Le 3 novembre, Talal Silo, porte-parole des Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance militaire multi-ethnique et multi-confessionnelle dominée par les Kurdes du PYD (Parti de l’union démocratique) a déclaré à Reuters que les FDS lanceraient seules l'opération de libération de Raqqa, et qu’elles avaient informé la coalition anti-Daech dirigée par les États-Unis qu’elles rejetaient toute participation turque. De son côté, Salih Muslim, le co-président du PYD, caractérisant l’incursion turque en Syrie comme une invasion à laquelle sont opposés «non seulement les Kurdes, mais tous les Syriens», a déclaré que «si la Turquie participait [à l’avance vers Raqqa], ce serait pour aider Daech et non le combattre». Muslim a ajouté que les combattants kurdes des YPG (Unités de protection du peuple, l’aile militaire du PYD) avanceraient sur Raqqa en tant que composante des FDS et retourneraient vers leurs propres territoires une fois la ville prise: il reviendrait ensuite à l’administration locale qui émergerait après l’expulsion des djihadistes de décider ou non de rejoindre la Région fédérale du nord-Syrien, récemment proclamée par les FDS. Quelques jours plus tard, le 6, dans une conférence de presse tenue à Aïn Issa, à 50 km au nord de Raqqa, les FDS ont officiellement lancé l’opération, baptisée «Colère de l’Euphrate». Impliquant 30.000 combattants et menée en coordination avec la coalition anti-Daech dirigée par les États-Unis, elle impliquera aux côtés des combattants des FDS des militaires français et américains, mais comme Talal Silo l’a confirmé à l’AFP, en accord avec les États-Unis, ni la Turquie ni les factions islamistes syriennes qu’elle soutient n’y participeront. Depuis le début du mois, ces dernières affrontent d’ailleurs les FDS dans le nord d’Alep, pilonnant des villages à peine repris à Daech… Les FDS devraient donc combattre les djihadistes tout en subissant les attaques de ceux qu’elles qualifient de «mercenaires des Turcs».
Le 7, alors que selon l’OSDH, les combats commençaient près de la ville d’Aïn Issa, les FDS ont appelé dans un communiqué au soutien régional et international à l’opération et demandé l’assistance des ONG pour les résidents de Raqqa. Malgré la résistance des djihadistes qui ont utilisé des véhicules piégés, plusieurs villages ont été repris, et dès le 8, les combattants des FDS ont commencé à creuser des tranchées pour les protéger de ces attaques suicides. Le même jour, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Çavuşoğlu, s’efforçant de faire bonne figure après la mise sur la touche de la Turquie, a déclaré que Washington s’était engagé à ce que les combattants kurdes n’entrent pas dans Raqqa, ajoutant qu’il espérait que cette promesse serait tenue, bien que la même ait été faite à propos de Manbij, d’où le retrait annoncé n’avait pas encore eu lieu… Le 10, Cihan Ehmed, la porte-parole des FDS pour «Colère de l’Euphrate», a déclaré à Associated Press que les combattants avançaient à présent sur deux fronts séparés au nord de Raqqa, et qu’une fois que les deux colonnes auraient fait leur jonction, elles encercleraient un territoire de 550 km² contrôlé par les djihadistes. Le 14, Talal Silo a déclaré que les FDS avaient repris 32 villages à Daech depuis le lancement de l’opération. Le 16, le commandement général des YPG a annoncé que ses combattants allaient se retirer de Manbij et regagner la rive est de l’Euphrate pour participer à l’opération sur Raqqa, la ville demeurant protégée par son propre Conseil militaire. Cependant, le 21, malgré ce retrait, des milices islamistes soutenues par les Turcs ont attaqué l'ouest de Manbij. Le commandant du Conseil militaire de la ville, Adnan Abou Amjad, a annoncé que les frappes aériennes turques avaient tué un combattant et en avaient blessé plusieurs autres, accusant l’État turc d’être «un État terroriste, qui frappe les positions du Conseil militaire luttant contre Daech». Le même jour, dans un discours prononcé à Istanbul devant une assemblée parlementaire de l’OTAN, le président turc a de nouveau critiqué l’appui apporté aux YPG par les États-Unis et exprimé l’espoir que leur position évoluerait «afin que la Turquie soit libérée de la menace terroriste». Il a rappelé aux États-Unis et aux autres alliés de l’OTAN la proposition turque d’établir dans le nord de la Syrie une zone de protection aérienne interdite de survol à l’aviation syrienne. Le lendemain, le 22, Peter Cook, porte-parole du Département de la Défense des États-Unis, a répondu indirectement que des Kurdes pourraient se trouver parmi les forces locales chargées de défendre Manbij contre Daech, mais qu’il s’agirait de résidents de longue date, n’appartenant pas nécessairement au PYD, dont Cook a confirmé qu’il avait annoncé son retrait vers la rive est de l’Euphrate. Mais le 23, des affrontements violents ont éclaté entre FDS et rebelles syriens de l’ASL soutenus par la Turquie près d’al-Bab, une ville de 100.000 habitants à environ 30 km au sud de la frontière turque, dans des villages situés sur la route de Manbij. Les militaires turcs et leurs alliés, qui avaient selon l’OSDH commencé dès le 12 à pilonner la ville avec l’artillerie et des frappes aériennes, cherchaient clairement à empêcher les FDS d’ouvrir un corridor reliant le canton d’Afrîn à l’ouest aux deux cantons orientaux de leur Région fédérale, Kobanê et Djézireh. Les combattants du Conseil militaire de Manbij ont continué en parallèle à affronter l’ASL. Selon l’agence kurde Hawar proche du PYD, trois tanks turcs ont été détruits.
Il est clair que les États-Unis voient d’un très mauvais œil au plus haut niveau les frappes de l’armée turque contre leurs alliés, comme le montrent les déclarations faites dès le 27 octobre dernier par le sénateur républicain John McCain, président de la Commission des Forces armées du Sénat: «les États-Unis entretiennent une relation de longue date avec la Turquie (avait-il déclaré), [mais] une série d'événements récents a soulevé des inquiétudes sur les fondamentaux [de ces relations]». McCain avait ajouté que la coopération avec les FDS «[servait] les intérêts de la sécurité nationale aussi bien des États-Unis que des pays de la région, y compris la Turquie », avant de «demander instamment au gouvernement turc de s'abstenir de nouvelles attaques contre les groupes kurdes en Syrie»… Le 16, le colonel américain John Dorrian, porte-parole de la coalition, a déclaré en conférence de presse que l’action turque sur al-Bab était une «décision nationale» lancée indépendamment par la Turquie et qui n’était «pas soutenue par la coalition», précisant même que les États-Unis avaient retiré leurs soldats des Forces spéciales originellement déployés pour aider les forces turques et leurs alliés.
Il est à noter que, si les États-Unis soutiennent sur le terrain l’alliance militaire des Kurdes de Syrie (la coalition a même accru son soutien aux FDS en armes et en équipement.), la Russie fait quant à elle régulièrement des déclarations pour défendre leur inclusion dans le processus politique. Ainsi le 21, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Guennadi Gatilov, a-t-il déclaré que l’envoyé spécial de l’ONU Staffan de Mistura devrait, en application du mandat qui lui a été confié, reprendre les consultations sur l’avenir de la Syrie le plus rapidement possible et sur une base la plus inclusive possible, et que la délégation de l’opposition devrait inclure des représentants de tous les groupes d’opposition ayant leur plate-forme politique, et notamment les Kurdes de Syrie : «Les Kurdes devraient être inclus dans le processus politique [a déclaré Gatilov]. Ils constituent une réelle force politique et militaire qui contrôle une part considérable du territoire syrien et participe activement à la lutte contre le terrorisme».
Confrontés aux attaques turques, les FDS ont poursuivi leur offensive sur Raqqa. Le 19, accompagnées de militaires américains, elles ont encerclé le village de Tell Saman, à environ 25 km au nord de Raqqa, où ont éclaté de violents combats avec les djihadistes. Le 29, trois semaines après le lancement de «Colère de l'Euphrate», Cihan Ehmed, porte-parole pour l’opération, a annoncé sa deuxième phase, une offensive simultanée à partir de lignes de front différentes devant mener à la libération de la ville, ainsi que le recrutement dans les FDS de 1.000 hommes et femmes venant de Raqqa, qui s’intégreront à l’opération après une formation. Ce même jour, les affrontements se sont poursuivis entre le Conseil militaire de Manbij et les groupes islamiques soutenus par la Turquie dans des villages proches de la ville. De manière inattendue, le gouvernement syrien est intervenu dans cette confrontation le 24: l’armée turque a en effet publié un communiqué annonçant une frappe aérienne du régime syrien sur ses soldats très tôt, vers 3 h 30, qui a fait 3 morts et 10 blessés dont un grave. C’est la première frappe reconnue et attribuée au régime par la Turquie sur ses troupes en Syrie.
Mises de côté sur le terrain, les autorités turques ont cherché à ouvrir un nouveau front contre le PYD : elles ont lancé le 22 contre son co-président, Salih Muslim, ainsi que contre près de 70 autres «suspects» appartenant au PKK, un mandat d’arrêt international, justifié par l’accusation selon laquelle le PYD serait l’organisateur de l’attentat du 17 février dernier contre un convoi militaire à Ankara – pourtant revendiqué par le TAK, un groupe qui aurait fait scission du PKK. Muslim, qui est de nationalité syrienne, a déclaré sur Twitter qu’il ne pensait pas que «quiconque prendrait ce mandat au sérieux», puis dans une interview au site Middle East Eye, il a ajouté le 23 que le mandat visait à le forcer à limiter ses déplacements en Europe, qui «dérangeaient le Sultan». Ces tentatives de poursuite juridique ne semblent pas jusqu’à présent avoir eu l’impact recherché. Le mandat – qui n’a pas été transmis à Interpol – a été annoncé au moment où Muslim, qui a de bonnes relations avec les gouvernements européens et dispose d’un bureau à Bruxelles, rencontrait des officiels britanniques du Foreign Office et se préparait à prendre la parole devant la Chambre des Lords ; son existence n’a pas davantage empêché le leader du PYD d’assister quelques jours plus tard, le 26, avec sa co-présidente Asya Abdullah, à l’ouverture d’une nouvelle représentation de la «Région autonome démocratique du Rojava» à Oslo, la capitale norvégienne, en présence notamment de la maire de la ville Marianne Borgen et de la Représentante de la Région Sinem Mohamad. Ce bureau de représentation à l’étranger est le sixième ouvert après Moscou, Prague, Stockholm, Berlin et Paris.
Les forces spéciales irakiennes sont entrées le 1er novembre dans le faubourg de Kokjali à Mossoul. Malgré une résistance acharnée des djihadistes, les militaires irakiens ont commencé à avancer vers Karama, plus à l’intérieur de la ville, mais ils se trouvent encore à près de 8 km du centre et progressent extrêmement lentement. Les djihadistes avaient tenté la veille de faire barrage à l’avance des soldats en amenant en ville très tôt le matin sous le couvert de l’obscurité environ 25.000 résidents de Hammam al-Alil, une grande ville à environ 15 km au Sud-Est de Mossoul, en aval sur la rive ouest du Tigre, sans doute pour les utiliser comme boucliers humains, mais la plupart des véhicules les transportant ont dû faire demi-tour après avoir été repérés par l’aviation de la coalition. Lors de ces opérations de transfert forcé, les djihadistes exécutent tous les anciens membres de la sécurité qu’ils repèrent parmi les civils, cette fois-ci une quarantaine d’entre eux, dont les corps ont été jetés dans le Tigre. Les forces anti-terroristes irakiennes sont cependant parvenues plus tard dans la journée à reprendre le contrôle complet de Kojkali, et en particulier du bâtiment de la télévision irakienne à Mossoul – le premier bâtiment officiel repris aux djihadistes depuis l’entrée dans la ville. Le 3, le «calife» autoproclamé de Daech, Abu Bakr Al-Bagdadi, a diffusé un message audio de 31 mn où il s’est déclaré confiant en la victoire de son organisation, appelant ses combattants à résister, et même à envahir la Turquie! «La Turquie est entrée aujourd'hui dans votre champ d'action et le but de votre djihad... Envahissez-la et transformez sa sécurité en peur», a-t-il dit. Selon les services de renseignement britanniques cependant, le leader de Daech aurait lui-même fui Mossoul après la diffusion de son appel à résister!
Le 4, les forces irakiennes ont annoncé avoir repris six districts de l’est de la ville, Malayîn, Samah, Khadra, Karkukli, Al-Qods et Karama, et tenter d’atteindre le Tigre, qui traverse la ville. Cependant, occupées à « nettoyer » les quartiers repris, elles n’ont pas annoncé de nouvelle avancée dans les quartiers Est de la ville jusqu’au 6. Par contre, elles ont pris le contrôle d’un quartier Sud à moins de 4 km de l’aéroport, et ont annoncé le 7 avoir repris Hamam al-Alil: si le front Est se trouve maintenant en ville, le front Sud est celui le plus éloigné de Mossoul.
De leur côté, les pechmergas du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), qui selon l’accord conclu avec Bagdad ne sont pas entrés dans Mossoul, ont annoncé le même jour avoir repris Bashiqa, dans la plaine de Ninive, à 15 km au Nord-Est, une ville qui, avant sa prise par Daech, avait une population mélangée de yézidis, shabaks, assyriens et arabes musulmans. L’annonce des combattants kurdes s’est cependant vite révélée prématurée, des combats s’étant poursuivis jusqu’au 8, dans les quartiers Est de la ville entre djihadistes et soldats irakiens, au Nord avec les pechmergas. Les pechmergas ont pu ensuite entamer le «nettoyage» de la ville, c’est-à-dire la capture ou l’élimination des djihadistes retranchés dans certaines maisons ou des tunnels, nettoyage qui n’a été réellement achevé que le 11 au matin, plus d’une dizaine de djihadistes ayant été tués la dernière journée. C’est depuis Bashiqa que Massoud Barzani, le Président de la Région du Kurdistan, a déclaré en visitant les pechmergas que Daech ne représentait à présent plus une menace pour celle-ci. Ce même jour, l’armée irakienne a annoncé contrôler six quartiers de l’Est de Mossoul et avoir repris à Daech la cité antique de Nimrud, à environ 30 km au sud, sur la rive Est du Tigre. Le lendemain, les yézidis de Bashiqa ont organisé une cérémonie pour marquer leur retour, et le 17, les habitants ont commencé à revenir évaluer les dégâts et décider s’ils se réinstallaient ou non.
Le 15, le ministère de l’Intérieur irakien a annoncé que les troupes irakiennes avaient chassé les djihadistes d’un tiers de la partie Est de Mossoul. Le 17, elles progressaient par le sud vers l’aéroport de la ville, tandis que les milices chiites des Hashd al-Shaabi avançaient à l’ouest sur Tell Afar et annonçaient le 21 livrer de violents combats à Daech sur la route joignant cette ville à Mossoul. L’objectif de bloquer les liaisons des djihadistes avec la Syrie semblait en passe d’être atteint. Cependant, malgré la disproportion en nombre – selon le Pentagone, 3.000 à 5.000 djihadistes en centre ville plus 1.500 à 2.500 dans sa ceinture de défense extérieure, dont un millier de combattants étrangers, contre plus de 40.000 attaquants – la résistance de Daech demeurait acharnée, et nul ne se risquait à estimer la durée de la bataille. Pour restreindre encore les mouvements de Daech entre les quartiers Est et Ouest de Mossoul, les Américains ont détruit par une frappe aérienne un pont sur le Tigre – le troisième en deux mois. L’ONU a exprimé son inquiétude que ces destructions rendent la fuite des civils plus difficile. Le 23, les milices chiites ont annoncé avoir fait leur jonction avec les pechmergas à l’ouest de Tell Afar, isolant ainsi totalement Mossoul de l’extérieur. L’objectif suivant sera de resserrer encore l’étau en coupant Mossoul de Tell Afar, dont des milliers d’habitants, en majorité Turkmènes, ont déjà fui. Le 24 au matin, les forces irakiennes ont imposé un couvre-feu sur les quartiers qu’elles contrôlent dans la partie Est de Mossoul, où elles ont interdit l’entrée des véhicules et fermé les magasins, jusqu’à ce que l’inspection des maisons soit terminée.
Ces combats ont causé de nombreuses souffrances aux civils: certains ont pu fuir, mais d’autres en ont été empêchés par les djihadistes, qui les utilisent comme «boucliers humains». Dès le 2, le GRK avait annoncé l’arrivée de 9.000 déplacés dans ses camps depuis le début de l’opération. Dans le nouveau camp de Khazir, qui héberge 3.000 personnes, les arrivants se plaignent de ne pas avoir assez de fournitures pour y supporter l’hiver. Son directeur, Rizgar Obeid, a déclaré avoir demandé davantage de fournitures au GRK, au HCR et à d’autres organisations internationales. Le 22, le nombre de personnes déplacées suite aux combats a été estimé à plus de 68.500. Au fur et à mesure que les djihadistes se retirent, les attaquants découvrent des fosses communes témoignant de leur barbarie: une a été découverte le 8 dans la petite ville de Hamam al-Alil, et deux autres dans le Sindjar, contenant au moins 18 corps de yézidis. Le maire de Sindjar a déclaré qu’on en avait déjà découvert 29.
En parallèle des opérations sur Mossoul, les forces de sécurité de Kirkouk ont poursuivi la «sécurisation» de cette ville après l’incursion de Daech qui avait coûté fin octobre la vie à plus de 100 personnes, en majorité des forces de sécurité. Le 1er, celles-ci ont annoncé avoir éliminé une dizaine de djihadistes tentant de fuir vers Hawija, une ville de près de 100.000 habitants située à 65 km à l’ouest – et l’une des dernières tenues par Daech dans la province. Le 8, elles ont arrêté des membres d’une cellule «dormante» de Daech qui envoyaient justement des informations à Hawija, peut-être pour préparer une nouvelle attaque, et le 19, suite à des raids lancés dans plusieurs quartiers de la ville, elles ont arrêté 309 personnes, dont 87 rapidement remises en liberté. Le 22, la création d’un nouveau régiment de police a été annoncée: formé à partir d’officiers provenant de divers points de contrôle ou commissariats, il renforcera la sécurité de Kirkouk avec ses 500-700 hommes.
Parfois, les suspects sont d’origine surprenante: ainsi ce journaliste japonais, Kosuke Tsuneoka, arrêté le 1er novembre par les pechmergas sur le Mont Zardak, près de Mossoul, trouvé porteur d’une chaînette portant un signe de Daech. Remis le 7 à l’ambassade japonaise puis expulsé vers son pays, il était selon les renseignements de la sécurité converti à l’islam, et suspecté d’avoir gagné Raqqa pour y servir d’interprète aux leaders de Daech – ce qu’il a nié devant ses collègues une fois ramené à Tokyo.
Les opérations se déroulent en grande partie dans des territoires contestés entre le gouvernement central et le GRK, ce qui conduit à des tensions et parfois des accusations de nettoyage ethnique. Le 13, le GRK a rejeté un rapport de Human Rights Watch selon lequel les pechmergas auraient démoli des maisons de familles arabes dans les provinces de Mossoul et de Ninive (Kirkouk), répondant que les destructions constatées sur les images satellitaires étaient dues aux frappes de la coalition et à Daech, qui avait notamment dynamité les maisons de membres de la sécurité. Le 16, Massoud Barzani a répondu à ces accusations depuis Bashiqa, où il visitait les pechmergas, en déclarant que ceux qui avaient coopéré avec Daech n’avaient pas de place parmi les Kurdes, mais que les autres étaient bienvenus: «Différents groupes ethniques et religieux vivant ensemble, c’est le genre de Kurdistan que nous voulons », et promettant aux habitants des territoires contestés que le GRK ne permettrait jamais plus qu’ils soient déplacés. Répondant aux critiques de ceux qui regrettent que des pechmergas aient versé leur sang pour Mossoul, qui relève du gouvernement central, Barzani a déclaré que le Kurdistan ne serait pas sûr tant que Mossoul serait tenu par des terroristes, ajoutant: «Avant l’arrivée de Daech, il y avait 300.000 Kurdes à Mossoul. Pouvions-nous leur tourner le dos?».
Autre point traditionnel de divergence entre Bagdad et Erbil, le statut des pechmergas: bien que selon la constitution de 2005, ils soient reconnus comme force d’auto-défense du Kurdistan Irakien, Bagdad a toujours refusé de payer leur solde. Or, le 26, le parlement irakien a reconnu par 208 voix sur 327 les milices chiites comme une force militaire officielle «d’appui et de réserve», dont les membres recevront soldes (et retraites) identiques à ceux de l’armée régulière. Les leaders sunnites ont immédiatement rejeté la loi et appelé à sa révision, tandis que les députés kurdes ont décidé de demander lors de la discussion du budget fédéral du Kurdistan pour 2017 qu’y soit incluse la solde de 100.000 pechmergas, soit 42 millions de dollars.
Pourtant, tout n’est pas sombre dans les relations entre communautés. Durant les deux dernières semaines du mois, 2.000 Arabes de la ville de Zêmar, au nord de la route Mossoul – Tell Afar, se sont enrôlés dans une nouvelle «Brigade des peshmergas de l’Ouest du Tigre» composée d’Arabes de Zêmar, Rabia, Ayazya et de plusieurs villages du Sindjar. Créée à la demande des chefs tribaux de la province de Ninive pour protéger la région de Zêmar, cette brigade sera placée sous le commandement… du Ministère kurde des peshmergas.
Tandis que les opérations militaires se poursuivaient, la Région du Kurdistan vivait toujours à l’heure des difficultés financières et de la crise institutionnelle. Les enseignants notamment ont poursuivi leur boycott des classes pour protester contre baisses et retards de salaires, manifestant dès le 1er du mois à Sulaimaniyeh, Halabja, Koya, Garmyan, Raparin, Darbandikhan et Chamchamal… D’autres manifestations ont eu lieu le 12 et les enseignants en colère ont bloqué le 15 la rue devant le Ministère de l’éducation à Sulaimaniyeh, menaçant le GRK d’une action en justice. Après d’autres manifestations le 19, un nouveau blocage a été organisé le 20, suivi d’affrontements entre plus de 5.000 enseignants et les forces de sécurité déployées pour protéger les locaux de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), le principal parti de la province. Le 23, le Conseil des ministres du GRK a annoncé une prochaine réunion avec le vice-gouverneur de Sulaimaniyeh et le syndicat des enseignants de la province pour tenter de trouver une solution, le Ministre de l’éducation se disant prêt à des concessions. Le Président Massoud Barzani lui-même a déclaré comprendre les difficultés des enseignants.
Enfin, le 21, Massoud Barzani a exhorté les partis politiques kurdes à se réunir pour trouver un accord afin d’élire un nouveau président au Parlement d’Erbil pour réactiver celui-ci et permettre la désignation d’un nouveau gouvernement et d’un nouveau Président de Région jusqu’aux prochaines élections. Le 27, le PDK a annoncé des discussions multilatérales avec les autres partis politiques, UPK, Gorran, UIK et GIK (islamistes), afin de tenter de sortir du blocage politique qui paralyse la Région depuis plus d’un an.
Après le décret pris le mois précédent par les autorités turques pour ordonner la fermeture de l’agence de presse kurde féminine Jinha, on a appris le 1er novembre que la police avait dans la nuit du 29 au 30 octobre fermé l’agence par la force et sans notification officielle, en même temps qu’une série d’autres médias, dont l’agence DIHA (Dicle News Agency), trois magasines et 10 journaux. Jinha, créée par six femmes journalistes, disposant d’équipes de femmes reporters en Turquie, au Rojava et au Kurdistan d’Irak, tentait notamment de remédier à l’absence de couverture des violences contre les femmes en Turquie. Après que la police ait changé la serrure de leur bureau et en ait interdit l’accès, les journalistes ont déclaré qu’elles ne plieraient pas face au «parti misogyne» AKP, et qu’elles continueraient à diffuser des informations sur les réseaux sociaux.
A présent, les autorités turques ont transformé en délit la diffusion d’informations sur les arrestations de journalistes! Le 31, un tribunal a interdit la diffusion d’informations concernant l’arrestation de Murat Sabuncu, le rédacteur en chef du journal Cumhuriyet. Des supporters du journal, accompagnés de leaders d’opposition, se sont rassemblés en solidarité près de ses bureaux à Ankara et Istanbul. Le 5, les autorités turques ont ordonné l’arrestation formelle de neuf cadres du journal Cumhuriyet, dont son rédacteur en chef, avant leur procès. Un haut responsable de l’Union européenne a qualifié ces incarcérations de «franchissement d’une ligne rouge» en matière de liberté d’expression. Selon l'Association des journalistes turcs, 170 journaux, magazines, chaînes de télévision et agences de presse ont été fermés, mettant depuis le 15 juillet 2.500 journalistes au chômage, et dans les trois derniers mois et demi, plus de 110.000 personnes ont été licenciées ou suspendues et 37.000 arrêtées. Dès le 2, à l’occasion de la Journée internationale pour mettre fin à l'impunité des crimes contre les journalistes, l’organisation de défense des droits des journalistes Reporters sans frontières (RSF) avait trouvé une place de choix pour le président Erdoğan sur sa liste de «prédateurs de la liberté de la presse»… Le 8, Erol Onderoğlu, qui est justement le représentant de RSF pour la Turquie, et deux autres militants des droits des journalistes, Sebnem Korur et Ahmet Nesin, arrêtés après le coup d’Etat et libérés jusqu’à leur procès, ont vu celui-ci commencer à Istanbul. Pour avoir accepté lors d’une campagne de solidarité de jouer les rédacteurs invités pour le journal «pro-kurde» Özgür Gündem, ils ont été accusés de «propagande terroriste» au profit du PKK. Parmi les autres collaborateurs du journal arrêtés figure aussi la romancière Asli Erdoğan. Puis le 11, le journal Cumhuriyet a annoncé que son directeur, Akin Atalay, avait été appréhendé vendredi à l’aéroport d’Istanbul alors qu’il revenait d’Allemagne. Un mandat d’arrêt avait été émis contre lui dans le cadre d’une enquête pour «activités terroristes», et il a été emmené immédiatement dans un véhicule de police qui attendait sur le tarmac. Le même jour, le journaliste français Olivier Bertrand, du site web français lesjours.fr a été arrêté à Gaziantep, puis expulsé après avoir été retenu trois jours par la police. Le 19, selon l’agence Doğan, deux journalistes de la télévision suédoise SVT suédois basés à Istanbul et couvrant l’actualité de la province de Diyarbakir ont été arrêtés après avoir filmé près d’une zone militaire. Après un interrogatoire, ils ont été autorisés à regagner Istanbul. Le 27, deux femmes reporters, Hatice Kamer (BBC) et Khajijan Farqin (Voice of America), ont été arrêtées respectivement dans les provinces de Siirt et de Diyarbakir. Hatice Kamer devait couvrir un accident minier – ce genre de nouvelles serait-il également devenu sujet de censure?
Dans ce climat délétère pour les médias turcs, seulement deux relatives bonnes nouvelles: lundi 14, le Tribunal de commerce de Paris a ordonné à la société Eutelsat de rétablir sous peine d’une amende de 10.000€ par jour de retard la diffusion par satellite de la chaîne kurde Newroz TV, interrompue le 11 octobre dernier à la demande du RTÜK (le Haut comité audiovisuel turc). Le tribunal a jugé que «l'interruption de la transmission […] constitue une violation flagrante» et cause «des troubles manifestement illicites» à la société suédoise Stiftelsen Kurdish Media (SKM), qui diffuse Newroz TV, et que le RTÜK n’a pas clairement prouvé le lien entre la chaîne et le PKK. Le jeudi 17, ce même tribunal a rendu un jugement similaire pour la chaîne Med Nuçe TV.
Comme les médias, la société civile a été visée par la répression. Le 14, le Ministère de l’intérieur a ordonné la fermeture pour «terrorisme» de 370 organisations, parmi lesquelles des groupements de femmes et de défense des droits de l’enfant! Les organisations visées n’ont été informées de cette décision que lors des raids de police et de perquisitions de leurs locaux. Raisons invoquées par le ministère, 153 des organisations fermées sont en lien avec le «réseau Gülen», 190 avec le PKK, 8 avec Daech et 19 avec le parti d’extrême gauche DHKP-C (Armée révolutionnaire de libération du peuple, Devrimci Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi). Les universitaires ont été aussi de nouveau visés, des mandats d’arrêt ayant été lancés mercredi 2 contre 137 d’entre eux pour «liens gülenistes», et le 18 au matin, la police, munie de 103 mandats d’arrêt, a lancé un raid sur le campus de l’Université Technique Yıldız d’Istanbul, au cours duquel 76 membres du personnel ont été incarcérés pour «participation à une organisation terroriste armée». Deux autres personnes ont également été incarcérées dans l’après-midi à Istanbul et une troisième à Ankara.
Concernant l’armée, des procureurs ont ordonné mercredi 9 l’arrestation de 55 pilotes de chasse supplémentaires: plus de 300 sont déjà détenus, la plupart appartenant à la base aérienne de Konya; et le 12, le Ministère de la défense a annoncé que 168 officiers et 123 sous-officiers de marine soupçonnés de complicité dans le coup d’Etat manqué avaient été suspendus du service actif. Le 18, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a déclaré que plusieurs officiers et diplomates turcs en poste en Europe et rappelés à Ankara avaient décidé de ne pas rentrer et de demander l’asile politique. Mentionnant des témoignages d’officiers selon lesquels certains de leurs collègues ont été emprisonnés sans accusations précises et sans accès ni à un avocat ni à leurs propres familles, Stoltenberg a ajouté que l’OTAN condamnait le coup, mais souhaitait que la Turquie respecte la loi dans sa recherche de complicités au sein de ses forces armées…
Le mardi 22, deux nouveaux décrets ont été publiés, par lesquels 15.000 personnes supplémentaires de l’armée, de la police et des services de l’État ont été démis et 500 associations, 19 établissements de santé et 9 entreprises de médias fermés. Parmi les établissements touchés, la seule école kurde de Van, qui avait ouvert l'année dernière et comptait trois classes avec cinquante élèves. Ces décrets permettent donc maintenant au gouvernement de revenir sur les quelques droits accordés à la langue kurde…
Surfant sur la vague de violence qu’il a lui-même déclenchée, le gouvernement a poursuivi ses déclarations sur le rétablissement possible de la peine de mort, abolie en 2002: le Premier ministre Binali Yıldırım, déclarant le 1er novembre que le gouvernement «ne fermerait pas les oreilles aux demandes du peuple», a envisagé, sans donner de précisions, une «mesure limitée» à cet effet, à laquelle le leader du MHP, Devlet Baceli, a exprimé son soutien. Le soutien de cette formation d’extrême-droite nationaliste, de plus en plus courtisée par l’AKP, permettrait à celui-ci d’effectuer le changement constitutionnel nécessaire…
Aucune de ces mesures répressives, qui prennent pourtant comme prétexte l’éradication du «réseau güleniste» et de la guérilla kurde du PKK, n’a empêché cette dernière de poursuivre ses actions militaires contre les forces de sécurité turques. La chasse turque a pourtant frappé plusieurs fois ce mois-ci les lieux d’implantation du PKK au Kurdistan d’Irak: le 3 (ainsi qu’en Turquie dans le district de Cukurca), le 7 et le 22 dans le district d’Amêdî, à 90 km au NE de Dohouk, le 27 dans les régions de Bazyan et Qandil, puis le 28 et enfin le 29 de nouveau à Amêdî. Le 16, le Président turc a même de nouveau envisagé la possibilité d’une attaque au sol contre le PKK sur le territoire irakien, des déclarations d’autant plus prises au sérieux en Irak que qu’en début de mois, la Turquie a déployé des troupes près de la frontière irakienne, pour, selon le ministre turc de la Défense, Fikri Isik, la préparation à «d'importants développements dans la région». Le Premier ministre irakien Haider Al-Abadi a réagi violemment, déclarant notamment dans une conférence de presse télévisée: «Une invasion de l'Irak conduirait au démantèlement de la Turquie. […] Nous ne voulons pas la guerre avec la Turquie […] mais si une confrontation se produit, nous sommes prêts. Nous traiterons [la Turquie] en ennemie». La tension entre les deux pays a encore augmenté lorsque le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Çavuşoğlu, a répondu en accusant al-Abadi de faiblesse: «Si vous êtes si forts, pourquoi avez-vous abandonné Mossoul à des organisations terroristes? […] Pourquoi le PKK a-t-il occupé vos terres pendant des années?»
Dans les provinces kurdes du pays, si un attentat à la voiture piégée mené à Diyarbakir le 4, qui aurait étrangement pu viser aussi bien les responsables du HDP emprisonnés que la police anti-terroriste, a suscité une controverse concernant ses auteurs, Daech, PKK ou TAK, d’autres ont suivi durant tout le mois, après que le PKK ait publié le 5 un bilan établissant le nombre de militaires turcs tués depuis août à 1.736, contre 214 de ses propres combattants. Le 10, une attaque à la bombe ou à la roquette, suivie de brefs affrontements, a blessé 5 personnes dans le district de Derik (province de Mardin) dont 2 policiers et le gouverneur du district, Mohammed Fatih Safitürk, récemment nommé administrateur de la municipalité de Derik, qui est ensuite décédé à l’hôpital. A Adana, le 24 à 8 h du matin, un attentat à la voiture piégée sur le parking du bureau du gouverneur de la province a fait 2 morts et 30 blessés dont 2 graves. L’attentat, non immédiatement revendiqué, a été attribué au PKK par les autorités, avant d’être revendiqué le 30 par le groupe TAK.
Après l’arrestation le 25 octobre des deux co-maires HDP de Diyarbakir, Gültan Kışanak et Fırat Anlı, les autorités turques ont nommé le 1er novembre Cumali Attila, précédemment gouverneur d’un district d’Ankara, comme administrateur non élu pour les remplacer, tandis que 30 membres du BDP, la composante régionale du HDP, étaient arrêtés dans une opération de police à Mardin. Le co-président du HDP, Selahattin Demirtaş a qualifié dans une conférence de presse les accusations retenues contre les deux co-maires de «totalement mensongères» et a ajouté en faisant référence aux dirigeants turcs: «Ils nous rendront tout ce qu'ils ont volé et confisqué; nous réclamons le retour de nos co-maires à leurs postes et le retour de la volonté du peuple, nous n'accepterons aucune autre option, nous ne plierons pas et continuerons à nous tenir debout. Tout le monde descendra dans la rue et ne reculera pas jusqu'à ce que nous atteignons un résultat».
Mais deux jours plus tard, dans la nuit du 3 au 4, Selahattin Demirtaş et la co-présidente du HDP Figen Yüksekdağ ont été eux-mêmes placés en détention préventive en même temps que 9 autres députés HDP, dans le cadre d'une vaste opération contre le HDP avec des raids policiers coordonnés dans toute la région kurde de Turquie, notamment Diyarbakir, Van et Bingöl, et une perquisition au siège du parti à Ankara. Selon l'agence Anatolie, deux autres députés HDP, Faysal Sariyildiz et Tugba Hezer Ozturk, n’ont pu être arrêtés car ils se trouvaient à l'étranger, mais selon un communiqué du HDP en date du 15, la police a placé en détention Sirri Sureyya Onder, Nursel Aydogan, Ferhat Encu, Gulser Yildirim, Leyla Birlik, Ziya Pir, Abdullah Zeydan, Idris Baluken (chef du groupe parlementaire HDP), et Imam Tascier (représentant de Diyarbakir). Toujours selon Anatolie, Selahattin Demirtaş a été appréhendé à son domicile de Diyarbakir vers 1h30 du matin tandis que Figen Yüksekdağ l’a été à Ankara. Selon la chaîne kurde NTV, les deux leaders ont été accusés de propagande pour le PKK tandis que l’agence Anatolie a indiqué que Demirtaş était accusé de provocation à la violence durant les protestations d’octobre 2014, où il y avait eu plusieurs morts. Ces arrestations ont été possibles suite au vote du parlement turc le 20 mai dernier pour lever l’immunité des députés mis en accusation. Le lendemain de l’incarcération des 2 co-présidents, un tribunal de Diyarbakir a confirmé leur détention préventive, ordonnant leur maintien en prison jusqu’à leur procès, dont la date n'a pas encore été fixée.
Dès le dimanche suivant, le 6, le le porte-parole du HDP, Ayhan Bilgen, a annoncé que celui-ci entamait immédiatement un boycott du parlement, précisant que les députés qui quittaient l’Assemblée iraient «de maison en maison, de village en village, de district en district» pour rencontrer les gens et élaborer avec eux des propositions sur les actions à mener ensuite. Le 22 novembre, il a cependant annoncé le retour du HDP au Parlement turc: «Nous n’abandonnerons pas la lutte comme vous le voudriez, et ne serons pas vos fantoches au parlement».
Les premières réactions étrangères aux arrestations des co-présidents du troisième parti de Turquie, avec 59 députés sur 550, ont été unanimement désapprobatrices. Par la voix de sa responsable de la politique étrangère, Federica Mogherini, l’Union européenne s’est déclarée dès le lendemain «extrêmement inquiète», et a convoqué une réunion des différents diplomates de l'UE à Ankara. Dans une déclaration conjointe avec le commissaire européen à l'Élargissement, Johannes Hahn, Mme Mogherini a déclaré: «Ces développements […] compromettent la démocratie parlementaire en Turquie et exacerbent la situation déjà très tendue dans le Sud-Est du pays, pour laquelle il ne peut y avoir qu'une solution politique». Plusieurs partis du Parlement européen, dont son deuxième groupe parlementaire, celui des Sociaux-démocrates, ont également condamné les arrestations. En France, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Romain Nadal, a exprimé lors de son point presse quotidien sa «préoccupation sérieuse», appelant «[…] la Turquie a respecter la primauté du Droit et les droits fondamentaux», y compris la démocratie et la liberté de la presse. Dans la Région du Kurdistan d'Irak, le Premier ministre du Gouvernement régional (GRK), Nechirvan Barzani, a appelé le 4 dans un communiqué à la libération des députés HDP arrêtés et demandé «un redémarrage du processus de paix dans l'intérêt d'une véritable résolution». Le secrétariat de la Présidence de la Région et le Bureau politique de l’UPK ont fait des déclarations similaires. Le 5, le secrétaire d'État adjoint américain, Antony Blinken, a aussi exprimé ses inquiétudes, de même que le porte-parole de la Maison Blanche, Josh Earnest, qui a ajouté que la suppression des libertés fondamentales n'était pas un moyen de lutter contre le terrorisme. Le 8, le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker a déclaré que le président turc Erdoğan emmenait la Turquie «loin de l’Europe» et mettait en danger sa candidature.
A côté de ces condamnations officielles, qui n’ont eu dans le passé que peu d’effet sur les autorités turques, des manifestations de protestation, en majorité par des Kurdes, ont eu lieu en Turquie comme à l’étranger. A Londres, un policier a été légèrement blessé lorsque des centaines de protestataires ont tenté de pénétrer dans l’ambassade turque. Des manifestations ont aussi eu lieu le 6 au Kurdistan d’Irak, à Koya et à Halabja. À Istanbul, la police a dispersé des manifestants à coups de gaz lacrymogène, de grenades assourdissantes et de pulvérisations au poivre, menaçant aussi d’arrêter les journalistes venus couvrir l’événement et confisquant leur matériel de prise de vues. Des manifestations se sont poursuivies plus tard dans le mois: le 12, environ 25.000 Kurdes et alévis se sont rassemblés à Cologne, en Allemagne, avec des portraits de Selahattin Demirtaş et aussi d’Abdullah Öcalan, et des heurts ont eu lieu entre une petite minorité de manifestants et la police; le 17, des milliers de Kurdes (2.000 selon la police) ont défilé à Bruxelles, demandant des sanctions de l’UE contre la Turquie. Enfin, le dimanche 20 à Istanbul, au moins 5.000 manifestants du HDP mais aussi du CHP (Parti Républicain du Peuple, kémaliste) se sont rassemblés dans les quartiers asiatiques, criant des slogans comme «Unis contre le fascisme».
A Diyarbakir, quelques heures seulement après la mise en détention des 2 co-présidents, un attentat utilisant un minibus piégé, visant dans le quartier de Bağlar le bâtiment de la police anti-terroriste, a tué 11 personnes et en a blessé plus de 100. Cette action a provoqué la controverse quant à ses auteurs: le Premier ministre turc puis le bureau du gouverneur l’ont immédiatement attribuée à «l’organisation terroriste séparatiste» – c’est-à-dire, en «langue officielle» le PKK, et ont maintenu cette version même après que Daech l’ait revendiquée et qu’un groupe d’investigation basé aux États-Unis, SITE, ait déclaré disposer d’une source confirmant la responsabilité probable de l’organisation djihadiste. Le HDP, de son côté, a déclaré que 6 de ses députés, incarcérés dans le bâtiment de la police visé par l’attaque, y avaient échappé de justesse… Puis l’attentat a été revendiqué par le TAK, un groupe dissident du PKK, ce qui lui apportait un troisième auteur potentiel. À Diyarbakir, la concomitance de l’attaque avec les incarcérations, la proximité de l’explosion avec le lieu de détention des députés arrêtés, l’insistance des autorités à attribuer l’action au PKK et surtout le fait que les assaillants aient pu s’approcher aussi facilement de leur cible… ont éveillé la suspicion de ceux se rappelant les attentats anti-HDP de Suruç et d’Ankara, et des commentaires du type «Trois suspects, un responsable: Erdoğan» ont fleuri sur les réseaux sociaux (ou du moins sur ce que les autorités n’ont pu en bloquer…).
Le 11, cinq assistants parlementaires de députés HDP, dont celui de Figen Yüksekdağ ont été incarcérés à leur tour. Le 16, les maires HDP de Siirt et de Tunceli ont été arrêtés sur accusation de liens avec le PKK, puis le 17, le maire de Van, Bekir Kaya, a été arrêté en même temps que quatre autres élus municipaux pour des accusations similaires, qui pourraient lui valoir 15 ans de prison. Des administrateurs ont été désignés pour remplacer des élus arrêtés dans plusieurs villes des provinces de Siirt et Mardin. Le 21, c’est Ahmet Türk, 74 ans, vétéran de la politique kurde en Turquie et maire de Mardin, qui, après avoir été démis de ses fonctions la semaine précédente avec sa co-maire Emin İrmak, a été placé en garde à vue. A. Türk a déjà passé des années dans les prisons turques lors des coups d’État de 1970 et de 1980, puis en 1994, en même temps que Leyla Zana. L’administrateur non-élu nommé pour le remplacer n’est autre que le gouverneur de la province, Mustafa Yaman.
Vers la fin du mois, d’autres réactions de l’étranger à la répression implacable exercée par le gouvernement turc ont commencé à se manifester. Bien que le Président turc ait par avance dénié toute valeur au vote attendu du Parlement européen pour geler le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE, celui-ci a sans doute porté un coup aux autorités turques. Le 24, le Parlement européen a approuvé le gel des négociations d’adhésion de la Turquie; les députés ont déclaré «[…] condamner avec force les mesures répressives disproportionnées prises en Turquie depuis la tentative manquée de coup d’État militaire» et, bien que «demeurant partisans d’un ancrage de la Turquie à l’Union européenne […], appeller la Commission et les États membres à initier un gel temporaire des négociations d’accession en cours avec la Turquie». Le vote du Parlement n’est pas contraignant juridiquement, mais envoie malgré tout un message clair, même si le Président turc déclare justement ne pas pouvoir le «digérer»… Manifestement furieux, M. Erdoğan a de nouveau brandi la menace d’une réouverture des frontières aux réfugiés syriens. Le même jour, le parlement autrichien, justifiant sa décision par la situation des droits de l’homme et notamment des médias en Turquie, a voté à l’unanimité la restriction des ventes d’armes à ce pays. Le ministère allemand des Affaires étrangères a quant à lui déclaré être opposé au gel des négociations d’adhésion, précisant qu’il était important à son avis de continuer à «parler avec ce pays», ajoutant que l’accord sur les réfugiés «était dans l’intérêt des deux parties». Continuer à parler avec la Turquie après les déclarations demandant la libération des députés arrêtés, c’est aussi le choix fait par la Région du Kurdistan Irakien, dont le Premier ministre Nechirvan Barzani rencontrait justement le 24 le Président turc à Ankara…
Le 28, selon une source demeurée anonyme en raison des restrictions imposées aux déclarations aux médias, le parquet d’Izmir a accusé la co-présidente du HDP Figen Yüksekdağ et le député Erdal Atas de «propagande pour une organisation terroriste», et un autre député, Mizgin Irgat, a été accusé de «promouvoir les crimes et les criminels». Après l’examen des discours des députés HDP lors d'une table ronde à Izmir en février, dans lesquels les actions du PKK étaient qualifiées de «lutte populaire», le bureau du procureur a demandé des peines d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à cinq ans. Le 29, le député HDP Hışiyar Ozsoy a averti que le gouvernement avait remplacé de nombreux gardiens de prison par des policiers des Forces spéciales et transféré des armes lourdes dans certaines prisons. Déclarant: «Le gouvernement peut envisager d'exécuter certaines politiques répressives, voire mortelles dans les prisons», Ozsoy a appelé toutes les institutions et organismes internationaux à suivre, enquêter méticuleusement, et agir, sur la grave situation dans les prisons turques». Ce même jour, le procureur du tribunal de Diyarbakir a requis 230 ans de prison contre Mme Gültan Kışanak, co-maire emprisonnée de Diyarbakir.
Le lundi 28 novembre à Diyarbakir, a été organisé un hommage public à Tahir Elçi, un éminent avocat, bâtonnier de Diyarbakir et militant des droits des Kurdes, abattu en plein jour le 28 novembre 2015 d’une balle dans la tête, alors qu’il tenait dans la rue une conférence de presse pour demander la fin des violences dans le «Sud-Est» – le Kurdistan de Turquie.
Des centaines de participants ont assisté à la cérémonie commémorative qui s’est tenue dans la vieille ville de Diyarbakir, devant le minaret historique du quartier de Sur, le minaret «aux quatre pieds» qu’Elçi avait choisi pour tenir la conférence de presse au milieu de laquelle il a été abattu. Certaines des personnes présentes avaient apporté de petits portraits de l'avocat portant les mots «Ambassadeur de la Paix», «Barış Elçisi» – en un jeu de mots sur son nom. Tous ont déposé en hommage des œillets rouges. Les avocats des barreaux locaux, vêtus de tenues de cérémonie, ont reçu en pleurs les députés venus les rejoindre du HDP et du CHP. Ahmet Ozmen, l’avocat qui a succédé à Elçi comme bâtonnier, a critiqué les «forces obscures» qui étaient derrière le meurtre de son confrère et déclaré que les efforts pour résoudre le crime continueraient. Au même moment à Istanbul, des dizaines d'avocats ont rendu hommage à leur confrère assassiné devant un Palais de justice avec une bannière promettant «Nous n'oublierons jamais Tahir Elçi».
Dans une interview publiée le même jour dans le quotidien d'opposition Cumhuriyet, la femme d'Elçi, Turkan, a critiqué l’absence de tout progrès dans l'enquête un an après les faits: «Il n'y a ni acte d'accusation, ni témoin ni suspect. Alors vous voyez comment les choses ont avancé en un an». Emma Sinclair-Webb, directrice de Human Rights Watch en Turquie, a déclaré que malgré l’ouverture formelle d’une enquête, aucun suspect n’était apparu, ajoutant qu’il était à la fois tragique et ironique que le cas d'Elçi – qui avait au cours de toute sa carrière recherché justice pour des massacres non résolus – doive ressembler à «ceux pour lesquels il avait lutté toute sa vie professionnelle». Le HDP a également critiqué l'absence de progrès de l'enquête sur ce qu'il a appelé un «meurtre politique». «Pendant des jours, les examens juridiques de la scène ont été empêchés, les preuves ont été obscurcies de sorte que l'auteur est toujours inconnu». L’enchaînement des faits durant lesquels l’avocat a été abattu demeure suspicieux, la police ayant incriminé le PKK, alors qu’une vidéo des événements montre qu’un des policiers chargés de protéger Elçi pourrait bien être celui à avoir tiré le coup de feu fatal…
Né à Cizre en 1969, Tahir Elçi était marié et père de deux enfants. Il était devenu bâtonnier de Diyarbakir en 2010. Peu de temps avant son assassinat, il avait été arrêté brièvement après une interview télévisée sur CNN Türk au cours de laquelle il avait déclaré que le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) interdit n'était «pas une organisation terroriste, mais une organisation de lutte armée», ce qui lui avait valu des menaces de mort. Il est intéressant de noter que c’est en utilisant quasiment les mêmes termes qu’avait employés cet avocat reconnu qu’un tribunal de Bruxelles, en Belgique, a le 3 novembre refusé de renvoyer devant une Cour criminelle 36 prévenus suspectés d’activités pro-PKK, propagande, recrutement de combattants mineurs et collecte de fonds, en jugeant que les activités du PKK ne peuvent être classifiées comme terroristes, mais correspondent à la définition d’une «lutte armée». Cependant, Elçi lui-même n’avait jamais défendu la violence. Il avait à plusieurs reprises appelé le PKK à déposer les armes, et les derniers mots qu’il a prononcés avant sa mort durant sa conférence de presse avaient trait à la défense du patrimoine historique de Diyarbakir que les affrontements endommageaient – déjà – irrémédiablement: la raison pour laquelle il avait choisi de s’exprimer devant le célèbre minaret de Sur: «Nous ne voulons ni affrontements, ni fusils ni opérations dans ce lieu antique».
Le vendredi 25 novembre dans l’après-midi, l’Institut Kurde de Paris a organisé au Palais du Luxembourg un colloque international intitulé: «Quel statut pour les chrétiens et les yézidis après la bataille de Mossoul?». Alors que les minorités du nord de l’Irak, qui auraient dû bénéficier de la protection de leur État, ont payé un très lourd tribut à la suite de l’occupation de leurs territoires par l’organisation djihadiste Daech, il s’agissait d’apporter des éléments de réflexion sur l’après-Mossoul, de susciter un débat public à ce propos, et surtout d’entendre ce que les représentants de ces minorités elles-mêmes ont à dire à ce propos, alors que la question a été jusqu’à présent malheureusement fort peu abordée.
Outre des représentants de deux églises chrétiennes d’Orient, Mgr. Pétrus Moushé, évêque syriaque catholique de Mossoul et de Qaraqosh, et Mgr. Mikha Maqdasi, évêque chaldéen catholique d’Al-Qosh, étaient présents à ce colloque, organisé au Sénat grâce à l’invitation de M. le sénateur de Paris Yves Pozzo di Borgo, l’unique députée yézidie du parlement de Baghdad, Mme Vian Dakhil, le représentant en France du Gouvernement du Kurdistan Irakien (GRK) M. Ali Dolamari, et l’ancien président du Parlement de la Région du Kurdistan Irakien M. Adnan Mufti. L’ancien ambassadeur américain en Croatie et professeur au National War College de Washington, Peter W. Galbraith, est intervenu en vidéoconférence depuis les États-Unis, et l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, a également fait une intervention au colloque.
Le colloque comprenait deux tables rondes successives, intitulées «La situation des minorités religieuses et leurs aspirations», et «Quel statut pour les chrétiens et les yézidis?», qui ont été modérées respectivement par M. Thierry Oberlé, journaliste au Figaro, et M. Kendal Nezan, Président de l’Institut Kurde de Paris.
Ce qui ressort de cette rencontre est que l’Etat irakien a globalement failli à son devoir de protection de ses propres citoyens, non seulement parce qu’il a abandonné ceux-ci et de vastes pans de son territoire à Daech, l’Organisation du soi-disant «Etat Islamique», mais aussi parce qu’il a laissé se développer durant toute la période précédant l’arrivée de ces djihadistes génocidaires une politique de discrimination rampante des minorités. La députée yézidie Vian Dakhil, notamment, a déclaré que la confiance entre les diverses communautés irakiennes avait été perdue après des décennies de nettoyage ethnique contre les groupes minoritaires du pays, au point que sa restauration probable ne pourrait advenir que si la communauté internationale s’y impliquait: «Les yézidis ont fait face à la persécution en raison de leur foi, c'est pourquoi l'engagement international est une condition préalable à la restauration de la confiance», a-t-elle déclaré. Les représentants des chrétiens d’Orient présents au colloque ont également insisté sur la difficulté de reprendre la vie commune avec leurs voisins non-chrétiens sans une garantie extérieure après que le pouvoir central irakien les ait «trahis en ouvrant les portes de Mossoul aux djihadistes»: «Nous voulons une garantie des pays occidentaux pour que le pouvoir central irakien assure nos droits et notre défense », a ajouté Mgr. Pétrus Moushé. La difficulté de reprendre la vie antérieure tient aussi au fait que Daech a trouvé de nombreux soutiens dans la population locale: yézidis comme chrétiens ont témoigné que, parmi ceux qui les avaient assassinés, dépouillés de leurs biens, et violé les femmes de leur communauté, se trouvaient certains de leurs voisins arabes sunnites qui s’étaient ralliés aux djihadistes à l’arrivée de ceux-ci. Plusieurs intervenants ont déclaré à ce propos qu’il leur paraissait impossible de reprendre la vie commune en faisant comme si rien ne s’était passé: «Peut-on nous demander de vivre avec nos anciens bourreaux?», a notamment demandé Vian Dakhil, qui s’est battue depuis 2014 pour assister ses coreligionnaires réduites en esclavage sexuel par les djihadistes et faire connaître leur condition à la communauté internationale. De plus, la défaite militaire probable de Daech à Mossoul n’entraînera vraisemblablement pas sa disparition, mais plutôt son passage dans la clandestinité, ce qui laisse demeurer un risque d’attaques contre les minorités de la région que nul ne peut encore évaluer.
Face à ces risques futurs, outre l’émigration, que certains envisagent (nombreux sont les chrétiens qui ont pris depuis 10 ans la route de l’exil), et la demande maintes fois formulée de l’envoi d’une force de protection internationale, peu probable en raison de la réticence des pays susceptibles de la fournir, a été avancée la demande de création dans la plaine de Mossoul d’une Région autonome dans laquelle les communautés qui y sont majoritaires pourraient assurer leur propre défense avec notamment l’appui des pechmergas kurdes, qui bénéficient auprès d’eux de davantage de confiance que les militaires irakiens.
Une telle Région autonome pourrait tout d’abord être érigée en gouvernorat (ou province irakienne) de plein droit, quitte à ensuite négocier son statut particulier, association à la Région du Kurdistan ou maintien dans la République d’Irak, une décision à propos de laquelle la population locale pourrait exprimer son opinion au moyen d’un référendum.
Le colloque a été suivi par de nombreux journalistes, et les chaînes de télévision kurdes et assyro-chaldéennes en ont assuré une large couverture. De son côté, le quotidien Le Figaro y a consacré une double page. A l’occasion de ce colloque, Mgr. Pétrus Moushé a été reçu par le président français François Hollande ainsi que par François Fillon, candidat de la droite pour la prochaine élection présidentielle.