Depuis la réouverture des frontières avec l’Iran en mai dernier, l’Irak comme le Kurdistan connaissent une augmentation dramatique des chiffres de la pandémie… Mais le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et le Gouvernement irakien sont tous deux pris entre contraintes sanitaires et exigences économiques… Le 1er août, le GRK a autorisé la reprise contrôlée vers la Région de vols internationaux en provenance de plusieurs pays, tandis qu’inversement, la Turquie stoppait les vols vers celle-ci . Les passagers quittant la Région doivent montrer avant d’embarquer un test COVID négatif de moins de 48h . Au 4 août, le nombre de cas de coronavirus au Kurdistan d’Irak s'élevait à 14.816 cas confirmés, 574 décès et 9.413 rétablissements . Le 5, alors que le GRK annonçait 357 nouveaux cas (dont 218 dans la province d’Erbil) et 12 décès, le ministère de la santé a appelé les patients guéris à donner leur plasma pour les malades développant des formes graves de l’infection. Après l’apparition de plus de vingt cas, deux villages du district d'Akre (Dohouk) ont été placés sous confinement total. Parallèlement, l’Irak a annoncé plus de 5.000 décès depuis mars, début de l’épidémie, le taux de mortalité par habitants le plus élevé du monde arabe…
Le 11 août, 653 nouveaux cas ont été annoncés au Kurdistan, l’accroissement journalier le plus élevé jamais observé. Le 12, Sulaimaniyeh comptait 9.500 cas, contre 7.300 à Erbil et 1.400 à Dohouk… L’accroissement s’est poursuivi le 13 avec 3.841 nouvelles infections, alors que l’Irak dans son ensemble approchait les 165.000 cas pour 5.641 décès (Kurdistan-24). Le 14, le Kurdistan a battu un nouveau «record» avec 667 nouveaux cas dont 411 à Erbil. Le nombre total de cas s’élevait alors à 20.002, dont 8.262 hospitalisations. Le lendemain, on trouvait presque le même chiffre avec 658 nouveaux cas. La veille, le gouverneur d’Erbil avait attribué l’envolée au manque de respect des mesures barrières…
Le 21, la province d’Erbil a levé les restrictions de déplacement avec les autres provinces en supprimant l’obligation d’obtenir une autorisation préalable sur internet, tout en maintenant l’interdiction des voyages touristiques de groupe. Les mosquées ont aussi été autorisées à rouvrir pour la prière du vendredi, mais avec des mesures de précaution, de même que les restaurants (Rûdaw). Le 24, le ministère de la Santé du GRK a annoncé la mortalité la plus élevée depuis le début de la pandémie avec 27 décès et 458 nouveaux cas. L’augmentation rapide des cas dans la province de Dohouk, passée devant Erbil avec 199 cas contre 127, a provoqué l’inquiétude (Kurdistan-24). Le 25, l'Organisation mondiale de la santé a ouvert un bureau au Kurdistan pour opérer plus rapidement et mieux surveiller la situation sanitaire. Le même jour, le ministère irakien de la Santé a averti d’une seconde vague épidémique, avec 4.000 nouveaux cas et 77 décès en 24h, soit un total de 6.596 décès dans le pays. Là aussi, l’évolution inquiétante de la situation épidémique a été attribuée au manque de respect des mesures-barrières. Le lendemain, le pays comptait 3.837 nouveaux cas et 72 décès, puis le 27 août, 3.651 nouveaux cas et 72 décès…
Le 31 août, la Région du Kurdistan enregistrait 25 décès et 591 nouveaux cas, dont 234 provenant de Dohouk, 169 d’Erbil, 115 de Sulaimaniyeh et 30 de Halabja. Le nombre total de décès dans la Région était alors de 1.074. Avec le plus grand nombre de cas, Dohouk comptait aussi le moins de décès (46), ce qui a conduit l’OMS à féliciter les autorités de la province (Kurdistan-24).
Dans ce contexte sanitaire tendu, les discussions se sont poursuivies entre le GRK et le gouvernement fédéral pour s’efforcer de parvenir à un accord budgétaire, alors que Bagdad a suspendu depuis fin avril les paiements à Erbil du budget fédéral… À la fin de la première semaine du mois, les parlementaires kurdes ont annoncé un accord: en échange des recettes de la vente de 250.000 barils de pétrole par jour et de 50 % des recettes douanières, Bagdad verserait au GRK sa part du budget fédéral plus les salaires de ses fonctionnaires. Toujours selon cette annonce, une délégation du GRK se rendrait à Bagdad durant la semaine du 10 pour poursuivre les discussions. Après des déclarations en milieu de semaine des deux parties, soulignant leurs divergences, le premier ministre du GRK, Masrour Barzani, a annoncé le 15 que Bagdad avait donné son accord pour un «rétablissement partiel» de la part du budget fédéral versée au GRK: «Je suis heureux d'annoncer que Bagdad a accepté de payer 320 milliards de dinars par mois [environ 270 millions de dollars] comme rétablissement partiel de notre part du budget fédéral », a-t-il déclaré. «Nous sommes d'accord sur les droits et devoirs constitutionnels des deux parties, et le dialogue va se poursuivre» (Kurdistan-24). En effet, de nombreux autres points de désaccord demeurent, du contrôle des postes-frontières à la gouvernance des territoires disputés…
Le 24, le Premier ministre du GRK a indiqué dans une interview que l’accord avec Bagdad était un accord intérimaire de trois mois seulement et que les deux parties espéraient parvenir à un accord budgétaire global après cette période. Il a ajouté que les discussions concernant le «vide sécuritaire» dans les territoires disputés, mis à profit par les terroristes de Daech, se poursuivaient, et que le GRK continuait aussi à travailler à obtenir la mise en œuvre de l’article 140 de la Constitution irakienne. Mais le 30, le secrétaire général du ministère des Pechmergas, Jabar Yawar, a indiqué qu’alors qu’il y avait eu en 2020 près de 150 attaques de Daech ayant causé 650 décès, si des négociations générales se poursuivaient pour aboutir à un accord budgétaire sur trois ans, il n’y avait encore aucun calendrier pour la reprise des discussions sur la sécurité… (Kurdistan-24) En début de mois, l’organisation terroriste des «Drapeaux blancs», en partie issue de Daech et également active dans les territoires disputés, a diffusé une vidéo montrant la décapitation d’un Kurde enlevé en 2019, et le 27, ont été retrouvés les corps de deux jeunes Kurdes enlevés la veille par Daech à un faux point de contrôle près de Khanaqin…
Un autre point de discorde entre GRK et Bagdad concerne les tentatives d’anciens colons arabes installés à l’époque du régime ba’thiste de revenir dans la région. De nouveaux incidents se sont produits début août, quand les résidents d’un village kurde situé entre Daqouq et Kirkouk, Guli Tapa, ont empêché une quinzaine de familles arabes de pénétrer dans le village. La police fédérale irakienne s’est interposée. Le maire de Daqouq a indiqué qu’il existait encore des litiges fonciers non résolus entre Arabes et Kurdes dans cette zone, décrivant les Arabes concernés comme n’appartenant pas aux groupes de «colonisateurs» mais originaires de Kirkouk... Cependant, depuis la reprise de contrôle de ces territoires le 17 octobre 2017 par les forces fédérales, de nombreux Kurdes dénoncent des tentatives de «réarabisation». Le 5, Harem Kamal Agha, député et vice-président du bloc UPK au parlement de Bagdad, a déclaré à Rûdaw que Bagdad mettait en place un «nouveau processus d’arabisation» et que face à cela, UPK et PDK devaient «mettre leurs différends de côté» pour agir. De son côté, Kamal Kirkouki, membre du bureau politique du PDK, a indiqué que la question devait être résolue au niveau de l’État et selon la loi et la constitution. La présidence irakienne a annoncé la formation d’un comité comprenant des parlementaires et des membres du gouvernement pour examiner le problème.
Dans la Région du Kurdistan, le non-paiement des salaires des fonctionnaires entraîne des mouvements sociaux depuis plusieurs semaines, et des manifestations se sont produites récemment, notamment à Souleimaniyeh. Dans le nord, à Dohouk, d’autres manifestations ont démarré pour protester contre une intervention militaire et des frappes aériennes turques devenues dernièrement extrêmement violentes et qui ont fait de nombreuses victimes civiles. Le GRK a réagi en interdisant les rassemblements, en coupant Internet, voire en «exerçant des pressions» sur les journalistes, a déploré Reporters sans frontières. Basé au Kurdistan, le METRO Center for Journalist Rights and Advocacy a recensé durant les six premiers mois de 2020, 88 violations contre 62 journalistes et médias et assure avoir constaté un raidissement supplémentaire depuis juin…. (AFP)
Les frappes et opérations militaires turques lancées dans le cadre de l’opération «Griffes du tigre» ont en effet pris de proportions de plus en plus meurtrières ces dernières semaines. Bien que l’état-major turc déclare viser le PKK, les activités militaires turques au Kurdistan d’Irak y ont fait des dizaines de victimes civiles et en ont contraint des milliers d’autres au déplacement. Après des frappes qui avaient touché dans les mois précédents le Sinjar, où les Yézidis avaient déjà été durement éprouvés par Daech, et le camp de réfugiés de Makhmour, la Turquie a lancé la première semaine du mois de multiples frappes sur la province de Soulaimaniyeh, dans la région d’Asos. Notamment, l’armée turque a annoncé avoir détecté la présence du PKK près de la ville de Mawat, à 50 km au nord de la ville de Soulaimaniyeh, tout près de la frontière iranienne, où des récoltes ont été incendiées (Al-Monitor, Rûdaw). Le 7, des avions turcs ont détruit un véhicule près du village de Qamesh (Soulaimaniyeh), et le 10, le PJAK, un parti kurde d’Iran proche du PKK, a annoncé la mort de sept de ses combattants et deux de ses partisans dans des frappes turques utilisant des drones. La Turquie a également bombardé des cibles à Dohouk.
Mais l’incident le plus grave de ce mois, également le 7, s’est produit quand un drone turc a détruit dans le district de Soran (Erbil) un véhicule transportant deux officiers supérieurs des gardes-frontières irakiens, qui ont été tués avec leur chauffeur. Cette attaque a provoqué de vives protestations de Bagdad. Les deux officiers revenaient d’une réunion avec des combattants du PKK suite à des accrochages qui avaient eu lieu le matin entre ceux-ci et les forces irakiennes. Selon des sources locales, la réunion visée par le drone avait été organisée en urgence pour tenter de calmer les tensions. En réaction, Bagdad a annulé la visite du ministre turc des Affaires étrangères, prévue le 14, et a annoncé la convocation – pour la troisième fois depuis juin – de l’ambassadeur turc à Bagdad, Fatih Yildiz. La présidence irakienne a, elle, dénoncé «une violation dangereuse de la souveraineté de l'Irak», appelant Ankara à «cesser toutes ses opérations militaires». Le 13, Bagdad a annoncé avoir contacté ses voisins (notamment Égypte, Jordanie, Arabie saoudite et Koweit) et la Ligue arabe «pour arriver à une position commune et obliger la Turquie à retirer» ses troupes d'Irak. Le même jour, alors qu’une nouvelle frappe turque tuait trois combattants du PKK, l’ambassadeur Yildiz a publié sur Twitter un communiqué accusant l'Irak de «détourner le regard alors que des membres du PKK terroriste se trouvent sur son sol» (AFP). Le lendemain, comme plusieurs pays arabes, la France a annoncé sa condamnation de la frappe turque et renouvelé son soutien au respect de la souveraineté irakienne (Asharq Al-Awsat). Le 17, le PKK a annoncé avoir abattu un hélicoptère turc, qui s'est écrasé le long de la frontière avec la Turquie. le crash a été confirmé par le maire d’un village proche. Toujours selon le PKK, un autre appareil a été touché dix minutes plus tard et contraint à rebrousser chemin. Le PKK a également mentionné qu’un de ses commandants avait trouvé la mort avec les deux officiers irakiens. La Turquie ayant lancé de nouvelles frappes après celles-ci, le gouvernement irakien, les dénonçant, a réagi en interdisant l’entrée des citoyens turcs sur son territoire, en annulant toutes les visites officielles turques prévues et en déployant de nouvelles unités de gardes-frontières dans le Nord. Le même jour, une délégation irakienne incluant des représentants du GRK est arrivée à Washington, en prévision d’une rencontre entre le Premier ministre irakien al-Kadhimi et le Président américain Donald Trump (WKI).
Le 19, la Turquie a procédé à de nouvelles frappes sur un village près d’Akre.
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Le 30 juillet, le sénateur républicain Lindsey Graham a révélé que le Département américain du Trésor avait autorisé un contrat entre l’Administration autonome du Nord-Est syrien (AANES), dominée par les Kurdes du parti de l’unité démocratique (PYD), et une compagnie pétrolière américaine peu connue, Delta Crescent Energy. Ce n’est pas un hasard si c’est Graham qui a fait cette annonce: c’est lui qui avait persuadé en octobre dernier le président américain de maintenir des troupes américaines à l’Est de l’Euphrate, à Hassaké et Deir Ezzor, «là où se trouve le pétrole», selon les mots de Donald Trump (Kurdistan-24). L’accord prévoit la fourniture de deux raffineries pouvant produire 20.000 barils par jour, ce qui répondra aux besoins de la région administrée par l’AANES (la production actuelle de la Syrie est de 60.000 barils, contre 360.000 avant la guerre civile). Un tel accord n’aurait pu voir le jour sans l’accord du Département d’État, et en déclarant que «arriver à un accord a été un peu plus long que nous l’espérions», Mike Pompeo a impliqué que son département avait joué un rôle dans sa négociation. Si officiellement il s’agit d’éviter le risque d’une reprise de contrôle de ces champs pétroliers par Daech, il est probable qu’en interdisant ainsi l’accès des hydrocarbures au régime de Damas et à ses alliés russe et iranien, l’administration américaine pourra tenter d’imposer à Damas une rupture militaire avec l’Iran et ses milices (Asharq al-Awsat).
Un responsable de l’AANES a qualifié l’accord de marque de «reconnaissance» par les États-Unis, dotée d’une «immense signification politique», et il est clair qu’il met, pour un temps, l’administration kurde en meilleure position pour négocier son devenir avec Damas. À l’inverse, le régime n’a pas tardé à dénoncer le 2 août un «accord signé par la milice des FDS et une compagnie pétrolière américaine pour voler le pétrole syrien [...] avec le soutien de l'administration américaine», «une atteinte à la souveraineté syrienne». Le lendemain, comme on pouvait s’y attendre, Ankara a emboîté le pas, dénonçant un accord «inacceptable» qui revient à «financer le terrorisme». Le 13, en réponse aux critiques, l’émissaire américain pour la Syrie, Jim Jeffrey, a déclaré en conférence de presse que les États-Unis ne tireraient aucun profit du pétrole syrien et que «[…] c'est le peuple du nord-est syrien qui contrôle la région pétrolière; personne d'autre», ajoutant: «La seule chose que nous ayons faite, c'est d'accorder une licence à cette société» pour qu’elle échappe aux sanctions imposées au régime (AFP).
Le 26, la Russie, la Turquie et l’Iran ont publié un communiqué commun dénonçant de nouveau l’accord. Pour apaiser les tensions avec la Russie, une délégation de l’AANES dirigée par Ilham Ahmed s’est rendue le même jour à Moscou et a rencontré plusieurs responsables dont le ministre des Affaires étrangères Serge Lavrov (WKI). Sur le terrain, la tension a été palpable tout le mois: le 17, une patrouille commune des FDS et des militaires américains a tué un soldat syrien et en a blessé un autre près de Qamishli en ripostant à des tirs de militaires syriens. Ce n’est que le dernier de plusieurs incidents récents. En fin de mois, une collision provoquée par une colonne russe a fait un blessé dans une patrouille américaine. Là encore, cet incident faisait suite à plusieurs autres.
Si la conclusion de cet accord pétrolier vient renforcer la position de l’Administration autonome du Rojava, celle-ci bute toujours sur son exclusion internationale. Concernant les négociations de paix en cours sous l’égide de l’ONU, Sinam Mohamad s’est plaint le 21 dans le National Interest que l’AANES n’avait pas reçu d’invitation pour le «Comité constitutionnel» de Genève, prévu le 24: «Nous représentons une part importante de la Syrie et devrions avoir notre mot à dire sur le futur du pays». Un tiers du Comité est nommé par le régime, un tiers par les Nations Unies et le troisième tiers par une coalition d’opposition, soutenue par la Turquie. Selon Mohamad, il y a bien eu des discussions entre des représentants de l’ONU et plusieurs organisations de la société civile basées dans l’AANES, mais sans aboutissement. Par ailleurs, Damas bloque quasiment toute avancée. Cette réunion est la première depuis celle de novembre 2019, qui s’était terminée sans avancée notable.
Parallèlement, les factions djihadistes utilisées comme mercenaires par la Turquie ont poursuivi tout le mois leurs attaques contre les villages kurdes aux limites de la soi-disant «zone de sécurité» qu’ils contrôlent, notamment près de Girê Spî. Fin juillet, un civil a été blessé et plusieurs habitations endommagées, puis de nouvelles attaques ont frappé Girê Spî le 13 et Manbij le 16, tandis que des drones turcs blessaient deux civils près de Aïn Issa. L’AANES a publié une déclaration reprochant à la Russie de ne pas jouer son rôle de garant du cessez-le-feu conclu avec la Turquie (WKI). Par ailleurs, les groupes pro-turcs contrôlant la station de pompage d’Alouk ont continué à couper régulièrement l’eau potable aux habitants. Le 14, le responsable de l’agence de l’eau de Hassaké, Mahmoud Ukla, a reproché aux «forces d’occupation turques et à leurs mercenaitres [de…] mettre en danger la vie d’un million de personnes». Selon un rapport de l’ONU, la fourniture d’eau par cette station, qui alimente entre autres la ville de Hassaké et le camp de Al-Hol, a été interrompue au moins douze fois entre février et juillet. Selon l’accord négocié sous médiation russe, en échange de l’eau d’Allouk , les Kurdes fournissent de l’électricité aux territoires occupés par la Turquie, mais les factions pro-turques ne cessent de couper l’eau sous prétexte de demander davantage d’électricité. Parallèlement, la Turquie a réduit le débit de l’Euphrate, alors que le risque pandémique impose davantage de lavage et de nettoyage… (Kurdistan-24). Finalement, après d’interminables négociations, les Kurdes ont fini par répliquer le 13 en coupant l’électricité aux territoires occupés par la Turquie. Celle-ci cherche manifestement à utiliser l’eau pour déstabiliser l’AANES auprès des habitants (AFP). Damas a accusé le 24 Ankara d'utiliser l'eau comme «une arme contre les civils syriens». L’ONU avait dès le mois de mars mis en garde contre de graves retombées sanitaires. Le 25, l’AFP a publié plusieurs témoignages d’habitants d’Hassaké qui, après 21 jours sans eau durant le mois d’août, accusent la Turquie de les «étrangler».
Le 21, le Patriarche syriaque-orthodoxe Ignace Éphrem II Karim a déclaré dans une lettre ouverte au secrétaire général des Nations Unies: «Ces coupures volontaires d'eau potable sont des atteintes aux droits de l'Homme. […] Cet acte sans éthique frappe surtout les enfants, les vieillards et les personnes vulnérables, dans un pays qui par ailleurs souffre déjà fort de la pandémie du Covid-19. Perdurant, il s'agit ici d'un crime contre l'humanité» (La Libre Belgique).
En effet, la pandémie, après plusieurs mois durant lesquels le Rojava était parvenu à s’isoler assez efficacement, a finalement fait son entrée dans le territoire, touchant selon une estimation 30 personnes au 2 août. L’AANES a pointé la responsabilité du régime, qu’elle accuse de n’avoir pas pris les mesures de précaution nécessaires à propos des passagers arrivant à l’aéroport de Qamishlo, qu’il contrôle (WKI). Dans d’autres provinces de Syrie, on a en effet constaté que de nombreux cas concernaient des voyageurs revenus de la capitale… L’AANES a tenté d’éviter une propagation supplémentaire en restreignant les déplacements avec l’Irak et les territoires contrôlés par le régime puis en imposant un confinement de 10 jours à compter du 31 juillet, en fermant les restaurants et en interdisant les prières collectives dans les mosquées. Mais après une première explosion de cas le 1er août, 12 nouveaux cas et 2 décès ont été annoncés en une seule journée, le 7, dans la région de la Djéziré, portant le nombre de cas à 66 avec 3 décès. La situation est extrêmement inquiétante dans les camps comme Al-Hol, où s’entassent littéralement des membres de Daech qui ne peuvent appliquer ou refusent les mesures de distanciation (Rûdaw). Le 18, le nombre de cas confirmés atteignait 210 avec 14 décès, alors que Damas annonçait 1.677 cas dans les territoires sous son contrôle (WKI), un nombre probablement très sous-estimé selon l’ONU: déjà début août, le directeur-adjoint de la santé pour Damas mentionnait une centaine de décès par jour et en déduisait 100.000 cas probables… Le 30, Le Monde a accusé le régime de demeurer «dans le déni» après que le 24, les pourparlers de paix inter-syriens ont failli être interrompus, quatre membres de la délégation de Damas ayant été testés positifs à leur arrivée à Genève! À cette date, on comptait au Rojava 394 cas confirmés. Un médecin de MSF a pointé que, sur le nombre limité de tests de dépistage qui sont pratiqués, la moitié reviennent positifs, ce qui indique un taux de transmission très élevé. La Syrie et le Rojava sont clairement au risque d’une grave crise.
La Turquie et ses mercenaires syriens ne limitent pas leurs exactions contre les civils aux frappes de drone, aux attaques de villages et aux coupures d’eau. Des témoignages et des rapports de plus en plus inquiétants s’accumulent sur la situation à Afrin et sa région, contrôlée par ces groupes depuis deux ans. Suite au travail du Missing Afrin Women Project qui compile les informations concernant les violations touchant les femmes à Afrin à partir des rapports des médias ou des associations locales, on ne peut plus ignorer à présent que depuis 2018, au moins 161 femmes et filles, parfois très jeunes, ont été enlevées par ces criminels pour être torturées, violées et parfois assassinées ou mourir de leurs contusions. Ces informations sont délicates à obtenir, car souvent les familles gardent le silence par peur des représailles, et observateurs extérieurs ou journalistes sont interdits dans la zone. Cependant, les données obtenues composent un tableau effrayant de la situation. Le chiffre de 161 recouvre les cas où le nom de la victime est connu, mais les associations locales parlent de plusieurs centaines d’enlèvements. Selon Kurdistan au Féminin, sur les 132 cas où les kidnappeurs sont des groupes armés ou appartiennent aux soi-disant «forces de sécurité» installées par la Turquie, 34 sont attribués à la police militaire, 17 à la police civile et 15 à la police militaire turque et à la Division al-Hamza… Une femme rescapée a témoigné de viols quasi-systématiques des plus jeunes filles, précisant: «Un grand nombre des personnes enlevées se sont suicidées et d’autres ont été tuées de sang-froid et leurs corps ont été jetés dans les forêts près des villages d’Azaz, d’Al-Bab, d’Afrin et de Jerablous». Plusieurs témoignages, certains diffusés en vidéo, se corroborent, et renvoient à la découverte fin mai, après des affrontements intra-djihadistes à Afrin, de la prison secrète où la Division al-Hamza gardait ses victimes…
Le Département d’État américain a fini par s’alarmer devant la gravité des actes décrits dans les informations reçues, dont il se fait l’écho dans un rapport rendu public le 4 août (Operation Inherent Resolve, Lead Inspector General Report to the United States Congress, April 1, 2020‒June 30, 2020 (->). Significativement, il a indiqué aux enquêteurs ne disposer d’aucun élément montrant que le «Gouvernement syrien intérimaire», l’entité politique utilisée par la Turquie comme cache-sexe à son occupation, aurait tenté en aucune manière d’inquiéter les responsables de ces actes ignobles. Mais ce dernier rapport note aussi que les États-Unis n’ont pas plus sanctionné ces groupes pour leurs abus. Concernant Afrin, le Département d’Etat a déclaré que, n’étant pas présent sur le terrain, il ne pouvait confirmer directement les informations sur les exactions contre les femmes, mais qu’«un grand nombre d’entre elles apparaissent crédibles» (Al-Monitor). Meghan Bodette, fondatrice du Missing Afrin Women Project, a dénoncé sur Kurdistan-24 le fait que non seulement, la communauté internationale détourne les yeux et garde le silence sur les exactions turques en Syrie, mais que de plus, de nombreux États continuent à assister ce pays militairement en tant que membre de l’OTAN.
La liste des exactions turques en Syrie n’est pourtant pas close. Kurdistan au Féminin a rapporté le 5 une information de l’ANHA selon laquelle un adolescent kurde de 16 ans, Khalil Nihad Sheikho, venant d’Afrin avait été blessé par balles par les gendarmes turcs alors qu’il tentait de fuir vers la Turquie. Hospitalisé côté turc à Kilis, il est décédé à l’hôpital. Quand ses proches ont récupéré son corps, ils ont constaté, comme le montre une vidéo, que ses organes avaient été volés. Le 15, la Commission américaine sur les libertés religieuses à l’international (US Commission on International Religious Freedom, USCIRF), a exprimé dans un tweet ses graves inquiétudes sur le sort de l’enseignant kurde chrétien Radwan Muhammad, emprisonné par la faction pro-turque Failaq Al-Sham et accusé d’apostasie: «L’USCIRF appelle la Turquie à intervenir, à ordonner à ses alliés de relâcher Radwan, et à les empêcher de commettre de tels actes». Une des responsables de l’USCIRF, Nadine Maenza, a déclaré à Kurdistan-24: «Ces rapports d’accusations d’apostasie à Afrin nous inquiètent. Il y a d’autres preuves que les conditions de la liberté religieuse ont changé de manière drastique dans les zones que la Turquie a occupées, en comparaison de la période où elles étaient gouvernées par l’AANES». L’enseignant risque l’exécution; Failaq Al-Sham, affilié aux Frères Musulmans si chers au président turc, est déjà impliqué dans de multiples abus à Afrin, comme le 13 août l’assassinat d’un yézidi, Nuri Jammu Omar Sharaf, selon l’Observatoire syrien des Droits de l’homme (OSDH): Sharaf a été tué par balles pour avoir refusé de donner de l’argent aux membres du groupe qui avaient forcé sa porte.
Les yézidis sont toujours particulièrement visés par les groupes djihadistes ou islamistes pro-turcs, qui accomplissent ainsi le programme de changement démographique voulu par leurs maîtres turcs. L’Organisation des droits humains d’Afrin a ainsi rapporté que les mercenaires ont colonisé une vaste zone allant du village de Tirindê, dans le centre d’Afrin, à la province de Shêrawa, et installé durant la première quinzaine d’août des cantonnements pour eux et leurs familles dans plusieurs villages yézidis comme Bafîlonê (Shera) et Afraza (Mabata), après en avoir expulsé les habitants. À Jindires, les membres de la faction Nureddin Zenki ont vendu pour 25.000 US$ toute une rue de la ville à Ahrar Al-Sharkiya. Et toujours continue l’abattage des oliviers et l’incendie des terres agricoles (RojInfo).
La situation est inédite: un pays membre de l’OTAN couvre ou exécute directement des crimes contre l’humanité du type de ceux accomplis par Daech, tout en se prévalant de son appartenance à l’Alliance pour obtenir le silence de ses «alliés» et continuer ainsi à agir en toute impunité. Après tous les crimes commis sur son propre territoire, le gouvernement turc exporte maintenant ceux-ci dans les territoires qu’il a conquis. Ce qu’écrivait ce mois-ci La Libre Belgique à propos des coupures d’eau à l’Est de l’Euphrate, on peut l’appliquer à toutes les autres exactions que nous venons de rapporter: «Encore un crime du Président turc Recep Tayyip Erdogan autour de ses frontières méridionales pour lequel l'Occident ferme les yeux». Sommes-nous entrés dans une nouvelle période de «crime de silence»?
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Alors que le gouvernement turc envisage de quitter la Convention d’Istanbul qui protège les droits des femmes, la Turquie est la cible de critiques de plus en plus virulentes à propos de son inaction à cet égard; elle est même comparée par certains groupes à un «abattoir de femmes». Ainsi la plate-forme «Nous stopperons les féminicides» (We Will Stop Femicide, KCDP) a-t-elle début août comptabilisé au moins 36 assassinats de femmes durant juillet, contre 26 en juin, auxquels s’ajoutent 11 décès «suspects». Selon le rapport du groupe, 92% des femmes assassinées l’ont été par leur mari, ami ou ancien compagnon . Certains cas sont à peine croyables, comme celui de cette jeune yézidie enlevée à 16 ans à Shengal (Sinjar, Irak) lors du génocide de 2014, et retrouvée début août, après six ans de calvaire, dans la maison d’un membre de Daech à Ankara! Achetée sur internet, Zozan a été délivrée grâce à l’action de sa famille, réfugiée en Australie. Réduite en esclavage, atteinte de malnutrition, elle avait été sans cesse torturée et violée (Duvar).
Cela en dit long sur la complaisance des autorités turques actuelles face à Daech et aux exactions anti-femmes. C’est qu’elles n’hésitent pas à recourir elles-mêmes à l’arme du viol, comme le montrent les informations provenant des zones sous occupation turque au Rojava. Mais ces méthodes ne sont ni récentes ni limitées aux territoires occupés à l’extérieur: le 18, une jeune fille kurde, Ipek Er, séquestrée et violée durant vingt jours par un sergent de l’armée turque, Musa Orhan, est décédée à l’hôpital de Batman après une tentative de suicide. Elle a laissé une lettre incriminant son tortionnaire et l’agence Mezopotamya a rendu public le rapport de l’institut médico-légal attestant du viol. Arrêté après plainte de la famille, bien qu’accusé d’«abus sexuel qualifié», Orhan, qui a tout nié, a été… remis en liberté six jours après son incarcération. L’affaire a été rendue confidentielle par ordonnance. Quant au procureur général de Batman, il a ouvert une enquête… contre l’éditeur du journal Jiyan Haber, İdris Yayla, pour avoir publié des informations sur l’affaire!
Le 5, le Comité pour la prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe a publié un rapport rédigé suite à la visite d’une délégation qui s’est rendue en Turquie du 6 au 17 mai 2019 et y a visité de nombreuses prisons, commissariats de police et casernes de gendarmerie, y compris l’île-prison d’Imralı, où sont incarcérés le chef historique du PKK Abdullah Öcalan et trois co-détenus. Si le CPT a noté pour ceux-ci des conditions de détention «globalement satisfaisantes», il a déclaré par ailleurs avoir «enregistré [dans les autres prisons visitées] un nombre considérable d'allégations de recours excessif à la force et/ou de mauvais traitements physiques par des policiers et des gendarmes». Le rapport «réitère» le souhait qu'un «message clair et ferme de ‘tolérance zéro’ des mauvais traitements soit adressé à tous les responsables de l'application des lois par le plus haut niveau politique, à savoir le Président de la République», qui se trouve ainsi directement mis en cause… Le CPT appelle aussi Ankara à autoriser les visites des parents et avocats des détenus d’Imralı. En effet, la plupart des centaines de demandes déposées par les avocats d’Öcalan pour rencontrer leur client ne reçoivent même plus de réponse du tribunal, et leur dernière demande fin juillet a été rejetée. Leur dernière visite remonte à plus d’un an (7 août 2019), et celle de la famille du prisonnier à six mois (mars 2020). Le prisonnier était auparavant demeuré isolé plus de huit ans… (AFP)
L’annonce le 27 août par le Cabinet d’avocats populaire de la mort dans un hôpital d’Istanbul de l'avocate kurde Ebru Timtik, après 238 jours de grève de la faim, a provoqué une onde de choc qui s’est propagée en Turquie et à l’international. Jugée en septembre 2018 en même temps que 18 autres avocats dont sa petite sœur Barkin, Timtik avait été condamnée à plus de 13 ans de prison pour «appartenance à une organisation terroriste». Durant les auditions préliminaires, les juges avaient initialement décidé de la remise en liberté des prévenus jusqu’au procès, mais ont annulé leur décision dans la journée après l’audition d’un témoin anonyme. En réalité, son procès avait été totalement fabriqué et visait son travail d'avocate et ses convictions progressistes: originaire de la province du Dersim, elle avait notamment défendu des dissidents kurdes. En grève de la faim depuis 238 jours pour demander un procès équitable, Timtik avait été transférée à l’hôpital le 30 juillet après l’aggravation de son état.
Le 27 août, des dizaines de personnes se sont rassemblées devant l'institut médico-légal où se trouvait son corps, et des rassemblements ont aussi eu lieu devant des ambassades turques à travers l'Europe. Le lendemain, la présidente de la Conférence des Bâtonniers, Hélène Fontaine, lui a rendu hommage durant l’école d’été de cette organisation en déclarant: «Il n'y a pas de frontière lorsqu'on est avocat». Membre de l’Association des Avocats Progressistes (ÇHD), Timtik accompagnait dans la grève de la faim son confrère, Aytac Ünsal, lui aussi membre du ÇHD; il est toujours détenu à l’hôpital. En février 2020, la Turquie est devenu le pays avec le plus grand nombre d’avocats emprisonnés: 411 condamnés entre 2016 et 2020 selon l’association Arrested Lawyers. Des juges n’ayant pas délivré les «bons» verdicts sont également inculpés et emprisonnés.
Courant juillet, un tribunal d’Istanbul avait rejeté la mise en liberté de Timtik bien que la demande ait été accompagnée de rapports médicaux avertissant du risque pour sa vie. Ce refus a sans nul doute causé la mort de l’avocate. La colère provoquée par cette mort qui aurait pu être évitée a été d’autant plus grande qu’à peine quelques jours avant, le sergent Musa Orhan, précédemment mentionné, a été libéré six jours après son incarcération malgré des rapports médicaux établissant sa culpabilité dans le viol de sa victime puis son suicide.
Le 3, un officiel turc a averti que la pandémie risquait de «beaucoup s’aggraver» dans le sud, c’est-à-dire dans les régions kurdes. Officiellement, la COVID a déjà causé 5.765 décès, amis ce chiffre semble très sous-estimé et contesté notamment par l’Union des chambres de médecins de Turquie ainsi que par les partis turcs d’opposition.
L’opposition pro-kurde est toujours la victime de la répression systématique du pouvoir. Autre scandale judiciaire, l’individu qui avait attaqué fin juillet un bureau du HDP à Istanbul a été libéré le 10, tandis que la police incarcérait plusieurs membres des jeunes du HDP. À Van et à Urfa, les gouverneurs de province ont de nouveau interdit toute activité politique comme les marches, les réunions ou les conférences de presse. Le 14, d’autres membres du HDP ont été arrêtés, huit à Hakkari, dont la responsable de l’association des droits de l’homme IHD pour Semdinli, quatre à Adana, cinq à Sirnak, un responsable du HDP à Aydın et le co-président du HDP pour Muş, Abdulbari Yiğit. Cinq autres personnes ont été aussi arrêtées à Bursa pour des messages sur les réseaux sociaux. Le 18, l’ancien maire du district de Yenişehir à Diyarbakir, Ibrahim Çijek, élu en mars 2019 mais empêché de prendre son poste et remplacé par un administrateur pro-AKP, a été arrêté. Enfin, le 31, la co-présidente du HDP pour le district de Bağlar à Diyarbakir, Fatma Kavmaz, a été incarcérée sous l’accusation d’«appartenance à une organisation terroriste». Le 30, deux individus ont perpétré une nouvelle attaque contre un bureau du HDP, cette fois à Ankara (WKI).
Le 22, lors d’un déplacement à Van, l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu, qui a quitté l’AKP pour créer sa propre formation, le «Parti du Futur», a déclaré: «Si les Kurdes sont malheureux, aucun d’entre nous ne peut être en paix». Il s’est attiré deux jours plus tard une réponse cinglante de la co-présidente du HDP Pervin Buldan depuis Bursa, où elle prenait la parole dans le cadre du «Programme de lutte pour la démocratie» de ce parti: «Les votes des Kurdes ne sont pas à vendre», a-t-elle déclaré. «Alors que vous ne dites pas un seul mot quand Selahattin Demirtas, Figen Yüksekdag, Idris Baluken, Sebahat Tuncel, Gültan Kisanak et des dizaines d’autres de mes amis que je ne peux tous nommer sont emprisonnés, alors que vous ne dites rien à ceux qui dirigent ce pays avec des administrateurs, que vous n’avez rien à dire à ceux qui ont transformé ce pays en un pays d’isolement, vous arrivez pour parler de la question kurde! […] Les votes des Kurdes ne sont pas à vendre. Les votes des Kurdes sont les votes de gens qui en ont assez de tous vos mensonges et de votre mentalité d’oppresseur basée sur la négation [de leur existence]». Buldan a également fait référence à l’annonce par le gouvernement de la découverte de gaz naturel en Mer Noire: «Ils feront de nouveaux appels d’offre […] et feront payer à la société le coût de ces réserves de gaz. [… Puis] ils transféreront les revenus à leurs propres compagnies et aux compagnies pro-gouvernementales» (Bianet).
Par ailleurs, les attaques racistes visant les Kurdes, mais aussi toutes les identités «déviantes», se multiplient. Un jeune appelé originaire de Kars, Osman Özçalımlı, qui effectuait son service militaire à Izmir, est décédé de manière suspecte, après avoir informé à plusieurs reprises sa famille et ses amis qu’il était menacé et accusé d’être un «traître à la patrie» parce qu’il était kurde. Les versions de son décès sont contradictoires, chute d’une fenêtre ou crise cardiaque. La famille d’Özçalımlı a refusé la présence de soldats et le drapeau turc sur son cercueil lors des obsèques. Les morts suspectes d’appelés kurdes sont fréquentes; elles sont présentées aux familles comme «décès accidentels» ou «suicides». L’association de droits humains Mazlum-Der a calculé que 90% des «suicides» d’appelés touchent des Kurdes…
Après la submersion par l’État de la ville historique kurde de Hasankeyf, un autre projet a suscité l’opposition des habitants du Dersim, celui de l’aménagement touristique des sources du Munzur, avec ponts et parkings, qui sont sacrées pour les alévis. L’indignation a été suscitée autant par le contenu du projet que par le fait que celui-ci a été préparé sans aucune consultation . Autres victimes des attaques contre la culture kurde, les départements universitaires de langue et de littérature kurmancî ou zaza, dont cinq avaient pu ouvrir à la faveur de la détente politique entre 2011 et 2012 dans quatre provinces à majorité kurde. Ils ont attiré de nombreux étudiants jusqu’à ce que le gouvernement ne reprenne la répression de la langue et de la culture kurdes. Mais après l’effondrement du «processus de paix» en 2015, leur nombre a décru dramatiquement, les jeunes Kurdes de Turquie s’inquiétant de l’absence de perspectives de carrière (Ahval). Le dernier coup porté à ces formations universitaires est l’interdiction récente d’y enseigner ou d’écrire les mémoires de master en kurmancî ou en zaza: partout s’impose la langue turque.
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La pandémie de COVID-19 a poursuivi sa progression en Iran bien que le pouvoir continue à tenter d’en dissimuler l’ampleur. Le 1er août, selon l’estimation des Moujahidine du peuple d’Iran (OMPI), le virus aurait fait plus de 80.700 victimes dans 347 villes du pays. Parmi les chiffres régionaux à cette date, citons: 3.205 nouveaux cas au Lorestan, 2.412 en Azerbaijan Occidental, et 1.600 au Kurdistan. Le 9, le nombre de décès calculé par l’OMPI était passé à plus de 85.500 pour 373 villes, contre un chiffre officiel de seulement 14.400. Divers responsables ont admis à ce moment que le système de santé était débordé, notamment les unités de soins intensifs. Par exemple Minou Mehraz, du comité scientifique du Centre national de lutte contre le coronavirus, a déclaré à l’agence IRNA que l’hôpital Khomeiny recevait 120 patients coronavirus par jour. Le lendemain, la BBC a publié des données obtenues d’une source anonyme proche du ministère de la Santé, qui donnaient un nombre de décès de 42.000. Répertoriant seulement les décès à l’hôpital, ce nombre était probablement encore sous-évalué. De plus, les données BBC du 10 plaçaient le premier cas au 22 janvier, près d’un mois avant le début «officiel» de l’épidémie. Du coup, tous les nombres de décès à un seul chiffre publiés par Téhéran jusqu’à fin février devenaient difficilement acceptables… La crédibilité des estimations de l’OMPI, qui reposent sur la compilation de diverses données provinciales elles-mêmes publiées, en est sortie renforcée.
Le président Rouhani a de nouveau rendu responsable la négligence des Iraniens, mais on pourrait argumenter qu’en leur dissimulant la gravité de la situation, le régime ne les a guère incités à la prudence… Contre l’avis des responsables sanitaires, Rouhani a aussi répété qu’il fallait maintenir les cérémonies de deuil de Moharram quitte à en réduire le nombre de participants, tout en admettant que l’épidémie «pourrait encore se prolonger six mois, voire un an» (NCRI).
Le 24 août, un appel signé par de nombreux universitaires, dont le linguiste Noam Chomsky et le sociologue Ismail Beşikçi, a demandé l’annulation de la condamnation de Zara Mohammadi et son acquittement pur et simple. Cofondatrice de l’association culturelle Nojin, Mohammadi, accusée de constituer un «danger pour la sécurité nationale» a en effet été condamnée le 14 juillet dernier à dix ans de prison par un «Tribunal révolutionnaire islamique» pour avoir enseigné la langue kurde à des enfants. S’appuyant sur plusieurs articles de la constitution iranienne, la pétition appelle aussi à la fin de la politique discriminatoire menée en Iran contre les langues autres que le persan. Le texte remarque d’abord que les «Tribunaux révolutionnaires islamiques» ne sont aucunement constitutionnels, puisque selon l’article 61 de celle-ci, «le pouvoir judiciaire est exercé par les Cours publiques de justice». D’autre part, l’article 15 autorise explicitement l’enseignement des langues locales non-persanes. Ceci fait du verdict contre Mohammadi «un exemple clair de la politique de duplicité de la République Islamique envers les langues non-persanes depuis la Révolution islamique de 1979» (Kurdistan-24).
Début août, les militants des droits de l’homme en Iran ont pour la première fois lancé une campagne Twitter pour soutenir les kolbars, ces porteurs kurdes risquant leur vie pour transporter des marchandises entre Iran et Irak. Les forces de répression du régime n’hésitent pas à les abattre, alors que la plupart ne sont pas armés. Rien qu’en 2019, au moins 76 ont été tués et 176 blessés, et entre 2015 et 2019, il y a eu 368 tués et 595 blessés, dont 77% abattus par balles… Le déclic pour cette campagne a trouvé sa source dans deux événements. D’abord l’annonce le 30 juillet de la mort d’un jeune kolbar, Vazir Mohammadi, abattu près de Nowsud (Kermanshah) lorsque son groupe a été pris en embuscade par les gardes-frontières. Ensuite, la campagne Twitter précédente, lancée le 14 juillet avec le hashtag «Ne tuez pas» pour dénoncer la confirmation des condamnations à mort de trois jeunes protestataires des manifestations de novembre, avait connu un énorme succès avec plus de 10 millions de renvois (re-tweets). Les militants ont donc décidé de consacrer la campagne suivante aux kolbars. Par ailleurs, l’organisation Hengaw a rapporté le 1er août que six nouveaux kolbars avaient été tués et 14 autres blessés en Iran au mois de juillet.
Lancée sur Twitter le 2 à 21h30 avec le hashtag «Ne tuez pas les kolbars», la campagne a généré en deux jours plus de 120.000 messages. A noter qu’une campagne identique sur les soukhtbars du Balouchistan, les homologues des kolbars kurdes, a été lancée en même temps.
Malgré la campagne, les assassinats se sont malheureusement poursuivis. Le 4, un autre porteur a été abattu, et un autre encore blessé le 7, de nouveau près de Nowsud. De nombreux chevaux et des chargements ont également été confisqués. Le 13, un jeune kolbar de 17 ans a été tué près de Marivan, un autre à Piranshahr, et un troisième le 15 dans une attaque sur un groupe près de Bradost dans lequel deux autres ont été blessés. Le même jour, deux commerçants en relation avec des kolbars ont été tués quand leur véhicule a été pris en embuscade par des militaires iraniens près de Zanjan. La liste se prolonge malheureusement jusqu’à la fin du mois, huit autres porteurs ayant été blessés la dernière semaine d’août, quatre encore à Nowsud, quatre autres à Chaldiran, Piranshahr et Sardasht. Enfin, trois commerçants utilisant les services de kolbars ont été arrêtés à Marivan (WKI). De plus, les autorités n’hésitent pas à réprimer tout soutien aux kolbars. Ainsi, un groupe de 10 activistes qui s’étaient rassemblés pacifiquement devant le bureau du gouverneur de Baneh en septembre 2017 pour protester contre le meurtre de kolbars par les gardes-frontières ont été condamnés à un total de 30 mois de prison, 250 coups de fouet et une amende de 250 millions de tomans [10.600 €] (CSDHI, Radio Farda).
Parallèlement, le régime iranien a poursuivi son terrorisme d’État en utilisant des drones et de l’artillerie pour frapper le 3 août des cibles appartenant à des partis kurdes d’opposition côté Kurdistan d’Irak. Selon Rûdaw, le commandement des pechmergas du PDKI, situé près de la frontière, a été frappé mais n’a pas subi de pertes. Il y a six semaines, l’artillerie iranienne avait déjà frappé la région frontalière de Haji Omran en coordination avec des drones turcs.
À l’intérieur, la campagne de répression contre toute activité politique kurde s’est également poursuivie à coups d’emprisonnements et de condamnations. En début de mois, l’activiste syndical Bakhtyar Rahimi a été condamné à Marivan à deux ans de prison pour «collusion» contre la République islamique. À Sanandaj, cinq activistes ont reçu des peines de prison de deux mois à un an pour «coopération avec un parti politique» contre l’État. Parmi eux, Tariq Rahimpour a reçu un an ferme et quatre ans avec sursis. Par ailleurs, l’Association KMMK des Droits de l’homme du Kurdistan a indiqué que l’Etelaat (Renseignement iranien) faisait pression sur la famille de l’activiste Afsheen Islamullah, résident aux États-Unis, mais emprisonné et mis au secret lors de sa dernière visite à sa famille courant juillet (WKI).
Le 3, Amnesty International a lancé une alerte pour demander une action urgente concernant le prisonnier kurde Arsalan Khodkam. Condamné à mort le 14 juillet 2018 après un procès d’à peine 30 mn basé sur des aveux obtenus par la torture, Khodkam risque l’exécution à tout moment. Natif d’Ouroumieh, il a été condamné pour avoir «espionné» pour le compte du PDKI, une formation politique qu’il dit avoir quitté dans les années 80 avant d’intégrer les pasdaran comme sous-officier. Torturé, il n’a signé des aveux rédigés pour lui que lorsque sa femme et son fils ont été menacés à leur tour de torture. Amnesty rapporte qu’il nie tout espionnage, admettant avoir informé une fois un proche de sa femme que les pasdaran préparaient des actions contre des manifestants pacifiques à Baneh en avril 2018 (Rûdaw).
À Kamyaran, la sentence de mort de Hayder Qurbani, prononcée en octobre 2015 pour «lutte armée contre la République islamique» a été confirmée le 4. Qurbani est accusé d’avoir participé à une attaque contre les pasdaran. À Ouroumieh, l’activiste kurde Hamid Abdi a reçu 15 ans de prison pour «atteinte à la sécurité nationale» et «assistance à un parti kurde d’opposition». À Piranshahr, deux Kurdes arrêtés en avril dernier, Nawed Mohamadi et Khalid Mohamadi, ont été condamnés à sept ans de prison pour «espionnage au profit d’États ennemis». Le 5, trois kurdes de Dalahu (Kermanshah) ont été arrêtés. Le 9, un Kurde de 17 ans, Parsa Rostami, a été arrêté à Paveh: selon KMMK, membre d’un parti kurde d’opposition, il a été arrêté lors de son retour en Iran. À Saqqez, cinq Kurdes, dont trois défenseurs de l’environnement, ont été arrêtés, ainsi qu’un avocat qui protestait contre la peine de mort de son client (WKI).
Durant la seconde semaine d’août, plusieurs nouvelles arrestations ont eu lieu, une personne à Saqqez et une à Oshnavieh le 12 par l’Etelaat, une autre à Bokan. À Sanandaj, le tribunal a confirmé la peine de cinq ans infligée à l’activiste écologiste Hajar Saedi. Selon KMMK, cette peine doit être effectuée dans six ans, la condamnée devant jusque là pointer tous les quatre mois au bureau local de l’Etelaat… À Téhéran, le prisonnier politique kurde Arash Nasri, arrêté en mars 2019, a été condamné à 17 ans de prison pour «port d’arme contre l’État» et «voyages illégaux». La dernière semaine du mois, huit nouveaux activistes kurdes ont été arrêtés: quatre Kurdes de Sardasht le 27, accusés d’«assistance à des partis kurdes d’opposition», un homme de Javanrud et deux Kurdes chrétiens de Sardasht le 29. KMMK a également rapporté l’enlèvement à Sanandaj de Khabat Kafakhari par des inconnus supposés appartenir aux Services de sécurité, ceux-ci l’ayant déjà contacté auparavant. Trois autres Kurdes ont également été arrêtés, deux à Marivan et un à Baneh (WKI)
Le 12, l’activiste Nasrin Sotoudeh a annoncé par une lettre remise à son avocat qu’elle entrait en grève de la faim pour protester contre «l’injustice et les conditions illégales auxquelles sont soumis les prisonniers politiques» en Iran, des conditions encore aggravées par l’épidémie de coronavirus. Arrêtée en septembre 2010 pour avoir participé aux grandes manifestations ayant suivi les élections présidentielles de 2009, Sotoudeh avait été condamnée à onze ans de prison pour «insulte au Leader suprême» , avant de voir sa peine réduite à six ans. Libérée en septembre 2018 après trois ans d’emprisonnement, elle avait été de nouveau arrêtée en juin 2019 (MEMO – Middle East Monitor).
En fin de mois, plusieurs agriculteurs kurdes d’Irak ont tiré la sonnette d’alarme après que l’Iran a provoqué une interruption du débit du Petit Zab et du Sirwan lors du lancement d’un important projet d’irrigation dans ses provinces occidentales. Ces rivières alimentent les retenues de Dokan et de Derbandikhan, qui permettent l’irrigation de nombreuses parcelles et donc le travail de centaines d’agriculteurs. Le 23, plusieurs d’entre eux ont déclaré craindre une catastrophe alors que le niveau de l’eau baissait depuis près d’une semaine. Le directeur des barrages du Kurdistan d’Irak, Akram Ahmed, a déclaré à Rûdaw qu’une pénurie d’eau pourrait affecter 90.000 personnes dans la région, non seulement des agriculteurs, mais aussi des propriétaires d’exploitations piscicoles, qui se comptent par centaines et réclament énormément d’eau
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La langue kurde sera bientôt disponible sur Microsoft Translator.
En effet, le 20 août, Microsoft a annoncé qu’il allait rapidement ajouter à son service Microsoft Translator les deux dialectes kurdes, le kurmancî (kurmandji) et le soranî. Ces deux dialectes sont déjà disponibles ou le seront rapidement dans l’application Microsoft Translator, dans MS Office et dans le service de traduction de Bing. Microsoft a également indiqué que les utilisateurs de Azure Cognitive Services Translator allaient disposer de la traduction entre ces dialectes et plus de 70 langues dans leurs applications, sites web et autres outils. Cette nouvelle disponibilité ouvre notamment la voie à des localisations en kurde plus faciles pour les sites web.
Le kurmancî est déjà disponible depuis février 2016 dans Google translator. À ce jour, le soranî n’y est toujours pas présent, mais des volontaires kurdes ont annoncé travailler pour qu’il y soit inclus. Progressivement, les différents dialectes kurdes gagnent ainsi en visibilité sur Internet, ce qui facilite inversement l’usage de celui-ci par les locuteurs kurdes.
Publication récente
L’organisation de défense des droits de l’homme Amnesty International vient de publier un rapport de 57 pages (en anglais) intitulé Legacy of Terror, The Plight of Yezidi Child Survivors of Isis : «Héritage de terreur, le calvaire des enfants yézidis survivants», qui rend compte de la terrible condition des enfants ayant subi l’enlèvement et l’emprisonnement par Daech en août 2014. Le rapport d’Amnesty détaille à quel point ces enfants demeurent encore aujourd’hui profondément traumatisés par ce qu’il ont vécu. Ils ont subi endoctrinement, abus sexuels, torture et malnutrition, esclavage… Les garçons ont été incorporés de force dans l’armée du «Califat» tandis que les filles étaient «mariées», également de force, à des combattants djihadistes. Tous ont dû abandonner l’école pour suivre l’«enseignement» des djihadistes, qui les forçaient à abandonner leur foi pour l’islam et leur langue, le kurde kurmancî, pour l’arabe. Près de 10.000 hommes et enfants ont été assassinés, et 7.000 femmes enlevées. Plus de 70 fosses communes ont été trouvées après la retraite de l’organisation djihadiste. L’ONU a reconnu comme génocide le traitement infligé aux Yézidis par Daech.
Mais la souffrance des enfants yézidis n’a pas toujours pris fin avec leur libération, explique le rapport d’Amnesty: beaucoup d’entre eux ont découvert que leur communauté d’origine, à commencer par leur propre famille, n’était pas prête à accepter ce qu’ils avaient vécu. Quant aux enfants nés aux captives yézidies de pères djihadistes, le rapport écrit explicitement qu’«ils se sont vu largement dénier une place dans la communauté yézidie», en raison de la décision du Conseil suprême yézidi de les rejeter sur la base du fait que leurs parents ne sont pas tous deux yézidis. De plus, note le rapport, la loi irakienne «prévoit qu’un enfant de père inconnu ou musulman doit être enregistré comme musulman», ce qui rend encore plus compliqué son acceptation dans la communauté… Ainsi certaines mères ont été contraintes d’abandonner leur enfant pour pouvoir retourner vivre dans leur famille, tandis que d’autres faisaient le choix inverse: conserver leur enfant et vivre hors de la communauté. Certaines se sentent réduites au suicide. Comme l’a déclaré au Irish Times un responsable d’Amnesty, «ces femmes ont été réduites en esclavage, torturées et soumises à des violences sexuelles. Elles ne devraient pas continuer à être punies».
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