandrette (Hatay turc), demeure jusqu’à présent séparée des deux autres « cantons » du Rojava par un couloir d’une centaine de kilomètres. S’assurer cette bande de terre, actuellement contrôlée par les djihadistes du Front Al-Nosra et de Daech, permettrait au PYD de rompre l’isolement d’Afrîn, encore récemment assiégée par Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda.

Or la Turquie, à présent engagée dans une véritable guerre civile dans ses propres provinces kurdes, redoute plus que tout une frontière sud totalement contrôlée par les Kurdes du pays voisin, qui donnerait au PKK une profondeur stratégique similaire à celle dont il dispose en Irak. Contre le PYD kurde et l’alliance militaire multiethnique des « Forces démocratiques de Syrie » (FDS) dont le PYD demeure la principale composante, la Turquie est prête à toutes les alliances, y compris un soutien objectif des djihadistes. Face à elle, le PYD a su s’insérer dans une alliance multiethnique, les FDS, qui a fait ses preuves sur le plan militaire et s’est récemment dotée d’une expression politique, le Conseil démocratique de Syrie (CDS).

Ce couloir indispensable aux Kurdes syriens est également stratégique pour tous les autres acteurs du conflit : le régime de Damas et son allié russe voudraient sceller la frontière nord pour étrangler les rebelles sunnites, qui reçoivent d’une Turquie, jugée trop complaisante, armes et recrues, et les Kurdes sont les seuls à pouvoir le faire. Les États-Unis, coordinateurs de la coalition anti-Daech, ne sont pas prêts à rompre avec les FDS, quasiment leurs seuls alliés fiables contre les djihadistes. La Turquie se retrouve donc relativement isolée. Sur le plan militaire, si elle n’hésite pas à bombarder les territoires syriens conquis par les Kurdes sur les djihadistes, elle ne peut guère aller plus loin sans risquer de provoquer un conflit à plus grande échelle qui deviendrait vite incontrôlable. La Russie a exprimé le 5 dans un communiqué ses soupçons que la Turquie préparait une intervention au sol en Syrie… manière de lui indiquer qu’elle surveille de près ses concentrations de troupes au nord de la frontière. Il reste donc à la Turquie l’action diplomatique, et tout en répétant dans tous les forums internationaux qu’il faut créer une zone de sécurité humanitaire en Syrie… précisément dans cette bande de territoire, elle pèse de tout son poids pour exclure le PYD des pourparlers sur la Syrie, jouant de son importance régionale, de son appartenance à l’OTAN, et… de son statut de pays de transit des réfugiés syriens : ainsi le 12, le Président Erdoğan a-t-il menacé d’envoyer deux millions de réfugiés vers l’Union européenne.

Rien de surprenant donc que le HCN, qui doit largement son existence même au soutien de la Turquie, ait réitéré son refus de la présence du PYD à « Genève III »… Salih Muslim, co-président du PYD, commentant cette exclusion dès le lendemain de l’ouverture des pourparlers, a cependant indiqué qu’elle n’était pas seulement le fait de la Turquie : la « trop grande laïcité » des Kurdes gêne probablement un bon nombre de ces membres de l’opposition étiquetés « islamistes modérés » par les Occidentaux. Muslim a aussi révélé que Russes comme Américains avaient prêché la patience aux Kurdes, leur promettant qu’ils pourraient intégrer les discussions « plus tard ». « Nous avons répondu que nous voulions être présents dès le début, et que nous ne reconnaîtrions pas les décisions prises en notre absence », a-t-il déclaré, critiquant l’attitude consistant à « [parler] de la démocratie et des valeurs humaines dans la région, [tout en ignorant] la seule force démocratique de la région ». Parallèlement, Haytham Manna, co-président du CDS, a annoncé que celui-ci suspendait sa participation « tant que les cinq Kurdes et un délégué turkmène de notre liste ne reçoivent pas d’invitations du médiateur de l'ONU ». Sur les 35 représentants dont le CDS avait transmis les noms aux Nations Unies, les cinq personnes en question s’étaient vu répondre que leur participation serait examinée, justement, « plus tard »…

Les Kurdes de Syrie demeurent des partenaires pour les États-Unis

La visite récente à Kobanê de Brett Mc Gurk, envoyé du Président américain pour la lutte contre Daech – qui a provoqué la fureur du Président turc – semble avoir aussi visé à maintenir le lien avec les Kurdes malgré leur exclusion diplomatique. John Kirby, porte-parole du Département d’État, a d’ailleurs répondu le 9 à M. Erdoğan que les États-Unis considéraient les YPG kurdes de Syrie comme des « partenaires dans la lutte contre l’État Islamique » – et donc pas comme des terroristes au même titre que le PKK (ces déclarations ont provoqué la convocation par les Affaires étrangères turques de l’ambassadeur américain à Ankara, et un nouveau coup de colère public de M. Erdoğan). Reste que pour les Etats-Unis, la coopération militaire avec les FDS n’implique visiblement pas la reconnaissance du CDS, pourtant leur représentation politique. En l’occurrence, Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l’OTAN, a été en la matière plus loin que les États-Unis, puisqu’il a déclaré le 12 que les Kurdes, faisant partie intégrante du conflit en Syrie et en Irak, devaient donc faire également partie de la solution…

Cependant, les discussions « Genève III » ne se sont guère prolongées : dès le 3, le médiateur des Nations Unies a annoncé leur suspension jusqu’au 25 février. C’est qu’entre temps, grâce notamment au soutien aérien russe, le régime avait enregistré un succès important : avançant au nord d’Alep, une ville qu’il assiégeait sans progresser depuis mi-2012, il a pu couper la dernière route d’approvisionnement des rebelles qui en tiennent une partie. Dans un tel contexte, ni Damas ni les Russes n’avaient intérêt à entrer immédiatement en négociations, ce qui leur aurait imposé de stopper volontairement leur progression. Mais Américains et Russes ont pu discuter le lendemain un accord possible pour une trêve permettant l’accès humanitaire dans les villes assiégées de chaque camp. La réactivation des combats autour d’Alep a en effet provoqué une nouvelle crise humanitaire, la Turquie ayant refusé d’ouvrir sa frontière aux civils fuyant ceux-ci. Le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) a estimé le 6 que 20 000 personnes étaient bloquées au poste frontière de Bab el-Salama, que 5 à 10 000 autres se trouvaient non loin de là dans la ville d’Azaz, et que jusqu’à 10 000 autres s’étaient réfugiées autour et dans la ville kurde d’Afrîn. Les organisations considérées comme terroristes, Al-Nosra et Daech, devant être exclues de la trêve, la Turquie a rapidement demandé que cette exclusion soit étendue au PYD, qui a quant à lui annoncé qu’il respecterait la trêve.

Lutte contre les djihadistes

Dans ce nouveau contexte militaire, les FDS ont continué à progresser aux dépens des djihadistes dans le nord de la province d’Alep. Selon l’OSDH, le 8 les résidents de trois villages de cette province ont demandé aux rebelles de laisser la place aux YPG afin d’éviter les bombardements russes. Deux jours plus tard, les Kurdes venus d’Afrîn ont pu s’appuyer sur ces villages nouvellement acquis pour s’emparer de la base aérienne de Minagh (ou Minaq), à 15 km à l’est, perdue par l’armée syrienne en août 2013 et récemment passée des mains de Daech à celles d’Al-Nosra.

Située au plein nord d’Alep et au sud de la ville-frontière d’Azaz tenue par les djihadistes, Minagh, dans la banlieue nord de la petite ville de Tell Rifaat, contrôle donc les communications entre Alep et la Turquie. Cette dernière a tenté de forcer les Kurdes à s’en retirer en les pilonnant à l'artillerie les 13 et 14, et le Premier ministre Davutoğlu a déclaré le 15 que la Turquie ne laisserait pas Azaz tomber aux mains des YPG, menaçant de rendre Minagh inutilisable si les YPG ne s’en retiraient pas. Mais le PYD a répondu qu’il ne céderait pas à ces exigences, et la tension internationale est très vite montée à propos des bombardements turcs : la porte-parole de l’Union européenne pour la politique extérieure, Federica Mogherini, a demandé à la Turquie de les arrêter, rappelant que le moment était plutôt à la désescalade en prévision des pourparlers ; le Ministre français des Affaires étrangères a fait la même demande ; Damas a qualifié ces bombardements de violation de sa souveraineté, et a accusé la Turquie de « soutenir les terroristes liés à Al-Qaïda » – des propos repris presque à l’identique par Sergueï Lavrov. Enfin, Bachar el-Assad a déclaré que l’armée syrienne était « prête à s’opposer à l’entrée dans le pays de troupes saoudiennes et turques ».

Le 16, les FDS ont complété leur fermeture des communications Alep-Turquie en prenant Tell Rifaat, ne laissant plus aux rebelles dans cette zone que Marea, à quelques km à l’est, et Azaz, sur la frontière. Leur contrôle de la région leur ouvre la perspective de nouvelles avancées contre les djihadistes vers l’est – et la région de Kobanê. Plus à l’est, dans la province d’Hassaké, les FDS, aidées par d’importantes frappes aériennes américaines, ont pris du 16 au 20 divers territoires à Daech, dont un champ pétrolifère et la ville d’Al-Shadadi, coupant deux voies de communication entre cette ville et Mossoul.

Après l’attentat contre un convoi militaire le 17 au soir à Ankara, la Turquie a immédiatement accusé le PYD d’en être coresponsable avec le PKK (voir ci-après l’article consacré à l’actualité en Turquie). Cette accusation a été rejetée dès le lendemain par le co-président du PYD Salih Muslim et le commandement des YPG, qui ont répondu que la Turquie cherchait seulement à justifier ses interventions en Syrie et à dissimuler ses relations avec Daech, « à présent connues du monde entier ». Le 20, les États-Unis ont d’ailleurs exprimé leurs doutes quant à la responsabilité du PYD, déclarant qu’ils ne pouvaient « ni confirmer ni infirmer » les déclarations d’Ankara à ce propos.

La Turquie a appelé à des opérations au sol en Syrie, tout en assurant qu’elle ne prendrait aucune initiative unilatérale. Ne pouvant agir directement, elle a autorisé le 18 au moins 500 rebelles syriens à traverser la frontière au point de passage de Bab El-Salama, à 5 km d’Azaz, pour renforcer cette ville. Déjà le 14, elle avait permis à au moins 350 rebelles porteurs d’armes légères et lourdes d’aller renforcer la partie rebelle d’Alep en pénétrant en Syrie par Atme (ou Atimah, point de passage depuis le Hatay turc plein est d’Alep).

Le 19, le responsable de la Représentation du Rojava nouvellement ouverte à Moscou (voir plus loin), Rodi Osman, a menacé la Turquie d’une « grande guerre » avec la Russie si les troupes turques entraient en Syrie. La Russie a confirmé son soutien militaire aux Kurdes syriens, Nikolai Kovaliov, ancien chef du Service fédéral de sécurité, déclarant notamment que « les avions russes bombarderaient les troupes turques si celles-ci entraient en Syrie ». Barack Obama a réagi le 20 en appelant à une désescalade : le Président américain a demandé à la Turquie de cesser ses bombardements et aux Kurdes de « ne pas profiter de la situation pour prendre le contrôle de nouveaux territoires au nord d’Alep ». Ce même jour, l’opposition syrienne a donné son accord pour une trêve de deux à trois semaines renouvelables – à la condition que la Russie arrête ses frappes aériennes, et que… le front Al-Nosra ne soit plus ciblé – au moins lors des phases initiales.

Le 27, selon une dépêche russe, l’artillerie turque a apporté depuis la Turquie son soutien à une tentative des djihadistes pour reprendre aux Kurdes la ville frontalière de Girê Spî (Tell Abyad). Cette ville en partie kurde à 60 km à l’est de Kobanê, avait avant son intégration au Rojava en octobre dernier constitué un important point de passage des djihadistes de la Turquie vers Raqqa – ce qui explique qu’une fois leur voie plus à l’ouest coupée, ils souhaitent en reprendre le contrôle. Mais elle est tout aussi stratégique pour les Kurdes de Syrie car elle relie les deux « cantons » de Kobanê et de la Djéziré. Les attaquants ont été rapidement encerclés et éliminés, et la Turquie a ensuite nié les avoir soutenus. C’est ce même jour à minuit qu’a pris effet, suite à un accord russo-américain, la « cessation des hostilités » en Syrie, qui ne s’applique ni à Daech ni au front Al-Nosra. Selon l’OSDH, les combats ont d’ailleurs continué dans la province de Raqqa entre Daech et les YPG, et deux jours plus tard, le front Al-Nosra a lancé des missiles sur plusieurs quartiers kurdes d’Alep.

Une représentation du Rojava à Moscou

Durant ce mois, les Kurdes de Syrie ont également poursuivi leur offensive diplomatique. Bien que l’ambassadeur de Syrie en Russie ait déclaré le 9 à l’agence TASS que « les lois russes n’autorisent pas l’ouverture d’un bureau de représentation de l’Administration autonome du Kurdistan de Syrie », le lendemain un tel bureau de représentation, dirigé par Roni Osman, a bel et bien ouvert à Moscou, en présence de Sinem Mihemed, représentante pour l’Europe de l’administration autonome du Rojava, de Feleknas Uca – Kurde yézidie née en Allemagne, députée HDP de Diyarbakir – et de Merab Chamaïev, présidente de l’Union internationale des Associations publiques kurdes. Cette dernière a exprimé l'espoir que les droits des Kurdes à leur propre « culture, langue et gouvernement autonome » seraient garantis par la constitution de la future Syrie et que la Russie les y aiderait.

Le 20, la Russie a annoncé espérer que les pourparlers « Genève III » pourraient reprendre le 25 à Genève, mais cette fois en présence des Kurdes de Syrie. Le médiateur des Nations Unies pour la Syrie, Staffan de Mistura, a déclaré que la reprise à la date prévue était peu probable en raison de la continuation des bombardements, puis le 26 il a donné une nouvelle date au 7 mars – à condition, a-t-il précisé, que la « cessation des hostilités » qui venait de commencer tienne jusque là…