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Bulletin N° 414 | Septembre 2019

 

 

TURQUIE: MALGRÉ QUELQUES ACQUITTEMENTS, TOUJOURS DES CONDAMNATIONS MASSIVES…

La situation économique embarrasse de plus en plus le gouvernement turc. L’Institut statistique TurkStat a indiqué le 2 septembre que la production avait baissé au trimestre précédent de 1,5% par rapport à la même période l’année précédente. Puis une polémique s’est développée autour des chiffres de l’inflation publiés par l’institut, 0,86% pour août et 15% sur les 12 derniers mois, qualifiés d’«étranges» par un économiste. Le vice-président du CHP, Aykut Erdoğdu, a rappelé que la Chambre de commerce d’Istanbul avait chiffré l’inflation annuelle à 22,55%. Le chiffre du syndicat Türk-İş est quasi-similaire. Le député HDP Garo Paylan a déclaré ironiquement: «M. Beau-fils choisit les chiffres de TurkStat» (le gendre du président, Berat Albayrak, est un peu convaincant ministre de l’économie). Le 4, un sondage MetroPOLL a donné un taux d’approbation du président de 44%, dix points de moins que l’année précédente, le taux de désaccord passant de 38 à 48%. Le 16, TurkStat a publié les chiffres du chômage pour juin: 13%, en augmentation de 2,8%, soit 4.253.000 chômeurs. Pour les jeunes de 15 à 24 ans, c’est 24,8%, un accroissement de 5,4%. Comme l’a montré la perte des plus grandes villes du pays aux dernières municipales, cette situation impacte sévèrement la popularité du pouvoir, qui a commencé à réprimer les commentaires des journalistes économiques. Ainsi 38 personnes, dont deux reporters de Bloomberg, ont été inculpés pour «opposition à la Loi du marché du capital» suite à des articles d’août 2018 analysant l’article 102 de cette loi et pointant une effondrement de la livre turque de 24% en une journée… Le reporter de Bloomberg Kerim Karakaya a qualifié le procès, dont la première audience a eu lieu le 20, de «tragi-comique»… La prochaine audience est fixée au 9 janvier.

Quels que soient les événements, ce pouvoir semble ne rien connaître d’autre que censure et réponse répressive: après le séisme d’une magnitude de 5,8 qui a frappé Istanbul le 26, faisant suite à un premier le 24 de 4,7 dans la mer de Marmara, le directeur du centre de recherche sismique de Kandilli, le professeur Halik Özener a indiqué que 200 secousses avaient été enregistrées en 24 heures et déclaré craindre qu’un séisme très important ne se produise rapidement. Il y a eu 43 blessés légers, 464 immeubles ont été endommagés, et de nombreux habitants, inquiets, ont préféré passer la nuit dehors. Le 27, le gouverneur de la province a menacé de poursuites les auteurs de messages alarmistes sur les réseaux sociaux…

Le 2, la cérémonie d’ouverture de l’année juridique, organisée dans le complexe présidentiel d’Ankara, a été boycottée par quarante-trois barreaux du pays, dont ceux d’Istanbul, Ankara, İzmir et Diyarbakir. Dans son discours d’ouverture, le président Erdoğan les a accusés de «provocation». Le 5, les barreaux d’Antalya, Istanbul et Ankara ont appelé à la tenue d’une assemblée générale de l’Union des barreaux pour «réévaluer» son président Metin Feyzioğlu, qui a prononcé un discours durant la cérémonie (Bianet). Parallèlement, les défections se multiplient au sein de l’AKP. Le 13, l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu, devançant son expulsion, a annoncé sa démission, déclarant que le parti ne pouvait plus selon lui apporter de solution aux problèmes du pays. Il a été rapidement suivi par d’autres dirigeants: l’ancien président Abdullah Gül et l’ancien vice-premier ministre Ali Babacan…

Concernant la détention de l’ancien co-président du HDP Selahattin Demirtaş, incarcéré depuis bientôt trois ans, un tribunal d’Ankara a ordonné le 2 septembre sa remise en liberté provisoire lors d'une audience à laquelle ni lui ni ses avocats n’étaient présents. Ceux-ci avaient en effet déclaré préférer attendre la décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) concernant sa détention provisoire, prévue pour le 18. Le président turc a déjà refusé d’appliquer une décision de la CEDH du 20 novembre dernier ordonnant la libération rapide de Demirtaş… Le procès de celui-ci a été renvoyé au 7 janvier (AFP). Le 4, le Parti des socialistes européens a appelé à sa libération. Le 10, le tribunal a rejeté à l’unanimité l’appel du procureur d’Ankara contre le verdict de libération de Demirtaş, mais celui-ci demeure incarcéré pour une autre affaire… Ses avocats ont demandé l’inclusion du temps déjà passé en détention dans sa durée de condamnation. Si cette demande était acceptée (ce qui serait conforme à l’article 63/1 du code pénal turc), le leader kurde serait libéré. Le 18, la CEDH a indiqué que son jugement serait rendu dans les prochains mois. La commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe Dunja Mijatovic a parlé d’une «situation où la détention provisoire, de fait, devient un instrument de sanction». Le 19, le journal français l’Humanité a publié un appel pour la libération de Demirtaş (signature à freedemirtas.sj@gmail.com). Le 20, une nouvelle enquête a été lancée contre lui par le procureur d’Ankara, dans une tentative manifeste pour le maintenir en détention. Un peu plus tard le même jour, un nouveau verdict d’arrestation a été rendu contre lui et l’ancienne co-présidente du HDP Figen Yüksekdağ. L’un des avocats, Nuray Özdoğan, a déclaré à Bianet qu’il n’y avait aucun élément nouveau dans ce «nouveau» dossier… Le 23, les avocats de Demirtaş ont annoncé qu’ils allaient déposer une plainte criminelle contre les responsables de cette procédure.

Les demandes de visite d’Abdullah Öcalan déposées le 6 septembre par son frère et sa sœur ont été rejetées dans la journée, de même que celles déposées le 20 (TIHV): une fois les municipales passées, le pouvoir a abandonné toute fausse humanité.

Depuis plusieurs semaines, les médias turcs accordent une large place aux «Mères de Diyarbakir», qui se rassemblent devant le bureau du parti «pro-kurde» HDP à Diyarbakir pour protester contre «l’enlèvement par le PKK de leurs enfants» qui les aurait obligés à entrer dans la guérilla. La police a montré une tolérance inhabituelle face à ces protestataires dont l’action a été bien accueillie par le pouvoir, prompt à accuser le HDP de terrorisme. Le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, est même venu leur rendre visite. La Turquie a accusé de partialité les médias occidentaux, réticents à entrer dans son dispositif propagandiste. Mais le 17, quand les mères ont tenté de poursuivre leur sit-in devant le bureau de l’AKP en déployant une banderole portant les mots: «Mères pour la paix», la police a brusquement retrouvé son agressivité pour leur interdire l’accès ainsi qu’aux journalistes, soudain redevenus indésirables. Cinq des femmes qui refusaient de monter dans une fourgonnette de police ont été arrêtées… (Bianet) Autre preuve de la justice à deux vitesses en Turquie, l’absence de progrès dans l’enquête sur l’assassinat de Tahir Elçi, le bâtonnier de Diyarbakir abattu par balles en pleine rue dans cette ville le 28 novembre 2015. La fondation Tahir Elçi a déposé le 24 une plainte criminelle contre le personnel de l’Institut médico-légal pour «destruction de preuves»: selon le témoignage d’une employée de l’institut, Mehtap Altuğ, un échantillon d’ADN a été retiré du dossier sur l’ordre d’un responsable, sans que cela provoque aucune enquête (Bianet).

Concernant les «Universitaires pour la Paix», alors que la Cour constitutionnelle a décidé le 26 juillet que les condamnations prononcées pour «propagande pour une organisation terroriste» violaient leur liberté d’expression, le premier verdict d’acquittement a été prononcé en faveur d’Özlem Şendeniz le 9 septembre après que le procureur a déclaré avoir «changé d’opinion». Le lendemain, cinq associations de psychologues (Europe, Italie, USA) ont appelé à l’acquittement des universitaires turcs, et notamment du professeur Serdar Değirmencioğlu, l’ancien président de l’Association psychologique de la communauté européenne (ECPA). Le 10, vingt-deux universitaires avaient été libérés en une semaine. Le 11, alors que le nombre d’universitaires acquittés atteignait trente-huit, le CHP a annoncé avoir introduit au parlement un projet de loi demandant leur réintégration et l’attribution de compensations. Le 12, lorqu’un procureur a requis des peines d’emprisonnement contre une enseignante, le tribunal ne l’a pas suivi et a prononcé l’acquittement. À cette date, 106 universitaires avaient été acquittés. Le 16, le député HDP de Kahramanmaraş, Mahmut Toğrul, a soumis un projet de loi demandant la réintégration des universitaires licenciés par décret d’urgence, le rétablissement de leur liberté de voyager, et leur retrait des listes de personnes visées par ces décrets. Le 17, quatre autres universitaires ont été acquittés à Istanbul et Kocaeli, et le 24, c’est le représentant pour la Turquie de Reporters sans frontières, Erol Önderoğlu, qui a été acquitté de «propagande pour une organisation terroriste». Il a cependant appelé à la prudence: «Tant que le pouvoir judiciaire turc n'adhère pas aux valeurs démocratiques et ne peut fonctionner indépendamment du gouvernement, il serait erroné de se réjouir des acquittements. Une hirondelle ne fait pas le printemps». Le 30, les universitaires Esra Mungan, Meral Camcı, Muzaffer Kaya et Kıvanç Ersoy ont été acquittés; Camcı a déclaré: «Nous avons obtenu ce qui nous appartenait… ». Malgré le verdict de la Cour constitutionnelle, la Commission de l’état d’urgence peut encore donner des décisions inverses. Si cela se produisait, les universitaires visés pourraient faire appel devant le Conseil d’État. En dernier ressort la question reviendrait alors devant la Cour constitutionnelle…

La Turquie continue à condamner ses journalistes. Le 10, dans l’affaire des «éditeurs en chef solidaires» du journal Özgür Gündem, fermé par décret d’urgence, le procureur a fait appel du verdict d’acquittement de Şebnem Korur-Fincancı, Erol Önderoğlu et Ahmet Nesin, prononcé le 17 juillet dernier. Le même jour, la reporter du site Jin News Melike Aydın a reçu quinze mois de prison pour «propagande pour une organisation terroriste» pour ses messages sur les réseaux sociaux en… 2006. Le même jour, la Cour constitutionnelle a annoncé son verdict dans le cas du journaliste d’Evrensel, Erdal İmrek, attaqué au gaz poivre et battu par les policiers le 31 mai 2014 alors qu’il couvrait le premier anniversaire des manifestations du parc Gezi. Alors que le procureur a décidé de ne pas poursuivre les policiers concernés, la Cour a décidé que la liberté d’expression d’İmrek avait été violée (Bianet). Le 11, le journaliste autrichien Max Zirngast, installé à Ankara depuis trois ans, a été acquitté de l’accusation d’«appartenance à une organisation terroriste» et relâché après trois mois d’incarcération, mais il lui demeure interdit de quitter le pays. Zirngast collabore aux journaux allemands Junge Welt et re:volt, et au magazine américain Jacobin. Le même jour à Diyarbakir, le procès des deux journalistes Ayşegül Doğan (İMC TV, chaîne maintenant fermée) et Yusuf Karataş (Evrensel) a été renvoyé au 25 décembre après cinq minutes d’audience. Ils risquent chacun 22 ans de prison pour «création et direction d’une organisation terroriste armée» pour leur participation à des débats et conférences suivies dans le cadre de leurs activités professionnelles.

Le 12, le co-directeur de l’Association d’études juridiques des médias (MLSA) Veysel Ok et le journaliste Cihan Acar, du quotidien Özgür Düşünce ont reçu chacun cinq mois de prison pour «calomnie des instances judiciaires de l'Etat». Veysel Ok avait déclaré dans une interview à Özgür Düşünce, fermé depuis par décret d’urgence, que «le pouvoir judiciaire est monocolore». Le même jour, le journaliste Barış İnce a été condamné à onze mois et vingt jours de prison avec sursis. Poursuivi après un article dans le journal BirGün intitulé «Ils ont construit une autoroute à double voie vers leurs poches» faisant état de soupçons de corruption à l’égard du président turc et son fils Bilal, et condamné pour «insulte au président», il a été de nouveau inculpé du même chef d’accusation après avoir présenté au tribunal une déclaration écrite de défense dont les premières lettres de chaque ligne formaient en acrostiche les mots Hırsız Tayyip («Tayyip le voleur»)… Le même jour, sept anciens journalistes de Cumhuriyet condamnés pour «assistance à une organisation terroriste» ont été libérés après décision de la Cour suprême d’appels. Parmi eux le journaliste d’investigation et député HDP d’Istanbul Ahmet Şık, dont l’ouvrage sur Gülen, L’armée de l’Imam (İmamın Ordusu), avait été interdit avant publication. Le procureur a réclamé la poursuite de Şık pour «propagande terroriste» (Bianet).

Toujours le 12, l’éditorialiste Özlem Albayrak a démissionné du journal pro-gouvernemental Yeni Şafak après que son article critiquant la condamnation de la responsable CHP d’Istanbul Canan Kaftancıoğlu a été censuré. Elle a rendu public l’article refusé, où elle se demandait ouvertement si la condamnation de Kaftancıoğlu pour notamment «insulte au président» et «propagande pour une organisation terroriste» n’était pas simplement une vengeance pour la perte d’Istanbul…

Le 24, Ziya Ataman, journaliste de l’agence (fermée par décret d’urgence) DIHA, a été condamné à quatorze ans et trois mois de prison pour «appartenance à une organisation terroriste». Gravement malade, l’accusé avait demandé son acquittement, rappelant à la Cour que les déclarations l’incriminant avaient été obtenues sous la torture et retirées ensuite. Ses avocats feront appel. Le même jour à Diyarbakir, le procès de la reporter Kibriye Evren du site web JinNews, accusée d’«appartenance à une organisation terroriste» et de «propagande pour une organisation terroriste», a été renvoyé au 12 novembre. Arrêtée en même temps que 142 autres personnes en octobre 2018, Evren, qui risque jusqu’à vingt ans de prison, a été maintenue en détention préventive. Le 26, l’éditorialiste de Bianet Bülent Şık, également ingénieur agro-alimentaire, a reçu quinze mois de prison pour «révélation d’informations professionnelles»: à l’époque directeur-adjoint du Centre de recherche sur la sécurité alimentaire de l'Université d'Akdeniz, il avait participé à une recherche dont le ministère de la Santé n’a pas publié les résultats. Il a été poursuivi après avoir publié en avril 2018 dans Cumhuriyet une série de quatre articles intitulée: «L'État a dissimulé les produits cancérigènes, nous les rendons publics! Voici la liste des poisons»…

Concernant la censure internet, le 27, un article du site Bianet rapportant le blocage d’un article précédent du même site a été à son tour bloqué. Tous deux se référaient à la mort de la musicienne Sevim Tanürek, renversée en 1998 alors qu’elle traversait à un passage pour piétons par une voiture conduite par le fils aîné du président turc, Ahmet Burak Erdoğan…

Le 29, le Président turc, venu à New York pour participer à l’Assemblée générale des Nations Unies, a déclaré dans une interview à Fox News: «Les chiffres [de journalistes arrêtés] que vous citez sont imaginaires». En contraste à ces déclarations, dix-huit organisations de défense des Droits de l’homme ont envoyé le 11 une lettre commune au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, dans laquelle elles l’exhortent à cesser d’«ignorer des violations aussi flagrantes des obligations et engagements de la Turquie en matière de droit international des droits de l'homme» (->).

Avec la mort ce mois-ci en prison de plusieurs détenus, les conditions de détention dans les prisons turques ont de nouveau été mises en cause. Le 4, le député CHP Atila Sertel a soumis une question parlementaire à propos de la mort de quatorze prisonniers en huit mois dans la prison de Menemen. Destinée aux détenus malades, elle héberge actuellement trois fois le nombre de détenus pour lequel elle a été construite, au point que «les détenus sont forcés de dormir dans les toilettes et les corridors». Après la mort le 10 à l’hôpital d’un détenu âgé d’une prison de Maraş où il était tombé malade, l’association des droits de l’homme İHD a publié un décompte selon lequel, depuis le début 2017, 73 personnes sont mortes en prison, dont 39 souffraient d’une maladie. Selon les chiffres mêmes du ministère de la Justice, entre 2011 et 2017, on compte 280 décès de détenus attribués à des suicides… (Bianet) Le 15, l’ancien co-président du BDP Mustafa Akyol, incarcéré depuis 2011, est mort à l’hôpital de sa maladie cardiaque. Également atteint de Parkinson, il s’était vu refuser plusieurs fois sa remise en liberté pour raison médicale… (Turkey Purge) Il faut ajouter à ces mauvaises conditions d’incarcération et à l’absence de soins les mauvais traitements dont sont souvent victimes les prisonnniers, comme ces 70 personnes dont 17 enfants arrêtés durant les couvre-feux à Nusaybin en 2016, battus par les gendarmes pour avoir protesté au tribunal contre leurs lourdes condamnations… (TIHV).

Le 19, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Turquie à payer six mille euros de compensation aux deux prisonniers Abdülkerim Avşar et Abdülkerim Tekin, qui avaient été transférés à la prison de Kırıkkale contre leur volonté, décidant que leur droit au respect de leur vie familiale avait été violé. Ce jugement s’applique aussi à d’autres prisonniers du HDP, comme Figen Yüksekdağ et Selahattin Demirtaş, mais aussi les anciens députés Seben Tuncel, Selma Irmak, Çağlar Demirel, İdris Baluken et Abdullah Zeydan, qui ont tous été transférés jusqu’à 1.500 km de leur région d’origine…

Les violences des forces de sécurité, presque toujours impunies, sont trop nombreuses pour être toutes rapportées ici. Alors que l’enquête sur les mauvais traitements confinant à la torture exercés sur les personnes mises en garde à vue à Helfeti en mai dernier durant une opération anti-PKK n’a toujours pas abouti, Fatma Kılıçarslan a été poursuivie pour avoir partagé sur les réseaux sociaux des photos montrant les prisonniers allongés sur le sol et menottés dans le dos. Elle est accusée de «provocation du public à l’inimitié et à la haine». La première audience de l’affaire est fixée au 9 octobre (Bianet). Enfin, le 13, un enfant de six ans a été tué par un véhicule militaire à Diyarbakir. Il n’est malheureusement que le dernier d’une longue série, puisque depuis trois ans, dix-neuf personnes ont connu ce sort au Kurdistan de Turquie. Selon l’association de défense des droits de l’homme İHD, durant les dix dernières années, ces véhicules blindés ont provoqué 63 accidents, tuant 36 personnes, dont six femmes et seize enfants (Bianet).

Bianet a annoncé le 18 que dix-huit rappeurs turcs ayant chanté une chanson politiquement critique, «Je ne peux pas garder le silence» (Susamam, https://youtu.be/L5K3IxINr7A), ont été poursuivis. Par ailleurs, le musicien Tunç, actuellement à l’étranger, n’a pas assisté à l’audience de son procès pour «insulte au président» et «provocation du public à l’inimitié et à la haine». Accusé suite à ses publications sur les médias sociaux, il risque jusqu’à quinze ans de prison. Le procès a été renvoyé au 14 février 2020. Tunç a déclaré que la loi et la justice, mises au service de «l’alliance fasciste AKP-MHP», avaient perdu toute signification. Il est vrai que les condamnations pour «insulte au président» prennent des proportions de plus en plus scandaleuses. Le 23, un Kurde de Van nommé Burhan Borak a reçu douze ans et trois mois de prison pour sept messages envoyés sur les réseaux sociaux en 2014, à raison d’un an et neuf mois pour chaque message incriminé (Mezopotamya).

En prévision de l’anniversaire le 2 octobre d’Osman Kavala, le seul prévenu emprisonné depuis plus de deux ans suite aux protestations du parc Gazi, les soutiens de l’homme d’affaires et philanthrope ont organisé une campagne sur les médias sociaux avec le hashtag #DearOsmanKavala. Ils rappellent sur le site web Free Osman Kavala qu’aucune preuve n’a jamais été apportée à son encontre. Parmi les signataires on trouve la députée HDP de Siirt Danış Beştaş et la co-présidente de l’association İHD Eren Keskin.

Les opérations militaires ont été particulièrement nombreuses en septembre, à la fois côté Kurdistan d’Irak, avec la poursuite de l’opération anti-PKK «Serres», mais aussi au Kurdistan de Turquie. Le 4, plusieurs villages près de Nusaybin et d’Ömerli ont été placés sous couvre-feu avant le lancement d’une opération militaire qui a provoqué des incendies de forêt près d’Ömerli. Le 7, le responsable des opérations spéciales de la sécurité de Mardin y a été tué et un garde de village blessé, mort de ses blessures le 14 (TIHV). Le 9, deux combattants kurdes ont été tués près de Dicle (nouvelle connue le 14) et deux autres le 11 près de Muş (nouvelle connue le 17). Mais l’attaque la plus importante du mois s’est produite le 12 près de Kulp (Diyarbakir). Le gouverneur de la province a indiqué que sept personnes, présentées comme des civils, avaient été tuées l’après-midi dans l’explosion d’une bombe. Le président turc, qualifiant cette attaque d’«atroce», a promis d’en arrêter les auteurs. Mais le 20, le PKK a revendiqué l’opération et indiqué que les victimes n’étaient pas des civils mais des informateurs des autorités (ANF). De fait, le 25, plusieurs gardes de villages ont attaqué les locaux du HDP à Diyarbakir, déclarant avoir perdu des proches à Kulp (Diken).

Le 14, le gouverneur d’Hakkari a placé jusqu’au 28 sous sécurité spéciale cinq zones de la province: la zone centrale plus quatre autres dans les districts de Çukurca, Şemdinli, Yüksekova et Derecik (TIHV). Le 19, les médias ont annoncé la mort le 17 de deux combattants kurdes dans des combats avec les forces de sécurité près de Beytüşşebap (Şırnak), d’un autre près de Bitlis, et de deux autres plus tôt dans le mois, les 3 et 6 à Çukurca (Hakkari). Le même jour, au moins trois soldats turcs ont été tués et leurs véhicules détruits dans une attaque du PKK sur une installation pétrolière à Silopi (AMN). Le 22, alors qu’un civil mourait renversé par un véhicule militaire à Göktepe (Tunceli), un autre était victime d’une bombe à Dağiçi (Nusaybin), une opération attribuée au PKK, et les forces de sécurité annonçaient la «neutralisation» de sept combattants kurdes à Siirt. Quant au PKK, il a revendiqué la mort de deux officiers du renseignement à Mardin le 21 et de quinze soldats turcs. Le 25, cinq personnes, dont un policier, ont été tuées à Yüreğir (Adana) dans l’explosion d’une bombe déclenchée au passage d’un véhicule de la police anti-émeute (Bianet). Le même jour, cinq militants kurdes ont été tués dans un affrontement avec les forces de sécurité près de Gevaş (Van). Le 27, on a appris qu’un autre militant était mort le 24 près de Yüksekova (Hakkari) dans une frappe aérienne qui avait aussi endommagé habitations et récoltes. Le 30, l’agence Anadolu a annoncé la «neutralisation» de trois militants dans les provinces de Diyarbakir et de Mardin.

Côté irakien, trois soldats turcs ont été tués le 4, alors qu’un combattant kurde mourait dans une frappe aérienne sur Haftanin (TIHV). Le 10, l’aviation turque a bombardé un village près d’Amêdî, provoquant un incendie (RojNews). Le soir du 13, selon des sources locales, deux combattants kurdes ont été tués près de Qandil dans des frappes qui ont aussi détruit des habitations et mis le feu aux champs. Le 15, deux autres ont été tués dans une frappe sur Haftanin, et le 19, la mort de deux autres le 4 près de Xakurk a été annoncée, alors qu’Ankara, reconnaissant la perte de 28 militaires, revendiquait l’élimination en trois mois de près de 400 militants kurdes, un chiffre invérifiable… Le 22, dans des revendications croisées, les forces de sécurité turques ont annoncé la «neutralisation» de 14 combattants kurdes à Haftanin et le PKK la mort de huit soldats turcs (Rûdaw). Le 23, sont morts deux soldats d’un convoi de ravitaillement turc (AFP). Le 24 en soirée, une frappe aérienne a tué un commerçant à Chamanke, près de Dohouk. Le chef du district a indiqué que ces frappes étaient quotidiennes. Le ministère turc de la Défense a de son côté revendiqué la neutralisation de trois combattants du PKK, sans mentionner de perte civile (Rûdaw). Le 25, les avions turcs ont frappé le pied des Monts Qandil, blessant deux civils à Zewka (Pishdar), selon des témoins locaux (Kurdistan-24). Le 29, les médias turcs ont annoncé la mort de cinq combattants kurdes dans deux frappes le 25 et le 26 sur les zones d’Haftanin et d’Avashin (Kurdistan-24).

TURQUIE: NOMBREUSES MANIFESTATIONS APRÈS DE NOUVELLES DESTITUTIONS DE MAIRES HDP

Les maires HDP des trois villes majoritairement kurdes de Diyarbakir, Mardin et Van qui avaient remporté les élections municipales du 31 mars ont été démis de leurs fonctions le 19 août sous prétexte qu'ils faisaient l'objet d'enquêtes pour terrorisme. Ces nouvelles destitutions ont provoqué protestations et manifestations qui se sont prolongées tout le mois de septembre.

Parallèlement, le bilan des équipes municipales AKP dans les villes gagnées par l’opposition s’est révélé peu glorieux. Qu’il s’agisse de villes réellement gagnées par les urnes ou de celles attribuées autoritairement à des «administrateurs» AKP (kayyım) non-élus après des destitutions, les scandales de corruption se sont succédé. Dans les grandes villes d’Istanbul, Ankara et Adana, gagnées par le CHP, les nouvelles équipes ont découvert un système de pouvoir basé sur le clientélisme et la corruption. À Istanbul, où la dette laissée par l’équipe précédente est proprement gigantesque, 30 milliards de livres pour un budget annuel de 42,6 milliards, 357 millions avaient été transférés vers des Fondations, et 2.500 personnes embauchées entre les élections du 15 mars et celles organisées le 23 juin après l’annulation des premières. 20 millions avaient été versés à une série TV de la TRT, et 1.730 voitures achetées dont la nouvelle municipalité a retourné 1.250, pour une valeur de 50 millions de livres… À Ankara, 1,5 millions de livres avaient été payées pour des travaux qui n’ont pas été terminés. À Adana, une entreprise chargée d’installer 35 puits a reçu 5 millions alors que seul les couvertures des puits ont été réalisées… Dans les villes kurdes reprises à l’AKP après le 31 mars, les conseils municipaux HDP succédant aux administrateurs AKP avaient fait des «découvertes» du même ordre…

Le pouvoir a réprimé d’une main de fer les protestations contre ces nouvelles destitutions de maires HDP. À Mardin, le 2, le HDP a organisé au parc Karayolları un sit-in auquel ont participé plusieurs députés HDP. À Diyarbakir, lors d’un autre sit-in, a été déployée une banderole portant les mots: «Pas touche à ma voix!». À Van, les manifestations ont pris place devant l’un des locaux du HDP. À Mersin, une bannière a été déroulée verticalement sur la façade du bâtiment du HDP, portant le slogan: «La nomination d’administrateurs est un coup de force contre la volonté politique, la volonté du peuple est le fondement». Sur ordre du gouverneur, elle a été retirée par la police le 7 (TIHV). Le 3, une enquête a été lancée contre Ahmet Türk, le maire de Mardin démis le 19 août dernier, pour «co-présidence» (Mezopotamya). Le 4, le HDP a organisé d’autres sit-in dans plusieurs villes, dont Istanbul et Ankara, ainsi qu’à Izmir, Adana et Gaziantep. La police a attaqué plusieurs rassemblements et a arrêté de nombreux participants, notamment 42 personnes à Ankara, neuf membres du HDP à Ağrı, dix à Mersin, et deux à Lice (WKI). À Izmir, elle a empêché la tenue d’une conférence de presse par des députés du HDP, déclarant celle-ci illégale et a dispersé le rassemblement (Bianet). Le 8, les polices de Batman et d’Izmir ont sur ordre du procureur saisi dans les locaux du HDP des tracts et des autocollants de protestation. À Diyarbakir, les documents ont été saisis dans la voiture du co-président HDP du district de Kayapınar (TIHV). Non content de réprimer les protestations, le pouvoir a aussi poursuivi les destitutions: à Muş, sept conseillers municipaux HDP ont été démis pour être remplacés par des administrateurs nommés, et neuf autres démis antérieurement dans deux districts de la province de Van ont été remplacés de même (WKI). Le 10, le HDP a indiqué que vingt de ses conseillers municipaux avaient été démis (Bianet).

Le 13, quarante-six députés européens de différents partis politiques ont adressé au président turc une lettre ouverte dans laquelle ils l’exhortent à «arrêter la répression contre les membres du HDP et du CHP et à accepter les résultats des élections locales».

Le même jour, une explosion à Ağaçkorur, dans le district de Kulp (Diyarbakir) a fait sept morts parmi les passagers d’un véhicule. Suite à cette attaque, depuis revendiquée par le PKK, le responsable HDP du district et celui des travaux publics de la municipalité ont été placés en garde à vue, et la police a lancé un raid de nuit sur le domicile du co-maire de Kulp. Le responsable HDP pour Diyarbakir, Zeyyat Ceylan, comme les co-présidents du HDP, ont déclaré que les autorités cherchaient à tirer parti de l’incident pour s’en prendre au HDP. Les co-présidents du HDP ont condamné l’attaque «de la manière la plus ferme». Le 16, l’ex-candidat HDP pour Kulp, Mehmet Emin Ay, dont la candidature avait été rejetée par la Commission électorale (YSK) a été incarcéré. Puis les deux co-maires du district de Kulp, Mehmet Fatih Taş et Fatma Ay, élus en mars dernier, ont été arrêtés et démis, et des administrateurs nommés pour les remplacer, dont le gouverneur du district Mustafa Gözlet (Bianet). À Erzurum, la co-maire HDP de Karayazı, Melike Göksu, a été incarcérée ainsi que plusieurs conseillers municipaux. Göksu vient de voir confirmée en appel sa condamnation de sept ans et six mois d’emprisonnement pour «appartenance à une organisation terroriste».

Le 17, la création d’un «Groupe d’amitié kurde» au Parlement européen a été annoncée dans une conférence de presse tenue en présence du co-président du HDP Sezai Temelli. Les quinze membres du groupe, qui espèrent être rejoints par d’autres députés, se réuniront à Bruxelles en octobre pour formaliser l’existence du groupe, qui se préoccupera en particulier des destitutions d’élus HDP, même si la députée néerlandaise Kati Piri a fait remarquer que la question des destitutions dépasse le seul HDP, puisque le ministre turc de l’Intérieur a menacé le maire CHP d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu après qu’il a rendu visite à plusieurs maires HDP démis (Ahval). Le 19, le Parlement européen a adopté une résolution condamnant le remplacement des maires de Diyarbakir, Mardin et Van par des administrateurs et demandant l’annulation de la peine de presque dix ans d’emprisonnement infligée à la responsable CHP d’Istanbul Canan Kaftanoğlu. Celle-ci, déclare le texte, «est clairement punie pour son rôle-clef dans la campagne victorieuse du maire CHP d’Istanbul». La résolution demande aussi que la Turquie respecte les verdicts de la Cour européenne des Droits de l’homme, notamment concernant la libération de Selahattin Demirtaş (Bianet).

Le 24, l’ancien maire de Diyarbakir, Selçuk Mızraklı, démis et remplacé par un administrateur le 20 août, a pris la parole dans un forum organisé pour la 42e session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies par le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples). Privé du droit de voyager hors de Turquie, Mızraklı a dû intervenir par télé-conférence. Il a exposé et dénoncé dans son intervention les méthodes «militaristes» par lesquelles l’AKP, «arrivé au pouvoir en 2002 avec la promesse de réaliser la démocratie», a «en particulier depuis 2015», tenté de mettre en place un régime autoritaire «sans aucun respect pour le droit», avant d’appeler le Conseil à «ne pas demeurer silencieux» face à ces injustices.

Les protestations se sont poursuivies jusqu’en fin de mois, notamment devant les mairies des villes dont les maires ont été démis, Mardin, Diyarbakir et Van. Le 26, la police a attaqué la «veille pour la démocratie» organisée par le HDP dans le district d’Esenyurt d’Istanbul en utilisant des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. À Izmir, la veille, soutenue par le barreau de la ville, a été bloquée par la police. Le 29, la veille d’Esenyurt a de nouveau été attaquée par la police et dix participants arrêtés. Le député HDP Kemal Bülbül a dû être hospitalisé après avoir perdu connaissance. Le 30, la police a attaqué les protestataires à Mardin et arrêté huit membres du HDP. Deux autres membres du HDP ont été arrêtés à Diyarbakir. Enfin, à Dersim, la police a arrêté dans des raids quatre membres du HDP, dont deux élus municipaux.

ROJAVA: TOUJOURS DES MENACES TURQUES

La Turquie continue à brandir la menace d’une invasion du Rojava, justifiant son agressivité par la menace que représenterait à sa frontière sud une entité kurde autonome. Dans le Washington Examiner, un ancien officiel du Pentagone, Michael Rubin, a démonté le 3 septembre les allégations turques. La base de données 2019 des incidents frontaliers mise en ligne par le Centre d’information du Rojava montre que, sur une trentaine d’affrontements, un seul, contrairement aux affirmations turques, résulte d’une attaque lancée depuis le Rojava – et encore son auteur a-t-il ensuite été arrêté par les FDS. Tous les autres incidents résultent d’attaques parties de Turquie, qui ont fait 27 victimes civiles, dont un enfant. Rubin assume sans états d’âme le fait de se baser sur des informations d’origine kurde syrienne: si la Turquie ou ses interlocuteurs américains contestent cette base de donnée, écrit-il, «il est temps qu'ils publient leur propre dossier sur le terrorisme kurde émanant de Syrie. Leur silence suggère, franchement, que les griefs des Turcs sont sans fondement. […] Plutôt que le terrorisme kurde, c'est la zone tampon proposée par la Turquie, le revanchisme de la Turquie et son utilisation de faux griefs pour justifier son impérialisme qui constituent la plus grande menace pour la région» (->).

Le président turc a pourtant poursuivi tout le mois ses déclarations belliqueuses. S’il menace le Rojava d’une invasion militaire turque, il menace l’Union européenne d’une invasion d’un autre genre, celle de réfugiés syriens: «La Turquie n'a pas reçu le soutien international nécessaire, en particulier de l'Union européenne, sur le fardeau des réfugiés syriens, [déclarait-il le 5]. Il se peut que nous devions les laisser entrer en Europe pour obtenir de l'aide», a-t-il ajouté (Bianet). En fait, M. Erdoğan, mis en difficulté à l’intérieur par la présence de trois millions de réfugiés syriens sur le sol turc, veut faire d’une pierre deux coups. En organisant l’invasion du Rojava, il pourrait simultanément détruire l’administration autonome mise en place par les Kurdes de Syrie et modifier durablement la démographie des zones conquises en y installant jusqu’à trois millions de réfugiés provenant d’autres parties de la Syrie, s’assurant ainsi les votes de ses partenaires ultranationalistes du MHP. Il a réitéré ses menaces le 8 à Eskişehir devant des militants de son parti, l’AKP (le Monde). Instruites par le nettoyage ethnique et les exactions qui ont pris place à Afrîn après l’invasion turque, les autorités du Nord-Est syrien ne s’y sont pas trompées. Après une réunion avec la coalition anti-Daech, les Forces démocratiques syriennes ont déclaré le 17 que seuls les Syriens provenant originellement du Nord-Est syriens pourraient être acceptés, et seulement ceux n’ayant ni mené d’activités terroristes ni commis de crimes. Elles ont également précisé que les retours devraient être volontaires (Rûdaw). Le même jour, M. Erdoğan, prenant la parole juste après le sommet Russie-Iran-Turquie, tenu à Ankara, a indiqué que les opérations militaires turques au Rojava pourraient commencer dans deux semaines…

Sur le terrain, les FDS ont joué le jeu de la «zone de sécurité» demandée par les Turcs. Dès le 4 septembre, elles ont mené des patrouilles conjointes avec les militaires américains pour sélectionner les fortifications qui devraient être démantelées en prévision de sa mise en œuvre. La semaine précédente, elles avaient indiqué avoir commencé à retirer des combattants des villes-frontières de Tell Abyad / Girê Spî et Serê Kaniyê / Ras el-Aïn. Le 6, le ministre turc de la Défense Hulusi Akar a affirmé que des patrouilles conjointes turco-américaines commenceraient le 8, ajoutant que plusieurs survols de la zone en hélicoptère avaient eu lieu en préparation. Le 8, en effet, la première patrouille turco-américaine a pris place, avec six véhicules turcs et six américains. Le gouvernement syrien a immédiatement dénoncé ces patrouilles. Le responsable du conseil militaire des FDS à Tell Abyad a déclaré qu’elles appliqueraient l’accord sans problème, si ceci pouvait empêcher une guerre. Cependant, le contour précis de la zone de sécurité demeure flou, les FDS parlant de 5 km de profondeur, tandis que la Turquie évoque 32 km – soit 20 miles. Le 15, la coalition anti-Daech a annoncé dans un communiqué qu’elle allait poursuivre les discussions avec la Turquie pour préciser les détails de la mise en œuvre de la zone de sécurité. Le 18, le responsable du groupe de travail anti-Daech au Pentagone, Chris Maier, a déclaré être convaincu qu’avec les progrès accomplis, «l'hypothèse d'une incursion turque en Syrie [était] nettement moins probable». Questionné sur le retour possible de réfugiés dans cette zone, souhaité par Ankara, M. Maier a souligné que les États-Unis n'accepteraient pas de retour forcé (AFP).

Depuis sa conquête en 2018 par l’armée turque et les mercenaires djihadistes à son service, Afrin connait des exactions régulières. En début de mois, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) a publié deux rapports faisant le bilan des violations des droits de l’homme dont a été victime la population kurde d’Afrin. Notamment, un couple âgé est décédé quand des djihadistes ont attaqué leur maison pour leur voler leur argent. Treize Kurdes ont été arrêtés par des djihadistes aux alentours de la ville. Le 9, des affrontements ont opposé la faction djihadiste Jaysh al-Islam à la division Sultan Mourad (Firqat Sultan Murad, du nom du sultan ottoman Mourad II), un groupe turkmène islamiste proche du gouvernement turc, qui se disputaient les biens pillés aux habitants. Le 13, l’agence Firat a indiqué que 61 Kurdes avaient été kidnappés par des djihadistes depuis le début du mois. Notamment, l’OSDH a indiqué que des membres de la Légion Sham (Faylaq al-Sham) avaient enlevé neuf civils du village de Derbalut, près d’Afrin. Des attentats viennent aussi dégrader la sécurité : le même jour, un véhicule piégé a explosé dans Afrin, et le 15, une autre voiture piégée a explosé près d’un hôpital d’Al-Raï, ville tenue par l’armée turque, tuant au moins un pharmacien et deux de ses enfants. ces attentats n’ont pas été immédiatement revendiqués (OSDH).

Bien que soumis à la menace constante d’une attaque turque au nord, les FDS, qui continuent selon le Pentagone à recevoir de l’armement des Américains, ont poursuivi leur lutte contre Daech. Le 5, l’administration autonome a remis à une délégation nigériane trois orphelins d'une même famille liée à Daech (AFP). Le 10, le commandant général des FDS Mazloum Abdi a décrit le camp d’Al-Hol comme une «bombe à retardement» en raison de l’entassement de ses résidents, qui sont maintenant 71.000, et de ses ressources insuffisantes. Le 17, les FDS ont tué deux djihadistes et en ont arrêté dix autres lors d’opérations menées à Shadadi, Tabqa et Raqqa; à Deir Ezzor, les forces de sécurité ont désarmé un camion piégé contenant près de 500 kg d’explosif C4. La semaine suivante, les FDS ont annoncé le démantèlement d’une cellule de 18 djihadistes dont sept femmes. Enfin, en fin de mois, des troubles graves ont agité le camp d’al-Hol, lorsque des femmes ont tenté d’instituer un tribunal islamique pour juger certaines détenues responsables selon elles d’avoir violé la loi islamique. Plusieurs meurtres de «traîtres» à Daech s’étaient déjà produits dans ce camp… Quand des gardiens sont intervenus, ces femmes djihadistes ont ouvert le feu avec des armes introduites dans le camp. L’une d’elles a été tuée et six autres blessées, et une cinquantaine de femmes qui avaient participé à la révolte ont été ré-internées.

Le 25 du mois, les Nations Unies ont annoncé la formation d’un «Comité constitutionnel» chargé d’élaborer une nouvelle constitution syrienne. Il comprendra 150 représentants, dont 50 du régime de Damas, 50 de l’opposition et 50 choisi par l’ONU. Mais il ne comporte aucun représentant de l’Administration autonome du Nord-Est syrien, dominée par le PYD, qui contrôle plus de 30% du territoire syrien. Celle-ci a diffusé une déclaration dénonçant son exclusion, de même que l’Union syriaque, constituée de Chrétiens du Nord-Est syrien, représentés au sein de l’administration autonome (WKI).

En termes de politique intérieure de la Région autonome, après la France, c’est le Royaume-Uni qui aurait tenté de proposer sa médiation pour rapprocher les partis politiques kurdes du Conseil national kurde (CNK), dans l’opposition à l’administration autonome, avec celle-ci. Une délégation du Foreign Office britannique s’est rendue sur place début septembre et a rencontré plusieurs responsables du CNK, dont des dirigeants du parti Yekiti, et de l’administration. Cependant, une source a démenti que l’objectif principal de la visite était de tenter un tel rapprochement (Al-Monitor).

Le 6, l’administration a annoncé que la chaîne kurde d’Irak Kurdistan 24 était autorisée à reprendre sa couverture des actualités sur son territoire. Kurdistan 24, présente au Rojava depuis 2015, avait vu sa licence suspendue depuis environ un mois, ce qui avait provoqué une réaction de Reporters sans frontières.

IRAK: UNE CONSTITUTION POUR LA RÉGION DU KURDISTAN?

La classe politique irakienne continue à se diviser sur le statut des milices shiites Hashd-al-Shaabi, théoriquement intégrées dans l’armée irakienne, mais qui semblent bien continuer à former un véritable État dans l’État. Après qu’elles ont été visées par des frappes israéliennes, le vice-président du «Comité de mobilisation populaire», Abu Mahdi al-Muhandis, a annoncé qu’elles allaient se doter de leur propre force aérienne pour se défendre! Ceci a provoqué le 6 septembre la colère du leader chiite Moqtada Sadr, qui a menacé de se retourner contre le gouvernement si celui-ci ne prenait pas des mesures pour rétablir son autorité. Par ailleurs, des députés de plusieurs blocs ont commencé le 30 à collecter des signatures pour un projet de loi qui autoriserait députés et journalistes à entrer dans le sous-district de Jurf al-Sakhar, dans la province de Babylone, pour s’assurer de l’existence dans cette zone de centres de détention illégaux qui retiendraient 3.000 prisonniers aux mains des milices… (ISHM)

Le 15, le ministère des migrations a annoncé la fermeture du camp de personnes déplacées «Jadah-6» dans la province de Ninive. Malgré des inquiétudes persistantes sur la sécurité des personnes retournant chez elles, les camps de déplacés irakiens résultant du conflit avec Daech sont progressivement fermés. Celui de Haj-Ali devrait être le suivant, et ceux d’Hamam-Ali 1 et 2 devraient être regroupés. Augmenter l’aide financière aux déplacés regagnant leur domicile pourrait accélérer les retours, notamment vers Mossoul et le Sinjar. Le 23, le ministère a annoncé que le retour de 1.326 déplacés de la province de Ninive avait permis de fermer quatre camps (ISHM).

Concernant les déplacés arabes de la Région du Kurdistan, l’organisation de défense des Droits de l’homme Human Rights Watch (HRW) a récemment publié un rapport intitulé Kurdistan Region of Iraq: Arabs Not Allowed Home («Région du Kurdistan d’Irak: les Arabes ne peuvent rentrer chez eux»), dans lequel elle affirme que le GRK a empêché 4.200 arabes sunnites déplacés par le conflit avec Daech de regagner douze villages à l'est de Mossoul. Le Coordinateur du GRK en charge des réponses aux rapports internationaux, Dindar Zêbarî, a répondu que le principal objectif du GRK était bien «le retour volontaire des personnes déplacées dans leur région d'origine, sans discrimination d’origine ethnique ou religieuse».

Concernant les relations entre gouvernement fédéral et gouvernement régional du Kurdistan (GRK), les points de désaccord portent toujours sur les territoires disputés ainsi que sur le pétrole et ses revenus. Ce dernier point est particulièrement important pour l’élaboration du budget 2020, dont une part doit aller à la Région du Kurdistan. Les deux gouvernements diffèrent toujours à propos des exportations unilatérales de pétrole par le GRK, dont Bagdad demande les revenus, alors que les Kurdes répondent que le GRK a dû procéder à ces exportations afin de subvenir à ses besoins justement parce que Bagdad n’avait envoyé aucun budget à leur Région depuis 2014. Mais les deux interlocuteurs semblent avoir fait le choix de résoudre ce problème par la discussion. Le 11, le porte-parole du GRK Jutyar Adil a annoncé qu’une délégation comprenant des membres des ministères de la Planification et des Finances visiterait rapidement le ministère des Finances à Bagdad pour discuter la question, et le 16, la Cour suprême fédérale irakienne a retardé indéfiniment la procédure intentée contre le GRK à propos de ses exportations unilatérales de pétrole. Le juge principal Midhat Mahmoud a indiqué que le tribunal ne fixerait pas de nouvelle date d'audience si le Premier ministre Abd el-Mahdi ne signait pas l’ordre d’action en justice, ce que celui-ci a jusqu’à présent refusé de faire.

Autre sujet de discussion entre les deux gouvernements, la mise en place d’un comité conjoint devant superviser les préparatifs du recensement général prévu en 2020. Selon Jutyar Adil, le comité s’assurera que «les droits des différentes [communautés] ethniques et religieuses du Kurdistan sont pris en considération» (Kurdistan 24).

Le 22, plusieurs députés kurdes du parlement de Bagdad ont déclaré que le gouvernement fédéral devrait payer les trois milliards de dollars dus par le GRK aux compagnies pétrolières opérant dans la Région du Kurdistan avant que celle-ci ne puisse entamer les livraisons à Bagdad des 250.000 barils par jour prévus au budget… (ISHM) Dans ce contexte, le Président du parlement irakien Mohamed al-Halbousi s’est rendu au Kurdistan et a rencontré les dirigeants du GRK pour poursuivre les discussions sur le budget 2020. En fin de mois, le parlement du Kurdistan a annoncé l’envoi prochain de Commissions à Bagdad pour poursuivre les discussions…

Concernant la politique intérieure de la Région du Kurdistan, le Parlement d’Erbil a entamé les consultations avec les partis politiques pour préparer la rédaction d’une Constitution. La 2e Vice-présidente du parlement, Mme. Muna Kahveci, a déclaré le 5 qu’un Comité spécifique représentant toutes les entités politiques de la Région allait être constitué. Un projet de Constitution de 122 articles, entamé en 2009, n’avait pas abouti en raison de désaccords entre partis politiques. Une nouvelle tentative durant le dernier parlement avait abouti à un projet de 70 articles, qui n’avait pas été non plus achevé pour les mêmes raisons. Le 9, la Présidente du Parlement, Mme. Rewaz Fayiq, a mentionné de nouveau le sujet, confirmant que les responsables du parlement recherchaient l’accord des partis politiques. Parmi les questions faisant débat, la part de la loi islamique comme source du droit utilisé dans la Région. Après 28 ans de fonctionnement et neuf cabinets gouvernementaux, la Région du Kurdistan ne dispose toujours pas d’une Constitution écrite (eKurd).

Durant tout le mois, les attaques djihadistes se sont poursuivies, notamment dans les territoires disputés entre Bagdad et Erbil, où la sécurité s’est effondrée depuis octobre 2017 avec le retrait des pechmergas. Le 5 septembre, ceux-ci ont repoussé une attaque djihadiste sur un village de Diyala. Dans la région de Makhmour, certains villages ont dû être évacués. Les djihadistes, très actifs notamment dans la province de Diyala, ont utilisé des bombes artisanales (deux soldats irakiens blessés le 8 à Jalawla, un civil tué le 11 et neuf autres dans différentes parties de Kirkouk, un militaire irakien en patrouille tué et trois blessés au nord-est de Baqubah) et des tirs de mortier (un blessé le 9 au nord-est de Baqubah, un autre tir le 10 sur un village près de Muqdadiya). Le 11, un sniper a aussi tué un soldat irakien au nord-est de Baqubah. La coalition anti-Daech a riposté par de nombreuses frappes aériennes: huit djihadistes tués le 8 sur une île du Tigre dans la province de Ninive, quinze autres le 9 à la limite entre Diyala et Salahaddin, et dix au sud-est d’Erbil. Certaines frappes à Makhmour ont été guidées par les pechmergas. Le 10, des avions de la coalition ont bombardé 37 cibles de Daech sur l'île de Qanus, sur le Tigre (ISHM), y larguant plus de 36 tonnes de bombes.

Le 13, une bombe artisanale a fait un mort et un blessé, tous deux civils, au sud de Mossoul. Le 15, une autre a tué deux policiers et en a blessé deux autres au sud de Kirkouk. Le 16, quatre bombes ont blessé douze civils dans Bagdad, et le 18, deux combattants tribaux ont été blessés, de nouveau à Mossoul (ISHM). Des djihadistes ont aussi attaqué un poste militaire entre Diyala et Salahaddin, tuant un militaire et en blessant deux, et ont tué six civils entre le 15 et le 19 à Bagdad, Wasit et Diyala.

Le 16, l’armée irakienne a annoncé le lancement de la phase 5 de l’opération anti-Daech «Volonté de vaincre» (Will of victory), mais les attaques djihadistes se sont poursuivies jusqu’à la fin du mois. Le 19, un policier a été tué et un autre blessé par une bombe artisanale à Hawija (ouest de Kirkouk), une autre a blessé le lendemain deux fermiers près de Jalawla (Diyala), et le 22, une autre a blessé quatre personnes à Makhmour. Le 23, un démineur a été tué à Baqubah par une autre bombe qu’il tentait de désactiver. Le 24, une attaque de Daech a tué un milicien Hashd al-Shaabi et en a blessé trois autres à Khanaqin. Le 26, une bombe artisanale a tué deux civils et en a blessé un troisième à Daqouq (sud de Kirkuk), une autre a blessé le 27 deux civils à Hamam al-Alil (Ninive), et le 28, deux fermiers à Jalawla (Diyala). Le 29, une bombe artisanale a blessé deux miliciens chiites à al-Shoura (Ninive), et deux autres le 30 à Jurf al-Sakhar (Babylone). Dans le village de Makhasi, près de Khanaqin, trois bergers kurdes ont été tués le 27 par erreur par des gardes-frontières à la suite d'une attaque de Daech qui les avait visés. Le 28, douze djihadistes ont été tués par une frappe aérienne dans le désert entre Anbar et Salahaddin, et huit autres à l'ouest de Tikrit.

Sur le plan politique, les partis kurdes de Kirkouk ont poursuivi les discussions avec leurs homologues non-kurdes. Des discussions sont ressenties comme nécessaires depuis que le 11 juillet, l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) sont tombés d’accord pour le poste de gouverneur de Kirkouk sur le nom de Tayib Jabar. Ceci permettrait de mettre fin à la politique du gouverneur intérimaire nommé par Bagdad Rakan al-Jabouri, accusé par de nombreux Kurdes d’avoir repris la politique d’arabisation du régime ba’thiste. Mais ce choix fait entre partis kurdes a rencontré l’opposition des partis non-kurdes, qui ont dénoncé une «prise de possession» de la province. Les discussions devront également concerner les élections provinciales, prévues pour avril 2020, et à la tenue desquelles les partis kurdes de Kirkouk s’opposent, considérant que le nombre de Kurdes déplacés dans la province rend les listes électorales inexactes et injustes pour leur communauté…

Le 2 septembre, le PDK a déclaré à Voice of America que la liste «Fraternité», rassemblant tous les partis kurdes de Kirkouk, rencontrerait les partis arabes et turkmènes. Le 4, «Fraternité» a rencontré le Front turkmène. Ont été abordés entre autres les problèmes de sécurité et les conflits fonciers. Le Front turkmène a déclaré après la réunion que le dialogue se poursuivrait pour élaborer une solution consensuelle (NRT). Le 9, les partis kurdes de Kirkouk, réunis pour aborder la question des élections provinciales de 2020, ont publié ensuite une déclaration en six points. Celle-ci précise la liste des partis devant y participer, appelle à la normalisation de la situation de la province (c’est-à-dire un retour à une gestion civile) et à la poursuite des discussions avec les autres entités politiques de kirkouk avec la médiation des Nations Unies. Le 18, la Commission électorale irakienne a rejeté le nom choisi par la liste commune des partis kurdes pour les élections provinciales de Kirkouk, «Kirkouk est kurdistanais». La Commission a expliqué sa décision par la crainte que l’usage de ce nom ne provoque de nouvelles tensions ethniques dans la province (Rûdaw).

Autre source de tension, l’intensification des incursions et frappes aériennes turques au Kurdistan, dans le cadre de l’opération anti-PKK «Griffes» (Claws) qui touche notamment les régions d’Amadiya, Zakho, Bradost, Qandil et Haftanin. La situation est devenue si grave pour les habitants des villages se trouvant dans la zone d'opérations turque qu’un responsable local de Dohouk a appelé ceux-ci à quitter leurs foyers. Des dizaines de civils ont été tués depuis le lancement de l’opération en mai dernier. Le 10 dans l’après-midi, une frappe aérienne sur un village près de Dohouk a provoqué un incendie aux alentours (RojInfo). Le 13 au soir, une autre frappe ayant selon les militaires turcs éliminé deux combattants kurdes près de Qandil a selon des témoignages locaux également entraîné dans le district de Choman destructions d’habitations, incendies de champs et de forêts, fermetures de routes, coupures d'électricité et autres dommages matériels, dont la destruction partielle d’une mosquée… (Rûdaw)

IRAN: TRÈS CONTESTÉ, LE RÉGIME DURCIT TOUJOURS DAVANTAGE SA RÉPRESSION

L’Iran se trouve au cœur de tensions internationales de plus en plus fortes avec la poursuite des sanctions américaines et surtout l’attaque du 14 septembre contre les installations pétrolières saoudiennes. Bien que l’opération ait été revendiquée par les rebelles yéménites Houthis, l’administration Trump a accusé l’Iran de l’avoir lancée depuis son territoire avec une douzaine de missiles de croisière et plus de vingt drones. Et à l’intérieur, les sanctions continuent à étrangler l’économie. Le 24 septembre, le Centre statistique iranien a annoncé que l’inflation avait atteint 42,7% sur les douze mois ayant suivi août 2018. Pour les biens importés, elle a atteint 150% en raison de l’effondrement du rial, mais le plus grave est le taux frappant les produits quotidiens, bien plus élevé que la moyenne: 62,7% pour la nourriture et les boissons et jusqu’à 80% pour le tabac, la viande, le poisson et les produits laitiers. Même ces chiffres élevés pourraient être en-dessous de la réalité, le Centre dépendant du pouvoir et demeurant la seule source en la matière depuis que la Banque centrale s’est vue interdire la publication de statistiques… (Radio Farda). Ces augmentations ont un impact catastrophique sur la vie des habitants, notamment dans la région kurde d’Iran, déjà économiquement sinistrée avant la réimposition de sanctions par les États-Unis: dans le courant du mois, trois habitants de Sanandaj et de Kamyaran ont mis fin à leurs jours, et depuis le début 2019, ce sont soixante-quatre Kurdes d’Iran qui se sont suicidés en raison de leurs difficultés de vie (WKI).

D’autres ne trouvent de moyen de survivre qu’en se tournant vers le métier peu rémunéré et extrêmement dangereux de porteur transfrontalier, ou kolbar. Considérés comme des contrebandiers par les forces de répression, ceux-ci sont régulièrement abattus par balles dans les montagnes bordant les frontières. Depuis le début de l’année, cinquante d’entre eux au moins ont été tués et plus de cent blessés. Ainsi le 6 septembre, des garde-frontières ont pris un porteur en embuscade près de Piranshahr, le blessant gravement. Le lendemain, un autre a dû être hospitalisé à Sardasht pour la même raison. Le 13, un autre, âgé de 25 ans, a été blessé quand un groupe a été pris sous le feu de garde-frontières près de Khoy. Le 15, des pasdaran (Gardiens de la révolution) ont tué un berger kurde dans la même région (WKI). Le 19, un conducteur soupçonné de contrebande en lien avec des kolbars a été grièvement blessé à Sanandaj quand son véhicule a été visé par des militaires, et le même jour, un autre porteur a été tué à Mako, près de la frontière turque. Parfois, les forces de sécurité turques interviennent également pour réprimer les kolbars iraniens. Selon le Comité des droits de l’homme du Kurdistan (KMMK), elles ont torturé un porteur qu’elles avaient capturé, qui est ensuite mort à l’hôpital à Erzurum. Puis un autre porteur est mort dans une nouvelle attaque à Piranshahr. Le 21, un autre a été blessé à Sardasht, et le lendemain, dans deux incidents différents, un autre a été blessé à Saqqez dans une embuscade tendue à un groupe, et un autre tué près d’Ourmia. En fin de mois, le bilan s’établissait à 64 kolbars tués et 114 blessés au moins depuis janvier…

La nomination d’Ebrahim Raissi comme chef de la justice iranienne en mars dernier ne laissait pas espérer un allègement des condamnations: cet ancien candidat du camp conservateur aux présidentielles de 2017 a été l’un des quatre membres de la tristement célèbre «Commission de la mort», qui ordonna en 1988 l’exécution illégale de milliers de prisonniers politiques. Six mois après sa nomination, le bilan est hélas à la hauteur des craintes qu’avaient suscitées sa nomination: sous sa férule, le système a sanctionné les activistes d’un total de 1.027 années de prison et 1.428 coups de fouet! C’est une augmentation des sanctions de 119% par rapport à une durée identique de la période de direction de son prédécesseur Sadegh Larijani, durant laquelle s'étaient pourtant produites des manifestations massives et des émeutes, en janvier 2017 et août 2018. Les chiffres compilés par Human Rights Activists in Iran (HRAI) montrent paradoxalement une diminution du nombre d’arrestations, ce qui signifie que c’est la sévérité des condamnations qui a augmenté (HRANA). Selon Radio Farda, le système judiciaire a prononcé dans les premières semaines de septembre des condamnations inhabituellement sévères – même pour l’Iran – contre les militants syndicaux ou des droits de l’homme. Il s’agit de dizaines d’années d’emprisonnement, souvent assorties de coups de fouet: Esmail Bakhshi, de l'usine de sucre Haft Tappeh, a reçu quatorze ans d’emprisonnement et 74 coups de fouet, et Sepideh Qolian, militante des droits civiques, plus de dix-neuf ans. D’autres ont reçu dix-huit ans simplement pour avoir protesté contre des salaires non payés ou soutenu ceux qui manifestaient… Pourquoi une telle sévérité ? Pour Radio Farda, Ebrahim Raissi montre sa poigne pour s’imposer comme le chef de file du camp conservateur.

Les autorités semblent aussi avoir voulu faire un exemple en réprimant de manière particulièrement dure les ouvriers de l’usine de sucre Haft Tappeh, dont plus de 500 s’étaient mis en grève à l’été 2018 pour protester contre sa privatisation au profit du corps des pasdaran. Les privatisations sont souvent utilisées en Iran pour assurer des revenus aux soutiens du régime, en un système de clientélisme et de corruption généralisés. Les travailleurs de l’usine avaient cessé le travail d’une part en protestation pour des salaires impayés depuis 2017, et aussi pour soutenir leurs dirigeants actuels, démis par les autorités. Le régime s’inquiète visiblement du risque de généralisation de la contestation du système économique. Ainsi, le 9, plusieurs journalistes indépendants et défenseurs des droits des travailleurs ont été condamnés à de lourdes peines de prison, allant jusqu’à dix-huit ans. Ces condamnations sont encore et toujours reliées à la grève de l’usine de sucre Haft Tappeh. Elles visent spécifiquement des activistes qui, incarcérés par l’Etelaat, ont subi durant leur détention des actes de torture, et qui, une fois remis en liberté conditionnelle, ont osé les dénoncer publiquement. Les journalistes condamnés en même temps, quant à eux, sont ceux qui avaient couvert l’affaire et diffusé l’information au moyen de l’application Telegram… (HRANA)

Dans les provinces kurdes du pays, la tension s’est manifestée en début de mois par une série d’affrontements armés entre forces de répression iraniennes et différents groupes kurdes, qui ont fait au moins deux morts et plusieurs blessés. Le 7, un pasdar (Gardien de la révolution) a été tué et un autre blessé près de Mariwan lors d’une tentative pour intercepter un groupe kurde qui venait de passer la frontière. La veille, un autre pasdar avait été tué près de Saravband (province du Kurdistan). Un autre incident s’est produit près d’Oshnavieh. Ces incidents, qui n’ont pas été revendiqués, sont parfois le fait de civils qui se rebiffent contre les exactions des forces de répression. L’association Hengaw a aussi rapporté des combats entre militaires et ouvriers kurdes à Sardasht (Azerbaïdjan occidental). Peut-être suite à ces difficultés, de nouvelles nominations ont pris place au sein des unités de pasdaran stationnés au Kurdistan d’Iran. Le nouveau commandant adjoint, Gholamhossein Gheybparvar, est connu pour ses positions radicales aussi bien face à la contestation intérieure qu’en matière de politique extérieure. Par ailleurs, les petites unités à moto spécialisées dans la répression des manifestations, d’abord créées à Téhéran durant les troubles de 2009, ont vu leur nombre augmenter depuis, et pourraient être déployées en province. Tous ces éléments indiquent que le régime, saisi d’inquiétude, veut accroître encore le niveau de répression, la seule réponse qu’il connaisse.

Le bilan des violations des droits de l’homme en Iran pour le mois d’août publié par l’organisation Iran Human Rights Monitor (->) est pourtant déjà effrayant. Au moins 41 personnes ont été exécutées, dont deux en public. En réalité, le nombre est probablement plus élevé, les exécutions demeurant souvent secrètes en Iran. Parmi les victimes figurent les prisonniers politiques Abdullah Karmollah Chab, Ghassem Abdullah et Hamidreza Derakhshandeh. Les tortures de prisonniers se sont également poursuivies, plusieurs rapports faisant état de passages à tabac et de flagellations Ainsi le prisonnier d'opinion soufi Elham Ahmadi a reçu 74 coups de fouet avant sa libération. D’autres prisonniers, malades, voient leur état s’aggraver car on leur refuse des soins. Selon le KMMK, depuis début 2019, le régime iranien a emprisonné environ 275 Kurdes, majoritairement des activistes, au Kurdistan d’Iran.

Le rythme et le nombre des arrestations et des condamnations ont été tout aussi effrayants en septembre. En début de mois, l’Etelaat (service du renseignement) a arrêté à Sanandaj l’activiste kurde Soran Azizi pour «coopération avec un parti kurde d’opposition» ainsi que le syndicaliste Aram Zindi, qui avait tenté de défendre les droits d’ouvriers précédemment arrêtés. Fin août, deux autres activistes kurdes, Karo Kawa et Sina Jasat, avaient déjà été arrêtés à Marivan. À Oshnavieh, c’est un étudiant kurde, Mohammed Iqbal, qui a été arrêté sans mandat par l’Etelaat. Ce n’est que le 4 septembre que l’on a appris que le matin du 28 août, au moins huit prisonniers condamnés à mort pour meurtre ou trafic de drogue avaient été pendus à Karaj. L’Iran est le premier pays au monde en nombre d’exécutions capitales rapportées à sa population, et exécute aussi des mineurs ou qui étaient mineurs au moment de leur crime (six en 2018). L’Etelaat a aussi arrêté quatre activistes kurdes à Ourmia, dont trois membres d’une même famille, Farhad, Safar et Parwez Noori, les accusant d’«aide à un parti kurde d’opposition», et les a maintenus au secret sans procès. En fin de mois, leur situation demeurait inconnue (WKI). À Saqqez, les forces de sécurité ont arrêté le syndicaliste kurde Kamaran Sakhtumangar lors d’un raid sur son domicile et ont confisqué ses affaires personnelles. À Kamyaran, l’Etelaat a arrêté un Kurde de 28 ans, Aram Zafar, sans faire connaître ce qui lui était reproché (WKI). La même semaine, les tribunaux révolutionnaires ont condamné quatre activistes kurdes à des peines de prison. À Oshnavieh, Gafour Barham a reçu onze ans, notamment pour «atteinte à la sécurité nationale»; à Sanandaj, Wali Nasri a reçu six ans pour «coopération avec un parti kurde contre la République islamique»; à Ourmia, un habitant de Mako a reçu un an pour «assistance à des partis kurdes», tandis que l’activiste Eran Rahibikar recevait trois ans pour «atteinte à la sécurité nationale».

La semaine du 8, arrestations et condamnations se sont poursuivies. À Sanandaj, le syndicaliste kurde Nabzan Kianpour a été arrêté, et qu’un autre Kurde nommé Afshar Fathi recevait six ans de prison pour «appartenance à un parti kurde d’opposition». À Divandara, l’Etelaat a incarcéré un membre de conseil local, Amir Khani, et deux résidents de Bokan et d’Ourmia, Naser Khadami and Naser Mohammed, ont été incarcérés et accusés d’«appartenance à une organisation opposée à l’État». A Sanandaj, le procès de Zara Mohammedi, incarcérée depuis des mois pour avoir enseigné la langue kurde, a commencé. Elle est accusée d’appartenance à un parti politique kurde, malgré que l’association culturelle qui l’emploie nie l’accusation. À Ilam, c’est l’écrivain et poète kurde Ali Mohammed Mohammadi qui a reçu quatre ans de prison pour «manque de respect aux imams» (WKI).

Le régime a aussi poursuivi sa répression des défenseurs de l’environnement. À Paweh, l’un d’entre eux, Irfan Rashidi, a reçu un an de prison et s’est vu interdire tout activisme pour deux ans. Fin septembre, l’activiste Sirwan Rahimi a été arrêté à Dehgolan, et huit personnes ont été arrêtées à Sanandaj pour avoir posté sur les réseaux sociaux des messages ayant causé une «atteinte à la sécurité nationale». Aussi à Sanandaj, le responsable du syndicat des taxis, Ibrahim Piri, a été arrêté pour avoir tenté d’organiser une grève des taxis en réponse aux mauvaises conditions de travail.

L’Iran continue aussi de maintenir en détention plusieurs étrangers. Ces emprisonnements arbitraires, visant le plus souvent des binationaux, lui donnent un moyen de pression alors que les relations avec les pays occidentaux continuent à se dégrader. Ainsi le 11, le gouvernement australien a indiqué que trois de ses ressortissants avaient été arrêtés en Iran (Le Monde). On a ainsi appris que l’universitaire australienne Kylie Moore-Gilbert, détenue depuis presque un an, était maintenue à l’isolement depuis des mois, sans que les charges pesant sur elle aient été révélées. Deux autres ressortissants, les voyageurs Jolie King et Mark Firkin se trouvent à la prison d’Evin depuis juillet… Un autre universitaire, l’Américain d’origine chinoise Xiyue Wang, doctorant en histoire à Princeton, purge à Evin une peine de dix ans de prison après avoir été condamné pour espionnage en 2017 (HRANA). Selon le CHRI, au moins quinze étrangers sont actuellement détenus en Iran. Par ailleurs, la justice iranienne n’hésite pas à s’en prendre aux familles de ressortissants iraniens installés à l’étranger si ceux-ci se montrent trop critiques. Ainsi du frère de Masih Alinejad, une Iranienne installée à New York. Après qu’elle a lancé depuis Brooklyn une campagne internet contre le voile obligatoire, Ali Alinejad a été arrêté le 24 septembre. Ces pratiques d’intimidation existent depuis longtemps, et peuvent aussi viser des journalistes iraniens travaillant pour des médias étrangers: en octobre 2017, la BBC avait demandé à l'ONU d’enquêter sur le gel par l'Iran des avoirs de 152 de ses employés ou anciens employés iraniens, en Iran et à l'étranger (HRANA).