Plusieurs événements graves ont marqué ce mois de janvier en Iran, alors que l’assise du régime islamique était déjà ébranlée après les manifestations monstres de novembre et leur répression qui aurait fait jusqu’à 1.500 morts… La nuit du 2, nouvelle gifle au régime, le général Qasem Soleimani, architecte et responsable militaire de la politique agressive du pays dans tout le Moyen-Orient, a été tué à Bagdad par une frappe d’un drone américain. Organisant une vaste mise en scène à l’occasion de l’enterrement du «martyr» le 7 à Kerman et diffusé à la télévision, le régime a saisi l’occasion de battre le rappel de tous ses soutiens dans le pays; une bousculade durant la cérémonie a fait plus de soixante-dix morts et obligé à retarder les funérailles. Puis le 8, le régime a lancé sa riposte, apparemment en trompe-l’œil et surtout à usage interne: les dizaines de missiles lancés sur deux bases américaines en Irak semblent, n’y avoir fait aucune victime. Mais le même jour, un avion ukrainien ayant juste décollé de Téhéran s’écrasait, tuant ses 176 passagers, dont 140 Iraniens. Le régime a nié quatre jours durant toute responsabilité, parlant même d’un complot médiatique de l’étranger. Mais le 11, les pasdaran (Gardiens de la révolution) ont dû admettre avoir abattu l’avion «par erreur». Cette révélation a déclenché une explosion de colère, exprimée dans une nouvelle vague de manifestations, réprimées tout aussi férocement que celles de novembre.
Le mois avait déjà commencé avec des nouvelles inhabituelles marquant la tension dans le pays et l’inquiétude du régime face au rejet croissant dont il fait l’objet: début janvier, plusieurs responsables de la répression de novembre se sont rendus dans les villes où celle-ci avait fait le plus de victimes pour y distribuer de l’aide, tentative dérisoire pour regagner la population. Ainsi à Mahshahr puis à Ahvaz, dans la province arabophone du Khouzistan, le commandant en chef des pasdaran, Hossein Salami, est arrivé le 1er janvier pour distribuer des aides financières à des couples devant se marier et des colis de denrées alimentaires aux familles défavorisées. Six semaines auparavant, ces mêmes pasdaran sur leurs blindés laissaient derrière eux des monceaux de corps…
Le lendemain, en une critique sans précédent, une centaine d’étudiants et d’universitaires conservateurs ont publié sur Telegram une lettre ouverte au Guide Suprême, Ali Khamenei, où ils l’avertissaient de la perte totale de confiance du peuple en son gouvernement: si ce fossé croissant n'est pas comblé, écrivaient-ils, «il ne restera plus rien de la légitimité du régime». Rappelant à Khamenei ses déclarations dans lesquelles il appelait au respect de la loi, les signataires lui reprochent d’avoir marginalisé le parlement en mettant en place un Conseil économique composé des chefs des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire: c’est ce Conseil, dont les signataires contestent la légalité constitutionnelle, qui a mis le feu aux poudres en décidant mi-novembre du triplement du prix de l'essence… Le texte dénonce aussi l’usage des termes de «voyous» (utilisé par Khamenei lui-même) et d’«émeutiers», qui ont encouragé les forces de sécurité à la violence contre des protestations légitimes, d’abord dues à «la corruption politique, l'inefficacité et l'ignorance du gouvernement […]» (Radio Farda).
Après la carotte des distributions de vivres et d’argent, le régime a poursuivi son recours habituel au bâton: HRANA estime qu’au moins 7.133 participants aux protestations de novembre ont été arrêtés. Il y a aussi eu nombre d’exécutions extrajudiciaires, la dernière victime en date étant Hashim Mouradi, dont le corps a été retrouvé début janvier à Javanrud près d’une rivière, portant des traces de torture (WKI) – comme celui de Nadir Rezaei, arrêté durant les manifestations et qui avait été restitué à la famille fin décembre (Kurdistan 24). Des journalistes iraniens travaillant à l’étranger ont rapporté être depuis novembre victimes de menaces téléphoniques répétées du Renseignement, notamment ceux établis au Royaume-Uni, menacés s’ils ne démissionnaient pas d’enlèvement «dans les rues de Londres» ou de mesures de rétorsion contre leurs familles restées en Iran (Radio Farda).
Au Kurdistan, où environ 400 activistes kurdes avaient été arrêtés en 2019, le pouvoir poursuit sa répression. La première semaine du mois, le prisonnier politique Hoshmand Alipour a été condamné à mort à Sanandaj pour «rébellion armée contre l’État», sur la base selon Amnesty International d’une confession arrachée par des sévices et sur laquelle Alipour est ensuite revenu (->). Arrêté avec lui, Mohammed Qadir (Ostadghader selon HRANA), originaire de Saqqez, a été condamné à cinq ans pour le même motif. Leur avocat a fait appel. Tous deux, arrêtés en août 2018, nient avoir participé à une attaque armée contre une base de sécurité à Saqqez. Aussi à Sanandaj, le défenseur de l’environnement Homian Bahmani a été condamné à deux ans et six mois d’emprisonnement pour «appartenance à un parti kurde d’opposition». Le 13, l’activiste Madhi (ou Mobin) Moradi, arrêté le 3 à Kermanshah, a été condamné à six ans d’emprisonnement pour «coopération avec un groupe d’opposition». Se trouvant déjà sous le coup d’un verdict d’exécution prononcé avec sursis en 2013 pour «appartenance à un parti kurde», il risque donc l’exécution (WKI).
Nombre d’autres activistes ont été arrêtés: Abdulrahim Nazri, aussi à Kermanshah, Gabriel Azizi à Sarpol Zahab, et l’écrivain et poète Aram Fathi à Marivan… (WKI, HRANA) Parfois, en raison du black-out du régime, les arrestations ne sont connues qu’avec retard. Ainsi HRANA n’a pu annoncer que le 9 l’arrestation de sept militants des droits civils le 26 décembre: Mahrokh Rousta, Kaveh Mozaffari, Faraz Roshan, Jelveh Javaheri, Forough Saminia, Ahmad Zahedi Langeroudi et Houman Tahriri, arrêtés durant la cérémonie de commémoration tenue quarante jours après l'assassinat de Navid Behboudi, l'une des victimes des manifestations… Le 13, Poshtivan Afsar, arrêté durant les manifestations, a été condamné à Marivan à neuf ans d’emprisonnement pour «appartenance à un groupe d’opposition».
Le 16, puis le 30, HRANA a publié des rapports glaçants sur les blessés des manifestations de novembre. Âgés de 19 à 30 ans, blessés par balles, parfois par chevrotines, dans les pieds, la poitrine et le thorax, ils n’osent se présenter dans les hôpitaux, surveillés et sont atteints d’infections mettant leur vie en danger. À Alborz, un blessé de 19 ans est ainsi mort d’infection. Parfois des médecins volontaires viennent les traiter chez eux malgré le danger. Selon une source, à Qods, «la première nuit de manifestation, 60 à 70 blessés ont été transférés à l'hôpital dans des fourgons de la police et soignés sous le contrôle de la police. Certains d’entre eux ont été interrogés et libérés pendant qu'ils étaient soignés». Les hôpitaux ont parfois refusé de traiter des blessés ou leur ont réclamé des sommes très élevées, comme à Ahvaz, où un blessé, ne pouvant payer 2.000 US$, a été retenu à l’hôpital. La Sécurité a parfois pénétré dans les blocs opératoires, emmenant les blessés dès l’opération terminée, emportant parfois les corps sans l’accord des familles. Mohammad Maleki, un blessé décédé le 26 après avoir été interviewé dans sa chambre d’hôpital à Téhéran, a eu le temps de dénoncer les déclarations du journaliste selon lesquelles il avait été blessé par d’autres manifestants, expliquant qu’il avait eu peur de le contredire… Parfois, les balles ayant tué leurs proches sont facturées aux familles, qu’on force à les enterrer de nuit. Un autre blessé de Téhéran, Amir Ojani, est mort à l’hôpital sans avoir revu sa famille car placé à l’isolement par la Sécurité dans sa chambre ses dix derniers jours…
En fin de mois, selon KMMK, plusieurs enseignants kurdes ayant participé aux manifestations de novembre ont reçu des peines de prison pour «trahison» et «propagande contre la République islamique» allant de trois à treize ans – durée infligée à Mohammed Ramazan, président du Conseil des enseignants professionnels de Bojnurd (WKI).
Parallèlement, le flot de condamnations malheureusement habituel en Iran ne s’est pas interrompu. Le 1er janvier, on a appris la condamnation le 25 décembre de cinq prisonniers de droit commun de Téhéran à recevoir publiquement 74 coups de fouet chacun. D’autres condamnations au fouet se montent à 99, voire à 149 coups. Le même jour, on a appris qu’un prisonnier accusé de meurtre avait été pendu le 25. HRANA rappelle que, du 10 octobre 2018 au 8 octobre 2019, 134 personnes ont été condamnées à la peine de mort et 242 exécutions, dont 16 publiques, ont eu lieu. Mais ces chiffres déjà horrifiants ne concernent que les exécutions rendues publiques: selon des sources indépendantes et des associations de défense des droits de l'homme, 72% des exécutions de prisonniers demeurent secrètes.
Le 11 janvier, l’admission officielle par le régime de sa responsabilité dans la destruction de l’avion ukrainien a provoqué une explosion de colère dans tout le pays. Durant les quatre jours suivants, des manifestations ont touché 21 villes du pays et 21 universités. Villes: Ispahan, Mashhad, Tabriz, Sari, Kerman, Shiraz, Amol, Babol, Gorgan, Rasht, Sanandaj, Téhéran, Karaj, Semnan, Arak, Yazd, Kermanshah, Qods, Zanjan, Ahvaz, Qazvin. Universités : Université d'Arak, Université de Damghan, Université de Téhéran, campus de Karaj, Université Shahid Beheshti, Université technologique d'Ispahan, Université Allameh Tabataba’i, Université technologique Khajeh Nasir Toosi, Université d'Alzahra, Université iranienne de science et de technologie, Université de technologie Babol Noshirvani, Université du Kurdistan, Université Bu-Ali Sina, Université Razi, Université d'art islamique de Tabriz, Université de technologie Sharif, Universités d'art et des sciences médicales de Téhéran, et Université de Tabriz. Les étudiants étaient en première ligne de la mobilisation car, parmi les victimes du crash, on compte de nombreux étudiants et universitaires qui se rendaient au Canada via l’Ukraine. À Téhéran, elles ont commencé après une veillée organisée pour les victimes à l'université Amir Kabir, qui a dérapé vers la violence suite aux tirs de gaz lacrymogènes par la police anti-émeute et à la présence par de nombreuxagents provocateurs…
Les manifestations déclenchées par cette révélation ont été caractérisées par des slogans visant particulièrement les pasdaran et le Guide suprême. À Téhéran, on a entendu fréquemment: «Un gouvernement de gardes... Nous rejetons, nous rejetons», et aussi «Mort aux menteurs!» et «Mort au dictateur!», à côtés d’appels à la démission du Guide suprême et des autres dirigeants. Les forces de sécurité se sont déployées en nombre autour des universités. Un professeur de l'université de Téhéran a observé que les mesures de sécurité étaient strictes même autour de l'Université Imam Sadeq, dont pourtant les étudiants sont soigneusement sélectionnés pour devenir des cadres des ministères des Affaires étrangères ou du Renseignement.
À Sanandaj et à Kermanshah, de nombreux étudiants sont descendus dans la rue aux nouvelles des manifestations de Téhéran, scandant contre le guide suprême iranien Ali Khamenei des slogans semblables à ceux des manifestations de novembre. Les forces de sécurité ont en réponse occupé les villes kurdes et réprimé les manifestants, arrêtant des dizaines de Kurdes. Selon l’Association des droits de l'homme du Kurdistan (KMMK), l’Etelaat (Service de renseignement) a arrêté à Dehgolan l’activiste Sirous Abbasi, sa femme et son frère Azad. À Sanandaj, les forces de sécurité ont arrêté le 15 trois étudiants ayant participé aux protestations, Moslem Solimani, Zaniar Ahmedpour, et Arshad Atabak. À Kermanshah, un étudiant de l'université Razi a été arrêté, et les forces de sécurité ont menacé ceux qui oseraient manifester. À Marivan, un jeune homme a été arrêté et l’activiste Eran Rapikar a été condamnée à deux ans d’emprisonnement pour «appartenance à un parti kurde d'opposition».
Les forces de sécurité ont utilisé gaz lacrymogènes, balles de caoutchouc et balles réelles, faisant des blessés en nombre inconnu. Selon Amnesty International, des agents surveillaient les arrivées aux hôpitaux, si bien que plusieurs hôpitaux de Téhéran ont refusé d’admettre les blessés par peur d’une arrestation, et au moins une femme a été agressée sexuellement. Pour deux autres, blessées le 12, on était encore sans nouvelles après une semaine. Le 14, le pouvoir judiciaire a confirmé l’arrestation de trente personnes, dont l’ambassadeur britannique en Iran. HRANA a publié sur son site une liste nominative de vingt personnes arrêtées (->), dont Hossein Karoubi (fils de Mehdi Karoubi, candidat aux présidentielles de 2005). Certains ont été arrêtés pour avoir assisté à des cérémonies en hommage aux victimes.
Selon l’association de défense des droits de l'homme au Kurdistan KMMK, dix personnes ont été arrêtées, à Ilam, Sanandaj, Dehgolan, Marivan, Khoy et Kermanshah: 1. Amir Ali Majd a été battu et arrêté par la Sécurité dans sa librairie le 18 à Ilam. 2. Arman Mohammadi a été arrêté par des pasdaran à Sanandaj le 17. 3. Cyrus Abbasi et sa femme Farideh Veisi, arrêtés le 14 janvier par l’Etelaat à Dehgolan, ont été transférés à Sanandaj. Le frère de Cyrus, Azad, venu au bureau de l’Etelaat pour suivre l’affaire, a également été arrêté. 4. Keyvan Kouti, arrêté sur la route à Sarpol Zahab, été interné à Kermanshah le 14. 5. Amanj Nikpay a été arrêté par l’Etelaat le 14, et son père, Khaled Nikpay, venu au bureau pour prendre des nouvelles de l’affaire, a été arrêté, interrogé puis libéré sous caution. Par ailleurs, arrêté à Khoy par les pasdaran, Mohammad Sheykh Kanlu a été interné par l’Etelaat à Urmia et Saman Abdolalizadeh a été arrêté à Kermanshah. Trois vidéos couvrant les quatre jours de manifestations ont été postées sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=GfcJhEGL1AU, https://www.youtube.com/watch?v=9OTFhgIp-78, https://www.youtube.com/watch?v=pbn8S532mF8).
L’assassinat ciblé de Soleimani en Irak a été l’occasion d’un nouveau motif de répression, les journalistes ne faisant pas précéder son nom du terme de «martyr» étant inquiétés. Ainsi, selon Hengaw, le journaliste kurde de Pawa (Paveh, province de Kermanshah) Wahid Fatahi a été arrêté pour cette raison en milieu de mois par les pasdaran et mis au secret. Toujours à Pawa, le journaliste et activiste Muzaffar Walad-Beigi qui dirige le canal Dengi Nouriyaw sur Telegram, aurait été arrêté sous le même chef d'accusation pour avoir partagé un article d'information provenant d'un site pro-gouvernemental, Khabaronline (Kurdistan 24). Parallèlement, Sardar Azami, un Kurde disparu depuis les manifestations de novembre, probablement enlevé par la Sécurité, a été retrouvé par sa famille dans une morgue de Téhéran après une recherche éprouvante de plusieurs mois…
Les vidéos diffusées sur les médias sociaux montrent les foules rassemblées devant l'Université technologique Amir Kabir à Téhéran et dans d'autres lieux de la capitale le soir du 11 pour pleurer les victimes et exprimer leur fureur confrontées aux forces de police et aux gaz lacrymogènes. Un clip partagé sur Twitter par la journaliste du New York Times Farnaz Fassihi montre la foule faisant face à la police et scandant «Nos mains sont vides, déposez vos matraques». Le Centre des droits de l’homme d’Iran (CHRI) a appelé le gouvernement à stopper la répression des protestations et a également demandé à tous les organes des Nations Unies et à la communauté internationale de faire pression pour que le gouvernement iranien garantisse le droit à manifester pacifiquement. Le 14, il a interpelé l’Union Européenne, l’accusant de donner par son absence de réaction le «feu vert» au régime pour ses violences contre les civils.
Aux frontières, les assassinats de porteurs kurdes, les kolbars, se sont aussi poursuivis. En 2019, 71 kolbars avaient été tués et au moins 138 blessés, la majorité par des tirs des forces de répression du régime, 10% par des mines ou des avalanches… La première semaine du mois, plusieurs ont été blessés près de Mako, Chaldiran, Sardasht, Khoy et Piranshahr, dont deux grièvement par des garde-frontières près de Khoy et un autre à Chaldiran; un autre a été tué près de Sardasht. Parallèlement, en milieu de mois, plusieurs suicides causés par le désespoir dû à la situation économique ont été rapportés à Kamyaran, Sardasht et Bokan (WKI). La dernière semaine de janvier, les forces de sécurité ont pris un véhicule de kolbars en embuscade à Selas-Babacani (Kermanshah), blessant grièvement l’un d’eux. Deux autres ont été blessés le 24 près de Sardasht et Salmas, et un autre le 26 près de Piranshahr. Enfin, le 28, deux autres porteurs de Piranshahr ont été hospitalisés au Kurdistan d’Irak après avoir été blessés près de Haji Omaran. Le 30, un autre a été blessé par balle près d'Oshnavieh (Shino). Le 31, un porteur de Saqqez est mort d’hypothermie quand son groupe de porteurs s’est perdu dans une tempête de neige près de Baneh.
Le 3 janvier, l’organisation Human Rights Activists in Iran (HRAI) a publié son rapport annuel sur les violations des droits de l'homme pour 2019. Ce document de 42 pages rassemble 4259 rapports recueillis par des informateurs courageux, appartenant souvent au HRANA, auprès de diverses sources d'information (->).
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Janvier a été véritablement chaotique dans un pays frappé par une crise politique sans précédent depuis la chute du régime ba’thiste. D’une part, les protestations populaires contre la corruption et l’absence de services et de travail se sont poursuivies. Après la démission le 29 novembre du premier ministre Abdul-Madi, et devant l’impossibilité de lui trouver un successeur acceptable, le gouvernement intérimaire n’a guère trouvé comme réponse que poursuivre la répression. D’autre part, l’assassinat ciblé le 3 à l’aéroport de Bagdad du général iranien Soleimani par un drone américain a provoqué une escalade inédite dans l’affrontement irano-américain sur le sol irakien. Enfin, l’organisation djihadiste Daech, profitant du désordre général, a encore amplifié ses attaques, particulièrement dans les territoires disputés entre Bagdad et la Région du Kurdistan.
Dans ce contexte extrêmement tendu, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) s’est bien gardé de s’engager. La Région partage en effet des centaines de kilomètres de frontière avec l’Iran, tout en conservant de bonnes relations avec Washington, indispensables dans la lutte contre Daech. Enfin, la possibilité d’un départ du Premier ministre Adil Abdul-Mahdi, avec lequel un modus vivendi avait été trouvé, inquiète aussi Erbil, car les relations avec son remplaçant pourraient être plus délicates… La représentation du GRK au Royaume-Uni a parfaitement résumé fin janvier dans sa lettre mensuelle la position du GRK:«Le [...] parlement [irakien] a adopté une résolution visant à expulser les troupes étrangères d’Irak […]. Si cela se produisait, cela placerait la Région du Kurdistan dans une situation très délicate car [cela] pourrait provoquer un vide sécuritaire et la réémergence de Daech. Nous avons donc exhorté toutes les parties à désamorcer conflits et tensions, car nous ne voulons pas que l’Irak devienne le champ de bataille pour le règlement des conflits des grandes puissances».
La confrontation entre Washington et Téhéran sur le sol irakien s’était déjà intensifiée avant la mort de Soleimani. Le 1er janvier, les milices pro-iraniennes en Irak ont renouvelé leur attaque du 31 décembre contre l’ambassade américaine. Mais Al-Monitor note que les participants étaient moins nombreux que la veille, seuls les membres de Kataib Hezbollah, Kataib Sayyed al-Shohada, l’organisation Badr, Saraya al-Khorasani et Asaib Ahl al-Haq ayant participé, de nombreuses autres milices Hashd al-Shaabi s’étant abstenues. Depuis le démarrage des protestations le 1er octobre, l’opinion publique s’est aussi détournée des milices pro-iraniennes, accusées d’avoir assassiné un grand nombre de protestataires. Leur attitude devant l’ambassade a confirmé pour beaucoup d’Irakiens leur image de défenseurs du régime iranien: quasiment pas de drapeaux irakiens, photos d’Ali Khamenei, slogans comme «Qasem Soleimani est notre leader» ou «USA dehors, Iran libre!» (en opposition au «Iran dehors, Irak libre!» des protestataires)… Enfin, beaucoup se sont demandé comment ces miliciens avaient pu pénétrer si facilement dans la Zone Verte alors que les forces de sécurité ont tué des centaines de manifestants voulant faire de même!
Le 3, sur l’ordre du président américain, une frappe de drone près de l’aéroport de Bagdad a tué le général iranien Qassim Soleimani et le dirigeant le plus important des milices irakiennes, l’irako-iranien Abou Mahdi al-Mouhandis. Immédiatement, de nombreux travailleurs étrangers du secteur pétrolier, des Américains jusqu’aux Chinois, ont commencé à quitter le pays, et le dinar irakien a perdu 3% face au dollar. Le 8, toutes les compagnies aériennes étrangères sauf Qatar Airways ont suspendu leurs liaisons avec Bagdad, et l’Agence européenne de sécurité aérienne a imposé sur le survol du pays des restrictions qui n’ont été levées que le 29. Le 4, les milices ont averti les militaires irakiens de demeurer à l’écart des bases hébergeant des Américains. Le même jour, plusieurs roquettes ont visé la Zone Verte de Bagdad, la base aérienne de Balad, à 80 km au nord, et plusieurs bases de Mossoul accueillant des forces de la coalition anti-Daech. Le lendemain, trois autres roquettes ont frappé près de la Zone Verte.
Le Premier ministre Abdul-Mahdi a condamné la frappe américaine et demandé que le parlement vote en session extraordinaire le 5 une résolution d’expulsion immédiate des troupes américaines. La cheffe du groupe PDK, Vian Sabri, a déclaré que les députés kurdes n’y participeraient pas, préférant rester neutres «dans l’intérêt de l’Irak et de la région du Kurdistan», précisant que «les représentants sunnites et certains représentants d’autres blocs» ne participeraient pas non plus: «Nous ne voulons pas que l’Irak soit le théâtre d’un conflit interétatique». L’UPK a exprimé une position similaire: «Il y a de nombreuses violations de la souveraineté irakienne et il faut prendre des mesures pour les faire cesser. Mais pas uniquement contre une seule partie», a déclaré à l’AFP un de ses dirigeants sous couvert d’anonymat. C’est donc en l’absence des législateurs kurdes et de la majorité des sunnites que le parlement a voté une résolution appelant le gouvernement à expulser du pays les militaires étrangers. Le leader chiite Moqtada al-Sadr, la qualifiant d’insuffisante, a demandé des mesures plus dures et menacé d’«activer» les sections dormantes de ses milices.
La riposte iranienne est venue dans la nuit du 7 au 8, avec vingt-deux missiles balistiques lancés sur deux bases irakiennes, Aïn al-Assad (Anbar) et l’autre près d’Erbil, qui accueillent également des forces de la coalition anti-Daech. Les missiles n’ont pas fait de victimes. Le lendemain, d’autres roquettes se sont abattues sur la Zone Verte sans faire de victimes. Les trois principaux dirigeants kurdes, le Président de la Région, son Premier ministre et la Présidente du parlement ont réitéré leur appel à la désescalade dans une déclaration commune: «En ce qui concerne les récents événements, et en particulier ceux de ce matin, la Région du Kurdistan réaffirme qu’une solution militaire ne résoudra en aucun cas les problèmes. [Elle] soutient la désescalade de la situation et cherche le dialogue et la solution diplomatique aux problèmes. Elle […] demande instamment à toutes les parties de s’abstenir d’entraîner la Région du Kurdistan dans les rivalités». Pour le Kurdistan, directement confronté à Daech, le soutien de la coalition militaire dirigée par les États-Unis demeure vital, et ses dirigeants ont exhorté ses États membres à ne pas permettre la renaissance du groupe.
Le 9, le ministère irakien des Affaires étrangères a convoqué l’ambassadeur iranien pour lui notifier sa condamnation de l’attaque de bases irakiennes. Parallèlement, le Premier ministre Abdul-Mahdi a demandé à Washington de préparer le retrait des militaires américains. Non seulement, Washington a rejeté la demande, mais le lendemain, le Département d’État a menacé de limiter l’accès de l’Irak à un important compte de la Banque fédérale de réserve de New York, où sont déposés 35 milliards de dollars de ses revenus pétroliers. Ces menaces ont entraîné une nouvelle chute du dinar de 3%, qui a nécessité une intervention de la banque centrale irakienne.
Après une visite du Secrétaire adjoint américain au Proche-Orient, David Schenker, le président de la Région du Kurdistan, Nechirvan Barzani, a souligné en conférence de presse que ce n’était pas le «bon moment» pour que les forces américaines quittent le pays. Le 11, le Premier ministre irakien s’est rendu à Erbil, puis à Sulaimaniyeh, pour rassurer les dirigeants kurdes sur le fait qu’il ne recherchait «des hostilités» avec personne, y compris Washington, et défendre une meilleure coopération militaire kurdo-irakienne contre Daech (AFP). Pour leur part, les dirigeants du GRK ont souligné leur intérêt pour une coopération accrue avec les forces de sécurité fédérales… en coordination avec la coalition dirigée par les États-Unis (ISHM).
Le 12, huit roquettes ont de nouveau frappé la base de Balad, blessant quatre Irakiens, et le 14, huit autres ont frappé Camp Taji, une autre base irakienne au nord de Bagdad, sans faire de victimes. Le 13, Moqtada Al-Sadr a appelé depuis l’Iran à une manifestation de masse le 24 contre la présence américaine en Irak. Hadi al-Amiri, probable successeur d’al-Mouhandis comme chef des milices pro-iraniennes en Irak, a soutenu l’appel. Le 24, les manifestants ont exigé la fermeture de toutes les bases américaines et des bureaux des sociétés de sécurité américaines en Irak et celle de l’espace aérien irakien aux avions de combat et de renseignement américains. Le 22, le parlement irakien a approuvé un projet de loi mettant fin à l’immunité judiciaire accordée aux militaires américains en 2014, lorsqu’ils étaient venus soutenir l’armée irakienne contre Daech. Le président Salih a cependant appelé à la poursuite de la coopération avec les États-Unis lors de discussions avec le secrétaire d’État américain Mike Pompeo et le président Trump, ce qui lui a valu d’être menacé par les chefs des milices d’être «banni de Bagdad». Alors que l’armée américaine envisageait de protéger ses implantations en Irak en déployant des systèmes anti-missiles, le 20, trois roquettes, et le 26 cinq obus de mortier, ont visé l’ambassade américaine à Bagdad, blessant au moins une personne. Les attaques, non revendiquées, ont été suivies d’une autre le 27.
Quelque peu éclipsées par les tensions irano-américaines, les manifestations antigouvernementales ne s’en sont pas moins poursuivies tout le mois. Leur orientation de plus en plus anti-iranienne leur a valu l’hostilité des milices, auxquelles sont attribuées de nombreuses attaques contre les manifestants. Non seulement les autorités n’ont rien fait pour les empêcher, et encore moins pour traduire les coupables en justice, mais dans certains cas elles semblent avoir été complices. Ces attaques se sont poursuivies en janvier. Le 4, un activiste a été assassiné par balles à Bagdad par des inconnus et le lendemain, des miliciens ont ouvert le feu et blessé trois manifestants à Nassiriya, où une bombe artisanale a tué le 6 l’activiste Ouday al-Jabiri, et une autre attaque le 8 a blessé au moins huit manifestants. Le 10, les protestataires ont lancé de nouvelles manifestations à Bagdad et dans le sud du pays pour obliger les politiques à accélérer la désignation d’un nouveau gouvernement. À Dhi-Qar, ils ont posé un ultimatum d’une semaine. Selon les autorités judiciaires, à ce moment, 91 manifestants étaient détenus dans l’attente de procès criminels. Le même jour, le reporter de TV Dijlah Ahmed Abdul-Samad et le cameraman Safaa Ghali ont été assassinés par balles à Bassora. Le 12, les journalistes de la ville ont lancé sur les médias sociaux une campagne de protestation contre les assassinats de journalistes intitulée «Je suis le prochain». Le 13 c’est l’activiste Hassan Hadi Mhalhal qui a été tué par balles à Dhi-Qar. Le 14, la chaîne d’information al-Hurra a annoncé fermer ses bureaux à Bagdad suite aux menaces des milices, dénonçant l’inaction du gouvernement.
Malgré les pressions de la rue, la désignation d’un nouveau Premier ministre a continué à buter sur un blocage au parlement, soumis à des tractations sans fin entre les deux principales alliances… et à l’influence iranienne. Le 14, des rumeurs sur un soutien de Sayrûn et al-Fatah à une nouvelle désignation d’Al-Mahdi ont circulé. Le bloc Ataa, appartenant à la coalition al-Fatah, a demandé aux autorités religieuses de Najaf d’exprimer leur soutien à cette possibilité, pourtant rejetée par la rue… Le 15, le Président, le Premier ministre intérimaire et le Président du parlement se sont réunis pour rechercher une solution, tandis que des sources parlementaires laissaient espérer un prochain accord sur plusieurs candidats possibles…
Le 17, les manifestants ont bloqué les rues dans plusieurs provinces, intensifiant leur pression pour un nouveau Premier ministre indépendant. De nouveau, les forces de sécurité ont répondu par un usage excessif de la force, faisant usage de gaz lacrymogènes et de tirs à balles réelles qui ont tué au moins dix manifestants, dont le photojournaliste et ambulancier bénévole Yousouf Sattar. Le 20, une altercation a opposé en direct un interviewer de la chaîne Dijlah et un porte-parole du gouvernement sur le nombre de manifestants tués par les forces de sécurité… Suite à cet incident, le 28 la police a fermé de force le bureau de Bagdad de la chaîne. Également le 20, Amnesty international a de nouveau appelé au respect du droit à manifester des Irakiens, alors que deux candidats semblaient se dégager des tractations entre partis: l’ancien ministre Mohammad Tawfiq Allawi et l’ancien chef des services de renseignement Mustafa al-Kazemi.
Le 21, le gouvernement a annoncé l’extension du programme d’allocations chômage à 900.000 personnes, au lieu de 150.000 précédemment. Les bénéficiaires recevront mensuellement 175.000 dinars (environ 130 €) durant trois mois. Cette mesure n’a en rien convaincu les manifestants d’interrompre leur mouvement, et le 23, les autorités ont dû suspendre la production pétrolière à Nassiriya suite au blocage des voies d’accès au champ pétrolier. Le même jour, des hommes armés ont tué un civil près du site des protestations dans le centre de Bassorah. Le 25, Moqtada al-Sadr a annoncé dans une déclaration-choc retirer son soutien aux manifestants. Ses partisans ont immédiatement quitté les protestations. Juste après cette annonce, les forces de sécurité ont de nouveau lancé à Bagdad une violente opération utilisant balles réelles, fusils à plomb et gaz lacrymogènes pour dégager les rues de manifestants. À Nassiriya, des tireurs non identifiés ont ouvert le feu sur les manifestants et mis le feu à leurs tentes pour les disperser. La répression a aussi été très violente à Bassora. En deux jours, il y a eu au total douze morts et 230 blessés. Le 27, ces violences gouvernementales ont été condamnées par les ambassadeurs de seize pays, dont la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. Le 29, le président irakien a donné jusqu’au 1er février aux blocs parlementaires pour désigner un nouveau Premier ministre, avertissant que s’ils n’arrivaient pas à un accord, il utiliserait ses pouvoirs constitutionnels pour choisir un candidat qu’il jugerait qualifié et acceptable par le Parlement et le peuple.
Parallèlement, des dizaines d’attaques par des hommes armés ou d’attentats non revendiqués ont encore augmenté le sentiment de chaos dans tout le pays. Des protestataires ont été visés, mais aussi des chefs de milices, des garde-frontières ou des policiers gardant des champs pétroliers. Dans la province de Dhi-Qar, plusieurs bombes improvisées ont explosé le 19 et le 20 sans faire de victimes. Le 24, trois Français et un Irakien travaillant pour l’ONG SOS Chrétiens d’Orient ont été enlevés à Bagdad.
Les tensions américano-iraniennes ont provoqué le départ de plusieurs contingents militaires de pays membres de la Coalition et la suspension de ses activités, officiellement du 5 au 15 (mais le 16, un porte-parole du Premier ministre a démenti leur reprise). L’organisation djihadiste Daech a bien évidemment tiré parti de la situation. Le 1er janvier, le responsable kurde de la sécurité Ranj Talabani déclarait au Times: «Nous pensons que [Daech] est allé au-delà du regroupement [et] est maintenant de retour sur la scène des opérations», avertissant: «L’année prochaine sera pire». Le 5, les djihadistes ont tué trois soldats irakiens et en ont kidnappé un quatrième à Daqouq (Kirkouk), où deux nouvelles attaques de nuit la semaine suivante ont fait quatre morts et trois blessés parmi les soldats. L’insécurité est telle que de nombreux villageois kurdes du district préfèrent fuir. À Anana, dernier village kurde encore habité à l’extrême-sud de Daqouq, les villageois on déclaré à Rûdaw ne plus compter que sur eux-mêmes, alors que les militaires irakiens minimisaient le problème… Le 13, une bombe improvisée a tué deux policiers au Sud de Mossoul et une attaque à la frontière jordanienne a fait un mort et trois blessés parmi les garde-frontières. Le 16, c’est un village de la région entre Diyala et Salahaddine qui a été attaqué au mortier, sans victimes. Le 17, des combats à Tarmiyah, près de Bakouba, ont opposé l’armée irakienne aux djihadistes durant quatre heures. Le 18, le poste militaire de Tall al-Theib (Kirkouk) a été attaqué et un soldat tué. Les 20 et 21, deux bombes artisanales ont blessé quatre civils dans la province de Mossoul, et le 23, un habitant d’al-Hadar a été kidnappé et tué. D’autres bombes ont tué un policier à Diyala le 27 et blessé deux civils le 28 à Mossoul, où une troisième bombe a tué un homme et blessé trois enfants le 29. Le même jour, un soldat a été tué par un sniper à Diyala, deux autres ont été tués dans une embuscade sur la route Kirkouk-Bagdad, et deux autres dans l’attaque de leur checkpoint à Daqouq. Le 30, près de Qara Tepe (Est de Khanaqin), sept civils, en majorité des étudiants, ont été kidnappés.
À Kirkouk, la publication en début de mois de la liste des recrutements de la Direction de l’éducation a provoqué une crise: il n’y avait que 500 Kurdes sur les 2.500 noms publiés. Les Kurdes ont évidemment protesté, alors que des diplômés d’autres communautés manifestaient leur opposition à un strict équilibre ethnique, auquel ils reprochent d’empêcher des embauches nécessaires. Le 10, le Vice-président du parlement, Bashir Hadad, désapprouvant la liste, a annoncé que la Commission parlementaire de l’éducation allait convoquer le directeur général de l’éducation de Kirkouk et le ministre fédéral de l’éducation (NRT). Le 23, des dizaines de diplômés kurdes ont manifesté devant la Direction de l’éducation de Kirkouk pour dénoncer une discrimination ethnique. Une plainte a été déposée, et les partis kurdes de la province ont envoyé une délégation à Bagdad à propos de ce problème et d’autres relevant de l’administration de la province.
Concernant la politique intérieure du Kurdistan, le projet de loi de réforme sur les salaires et les retraites des fonctionnaires a été adopté le 16 par le parlement d’Erbil, après des mois de discussion.
Enfin, sur le plan de la santé, Rûdaw a annoncé le 26 que les responsables irakiens et kurdes avaient commencé à appliquer des mesures de précaution pour éviter la propagation de l’épidémie de coronavirus dans la région, notamment l’évacuation des étudiants irakiens de Wuhan, en Chine. Les voyageurs arrivant par l’aéroport international d’Erbil seront examinés.
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Si la politique guerrière du pouvoir turc vise à faire oublier la situation économique à la population, alors il faut s’attendre à de nouvelles opérations. En effet, les statistiques économiques publiées en janvier par TurkStat sont toujours aussi mauvaises: pour décembre 2019 une inflation de 1,74%, soit 11,84% sur un an (et 15,18% en comparant les moyennes sur 12 mois); les chiffres du chômage pour octobre, les derniers connus, montrent un taux de 13,4%, en légère baisse par rapport à septembre, mais en hausse de 1,8% par rapport à octobre 2018, et surtout, pour les 15-24 ans, le taux grimpe à 25,3%, une augmentation annuelle de 3%. De plus, Ali Babacan, ancien ministre de l’économie de l’AKP, a attiré l’attention sur l’augmentation incontrôlée des intérêts payés par l’État: de 57 milliards de livres turques en 2017, 74 milliards en 2018 puis 103 en 2019, ils devraient passer à 139 milliards de livres turques en 2020, soit 144% d’augmentation en trois ans! Le 17 janvier, les principaux syndicats turcs de la métallurgie, Turk-Metal, Birleşik Metal-İş… regroupant 140.000 travailleurs, notamment de l’automobile, ont annoncé qu’ils appelleraient à la grève début février, après que les organisations patronales leur ont proposé sur les trois prochaines années des augmentations de salaire inférieures à l’inflation. Celles-ci ont riposté en initiant un lock-out qui a immédiatement provoqué des grèves partielles.
La Turquie n’est guère mieux placée sur le plan de la corruption. Dans l’«indice de perception de la corruption» 2019 publié le 23 janvier par Transparency International, elle se classe 91e sur 180 pays et territoires avec 39 points, soit une perte de 11 points et 38 places par rapport à 2018. Cela la place dans le «top trois» des régressions depuis 2013 pour cet indice. Pour E. Oya Özarslan, présidente de l'Association internationale pour la transparence, cela réduit l’attractivité du pays pour les investisseurs, et «nécessite de revenir d'urgence à un système pleinement démocratique, où les agences et les règles fonctionnent et où il y a des mécanismes de contrôle» (Bianet). Parmi les cas de corruption ayant récemment émergé, celui révélé par Murat Ağırel, éditorialiste du quotidien Yeniçağ, proche du parti İYİ. Le 1er janvier, alors que les quotidiens pro-AKP Star et Güneş venaient de fermer pour raisons économiques, Ağırel a révélé que l’ancienne municipalité AKP d’Istanbul avait dépensé 57 millions de livres en publicités entre 2017 et 2019, dont 40 millions versés à des «médias du pool» (havuz medyası), c’est-à-dire pro-AKP… Un autre scandale en cours concerne le futur «Kanal İstanbul», encore un projet pharaonique dans la lignée du nouveau pont sur le Bosphore et du nouvel aéroport d’Istanbul, chers au président turc. L’objectif est de relier mer Noire et mer de Marmara par une voie d’eau artificielle de 45 km de long… mais peut-être aussi de réaliser des profits immobiliers considérables. Le 20, le quotidien Cumhuriyet a révélé qu’en 2012, Berat Albayrak, gendre du Président, avait acheté des terres près du trajet prévu. Originellement classés comme agricoles, elles ont énormément pris en valeur après avoir été reclassées comme constructibles par le ministère de l'Environnement et de l'Urbanisme. À noter que le 21, le HDP a demandé devant le tribunal administratif d’Istanbul l’annulation du rapport de l’étude d’impact du projet, approuvé par le ministère le 17 janvier, la population concernée n’ayant guère été consultée. En 2017, l'encyclopédie en ligne Wikipedia avait été bloquée en Turquie suite à quatre articles… dont l’un décrivant de manière plutôt critique la politique d’Albayrak comme ministre de l’énergie après 2015, et surtout ses liens avec l’entreprise pétrolière Powertrans, vendeuse du pétrole de Daech…
Autre objet de controverse, la question de l’envoi en Libye de combattants syriens payés par la Turquie. Après la signature le 27 novembre d’un accord couvrant la coopération militaire et les frontières maritimes entre les deux pays (rejeté par l’Union européenne car ignorant totalement la zone économique exclusive de la Grèce), le président turc a soumis au Parlement le 30 décembre une motion autorisant l’envoi de troupes turques en Libye pour soutenir le Gouvernement d’union nationale face au maréchal Haftar. La presse pro-AKP a applaudi au retour de l’Empire ottoman… Plusieurs responsables turcs ayant évoqué l’envoi de combattants syriens, la Ligue arabe, dénonçant le 1er janvier toute action unilatérale risquant de contribuer à l’escalade militaire, a averti la Turquie de «ne pas envoyer de terroristes en Libye». Soutenue par l’AKP et son allié d’extrême-droite MHP, la motion a été approuvée le 2 par le parlement par 325 voix contre 184. Les autres partis, HDP, CHP, TIP et İYİ ont voté contre. Au nom du HDP, Tülay Hatimoğulları a qualifié la motion d’«incarnation même de la politique expansionniste» du pouvoir et dénoncé l’ingérence turque: «Il y a longtemps qu'un embargo sur les armes a été décrété par le Conseil de sécurité […]. Qui a brisé cet embargo pour la première fois ? La Turquie». La veille, l’ancien rédacteur en chef d’Asharq Al-Awsat , Abdulrahman Al-Rashid avait porté les mêmes accusations dans son article «La Turquie, hypocrisie après hypocrisie».
Le 6, le président Erdoğan a annoncé l’envoi des premières troupes, indiquant que certaines unités combattantes ne seraient pas des soldats turcs. Posant la question de leur identité, le député CHP Utku Çakırözer a averti le lendemain dans une interview avec Bianet que «la Turquie pourrait être tenue légalement responsable d'éventuels actes illégaux ou violant les droits» de ces «personnels non identifiés», membres de la SADAT (société militaire privée turque, voir la note d’information du Centre français de recherche sur le renseignement (->), de l'Armée syrienne libre, ou autres. Le 8, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, a dénoncé le déploiement turc. La perspective de l’arrivée en Libye de mercenaires djihadistes inquiète l’Europe; pour le président français, cet envoi, qui «relie deux théâtres d'opérations», l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient, risque de faciliter l'émergence de «centres terroristes» au Sahel et en Libye (France 24). Cette inquiétude a suscité plusieurs tentatives de médiation diplomatique, dont une conférence sur la Libye le 19 à Berlin, à laquelle le président turc a participé. Elle s’est terminée par un appel commun à l’arrêt de toute ingérence et notamment à la suspension de tout mouvement militaire. Mais le 29, des avions Rafale français du porte-avions Charles-de-Gaulle ont pris sur le fait un navire affrété par Ankara livrant des véhicules blindés dans le port de Tripoli, escorté par une des quatre frégates turques présentes dans les eaux libyennes! Perspective encore plus inquiétante, une partie des 1.500 à 2.000 combattants déjà acheminés de Syrie a, selon le renseignement français , profité du voyage pour déserter vers l’Italie… (Le Monde)
À l’intérieur, le pouvoir poursuit le harcèlement de son opposition la plus résolue, le parti «pro-kurde» HDP, dont il a déjà démis 32 élus. Il tente visiblement d’empêcher son prochain congrès, prévu le 23 février à Ankara. En début de mois, les autorités ont interdit plusieurs réunions de conseils municipaux dans des districts dont les co-maires avaient déjà été démis, à Cizre et Idil (Şırnak), et à Sur (Diyarbakir). À Lice (Diyarbakir), des dizaines de Kurdes ont été arrêtés, dont deux membres HDP de la municipalité métropolitaine de Diyarbakir. À Nusaybin (Mardin), dix personnes ont été arrêtées dans plusieurs villages, dont un prêtre assyrien (voir plus bas), sous l’accusation d’«appartenance à une organisation terroriste». À Diyarbakir, l’administrateur pro-AKP a licencié l’ensemble du personnel municipal, et deux conseillers municipaux de Bağlar ont été remplacés par des administrateurs (WKI). Le 14, l’agence Mezopotamya a annoncé que six conseillers municipaux de Sur (Diyarbakir) avaient été démis sur la base de poursuites judiciaires en cours pour «appartenance à une organisation terroriste» (Bianet). L’AKP a aussi annoncé le 11 le lancement d’une campagne pour débaucher près de cent maires de l’opposition, avec pour objectif cinq ralliements par semaine. Un des moyens de pression utilisé semble être la promesse de payer les dettes de leur municipalité.
Le 15, le bureau HDP d’Istanbul a été visé vers 15 h par une attaque au pistolet qui n’a fait aucune victime. L’auteur des sept coups de feu, un individu apparemment isolé, s’est enfui vers la Direction de la sécurité de Beyoğlu, située dans la même rue, où il a été incarcéré. Une enquête a été ouverte. Le HDP, décidé à porter plainte, a blâmé les discours «provocateurs» anti-HDP du gouvernement. L'auteur a été inculpé le 21 d’«utilisation d'une arme à feu non enregistrée» et «trouble à l'ordre public». À Izmir, 12 membres du HDP ont été arrêtés. À Şanlıurfa, sept personnes ont été incarcérées dans plusieurs districts tandis que le gouverneur de la province interdisait tout rassemblement pour un mois. À Mardin, un tribunal a décidé de maintenir en détention la co-maire destituée de Nusaybin, Sara Kaya. Le 24, le HDP a été notifié par la police d’une enquête lancée contre son porte-parole Günay Kubilay pour «insulte à la nation et l'État turcs». Les attaques contre le HDP ont été jusqu’à viser les spectateurs de la pièce de théâtre tirée du recueil de nouvelles Devran («Destinée») de Selahattin Demirtaş, jouée à Istanbul le 11 devant entre autres plusieurs membres importants du CHP. Le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu a déclaré dans un discours le lendemain: «Vous ne pouvez pas nettoyer le sang sur vos mains avec des pièces de théâtre». L’artiste Lale Mansur lui a répondu de manière cinglante sur Bianet qu’au lieu de s’en prendre aux artistes, il ferait mieux de faire son travail et de résoudre les nombreux problèmes du pays: «Enquêtez sur les dossiers des femmes tuées, les dossiers des victimes de la torture».
Malgré la pression, le HDP a annoncé avoir achevé la préparation de son congrès de février.
Il ne fait toujours pas bon appartenir à une minorité religieuse dans la Turquie de l’AKP et du MHP… Le 17, le CHP et l’İYİ ont soumis au Conseil municipal métropolitain d’Istanbul une proposition pour reconnaître comme lieux de culte les djemevis (cemevi, lieux de cérémonies des alévis). Elle a été rejetée par la majorité AKP-MHP du Conseil, qui a argumenté qu’elle n’était pas du ressort de la municipalité, mais du parlement. Pourtant, le 13, İzmir avait ainsi reconnu sept djemevis de la ville, malgré l’opposition de l'AKP et du MHP. Le 19, la djemevi Pir Sultan d’Istanbul a été attaquée de nuit par des individus qui ont brisé une fenêtre et ont taggué des menaces de mort à l’intérieur. Une enquête a été ouverte et le gouverneur d’Istanbul a condamné une attaque «odieuse».
À Nusaybin, trois chrétiens syriaques, dont un prêtre, Sefer (Aho) Bileçen et le chef du village d’Üçköy ont été arrêtés le 9 et transférés à la section anti-terroriste de la gendarmerie de Mardin. Bien qu’aucun motif officiel à ces arrestations n’ait été indiqué, une source chrétienne a informé Bianet qu’elles étaient dues à un témoignage anonyme selon lequel ils auraient donné de la nourriture à un membre du PKK. Au total, douze personnes ont été détenues lors de perquisitions dans les villages d'Eskihisar, Üçköy et Üçyol. Le 13, Bileçen a été maintenu en détention sous l’accusation d’«aide et complicité à une organisation terroriste», avant d’être libéré en attente de son procès, le tribunal ayant jugé qu’il n’y avait pas de risque de fuite. C’est seulement quelques jours après ces arrestations que l’on a appris l’enlèvement le 11 à Mehre ou Kovankaya (Şırnak) d’un couple chrétien âgé, les voisins ne l’ayant pas signalé par peur de représailles. La Fédération des associations syriaques (SÜDEF) a indiqué que les chrétiens du Kurdistan de Turquie subissaient meurtres, enlèvements et arrestations depuis plusieurs mois.
À l’étranger, la Turquie va devoir affronter de nouvelles sanctions. L’Union européenne se prépare à sanctionner le pays pour ses activités de prospection et de forage de gaz naturel en Méditerranée orientale qui violent les droits souverains de la République de Chypre. Le 22, le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, a indiqué que l’UE préparait une liste de personnalités turques à sanctionner (Euronews). Le même jour, le gouvernement américain a indiqué son intention d’imposer des amendes de montants croissants pour «outrage à la Cour» à la banque publique turque Halkbank si celle-ci persiste à refuser de comparaître dans l’affaire du contournement des sanctions américaines contre l’Iran. Les procureurs veulent doubler l’amende chaque semaine: elle passerait d’un million de dollars par jour de non-comparution à 1,8 milliard en fin de huitième semaine! Choix impossible pour le pouvoir turc: comparaître donnerait à l’affaire une publicité nuisant encore davantage à sa réputation, mais refuser mènerait à une rupture économiquement désastreuse avec le système financier américain…
Autre problème avec l’Europe, la Cour de cassation belge a définitivement acquitté le 28 une trentaine de membres présumés du PKK accusés de recruter de jeunes Kurdes en Europe. Lancée en 2006, la procédure avait déjà abouti à deux décisions similaires en 2016 et 2017, contre lesquelles la Turquie et le bureau du procureur de Bruxelles avaient fait appel, mais qui ont été confirmées l’année dernière par la Cour d’appel de Bruxelles. Selon le verdict final, le PKK doit être considéré comme «une force armée non étatique» impliquée dans un conflit armé «non international» auquel la loi antiterroriste belge ne s'applique donc pas. Même si le ministre belge des Affaires étrangères, Philippe Goffin, clairement inquiet de nouvelles tensions avec la Turquie, a tenu à assurer que cela n’empêcherait pas les membres du PKK d’être inculpés «pour les crimes et autres infractions au Code pénal dont ils se rendraient coupables» (AFP), ce n’en est pas moins un camouflet pour Ankara, qui a convoqué l’ambassadeur belge pour protester. À l’inverse, Zübeyir Aydar, président du parlement du Congrès national du Kurdistan (KNK), basé à Bruxelles, s'est félicité d’un «verdict historique». L'avocat Jan Fermon a quant à lui déclaré espérer que cette décision permettrait une «solution politique de la question kurde au niveau européen» (ANF).
Dans un tout autre domaine, un séisme de magnitude 6,7 a frappé Sivrice (Elaziğ) le 24 un peu avant 21 h. D’une magnitude de 6,7, avec quatorze répliques de magnitude supérieure à 4, il a été ressenti dans tout l’Est du pays et a fait au moins 41 morts et plus de 1.500 blessés (estimations du 27). Alors que la nuit suivante a été glaciale, de -8 à -12°C, plus de 1.000 habitations ont été détruites. Le HDP a accusé le gouvernement de bloquer l’aide des organisations kurdes (WKI), et des voix se sont élevées pour demander ce que le gouvernement avait fait pour prévenir les séismes depuis vingt ans. Le président Erdoğan a répondu furieusement en demandant: «Peut-on arrêter les séismes?», et des dizaines d’enquêtes ont été ouvertes pour des «messages provocateurs» sur les médias sociaux. Mais le 28, le leader du CHP Kemal Kılıçdaroğlu a rappelé qu’entre 2004 et 2019, l’État avait collecté trente-quatre milliards de dollars d’«impôt séisme» et a demandé à quoi avaient servi ces fonds. Deux motions parlementaires à ce propos du CHP et du HDP ont été rejetées par l’alliance AKP-MHP.
Les opérations militaires turques s’étendent maintenant aussi bien au Nord syrien et irakien qu’au territoire turc… En Turquie, selon un rapport publié le 9, par la Fondation turque des droits de l’homme (TİHV), depuis août 2015, 381 couvre-feux ont été déclarés dans 51 districts et 11 provinces, dont le plus grand nombre à Diyarbakir (->). Le 16, l’agence étatique Anatolie a annoncé une opération sur le plateau de Calyan (Van) où, malgré le froid (-20°C), 2.800 commandos des forces spéciales répartis en bataillons de 200 ont été acheminés par hélicoptère. Côté irakien, le ministère de la Défense a annoncé le 3 la mort de deux soldats participant à l’opération «Griffes» à Haftanin, où une opération aérienne a été lancée. Le 14, un sergent et un garde de village venu de Şırnak ont perdu la vie à Haftanin. Le lendemain, une frappe aérienne a visé la ville de Sinjar, où cinq combattants des YBŞ, Unités (yézidies) de résistance du Sinjar ont été tués. Le 26, plusieurs villages près d’Aqre (Dohouk) ont été frappés.
Enfin, la Turquie a aussi ouvert un «front numérique »: selon un long rapport publié par Reuters le 27 (->), depuis fin 2018, de nombreuses cyber-attaques de pirates informatiques ont visé les communications d’une trentaine d’organisations: ministères, ambassades, services de sécurité, entreprises, et organisations de la société civile en Turquie même – jusqu’au Conseiller du gouvernement irakien pour la sécurité nationale!
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Malgré les terribles épreuves auxquelles le Rojava est confronté, en particulier depuis l’invasion turque d’octobre dernier, il n’abandonne pas la résistance. C’est ce dont a rendu compte dans une chronique publiée le 17 janvier (->) l’envoyé du magazine américain Foreign Affairs, qui s’y est rendu en décembre. Il s’attendait à trouver une Région divisée et terrorisée, ses habitants tétanisés «dans l’attente du sort que leur réservaient les grandes puissances». Mais, écrit-il, «ce que j'ai trouvé à la place était à la fois réconfortant et bouleversant». Il y avait bien sûr des scènes dures, «des enfants, chassés de chez eux par l'offensive turque, à présent privés d'école dans des camps glaciaux construits à la hâte, sans manteaux et pieds nus dans des sandales de plastique rendues boueuses par les pluies incessantes». Mais il a aussi été frappé par la résilience: «Les Forces démocratiques syriennes dirigées par les Kurdes […] ont au prix d’un travail héroïque maintenu la cohésion de la Région […], assurant une relative sécurité aux personnes traumatisées dans des conditions qui mettraient à l'épreuve la plupart des États-nations, et maintenant remarquablement [leur] modèle de gouvernance».
Pourtant, les difficultés continuent à s’accumuler. Alors que l’invasion turque a contraint au départ la plupart des ONG étrangères, le Conseil de sécurité des Nations Unies, examinant le 10 janvier le programme d'aide humanitaire à la Syrie, a pris une décision qui met en danger humanitaire 2,7 millions de personnes dans le Nord-ouest et 1,3 million dans le Nord-est de la Syrie: après un double veto russe et chinois, et contre les recommandations du Bureau de coordination des affaires humanitaires et du Secrétaire général des Nations Unies, il a adopté une résolution réduisant la durée du programme de 12 à 6 mois et fermant deux des quatre points d’entrée de l’aide au territoire. Ceux restés ouverts sont à la frontière turque. La fermeture des points d’entrée depuis la Jordanie et l’Irak laisse les habitants du Rojava à la merci du régime de Damas et de la Turquie. Le 14, Abdulqadir Mouwahad, Directeur des affaires humanitaires de l’Administration autonome du Nord-est syrien (AANES), a averti du risque de pénuries médicales, ajoutant que cette décision «donnera au régime une plus grande capacité à contrôler la distribution [de l’aide]». Quant à la Turquie, son hostilité envers l’administration du Rojava est connue… Concrètement, le Croissant rouge kurde, le camp d’Al-Hol, ou encore l’hôpital de Hassakeh risquent d’être durement impactés. Selon un responsable de l’OMS, la disponibilité des services de santé pourrait être drastiquement réduite à moyen terme (AFP). L’aide est d’autant plus indispensable que lors de l’invasion turque, de nombreuses installations médicales et agricoles ont été détruites à Girê Spî (Tell Abyad) et Serê Kaniyê (Ras al-Ain). L’attaque a aussi empêché la récolte du coton, qui allait démarrer. Selon Salman Bardo, responsable de l'autorité céréalière de l’AANES, l’armée turque et ses supplétifs syriens se sont emparés de 5.000 tonnes d'engrais, environ 130 usines et sept égreneuses de coton, ainsi que de nombreux silos à grains…
Parallèlement, les attaques et incursions incessantes des Turcs et de leurs mercenaires djihadistes se poursuivent. Cherchant à saisir de nouveaux territoires, ils ont bombardé à l’artillerie lourde la région de Girê Spî et poursuivi leurs attaques contre la ville d’Ain Issa. À Serê Kaniyê, ils ont arrêté plusieurs habitants qui avaient soutenu l’administration d’avant l’invasion. Selon plusieurs rapports des Forces démocratiques syriennes (FDS), les djihadistes pro-turcs font largement usage d’armes lourdes contre des zones civiles. La semaine du 20, ils ont lancé des attaques sur quatre villages près de la ville chrétienne de Tall Tamr, finalement repoussées le 24 par les milices syriaques affiliées aux FDS.
Le 20 janvier est aussi le triste anniversaire du lancement en 2018 par la Turquie de l’invasion d’Afrin. Deux ans après, le nettoyage ethnique, but premier de l’invasion, est une réalité. Selon l’Organisation des droits de l'homme d’Afrin, 300.000 Kurdes ont été déplacés par la Turquie, 543 ont été tués, dont 54 sous la torture et les enlèvements par ses groupes supplétifs. De nombreux Kurdes étaient partis avant l’arrivée des envahisseurs, mais ceux qui sont restés ont été soumis à de telles exactions, arrestations, confiscations, enlèvements, chantage, que beaucoup ont été finalement contraints au départ. Un avocat s’exprimant sur Rûdaw le 26 janvier compte plus de 7.227 personnes kidnappées ou emprisonnées depuis l'invasion, et au moins 2.112 toujours portées disparues. Certaines familles ont dû marier leurs filles à des combattants pro-turcs. L’olivier, richesse de la région, a été systématiquement pillé: entre 20.000 et 150.000 arbres selon les sources ont été abattus puis vendus, 70.000 tonnes d’huile d’olive volées et revendues. Des sites religieux, particulièrement yézidis, ont été profanés, de nombreuses écoles détruites (RojInfo). Dans cette région riche de ressources, la situation économique a viré à la misère, alors que la plupart des ONG, témoins gênants, ont dû partir. L’Administration d’Afrin, maintenant exilée, a dénoncé le 20 l’assourdissant silence international: «Nous […] condamnons le silence persistant des États et des organisations concernant l'occupation turque et les violations quotidiennes continues contre la région et les populations d’Afrin, et nous leur demandons de faire ce qui leur revient pour mettre fin à l'occupation, en supprimer les conséquences, et permettre le retour des populations en toute sécurité».
Plus à l’Est, l’invasion d’octobre a également provoqué de nombreux déplacements. Le 24, le Centre de coordination de crise du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak (GRK) a indiqué que le nombre de réfugiés kurdes arrivés de Syrie depuis l’invasion avait atteint 20.011 (Kurdistan 24). Pour préparer la réinstallation dans la zone conquise de réfugiés syriens, la Turquie a commencé pour «sécuriser» la zone à construire des murs l’isolant du reste du pays. L'AANES a dénoncé ces constructions dans un communiqué condamnant également les récentes déclarations d’Angela Merkel: depuis Istanbul où elle était en visite, la chancelière allemande a en effet déclaré envisager l’appui de l’Union européenne à la construction de logements. Cette déclaration scandaleuse a également été condamnée en Allemagne par la responsable internationale de die Linke, Sevim Dagdelen, qui a rappelé qu’Erdoğan n’était pas la solution au problème des réfugiés, mais sa «cause principale»…
Le 27, le représentant du Rojava en France, Khaled Issa, a présenté en conférence de presse une analyse du laboratoire suisse Wessling confirmant l'emploi de phosphore par l'armée turque en octobre. La présence anormale de phosphore blanc sur l'échantillon de peau d'un combattant kurde blessé lors de l’attaque, combinée à celle de brûlures chimiques, permet de conclure à l’utilisation de munitions au phosphore blanc. Autorisées pour créer un écran de fumée, illuminer le théâtre des opérations, ou comme armes incendiaires contre des combattants, elles sont interdites contre des civils: leur usage contre ceux-ci en octobre dernier constitue un crime de guerre.
Confrontées à l’armée turque et à ses mercenaires djihadistes, les FDS doivent aussi conserver leur vigilance face à d’autres djihadistes (qui sont d’ailleurs parfois les mêmes…): ceux de Daech. En début de mois, elles ont fait échouer une attaque sur Deir Ezzor (WKI). Dans cette lutte contre Daech, la coopération avec les forces américaines se poursuit. Sur garantie des chefs tribaux, les FDS ont libéré le 5 quelques dizaines de prisonniers syriens affiliés à Daech, pris dans une liste de 300 dont seuls seront libérés après enquête ceux n’ayant pas de sang sur les mains (AFP). Inversement, trois épouses russes de djihadistes évadées avec leurs enfants du camp d’Al-Hol ont été reprises à Hassakeh. Le camp compte toujours 71.000 déplacés, dont environ 40.000 membres de familles de combattants (WKI). Depuis des mois, l’AANES demande en vain une assistance internationale, et pour les étrangers, le rapatriement dans leurs pays d’origine…
Pour les ressortissants français, les choses pourraient évoluer. Le 11, la ministre de la Justice Nicole Belloubet, revenant pour la première fois sur le choix d’un jugement en Irak par un tribunal mixte soutenu par l’Europe, a évoqué la possibilité d’un rapatriement. Clairement, cela résulte de l’inquiétude d’une évasion après le chaos causé par l’invasion turque et l’impossibilité du transfert vers un Irak maintenant en pleine crise politique: «On ne peut prendre le risque d'une dispersion dans la nature», a-t-elle souligné. Concernant les 224 orphelins d’Al-Hol, le 25, l’AANES a transféré 21 d’entre eux vers le camp de Roj, mieux équipé. À la demande de Paris, deux des enfants seront remis à un représentant du gouvernement pour rapatriement (AFP). Le 30 janvier, devant le refus persistant des gouvernements occidentaux de recevoir leurs ressortissants, l’AANES s’est résolue à mettre en place d’ici trois mois un tribunal pour les juger sur place (Reuters).
Après l’invasion turque, les FDS n’ont eu d’autre choix que de passer un accord militaire avec Damas, qui a déployé ses troupes dans le Nord du pays, ce qui a permis de limiter l’avance turque. Mais les discussions politiques qui ont suivi, lancées avec la médiation d’une délégation militaire russe, ont buté sur l’intransigeance du régime, notamment vis-à-vis de la demande d’autonomie de l’AANES. Damas, conforté par ses récentes avancées et conscient de l’affaiblissement du Rojava, a pris contact avec les chefs tribaux arabes du Nord; le 6, le chef de la Sécurité syrienne, le général Ali Mamlouk, s’est rendu à Qamishli pour les dissuader de soutenir les FDS. Le 13, il a rencontré à Moscou son homologue turc Hakan Fidan. Une source turque anonyme a indiqué à Reuters qu’aurait été abordée une possible coordination turco-syrienne contre les Kurdes à l’Est de l’Euphrate, mais cette affirmation a été démentie par l’agence syrienne officielle SANA, qui a indiqué que la discussion s’était concentrée sur le retrait turc de Syrie, officiellement demandé en fin de réunion par Mamlouk. Les discussions entre l’AANES et Damas devraient se poursuivre, toujours avec la médiation russe.
La complexité de la situation dans le Nord syrien, où sont présents de nombreux acteurs: FDS, militaires syriens, russes, américains et turcs… est illustrée par plusieurs escarmouches ayant opposé en fin de mois Russes et Américains près des champs de pétrole syriens dans une zone contrôlée par les FDS: pas moins de quatre la semaine du 20 dans la province de Hassakeh, la dernière le 26 lorsque dix véhicules blindés américains ont bloqué le passage d’un convoi russe tentant d’emprunter l’autoroute M4 pour gagner les champs de pétrole. Un hélicoptère russe a été ensuite similairement bloqué par deux appareils américains (Ahval). Une nouvelle confrontation a eu lieu le 31 près de Derîk (Al-Malikiyah). Lieu principal des tensions, l’autoroute M4, limite entre les zones de contrôle des deux protagonistes. Dans un cas, les FDS sont intervenues pour désamorcer les tensions qui risquaient de passer d’altercations verbales à l’usage des armes (VOA).
Concernant les relations intra-kurdes, des discussions hésitantes se sont poursuivies, encouragées par les États-Unis et l’Europe. La France, notamment, a soumise à l’AANES, qui l’a acceptée, une feuille de route visant à rétablir la confiance. L’AANES est dominée par le PYD (Parti de l’unité démocratique), son opposition compte une douzaine de partis, rassemblés au sein du Conseil national kurde (Encûmena Niştimanî ya Kurdî li Sûriyê, ENKS). Après l’invasion turque d’octobre, l’AANES a lancé une initiative vers l’ENKS pour tenter de réunifier les Kurdes de Syrie sur le plan politique. La tâche n’est pas facile, l’ENKS étant lié à l’opposition syrienne, elle-même soutenue par Ankara, et la plupart de ses dirigeants ont quitté le Rojava pour le Kurdistan d’Irak, la Turquie ou des pays occidentaux. Première étape vers une normalisation des relations, l’AANES a annoncé lever tout obstacle juridique à la réouverture des bureaux et aux activités politiques de l’ENKS, et abandonner toutes les poursuites contre ses dirigeants. L’ENKS, ne reconnaissant pas l’AANES, avait refusé de lui demander des autorisations de fonctionnement, d’où en 2016 des arrestations et la fermeture de ses bureaux. Mais pour l’ENKS, la question la plus importante n’est pas celle des bureaux mais ses prisonniers politiques. La «feuille de route française» prévoyait l’établissement d’une liste des noms des prisonniers politiques de l’ENKS et la mise en place par l’AANES d’une commission d’enquête sur leur sort. Une liste de dix noms avait été transmise le 15 décembre par la présidence de l’ENKS. Le 11 janvier, Abdullah Kadou, membre du bureau politique de la Coalition nationale syrienne, a indiqué au nom de l’ENKS dans une interview avec le site pro-opposition Enab Baladi que la commission, après enquête approfondie, avait conclu que la trace de huit des dix prisonniers avait été perdue, à un moment de chaos où les disparitions se comptaient par centaines. Le commandant des FDS Mazloum Abdi a fourni dans un tweet des chiffres dont il n’a pas précisé les sources: en plus de ces huit personnes, le nombre de personnes disparues dans les zones contrôlées par les FDS se monterait à 3.286: 544 enlevées par Daech, 2.368 par l'Armée libre syrienne et 374 autres par la Sécurité du régime. Le 28, Mustafa Bali, porte-parole des FDS, a réitéré l’importance de ces négociations, déclarant sur Rûdaw que l'unité entre les partis kurdes était une «question existentielle», tout en précisant que les FDS, en tant qu’organisation militaire, n’entreraient pas elles-mêmes dans des discussions politiques. Ses propos font échos à ceux de Mikhail Bogdanov: le vice-ministre russe des Affaires étrangères et représentant spécial du Président russe au Moyen-Orient a similairement exhorté les partis kurdes de Syrie à s'unir en vue des discussions avec Damas.
En fin de mois, l’ENKS discutait la possible réouverture de ses bureaux au Rojava.
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Plusieurs rapports récents sur la situation des droits de l’homme en Turquie en composent une image particulièrement effrayante…
Débutée le 28 janvier à Genève, la revue universelle périodique des droits de l’homme au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a examiné la situation turque durant deux jours, en présence du vice-ministre turc des Affaires étrangères, Faruk Kaymakçı. Les deux dernières revues du pays datent de 2010 et 2015. Un rapport préparatoire, soumis par la Turquie le 14 octobre, a été publié par l’ONU (->). En ouverture de la session, Kaymakçı a affirmé la «tolérance zéro pour la torture» du pays, le respect de la liberté de rassemblement et d'organisation, selon lui protégées par la Constitution, les restrictions à ces libertés étant conformes aux normes de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). La délégation turque, justifiant la révocation des maires HDP par les enquêtes pénales en cours contre eux, a tenté d’accréditer l’idée que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes. La veille, pourtant, l’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW) publiait des conclusions… bien différentes. Dans une déclaration préparée en vue de la session de Genève, Hugh Williamson, son directeur pour l'Europe et l'Asie centrale déclarait: «Au cours des quatre dernières années, les autorités turques ont détenu et poursuivi des opposants, des journalistes, des militants et des défenseurs des droits de l'homme sur la base de vagues accusations de terrorisme et d’autres, pour avoir exercé pacifiquement leur liberté d'expression et d'autres activités non violentes. […] Le grand nombre de journalistes, de politiciens et de personnes perçues comme critiques du gouvernement emprisonnées et poursuivies en justice contredit les déclarations publiques du gouvernement turc sur la situation des droits de l'homme dans le pays». HRW a demandé aux États participant à la session du Conseil de presser l’administration du président Erdoğan de: mettre fin aux détentions arbitraires et prolongées, cesser les ingérences dans l’appareil judiciaire et les obstacles à la liberté des rassemblements pacifiques, exécuter immédiatement les décisions de libération de la CEDH pour Osman Kavala et Selahattin Demirtaş, et enfin mettre en conformité avec les normes internationales le Code pénal turc, notamment en revoyant la loi anti-terreur. Durant la session, plus de cinquante pays ont exprimé critiques et recommandations concernant la situation des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme en Turquie. Les critiques ont notamment visé les lois pénalisant les soi-disant insultes aux institutions étatiques, au président ou à la nation turque, déjà condamnées dans un jugement de la CEDH sur l’historien Taner Akçam. Seize États ont critiqué les interdictions systématiques des événements LGBTI depuis plusieurs années à Ankara, Istanbul et dans d’autres grandes villes.
Le vice-ministre Kaymakçı n’a trouvé à répondre qu’en niant les interdictions, et en justifiant celles touchant Galatasaray: «La place Galatasaray étant un site touristique, les manifestations des Mères du Samedi et de la communauté LGBTI ne peuvent y être autorisées»… Mais malgré ses déclarations, deux informations publiées par Bianet témoignent d’à quel point en est arrivée la discrimination anti-LGBTI: après la publication par le journal pro-AKP Yeni Akit d’un article sur la marche des fiertés d’Izmir contenant des termes injurieux comme «pédés déshonorants», l'association Jeunes LGBTİ+ avait déposé plainte pour «dégradation ouverte d’une partie de la population en raison de différences de classe, de religion, de secte, de sexe, de région». Considérant l’article comme une «critique», le procureur a décidé le 15 de ne pas poursuivre (Bianet). Le même jour, un autre tribunal a rejeté la plainte déposée contre le gouverneur de Mersin pour l’interdiction d’une marche LGBTI, car «l'organisation terroriste Daech et certains cercles radicaux auraient pu réagir» à un événement implicitement considéré donc comme provocateur.
Au même moment, la CEDH a publié son propre rapport 2019 (->). Il en ressort que depuis sa création en 1959, parmi tous les États, c’est la Turquie qu’elle a le plus condamnée pour violation de la liberté d’expression, avec 356 verdicts, dont 35 en 2019. Plus largement, elle a depuis 1959 rendu 3.645 arrêts concernant la Turquie, condamnée 3.225 fois. Sur ses 59.800 affaires en cours, 9.236 concernent la Turquie, chiffre dépassé seulement par la Russie.
La semaine précédente, c’est l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) qui publiait un rapport préliminaire intitulé Threats to Media Freedom and Journalists’ Security in Europe (FR -> ou EN ->, renommer le fichier «pdf.aspx» obtenu en «Menaces.pdf»), destiné à être discuté le 21 en Assemblée générale à Strasbourg. Préparé par Sir George Foulkes, député britannique et rapporteur général pour l'APCE pour la liberté des médias et la sécurité des journalistes, le texte indique que la Turquie est, de tous les membres du Conseil, le pays qui emprisonne le plus de journalistes, détenus arbitrairement durant des mois voire des années, en violation des règles de la CEDH sur la liberté d'expression.
Le rapport 2019 de Reporters sans Frontières (RSF), quant à lui, indique que la Turquie est également l’un des pays au monde à emprisonner le plus de journalistes, et à les soumettre à «un système judiciaire totalement arbitraire». Déjà, en novembre 2019, un rapport de l’International Press Institute (IPI) indiquait qu’il y avait en Turquie 120 journalistes «détenus sous les accusations les plus graves de terrorisme pendant des mois, parfois des années, dans l'attente d'un procès, souvent sans inculpation officielle», […] «suite à une répression prolongée et politiquement motivée des médias».
Le nouveau rapporteur de l’Union européenne sur la Turquie, Nacho Sanchez Amor, a fait également fin janvier sa première visite dans le pays, où il a rencontré de nombreux responsables politiques, dont le président du parlement, les ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Justice, des représentants du CHP et de l’İYİ. Outre Ankara, il s’est rendu à İstanbul et Gaziantep, dont il a rencontré les maires Ekrem İmamoğlu (CHP) et Fatma Şahin (AKP). Il a aussi vu le maire kurde révoqué de Mardin, Ahmet Türk (HDP), et des cadres d’organisations de la société civile, des journalistes, des universitaires et des hommes d’affaires. Il a indiqué comprendre le traumatisme causé par la tentative de coup d’État de juillet 2016, mais avoir toujours demandé à ses interlocuteurs: «Quand reviendrez-vous à la normalité? Quand allez-vous surmonter cette situation tendue, cette situation polarisée... Alors que vous avez finalement gagné la bataille contre les putschistes?». Il a insisté: «Certaines situations, comme celle de M. Demirtaş [..] ou Kavala doivent [être] résolues».
À l’intérieur du pays, l’avocat et député CHP Sezgin Tanrıkulu a publié le 17 janvier son propre rapport, intitulé Le naufrage des droits de l'homme sous le régime AKP (->). Couvrant les 17 ans de pouvoir de l’AKP (2002-2019), le document comporte des chapitres traitant de violations comme exécutions extrajudiciaires, tirs arbitraires, meurtres par inconnus, mines, attaques par des organisations illégales, meurtres par des gardes de village, morts de migrants, morts en prison, crimes de haine, féminicides, morts au travail, violations du droit à la vie d’enfants. Concernant les violations du droit à la vie des femmes, le texte déclare: «Les violences contre les femmes et les féminicides ont atteint le niveau d’un génocide de genre en Turquie», et augmentent parce que les femmes ne sont pas considérées comme des «citoyens égaux» et pas traitées comme égales des hommes.
L’Initiative pour la liberté d’expression (Düşünce Suçu(!?)na Karşı Girişim) a également publié son rapport annuel pour 2019, qui résume les violations subies par défenseurs des droits, utilisateurs des médias sociaux, partis d'opposition, universitaires et journalistes en Turquie (->). Parmi les statistiques qu’il livre, celles concernant les 840 victimes de la torture ayant fait appel à la Fondation des droits de l'homme de Turquie (TİHV) durant les onze premiers mois de 2019…
Autre type d’initiative, la lettre ouverte pour la libération d’Osman Kavala publiée le 30 janvier dans le Financial Times par un groupe de personnalités politiques et intellectuelles Européennes (->), dont plusieurs anciens ministres, et qui fait suite à une première lettre publiée le 7 novembre 2017. La lettre se termine par ces mots: «Dans son traitement de M. Kavala, la Turquie enfreint clairement ses engagements au titre de la Convention européenne des droits de l'homme et s'est, en cours de route, aliéné presque tous les amis qu'elle a pu avoir autrefois en Europe».
Dans l’impossibilité de lister toutes les arrestations et condamnations ayant touché les journalistes en janvier, nous ne mentionnerons que la suite de l’affaire du journal Özgür Gündem, dans laquelle, le 13, le procureur a requis des peines de prison contre Eren Keskin, İnan Kızılkaya et Kemal Sancılı pour «appartenance à une organisation terroriste» et contre Zana Kaya et Aslı Erdoğan pour «propagande pour une organisation terroriste». Le procès a été ajourné au 14 février (Bianet, DW).
La dernière semaine de janvier, est apparue une nouvelle tactique du pouvoir pour réduire les journalistes au silence: les priver de carte de presse. En Turquie, elles sont attribuées par l’État et non les associations professionnelles, et leur commission d’attribution, précédemment dépendante de la Direction de la communication du bureau du Premier ministre, a été rattachée à la Présidence après la suppression de cette fonction. Le pouvoir a bien préparé son action: en 2018, les représentants des organisations professionnelles ont été exclus de la commission; puis l’année suivante, les cartes de presse, jusqu’alors jaunes, ont vu leur couleur passer au turquoise. Les journalistes ont été informés que leurs anciennes cartes jaunes ne seraient plus valides après leur date d’expiration, et qu’ils devaient en demander une nouvelle sur le site web de la commission. Certains d'entre eux, qui attendaient depuis des mois la délivrance de leur nouvelle carte, ont eu la surprise de découvrir fin janvier qu’apparaissait en ligne la mention «Révoquée», notamment les journalistes du quotidien Evrensel, dont son rédacteur en chef Fatih Polat, et Gökhan Durmuş, président de l’Union des journalistes de Turquie (TGS)! À Diyarbakir, de nombreux journalistes étaient dans le même cas, dont le responsable local du TGS et ancien correspondant de Cumhuriyet Mahmut Oral… Les appels téléphoniques à la commission sont restés sans réponse. Faruk Balıkçı, président de l’association des journalistes du Sud-Est, a annoncé son intention de porter plainte et d’aller si nécessaire jusqu’à la CEDH. Le 26, le TGS a organisé devant la Direction de la communication une manifestation à laquelle ont participé des députés HDP et CHP. Le soir, les journalistes ont constaté sur le site web que leurs cartes jaunes étaient de nouveau valides… Le lendemain, le responsable de la Direction de la communication, Fahrettin Altun, a minimisé l’affaire dans un communiqué, accusant certains médias d’exagérer et parlant de «demandes en cours d'évaluation», pour vérifier notamment si le candidat «[exerçait] réellement une activité professionnelle», ses éventuels «liens avec l'organisation terroriste» etc (Bianet). La vigilance restera de mise dans la suite.
Mentionnée dans tous les rapports, l’instrumentalisation du système judiciaire turc au service de la répression politique apparaît concrètement dans tous les dénis de justice dont il se rend coupable. L’ancien co-président du HDP Selahattin Demirtaş, s’exprimant par vidéo depuis sa prison d’Edirne à la reprise de son procès le 7, a parfaitement décrit la situation en déclarant qu'il n'y avait plus de système judiciaire en Turquie: «Le système établi ici par des procès comme celui-ci est plus ou moins celui du régime d'un seul homme dans l'Allemagne d'Hitler. Il y avait autrefois un système judiciaire, qui fonctionnait bien ou mal, mais maintenant il n'existe plus». Demirtaş s’élevait contre le fait que la défense n’avait même pas eu accès aux documents introduits pour son procès (ANF). Dans le procès de l’Association des avocats progressistes (ÇHD), il est apparu courant janvier qu’une Cour d’appel d’Istanbul avait rejeté en octobre l’objection de la défense la veille de la réception de l’avis du juge, rendant donc son verdict avant même que le dossier de milliers de pages ne puisse être examiné…
Autre phénomène caractéristique de cette «dissolution» du système judiciaire, le «témoin permanent». Bianet a publié plusieurs rapports sur l’un d’eux, connu seulement par ses initiales «İ.Ö.». Se qualifiant lui-même d’«informateur depuis qu’il a dix ans», incarcéré pour «pillage armé» tout en bénéficiant d'un programme de protection de témoin, I.Ö. a témoigné dans plus d'une centaine d'affaires politiques, dont le procès des membres de l'Association des avocats progressistes (ÇHD). Il a même déposé plainte (sans succès) contre un avocat qui l’avait qualifié d’«informateur de police». Entre autres, İ.Ö. a fait condamner par ses seules allégations, au surplus incohérentes, Nazım Şafak Korkmaz, un membre du CHP. Ayant proposé en 2008 par courrier à la police de révéler des informations sur un projet d'assassinat, il avait «dénoncé» Korkmaz. Près de dix ans plus tard, en avril 2017, celui-ci a été inculpé de «tentative de renverser l’ordre constitutionnel»! Malgré un rapport du Renseignement l’innocentant de tout lien avec une organisation illégale, il a été condamné à 23 ans et 9 mois de prison sur la seule base des accusations de I.Ö. Korkmaz a déclaré: «Il n'y a rien contre moi, sauf les calomnies de quelqu'un qui n'est pas sain d'esprit».
Le pouvoir utilise régulièrement des témoins anonymes pour obtenir des condamnations. Dans le «procès Gezi», un des avocats d’Osman Kavala a même déclaré qu’un des témoins à charge de l’affaire n’existait pas sous ce nom: «Les informations sur l'identité du témoin [que la Cour] écoute sont fausses. Il n'y a personne du nom de Murat Papuç». Par ailleurs, le parti communiste de Turquie (TKP), dont Papuç a été membre, a mis en doute sa santé mentale… Le 28, lorsque la Cour a refusé la demande de récusation du témoin, les avocats ont quitté l’audience pour protester; le tribunal a de nouveau décidé de maintenir Osman Kavala en détention malgré le verdict de la CEDH, avant de renvoyer l’affaire au 18 février.
Pour terminer cette chronique sur une lueur d’espoir, mentionnons deux nouvelles positives. Le 16, après plus de deux ans de procédure, l’accès à Wikipedia a été débloqué en Turquie, en application d’une décision de la Cour constitutionnelle qui a jugé fin décembre que l’interdiction de l’encyclopédie en ligne pour «menace à la sécurité nationale» était inconstitutionnelle car constituant une violation de la liberté d’expression. L’un des articles incriminés reliait la Turquie au soutien de groupes terroristes, dont Al-Qaïda et Daech. Le 24, Tuna Altınel, mathématicien et enseignant à l’université Lyon 1, a été finalement acquitté de «propagande pour une organisation terroriste», une accusation portée contre lui après sa participation comme traducteur à une réunion légale de l’Association des amitiés kurdes de Lyon. Il restera à voir si les autorités lui restitueront son passeport pour qu’il puisse enfin rentrer en France…
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