Depuis la tentative manquée de coup d’État du 15 juillet, le gouvernement turc s’est engagé dans une fuite en avant vers un autoritarisme de plus en plus prononcé. En un véritable cercle vicieux, les autorités turques tentent de dissimuler leur répression en contrôlant les médias qui la dénoncent. C’est ce processus qu’a dénoncé le 16 décembre l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW) dans un rapport en anglais Intitulé «Baillon sur les médias turcs. Le gouvernement intensifie ses attaques contre le journalisme critique» (Silencing Turkey’s Media. The Government’s Deepening Assault on Critical Journalism, téléchargeable sur le site de HRW). Ce document de 81 pages rappelle que la répression des médias a débuté bien avant le putsch manqué et s’était déjà aggravée après 2014, même si elle s’est beaucoup intensifiée dans les six derniers mois: 140 médias et 29 maisons d’édition fermées, plus de 2.500 journalistes au chômage…
Si les journalistes sont particulièrement visés, toute personne osant exprimer publiquement une opinion «divergente» risque une accusation de «propagande terroriste» ou de «liens avec une organisation terroriste», comme l’ont expérimenté les universitaires signataires de la pétition contre la guerre faite aux Kurdes dans le «Sud-Est», ou plus récemment les 9 prévenus de l’affaire Özgür Gündem, dont le procès s’est ouvert à Istanbul le 29. Pour avoir accepté l’invitation à écrire dans un numéro de ce quotidien «pro-kurde» fermé en octobre par un décret-loi, ils se retrouvent accusés de propagande terroriste en faveur du PKK! Parmi eux, la linguiste et traductrice Necmiye Alpay (70 ans), et la romancière Aslı Erdoğan, qui a déjà fait 132 jours de détention préventive à Bakirköy dans des conditions d’isolement sévères. Au silence que veut imposer le gouvernement à toutes les voix critiques fait paradoxalement écho le titre du dernier recueil d’articles de l’écrivaine, à paraître en français début 2017: Désormais même le silence ne t’appartient plus. Le tribunal a remis 8 inculpés, dont Aslı Erdoğan et Necmiye Alpay, en liberté sous contrôle judiciaire… jusqu’à la prochaine audience le 2 janvier.
Toute critique du gouvernement peut maintenant valoir la prison. Les autorités surveillent tous les canaux d’expression et généralisent de leur propre aveu les arrestations pour délit d’opinion, qualifié selon les cas de «déclaration de soutien à des organisations terroristes» ou d’ «insulte à des responsables politiques»: dans un communiqué publié samedi 24, le ministère de l’Intérieur a indiqué avoir arrêté depuis juillet 1.656 personnes pour des déclarations sur les réseaux sociaux, engagé des poursuites contre 3.710 autres et… enquêter sur au moins 10.000 autres. Là encore, les autorités n’avaient pourtant pas attendu la tentative de putsch de juillet pour accroître la répression: de janvier à juin 2016, elles avaient demandé le blocage de 14.953 comptes Twitter. Mais maintenant avoir sur son smartphone certaine «appli» de communication réputée utilisée par les gülenistes suffit pour être inquiété…
Le parti d’opposition «pro-kurde» HDP demeure la cible politique principale d’une répression toujours plus implacable; les arrestations de ses élus se sont encore multipliées. Le procureur de Diyarbakir est en pointe dans les actions judiciaires conte le HDP. Il avait requis le 29 novembre 230 ans de prison contre la co-maire de la ville, Gultan Kışanak; le 9 décembre, toujours depuis Diyarbakir, c’est une peine de 12 à 33 ans de prison qui a été requise contre le responsable adjoint du HDP à Ankara, le cinéaste et journaliste Sırrı Süreyya Önder, sur l’accusation de liens avec, de propagande pour le PKK, et d’«incitation à la haine et à l’hostilité». A Istanbul, la responsable HDP Hüda Kaya, arrêtée pour propagande pour le PKK, a été remise en liberté sous contrôle judiciaire. Le 12, le Ministre de l’intérieur turc a annoncé la mise en garde à vue de 235 personnes, dont 198 membres du HDP, pour «propagande terroriste» pour le PKK, dans le cadre d’une opération de police menée dans tout le pays. Beaucoup d’incarcérations dans les provinces kurdes ont eu lieu ainsi qu’à Mersin, où 93 responsables locaux ont été emprisonnés sur accusation d’appartenance au PKK, mais la carte des maires démis et emprisonnés sur des charges fictives dessine parfaitement la région de peuplement kurde du pays (>). A Istanbul, la responsable HDP Aysel Güzel a été arrêtée avec 20 autres militants, ainsi qu’à Ankara Ibrahim Binici, et 25 autres à Adana durant un raid auquel ont participé des véhicules blindés et un hélicoptère! Le mardi 13, deux autres femmes parlementaires HDP ont été arrêtées, la députée de Diyarbakir Cağlar Demirel, également cheffe du groupe parlementaire HDP, et la députée de Siirt Besime Konca – les accusations justifiant ces arrestations n’ont pas été rendues publiques. Le 23, la vice-présidente du Parlement, la députée HDP Pervin Buldan, conduite de force par la police au tribunal sur accusation de «propagande pour une organisation terroriste», a déclaré qu’elle refusait de s’exprimer dans ce cas «politiquement motivé» et a été relâchée. Le lundi 26 à Ankara, Aysel Tuğluk, la vice co-présidente du HDP, a été mise en détention préventive par une unité de police anti-terroriste dans l’attente de son procès pour «liens avec une organisation terroriste», toujours suite à une enquête menée par le bureau du procureur de Diyarbakir, et trois jours plus tard, le tribunal a décidé de son incarcération préventive.
Le 17, le HDP a publié un appel urgent concernant Müjgan Ekin. Cette présentatrice de télévision sur Özgür Gün et conseillère municipale de Sur (un quartier de Diyarbakir à présent presque totalement détruit par les forces de sécurité) avait «disparu» à Ankara le 24 octobre; deux chauffeurs de taxi et des amis avaient témoigné qu’elle avait été enlevée de son taxi par des hommes en civil se présentant comme des policiers, et emmenée de force dans un autre véhicule. Contactée par la famille, la police avait déclaré n’avoir aucune information sur une arrestation. Tout ceci faisait craindre un nouveau cas de disparition – en Turquie des familles de centaines de personnes disparues réclament en vain depuis des années aux autorités des informations sur le sort de leur proche. C’est seulement le 26 décembre que le père de Müjgan Ekin a annoncé que celle-ci avait réapparu à… Jerablous, en Syrie, une ville contrôlée par l’armée turque! Ce dénouement rappelle curieusement celui de la réapparition à Kirkouk, en Irak, de Hurşit Külter, disparu après son arrestation à Cizre. La journaliste, qui a témoigné avoir été torturée durant 48 jours, a attribué sa survie et sa libération au fait que son cas ait été pris à cœur par l’opinion et les organisations de la société civile, qu’elle a remerciées.
Le pouvoir continue aussi à profiter de l’état d’urgence pour réprimer les quelques libertés linguistiques concédées aux Kurdes dans la période précédente pour marquer son «ouverture». Le 27, la dernière des cinq écoles de langue kurde de la province de Diyarbakir, l’école Farzad Kamengar (du nom d’un militant kurde pendu en Iran en 2010), ouverte depuis 2014, et qui recevait 238 élèves âgés de 5 à 11 ans, a été fermée. Les déclarations à l’AFP du bureau du gouverneur de la province justifient les fermetures par les «activités illégales» de ces écoles. Comme elle le fait beaucoup maintenant pour fermer médias et organisations de la société civile, la police a simplement apposé des scellés, sans notification officielle – mais celle-ci de fait inutile puisque l’école fonctionnait par tolérance tacite, sans abrogation formelle de la loi interdisant d’enseigner en une autre langue que le turc.
La répression touche aussi d’autres professions, parfois inattendues. Ainsi, selon l’Union des médecins turcs, 2.341 médecins ont été licenciés par décret gouvernemental depuis juillet (site web Turkish Minute).
Le 27, s’est ouvert à Silivri, dans l’est d’Istanbul, le premier procès de la tentative de coup d’Etat de juillet dernier. Comparaissaient 29 officiers de police, dont 3 pilotes d’hélicoptère accusés d’avoir refusé de transporter les Forces spéciales devant défendre le domicile du président Erdoğan à Istanbul. Des peines allant de la prison à vie pour 21 d’entre eux à 7 à 15 ans pour les 8 autres ont été requises. Il ne s’agit en fait que de « lampistes », de subalternes dans l’organisation du coup, le procès des commanditaires étant annoncé à Ankara pour courant 2017.
Cette intensification de la répression semble n’avoir eu aucun impact sur le niveau de violence dans le pays, sauf à peut-être le faire augmenter vu les tensions et le chaos créés… Le vendredi 2 décembre, 3 soldats turcs ont été tués dans la province de Hakkari, près de la frontière avec l’Irak, lors d’accrochages avec des combattants kurdes. Selon l’agence de presse Doğan, plusieurs militants kurdes ont été «neutralisés» et, le lendemain, l’armée turque a déclaré sans autres précisions avoir abattu dans cette province 20 terroristes venus d’Irak pour y mener des attaques. Le 9, l’armée de l’air turque a frappé les positions du PKK au Kurdistan irakien, obligeant à évacuer des villages dans la région d’Amêdî. Mais c’est le soir du samedi 10 à Istanbul que s’est produite l’attaque la plus meurtrière du mois: à la fin d’un match de football entre deux des meilleures équipes turques, deux bombes ont explosé à moins d'une minute d'intervalle devant le stade Vodafone Arena où se trouvait le Beşiktas d'Istanbul, tuant 38 policiers et en blessant 166 autres. Selon les déclarations du vice-Premier ministre Numan Kurtulmus faites plus tard en conférence de presse, 45 secondes après l’explosion d’une première voiture piégée, un kamikaze s’est fait exploser au milieu des policiers dans un parc adjacent. Le ministre de l'Intérieur Suleyman Soylu a déclaré le dimanche que l’enquête incriminait le PKK, puis l’attaque a été selon l’Agence Firat revendiqué par les TAK. C’est la quatrième attaque revendiquée par ce groupe après les 3 de 2016: celle du 17 février à Ankara qui avait fait 28 morts, celle du 13 mars qui en avait fait 34, et celle d’Istanbul, une explosion de voiture le 7 juin qui a tué 11 personnes. Le lundi 12, alors que les autorités parlaient de «vengeance» et que le Président déclarait en une rhétorique enflammée que «le pays combattrait le terrorisme jusqu’au bout», le co-président du HDP, Selahattin Demirtaş, emprisonné depuis le 4 novembre, invoquait au contraire la paix dans sa condamnation émise depuis sa cellule d’Edirne: «Je condamne dans les termes les plus fermes le massacre atroce qui a eu lieu à Istanbul samedi. […] J'invite toute notre société, notre peuple à se tenir ensemble dans l'espoir autour de l'opposition à la violence et [le soutien à] la paix, la fraternité, la démocratie et la liberté. Même dans ces circonstances difficiles, nous ne devons pas abandonner notre appel pour la paix, à laquelle nous attribuons une valeur sacrée, et nous ne devons pas perdre espoir […]». Quelques jours plus tard, le 15, S. Demirtaş a dû être conduit à l’hôpital de l’université Trakya après avoir été frappé par un spasme coronarien dans sa cellule.
Dans la nuit du 12 au 13, les avions turcs ont de nouveau frappé des camps suspectés du PKK dans la région du Zab, et mardi 13, ce sont des tirs d’artillerie effectués depuis la frontière irako-turque qui ont encore frappé la région d’Amêdî. Puis le samedi 17 à Kayseri, une voiture piégée a explosé contre un autobus transportant des militaires non en service, en tuant 14 et en blessant 55 autres. Le président turc a immédiatement incriminé l’«organisation terroriste séparatiste» (c’est-à-dire le PKK), et après l’attentat, des nationalistes turcs du MHP ont attaqué et saccagé l’immeuble du HDP à Kayseri, couvrant depuis la terrasse toute sa façade de leur drapeau rouge à trois croissants de lune. Des attaques similaires ont eu lieu contre plusieurs bureaux du HDP à Istanbul ainsi qu’à Ankara et Erzincan. Le lendemain, le HDP a annoncé des attaques sur 20 de ses permanences, accusant le pouvoir d’avoir laissé faire en ignorant ses appels à une protection. Les autorités ont arrêté 9 personnes suspectées d’avoir participé à ces attaques. Le 20, les TAK ont revendiqué l’attentat de Kayseri, justifié selon eux par le fait que les militaires visés appartenaient à un commando de montagne qui avait «participé durant des années à de nombreuses actions génocidaires ayant versé le sang de milliers de Kurdes»…
Ce même jour, la violence dans le pays a pour la première fois dépassé le cadre national, démontrant à quel point les autorités, qui ne parviennent déjà pas à mettre fin aux actions du PKK ou des TAK, ont perdu le contrôle de la sécurité intérieure du pays: durant l’inauguration d’une exposition photo, un jeune policier turc a abattu l’ambassadeur de Russie à Ankara, Andrei Karlov. Avant d’être lui-même abattu dans un échange de tirs avec la police, l’assassin a hurlé avoir voulu «venger Alep», crié «Allahu akbar» et prononcé quelques mots en arabe à propos du «jihad». Ses proches ont été placés en garde à vue. Le 21, l’assassinat a été revendiqué par le groupe islamiste syrien Jaish Al-Fatah, une coalition comprenant l’ex-front Al-Nosra (Jabhat Fatah al-Sham). Un tel assassinat commis par un fonctionnaire de police turc sur la personne d’un diplomate étranger pose de nombreuses questions concernant l’autorité et la capacité de contrôle de l’État après les purges massives qu’ont subies les forces de sécurité (et les recrutements accélérés qui en sont la conséquence).
L’évolution de la situation intérieure du pays suscite de plus en plus d’inquiétude chez les partenaires internationaux de la Turquie, mais ceux-ci ont jusqu’à présent reculé devant des actions concrètes comme l’imposition de sanctions (réclamée par le HDP) ou le gel des discussions d’adhésion à l’Union Européenne, argumentant qu’il faut «conserver un canal de discussion». Tout au plus le ministre des Affaires étrangères des Pays Bas, Bert Koenders, a-t-il déclaré le 2 qu’il fallait réfléchir à «envoyer un signal à la Turquie»… Les 15 et 16 décembre cependant, le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Union Européenne n’a pu, pour la première fois en 12 ans, s’entendre sur des Conclusions concernant l’élargissement, principalement en raison de l’opposition du ministre autrichien Sebastian Kurz à la poursuite des négociations d’adhésion avec la Turquie. Kurz a motivé son opposition par son soutien au récent vote du parlement européen appelant au gel des discussions en raison de la répression. Malgré la défense de la poursuite des discussions du ministre hongrois, Péter Szijjártó, qui a souligné que la Turquie demeurait «un État membre de l'OTAN et […] un partenaire essentiel dans la lutte contre le terrorisme», le sommet s’est conclu seulement par une déclaration.
Les organisations internationales ont exprimé de nombreuses condamnations. Le 2, le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, Nils Melzer, après une visite de six jours dans le pays, a déclaré à Ankara qu’après le coup d’État manqué, les mesures prises par les autorités avaient créé un climat «propice à l’usage de la torture», confirmant ainsi le contenu du rapport publié par Human Rights Watch (en anglais) en octobre dernier («Un chèque en blanc. La suspension des garde-fous contre la torture en Turquie» – A Blank Check. Turkey’s Post-Coup Suspension of Safeguards Against Torture»). Melzer a déclaré que les récents décrets présidentiels créent «un climat d’intimidation» décourageant les familles de déposer plainte ou de témoigner des abus subis par leurs proches, et aussi mentionné la surcharge des prisons, parfois de 200%. Le même jour, Amnesty International a publié un rapport de 31 pages intitulé «Déplacés et spoliés. Le droit au retour chez eux des habitants de Sur» (Displaced and dispossessed. Sur residents' right to return home), et a demandé le 6 au gouvernement turc de verser une compensation aux 24.000 habitants de Sur (quartier médiéval de Diyarbakir) déplacés depuis le couvre-feu du 15 décembre 2015 et de lever immédiatement celui-ci afin de leur permettre de rentrer chez eux. Amnesty estime qu’un demi-million d’habitants du Kurdistan de Turquie ont dû quitter leur logement suite aux combats, la plupart n’ayant rien pu emporter car prévenus au dernier moment. Concernant les couvre-feux, la Cour européenne des droits de l’homme a annoncé le 16 avoir reçu depuis un an une quarantaine de plaintes de plus de 160 personnes déplacées, et a demandé au gouvernement turc de préciser par écrit la manière dont les couvre-feux avaient été mis en place…
Si l’on devait faire en chiffres un bilan de l’année 2016 pour la Turquie, peut-être faudrait-il retenir ceux-ci: après la reprise des combats entre l’armée et le PKK, 2.467 morts dans les deux camps (chiffre International Crisis Group); 2.700 élus HDP emprisonnés; 400 personnes tuées lors d’attentats ; et depuis juillet, plus de 100.000 personnes de la fonction publique civile, judiciaire et militaire et des médias licenciées, suspendues ou placées en garde à vue, 37.000 arrêtées dont certaines torturées. Alors qu’Erdoğan avait bâti sa popularité sur la relance de l’économie, celle-ci s’est en 2016 contractée de 1,8%. Le président turc portera devant l’histoire la responsabilité du chaos qu’il a déclenché pour se maintenir au pouvoir.
Les opérations militaires contre Daech dans Mossoul se sont poursuivies tout décembre, entrant malgré la lenteur de leurs progrès dans une «seconde phase» en fin de mois. Le 30 novembre, un brigadier des forces spéciales avait déclaré que ses hommes contrôlaient 19 quartiers sur la rive Est du Tigre, soit un peu moins de 30% de la partie orientale de la ville, et se trouvaient à présent à 4 km du fleuve. Dans les premiers jours de décembre, profitant d’un temps couvert diminuant l’efficacité des frappes aériennes, Daech a tenté de ralentir l’avancée des attaquants par une série de contre-attaques à coups de véhicules-suicide. Les officiers irakiens ont confirmé reculer pour éviter des pertes civiles, ajoutant qu’ils comptaient reprendre rapidement le terrain perdu. Ces difficultés et la lenteur de la progression font penser que la bataille pourrait bien se prolonger loin en 2017 ; le 8, le lieutenant-général américain Stephen Townsend, en visite à bord du porte-avions français Charles de Gaulle, a parlé de deux mois supplémentaires pour prendre la ville, sans pour autant que cela mette fin à la menace djihadiste sur la région ni l’Occident…
Le 6, un officier irakien a déclaré que les troupes parties du Sud-est de la ville avaient avancé et pris l’Hôpital Salam, à moins d’1,5 km du Tigre, mais elles ont dû s’en retirer après des combats acharnés et une contre-attaque djihadiste utilisant six véhicules-suicide. Le 10, un officier a annoncé avec l’aide de renforts la prise du quartier de Tamim, à mi-chemin entre la limite orientale de la ville et le Tigre, tandis que trois frappes aériennes différentes ont permis de détruire l’atelier de préparation des véhicules suicides, installé par Daech dans l’ancien bureau de l’UPK! Les militaires irakiens visent maintenant l’aéroport international.
La situation des civils dans la ville demeure extrêmement difficile. En début de mois, l’UNICEF a annoncé qu’un demi-million de personnes, la moitié des enfants de Mossoul et leurs familles, n’avaient plus d’eau potable, les combats ayant détruit une importante canalisation alors que les camions citernes envoyés par les autorités irakiennes devaient s’arrêter à 35 km de la ville. Des habitants ayant pu fuir ont témoigné auprès de Human Rights Watch (HRW) que les djihadistes visent délibérément les civils qui refusent de les suivre dans leur retraite, les considérant comme des «mécréants»… Le 22, le responsable du Département de la santé d’Erbil, Saman Barzinji, a indiqué en conférence de presse que les hôpitaux de la ville étaient débordés par l’afflux de milliers de civils blessés en provenance de Mossoul, 7.595 durant les deux derniers mois, et a appelé la communauté internationale et le gouvernement central à assister la Région du Kurdistan pour répondre aux besoins, alors que les hôpitaux d’Erbil doivent aussi soigner les militaires blessés : selon un bilan du Ministère des pechmergas publié début décembre il y a eu 1.614 pechmergas tués depuis juin 2014 et 9.515 blessés.
Jeudi 29 à 7 h du matin, l’opération est entrée dans sa deuxième phase, avec une offensive simultanée depuis trois fronts différents: plus de 5.000 soldats et policiers anti-terroristes redéployés de quartiers sud déjà repris ont pénétré dans plusieurs quartiers sud-est, en parallèle à une attaque sur les quartiers de Karama et al-Quds et l’avance d’autres forces au nord. Cette nouvelle offensive avait été préparée par une frappe aérienne très tôt lundi 26 sur le dernier pont de la ville, pour limiter les mouvements des djihadistes. Le lendemain, malgré une résistance acharnée de Daech dans le quartier sud-est de Fîlîstîn (Palestine), les attaquants ont pu avancer dans plusieurs autres, notamment Intisar.
Des milliers d’habitants de Mossoul ou de la province de Ninive ont continué à fuir les combats, se réfugiant pour la plupart au Kurdistan. Le ministre irakien des Migrations et déplacements, Derbaz Mohammed, a indiqué que la Région du Kurdistan hébergeait 118.000 déplacés, et une source du GRK a indiqué que 600 déplacés arrivaient chaque jour dans ses camps, coûtant journellement 3,70 US$ par personne. Le 15, le Premier ministre du Kurdistan, Nechirvan Barzani, a chiffré le coût annuel de l’accueil des déplacés à 1,4 milliards de dollars, tandis que l’Union européenne a annoncé l’attribution au Kurdistan de 28 millions d’euros d’assistance aux déplacés, sur un montant total de 50 millions pour tout l’Irak. Le nombre de personnes fuyant les combats est loin d’être compensé par les retours dans les zones libérées: jusqu’à présent, environ 20.000 personnes seulement ont regagné leur région d’origine, même si, le 25, un représentant des Shabaks kurdes au Conseil de la province de Ninive, Ghazwan Dawdi, a déclaré sur BasNews que 286 familles, soit 1.719 membres de la communauté, allaient regagner le district de Kokjali, à l'est de Mossoul, à présent libéré de Daech. D’autres Shabaks reviendront à Bazwaya et dans d'autres villages de la plaine de Ninive dans les prochains jours.
Si Erbil et Bagdad se coordonnent sur le plan militaire pour combattre Daech, leurs relations sont toujours dominées par les difficultés à s’entendre sur le plan économique et la méfiance réciproque concernant le futur statut des territoires repris aux djihadistes. Le gouvernement irakien craint que les tranchées creusées par les pechmergas pour protéger les régions reprises ne deviennent la future frontière d’un Kurdistan indépendant. Les Kurdes, de leur côté, ont fortement critiqué la proposition de budget fédéral 2017 présentée au Parlement irakien par le gouvernement central en octobre dernier: le 3, un communiqué du GRK a reproché à Bagdad d’avoir préparé cette proposition «ne répondant pas aux besoins de la Région […] sans participation ni consultation du GRK et de ses institutions, ce qui est à l’inverse des principes d’un pays fédéral». Le budget proposé, qui se monte à 85 milliards de dollars avec un déficit colossal de 18 milliards, prévoit que les paiements au GRK pourraient reprendre si celui-ci exporte 650.000 barils par jour par le biais du SOMO, mais les députés kurdes de Bagdad sont sceptiques sur la capacité du gouvernement central à honorer cet accord. De plus, les différents partis kurdes sont en désaccord sur ce qui serait acceptable. Ainsi le 5, trois partis kurdes, l’UPK, Gorran (mouvement «Changement ») et le GIK (Komal, islamique) ont obtenu l’accord du Parlement de Bagdad sur une proposition budgétaire spécifiant que 650.000 fonctionnaires du GRK seront payés par Bagdad en échange de l’exportation par le GRK de 200.000 barils par jour des champs de Kirkouk et 250.000 de ceux de la Région du Kurdistan par l’intermédiaire de la société d’État SOMO, les salaires des pechmergas kurdes devant être payés conjointement entre gouvernement central et GRK . Mais les modalités du paiement des pechmergas ont été laissées pour la suite, et le PDK a quant à lui choisi de boycotter le vote du budget fédéral en raison justement de la non-prise en compte des soldes des pechmergas, alors que celles des milices chiites y ont été incluses. Le 22, un député kurde de Bagdad a annoncé de nouvelles négociations budgétaires entre Bagdad et Erbil…
Autre sujet de tension, les territoires contestés entre Bagdad et Erbil. Selon des déclarations de résidents recueillies par Associated Press le 3 décembre, les forces de sécurité kurdes de la ville de Kirkouk auraient pénétré après l’attaque de Daech sur cette ville dans le quartier arabe de Huzeiran, une zone suburbaine située au sud de la ville proprement dite, pour y détruire au bulldozer plus de 100 maisons de familles arabes sunnites. Un rapport de Human Rights Watch fait état d’au moins 100 maisons détruites les 23 et 24 octobre, ayant mené au déplacement de 300 familles. Les résidents interrogés ont aussi témoigné avoir eu leurs papiers d’identités confisqués. Toujours concernant Kirkouk, le gouverneur de la province, Nejmeddine Karim, a déclaré à Londres durant la Kurdistan Oil and Gas Conference (Conférence annuelle «Pétrole et du gaz du Kurdistan») que si celle-ci était administrée par Bagdad, au vu des pratiques du gouvernement central jusqu’à présent, ce serait «une catastrophe»: depuis 2013, selon Karim, Bagdad n’a pas versé sa contribution au budget de la province, et lui doit 1,5 milliard de dollars correspondant à sa part des revenus du pétrole exporté des champs de Kirkouk (la province détient environ 10% des réserves pétrolières totales de l'Irak, estimées à 140 milliards de barils). En contraste, a précisé Karim, le GRK verse chaque mois à Kirkouk 10 millions de dollars dans le cadre de ces mêmes accords sur le partage des revenus du pétrole…
Un certain nombre de sunnites irakiens, se rappelant la politique d’exclusion de l’ancien premier ministre Maliki à leur égard, partagent le manque de confiance des Kurdes envers Bagdad. Par exemple, les 655 combattants des «Lions du Tigre» engagés contre Daech, une des rares unités sunnites affiliées aux Hashd al-Shaabi, majoritairement chiites, interrogés en début de mois, se sont déclarés en faveur d’un Irak fédéral qui leur permettrait de gérer leurs affaires dans le pays après la défaite des djihadistes.
A ces tensions entre GRK et gouvernement central, se sont ajoutées celles entre Kurdes: elles se sont focalisées essentiellement sur le Sinjar (en kurde Shingal) et la présence dans cette région de combattants du PKK ou de forces qui y sont affiliées. Le 4 décembre, Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport accusant le GRK d’empêcher le retour des Yézidis au Sinjar, «KRG Restrictions Harm Yezidi Recovery» – un rapport rejeté dès le 7 par le GRK, qui y a dénoncé des erreurs factuelles, notamment sur l’extension des zones tenues par Daech. Le 5, le responsable des relations internationales du PDK, Hemin Hewramî, a déclaré que le PKK devait se retirer du Sindjar. Exprimant sa reconnaissance au PKK pour avoir permis en 2014 au Yézidis de fuir Daech en leur ouvrant un couloir humanitaire, il a ajouté qu’à présent que les pechmergas avaient libéré la région, la présence du PKK, «illégale» et «subversive», n’était plus souhaitée. Le jeudi 15 décembre, le Premier ministre du GRK, Nechirvan Barzani (PDK), a demandé au PKK de quitter le Sinjar, l’accusant de causer par sa présence des retards dans le retour des habitants – une accusation faite le même jour par le porte-parole du département d’Etat américain, John Kirby, qui a ajouté que «le PKK ne devrait pas avoir de rôle au Sinjar». Le 21, le KCK (Groupe des communautés du Kurdistan), l’aile politique du PKK, a répondu par un communiqué prenant position pour un «auto-gouvernement des Yézidis» et reprenant en partie les accusations de HRW en accusant le PDK de freiner le retour des Yézidis en bloquant l’aide destinée au Sinjar au point de contrôle de Semalka. Le 26, Serhat Varto, porte-parole du KCK, accusant Nechirvan Barzani de parler «au nom du président turc», a déclaré que tenter de forcer le PKK à quitter le Sindjar ferait du tort au PDK et que les combattants du PKK «demeureraient au Sindjar jusqu’à ce que les menaces contre les Yézidis aient disparu». Le lendemain, le vice-Premier ministre turc, Veysi Kaynak, est intervenu à son tour: si les pechmergas du GRK ne parvenaient pas à expulser le PKK du Sindjar, a-t-il déclaré, l’armée turque pourrait intervenir, ajoutant que la Turquie ne laisserait pas le Sindjar «devenir un autre Qandil». Le 30, depuis Qandil justement, un responsable du PKK, Murat Karayilan, a répondu quelque peu ironiquement sur la chaîne TV Sterk du PKK que «les conditions géographiques du Sindjar ne conviennent pas pour un second Qandil – le territoire dont il est question est isolé et complètement plat». Karayilan a par ailleurs déclaré que, suite à des négociations avec le GRK, les combattants PKK allaient se retirer du Sindjar, invoquant la «nécessaire unité des Kurdes», une orientation déjà exprimée la veille par un député de l’UPK qui avait dénoncé la perspective d’une «nouvelle birakûjî» («guerre fratricide», du nom donné à la guerre civile UPK-PDK des années 90).
Une seconde polémique entre Kurdes et organisations internationales s’est entrecroisée avec celle sur le Sinjar: le 22, HRW a accusé le PKK et ses groupes affiliés d’utiliser des enfants soldats, parfois incorporés et conservés sous les armes de force (le recrutement d’enfants en-dessous de 15 ans est un crime de guerre, même s’il y a volontariat). Le 25, le groupe armé Yézidi kurde des Yekîneyên Berxwedana Şengalê (YBŞ), affilié au PKK, avait répondu en niant le recrutement d’enfants soldats et en invitant HRW à venir constater la vérité sur place, se disant victime de la «campagne de dénigrement visant à forcer le PKK à quitter le Sinjar».
Quant à la situation intérieure de la Région du Kurdistan, elle est toujours caractérisée par des difficultés financières et des tensions sociales et politiques. La grève des cours, engagée par les enseignants il y a deux mois, s’est poursuivie, rythmée par des manifestations contre la baisse des salaires et les trois mois de retard de leur versement, devenus la norme depuis 2014. Jeudi 1er, les enseignants ont protesté à Sulaimaniya, Halabja, Koya et Chamchamal, et selon un membre du Comité des enseignants, Adil Hassan, à Sulaimaniya la sécurité (Asayish) en a arrêté plus d’une dizaine, dont six membres du Comité, certains devant la Direction de l’Education, d’autres chez eux avant même la manifestation. La grève des cours a repris le lundi suivant, et le mardi 6, le responsable du bureau de l’éducation à Suleimaniya, Dilshad Omar, a annoncé sa démission. De nouvelles manifestations ont eu lieu le 13 à Sulaimaniyah, Halabja et Chamchamal, étendues le 18 à Germiyan et Said Sadiq. Le 31, de nouvelles manifestations ont eu lieu, notamment à Sulaimaniyeh, où les enseignants ont de nouveau bloqué devant la Direction de l’éducation la rue Salim – une des rues principales de la ville.
Comme sous le double embargo des années 90, les habitants de la Région sont confrontés à des coupures d’électricité: la fourniture d’électricité gouvernementale, redescendue à 9 h par jour, pourrait encore diminuer. Les habitants doivent utiliser des poêles à pétrole pour se chauffer – ou aller couper illégalement des arbres, ce qu’ils sont de plus en plus nombreux à faire, car le GRK n’a pas distribué de bons d’essence cette année. Le gouvernement central a promis l’envoi de 100 millions de litres d’essence pour cet hiver, mais jusqu’à présent seulement 20 millions ont été reçus. Le 5, une délégation de l’UPK, le parti administrant la province de Sulaimaniya, a rencontré le Ministère du pétrole à Bagdad et obtenu la promesse d’envois supplémentaires… Le 28, le responsable du département de statistiques de Sulaimaniyeh, Mahmoud Othman, a déclaré que le taux de pauvreté au Kurdistan avait quadruplé en quatre ans, passant de 3% en 2013 à 15% en 2016 (la limite mensuelle de pauvreté est fixée en Irak à 105.000 dinars, environ 80 US$). Le taux irakien est cependant demeuré supérieur, passant dans le même temps de 15% à 30%. Othman a commenté que cette différence était surprenante, car en Irak, contrairement au Kurdistan, les fonctionnaires sont payés en temps et en heure. Selon un rapport du GRK publié le 25, bien que les mesures d’austérité prises en 2016 aient permis de diminuer les dépenses mensuelles de moitié pour descendre à 530 millions de dollars (contre 1,1 milliard précédemmment), le budget mensuel est encore déficitaire de 37 millions en raison de la chute des prix du pétrole…
Concernant les désaccords politiques internes, une réunion s’est tenue lundi 19 entre deux délégations du PDK et de Gorran à Sulaimaniyah, dans la maison de Nawshirwan Mustafa, le leader de Gorran. Cette rencontre faisait suite à la proposition de discussions lancée récemment par Massoud Barzani pour tenter de mettre fin à l’impasse politique où se trouve la Région du Kurdistan d’Irak depuis un an. Si les participants se sont félicités de «l’ambiance constructive des échanges», la réunion s’est terminée sans conférence de presse commune, ce qui n’augure pas d’avancées significatives… D’autres rencontres sont prévues, ainsi qu’avec le MIK (Mouvement islamique du Kurdistan). Une seconde session de réunions entre partis kurdes a démarré le 23.
L’événement le plus important de ce mois est sans conteste la reprise totale par l’armée syrienne de la ville d’Alep, la seconde du pays, le jeudi 22, annoncée dès le lendemain. Les quartiers Est de la ville étaient contrôlés par les rebelles depuis 5 ans, et leur chute, la plus importante victoire du régime de Damas depuis le début de la guerre civile en 2011, constitue un tournant militaire décisif dans celle-ci. Les forces du régime ont d’abord annoncé le 7 avoir repris aux rebelles la totalité de la citadelle d’Alep dans une attaque lancée mardi 6 et prolongée dans la nuit. Puis le 12, l’armée syrienne a annoncé contrôler 98% de la partie Est de la ville, avant d’annoncer sa reprise totale le 22. Les FDS ont d’ailleurs annoncé le 9 que les YPG des quartiers kurdes d’Alep avaient pris le contrôle de plusieurs quartiers Est de la ville dont s’étaient retirés les djihadistes de l’ex-Front Al-Nosra et de Ahrar Al-Sham, tandis que 7.000 déplacés d’Alep se réfugiaient dans le Canton kurde d’Afrin. Au sud, Daech a profité de ces bouleversements pour reprendre Palmyre malgré de nombreuses frappes aériennes russes, grâce à des renforts reçus de Raqqa, situé à 160 km au Nord-est.
Le second tournant du mois, faisant suite au premier, est diplomatique, avec la conclusion le 28 décembre entre Turquie et Russie d’un accord de cessez-le-feu applicable dans toute la Syrie, consacrant la mise à l’écart des Nations Unies – après le veto russo-chinois du 5 à la résolution du Conseil de sécurité – et surtout celle des États-Unis. Ce n’est peut-être pas un hasard que Turquie et États-Unis aient échangé ce même jour quelques propos acides, le président turc ayant accusé la coalition dirigée par les USA de «soutenir des groupes terroristes en Syrie» (Daech et le PYD), et le porte-parole du Département d’État américain, Mark Toner, qualifiant ces accusations de «ridicules». C’est que les Américains refusaient aux Turcs l’appui aérien demandé par ceux-ci lundi 26 pour leur opération sur Al-Bab, décidée par la Turquie sans concertation avec la coalition. Sans doute parce que le Pentagone savait qu’une fois que les militaires Turcs auraient délogé Daech de Al-Bab, ils s’empresseraient d’attaquer Manbij, tenue par un Conseil militaire allié aux Forces démocratiques syriennes (FDS), le principal allié au sol de la coalition…
Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces importants changements stratégiques sur les FDS et les Kurdes des YPG (combattants affiliés au PYD) qui représentent de source américaine environ les deux tiers de leurs 45.000 combattants, mais l’hostilité de la Turquie à l’égard de ces derniers laisse craindre que le rapprochement de ce pays avec la Russie et donc le régime de Bachar el-Assad, n’ait à terme pour eux des conséquences extrêmement négatives. Pour l’instant, les FDS ont poursuivi leur opération visant à chasser Daech de Raqqa. A Manbij, l’aviation turque a continué ses frappes sur les positions du Conseil militaire de la ville, et le 2, celui-ci a annoncé la mort de deux de leurs combattants étrangers, un Américain et un Allemand. Le 8, un responsable militaire américain a déclaré que les États-Unis avaient organisé plusieurs réunions avec les FDS et la Turquie pour éviter un affrontement direct entre ces deux forces, toutes deux partenaires des États-Unis dans la lutte contre Daech. De manière compréhensible, les FDS hésitent à avancer vers Raqqa de peur d’être attaqués sur leurs arrières par l’armée turque, alors que les Américains veulent attaquer la ville rapidement, simultanément à l’opération sur Mossoul en Irak. Le 10, le Secrétaire à la Défense américain Ash Carter a annoncé l’envoi au Rojava de 200 militaires supplémentaires, dont des membres des Forces spéciales, en soutien à l’opération contre Raqqa, à laquelle participent déjà 300 militaires américains. Le 19, les FDS, qui avaient repris durant la semaine précédente six villages au nord de Raqqa, ont annoncé avoir repris, sur les fronts ouest et nord-ouest cette fois, cinq villages à 50 km de la ville. Puis le 22, elles ont annoncé dans une conférence de presse tenue à Jahisha avoir repris en 10 jours 97 villages sur une zone de 1.300 km² à l’ouest de la ville. Ces avancées ont déterminé le ralliement aux FDS de plusieurs factions arabes tribales de la région. Le 27, les FDS se trouvaient à 5 km du barrage de Tabqa sur l’Euphrate, derrière lequel se trouve le lac Hafez el-Assad, la retenue d’eau la plus importante de la Syrie.
Si les relations entre FDS et Américains semblent toujours au beau fixe sur le plan militaire, le soutien américain se limite précisément à ce plan militaire: les FDS sont des alliés au sol particulièrement précieux contre Daech, mais sur le plan politique, les États-Unis prennent grand soin de marquer leur distance avec leur projet «fédéraliste» nord-syrien et les revendications des Kurdes du PYD. Le 23, l’ambassadeur américain en Turquie, John Bass, l’a spécifié on ne peut plus clairement dans une interview sur la chaîne turque NTV: «Notre premier objectif est la défaite de l’État Islamique, ce qui éliminera la menace qu’il fait peser sur la Turquie. [Mais…] ce résultat ne doit pas être obtenu au prix de la création d’un autre problème stratégique à long terme pour la Turquie, notre allié au sein de l’OTAN. […] C’est une raison importante pour laquelle nous ne soutenons pas et n’avons jamais soutenu, la connexion entre les “cantons kurdes” en Syrie». Le lendemain, en écho, le président turc Erdoğan a réitéré que la Turquie n’accepterait jamais la création d’un nouvel État au Kurdistan de Syrie, rappelant sa volonté de créer une zone de sécurité pour éloigner la menace terroriste de ses provinces frontalières… Enfin, le régime de Damas tout comme l’opposition syrienne ont dans le passé exprimé abondamment leur opposition à l’expérience fédéraliste «nord-syrienne» en cours sous la direction de fait du PYD. Cependant, les 151 membres du Conseil démocratique syrien (CDS), l’émanation politique des FDS, dont la session a ouvert le 27 à Rumeilan, ont approuvé le 30 la proposition de Constitution de la «Région fédérale du nord syrien», que les FDS appellent «Contrat social». Cette approbation ouvre la possibilité, une fois la Constitution mise en place, de commencer la préparation d’élections locales puis d’un gouvernement, à tenir sous six mois. Qamishli deviendrait la capitale de la nouvelle Région.
Le 30 également, Salih Muslim, le co-président du PYD, a déclaré que celui-ci n’avait pas été invité à la conférence d’Astana, au Kazakhstan, où régime de Damas et opposition doivent se rencontrer pour tenter de négocier une sortie de crise, prévenant que ces rencontres étaient vouées à l’échec si elles n’étaient pas plus inclusives. Le ministre turc des Affaires étrangères, Mesut Çavuşoğlu a déclaré que les États-Unis étaient les bienvenus à Astana mais a réitéré son opposition à la présence des YPG et du PYD, posant comme condition que celui-ci «dépose les armes et commence à soutenir l’intégrité territoriale de la Syrie». Malgré les déclarations russes répétées sur l’importance de consulter les Kurdes sur l’avenir du pays, il semble que la Turquie ait réussi à imposer son point de vue à Astana. Les autorités turques, après avoir renforcé le 9 du mois leur opération «Bouclier de l’Euphrate» de 300 commandos supplémentaires, ont par ailleurs confié au principal constructeur public du pays, le TOKI, complété par des opérateurs privés, la construction d'un mur de 900 km sur leur frontière avec le Rojava, qui devrait être terminé en avril prochain. Ce chantier vise officiellement les militants de Daech, mais clairement, il s’agit surtout pour Ankara de renforcer l’embargo sur le Rojava et de couper les Kurdes de Turquie de leurs frères de Syrie…
Vingt-six organisations du monde du cinéma se sont mobilisées en milieu de mois en défense du cinéaste Keywan Karimi en cosignant une lettre demandant la grâce du cinéaste kurde iranien de 31 ans. Amnesty International a également lancé un appel pour que ses sympathisants écrivent à l’ambassade iranienne de leur pays et envoient des copies de leur demande de grâce au chef de la magistrature, l’ayatollah Sadegh Larijani, au bureau du Guide suprême Ali Khamenei et au Président iranien Hassan Rouhani. Lorsque la bande-annonce de son film Ecrire sur la ville, qui concerne les graffiti à Téhéran, a été publiée sur YouTube en 2013, Karimi a été emprisonné et maintenu à l’isolement à la prison d’Evin sans pouvoir accéder à un avocat durant 12 jours. Libéré sous caution, il a ensuite été victime d’une série d’accusations telles que boire de l’alcool, réaliser de la pornographie ou avoir des aventures extra-conjugales, et en octobre 2015, à la suite d'un procès injuste devant un tribunal révolutionnaire de Téhéran, il a été condamné à six ans d'emprisonnement pour «insultes aux valeurs islamiques» et 223 coups de fouet pour «relations illicites sans avoir commis d'adultère». La durée de sa peine a été réduite à un an grâce à la mobilisation internationale pour le défendre.
Le jeune cinéaste a été convoqué mercredi 23 novembre dernier pour commencer à purger sa peine de prison par les autorités, qui ont également déclaré vouloir exécuter la sentence des coups de fouet. La mère de Keywan Karimi est atteinte d’un cancer et subit un traitement chimiothérapique, et il avait espéré que grâce à l’attestation médicale de l’hôpital, les autorités ne le convoqueraient pas pour purger sa peine avant la fin du traitement – il espérait aussi rester en liberté le temps de terminer son dernier film.
Keywan Karimi a réalisé 12 films, documentaires et fictions. Son documentaire Frontière brisée, qui a reçu en 2013 le prix du meilleur documentaire court au Festival international du film de Beyrouth, aborde la question de la contrebande de l'essence de l'Iran vers l'Irak par les membres les plus pauvres de la communauté kurde d’Iran, qui n’ont que ce moyen pour survivre. Les forces de sécurité iraniennes abattent régulièrement des contrebandiers kurdes. Keywan Karimi est représentatif de la répression touchant les artistes qui sont fréquemment condamnés de manière injuste en raison de leur production artistique, comme les frères Rajabian: Mehdi, musicien, et Hossein, cinéaste, réalisateur d’un long métrage parlant du droit des femmes au divorce ; tous deux ont été condamnés en avril 2015 à six ans d'emprisonnement, en même temps que Yousef Emadi, un autre musicien. Condamnés, tous ont été accusés des mêmes charges que Keywan Karimi. En appel, leur peine a été réduite de cinq ans sous réserve de «bon comportement».
Loin de se relâcher depuis la signature des accords sur le nucléaire, la répression en Iran s’est au contraire aggravée, comme si les conservateurs calculaient qu’une fois la tension internationale retombée, les regards se porteront ailleurs.
Ömer Güney, principal suspect – et seul accusé – dans l’affaire de l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris en janvier 2013, est selon une source judiciaire mort samedi 17 décembre à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière d’une maladie cérébrale avant le début de son procès, prévu en janvier prochain. Celui-ci n’aura donc pas lieu, à la colère des proches des victimes et de la communauté kurde. Les trois femmes assassinées, Sakine Cansiz, 54 ans, l'une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Fidan Doğan, 28 ans, et Leyla Soylemez, 24 ans, avaient été abattues de plusieurs balles dans les locaux du Centre d’information kurde où elles travaillaient, et leurs corps avaient été trouvés dans les premières heures du 10 janvier 2013.
Malgré qu’il ait commencé par nier toute implication, Güney avait très vite été considéré comme le principal suspect: les caméras de vidéosurveillance le montraient entrant dans l’immeuble du CIK juste avant les crimes, l’ADN d’une des victimes a été retrouvée sur sa parka et sa sacoche contenait des traces de poudre. Il devait être jugé devant la Cour d’assises spéciale de Paris pour «assassinats en relation avec une entreprise terroriste» du 23 janvier au 10 février. Il semble que Güney, connu de plusieurs proches comme d’opinions ultranationalistes, ait infiltré la mouvance du PKK en France afin d’approcher ses cadres. Bien que les services de renseignement turcs aient nié tout lien avec le triple assassinat en janvier 2014, certains enquêteurs français avaient conclu à leur implication, sans pouvoir déterminer cependant si leurs agents avaient agi dans le cadre d’une mission ou de leur propre initiative.
Les avocats des familles des victimes ont exprimé leur colère d'être «privés d'un procès public qu'ils attendaient depuis près de quatre ans», et «leur consternation de voir la France, encore une fois, incapable de juger un crime politique commis sur le territoire français par des services secrets étrangers». Le Bureau des femmes kurdes pour la paix a publié depuis l’Allemagne un communiqué daté du 17 décembre reprochant à la justice française d’avoir tardé à commencer le procès alors que l’état de santé du suspect était bien connu et que tout retard augmentait les chances qu’il soit éliminé ou meure de sa maladie avant que les faits ne puissent être examinés publiquement et établis. Il est certain que ce procès qui ne se tiendra pas aurait eu un impact négatif sur les relations franco-turques…
Le même jour à Hambourg en Allemagne, selon un procureur fédéral, un ressortissant turc soupçonné d’espionner la communauté kurde et de recueillir des informations sur ses membres pour le compte des services de renseignements turcs a été arrêté. Ce n’est certainement qu’une coïncidence.
Selon la chaîne kurde et le site Rûdaw, l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) a créé un festival mondial du film sur la migration qui s’est déroulé simultanément dans 72 villes souffrant de crises humanitaires massives. Parmi ces villes se trouve Erbil, la capitale de la Région du Kurdistan d’Irak. Barbara Rijks, chef du bureau de l'OIM à Erbil, a déclaré le 7 décembre lors de l’inauguration d’un «Cinéma-Café» dans la capitale kurde que «Les films sont un outil puissant pour montrer le monde à travers les yeux des gens d’ailleurs et de couleurs de peau différentes […], «ce qui est important dans une période de xénophobie et de sentiments anti-migrants qui se nourrissent de la peur de l'inconnu et des idées fausses sur l'autre». Le thème des films retenus pour le Festival est bien sûr celui des migrations et des déplacements.
Le lendemain, toujours de source Rûdaw, le Festival du film de Dubaï projetait pour sa 13e édition deux films provenant justement de la Région du Kurdistan irakien sur plus de 150 présentés. Reşeba, ou Vent Sombre, raconte l'histoire d'un couple yézidi dont la vie est bouleversée lors de l’arrivée de Daech dans leur région. Le film avait suscité lors de sa présentation au Festival International de Dohouk en septembre dernier la colère de certains membres de la communauté yézidie qui lui reprochaient de ne pas les représenter de manière conforme à la réalité, notamment concernant la réception des femmes ayant échappé à Daech et revenant dans la communauté. Le second film présenté, Haus Ohne Dach, ou Maison sans toit, raconte l'histoire de trois frères et sœurs kurdes qui ont grandi en Allemagne et, retournant dans la région du Kurdistan pour y enterrer leur mère, redécouvrent à cette occasion leurs propres racines. Reşeba, dont c’était la première projection au Moyen Orient, a reçu le prix du meilleur long métrage parmi les 18 en compétition.