Le régime AKP-MHP a poursuivi en mai la répression lancée depuis des mois contre le Parti démocratique des peuples (HDP) «pro-kurde», tout en s’assurant que son ancien co-président, Selahattin Demirtaş, emprisonné depuis novembre 2016, resterait incarcéré : la cour de cassation turque a en effet confirmé la condamnation de celui-ci à quatre ans et huit mois de prison. Cet acharnement montre à quel point Demirtaş, malgré son emprisonnement, continue à effrayer le pouvoir turc… Celui-ci ne tient toujours aucun compte des deux jugements contraignants de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui ont ordonné sa libération.
Le mois de mai a commencé très symboliquement par l’arrestation à Istanbul de 220 personnes ayant osé défiler pour la Fête du travail le 1er mai. Prétexte invoqué: le non-respect des règles de confinement . Puis le 18, le méga-procès dit «Kobanê» a repris dans le complexe pénitentiaire de Sincan, près d’Ankara. Les 108 prévenus, tous cadres ou élus du HDP, sont inculpés pour leur soutien aux manifestations de 2014, dont la répression avait fait 38 morts, majoritairement des membres ou des soutiens du HDP assassinés par le pouvoir, ses forces de sécurité et leurs supplétifs islamistes. Ne reculant devant aucune ignominie, le pouvoir prétend maintenant rendre les accusés responsables de ces morts qu’il a lui-même commanditées. L’objectif est clair: faire disparaître le HDP de l’arène politique avant les élections présidentielles et législatives de 2023 grâce à l’interdiction du parti et de nombreuses peines aggravées de perpétuité. La première audience s’était tenue le 26 avril dans une salle partiellement vide pour «raison sanitaire», mais où 300 policiers occupaient tant de places que les avocats de la défense et les accusés avaient dû protester pour entrer. Se voyant privée de parole, la défense s’était ensuite retirée en signe de protestation contre cette mascarade de justice. Contraint de participer à distance depuis sa cellule au travers du tristement célèbre système de transmission vidéo SEGBIS, Selahattin Demirtaş a dénoncé le procès comme «une affaire de vengeance politique contre le HDP», alors que les véritables commanditaires du massacre sont «les responsables de l'État et du gouvernement» se tenant derrière «les gouverneurs, les gouverneurs de district et les chefs de la police» qui l’ont commis. Lors de l’audience suivante, le 20 mai, l’ancienne maire de Diyarbakir, Gultan Kisanak, intervenant elle aussi à distance depuis sa cellule de Kandira, a à son tour dénoncé une parodie de justice, apostrophant directement les juges pour demander leur récusation en raison de leur manque d’indépendance: «Le but de ce procès est de nous faire disparaître de la vie politique démocratique et du Parlement. […] Vous avez très bien montré que vous ne suivez pas une juridiction indépendante ni aucune loi. Pour cette raison, je demande la récusation de votre Cour». Rappelant que les responsables des meurtres perpétrés les 6-8 octobre 2014 lors des manifestations contre le siège de la ville kurde syrienne de Kobané n’ont fait l’objet d’aucune d’enquête judiciaire, Mme Kisanak a posé la question: «Qui a tué ces gens et pourquoi, qui a donné des ordres à ces provocateurs? J’aurais aimé qu’au lieu de nous juger il y ait une enquête judiciaire sur ces questions» . Le HDP a déclaré que dans ce procès, on assistait au spectacle inouï d’«un tribunal turc défendant Daech» . Le procès a été ajourné au 14 juin.
Le 28 mai, un tribunal d’Ankara a de nouveau condamné Demirtaş à une peine de prison, cette fois deux ans et six mois, pour avoir «insulté» un procureur proche du Président turc, Yüksel Kocaman: l'accusant d’avoir rédigé l’acte d'accusation contre lui et les autres politiciens kurdes «au mépris des principes de la loi», Demirtaş avait déclaré dans sa défense qu’il lui réclamerait «des comptes» (AFP). Là encore, il s’agit clairement d’un prétexte pour le maintenir incarcéré. Kocaman, qui avait exposé aux yeux de tous l’état affligeant de son «indépendance» judiciaire en visitant la présidence pour son mariage en septembre dernier, a obligeamment déposé plainte contre le leader kurde emprisonné (Turkish Minute).
Prendre le HDP comme bouc émissaire constitue aussi pour le régime un moyen de détourner l’attention de ses échecs : situation économique catastrophique, gestion calamiteuse de la pandémie, dont les chiffres, avec 200 à 300 morts quotidiens, atteignent de nouveaux sommets. Le président n’a pas hésité à contredire son ministre de la Santé, qui annonçait une pénurie de vaccins (Bianet), avant d’annoncer le 12 un nouveau confinement général de trois semaines dont sont pourtant exclus les touristes étrangers: face à l’effondrement de la monnaie, il faut préserver cet apport de devises! Si l’opinion admet la nécessité de telles mesures, l’usage brutal de décrets présidentiels pour les imposer, leur caractère inégalitaire (le parti présidentiel a échappé à toute restriction sanitaire lors de de ses gigantesques meetings), l’inclusion dans les règles de l’interdiction de la vente d’alcool… tous ces éléments n’ont fait que renforcer le mécontentement populaire. Alors que la vaccination patine, un récent tweet résume bien le sentiment général: «Si vous ne me vaccinez pas, je vais mordre les touristes» (Washington Post).
La répression du HDP et de la société civile s’est donc encore intensifiée, prenant parfois des formes mesquines. Ainsi le député HDP Ömer Faruk Gergerlioğlu, emprisonné depuis mars dernier à Sincan, s’est-il vu refuser la distribution de bulletins d’informations envoyés par son parti, l’administration pénitentiaire ayant jugé qu’ils provenaient de médias «à risque». Son fils, Salih Gergerlioğlu, qui a fait connaître la situation de son père dans une interview à l’agence Firat, a rappelé que «le droit à l’information, celui de recevoir des nouvelles […] est un droit fondamental» (Ahval). Le 24, la police a arrêté plus de 60 personnes, en majorité des membres du HDP, à Diyarbakir (16 arrestations), Adana (20 arrestations), Antalya, Ankara, Mardin, Mersin, Dersim, Sirnak et Istanbul. Parmi les personnes détenues figurent plusieurs responsables locaux du HDP . À Adana, des responsables politiques et des musiciens comptent parmi les 20 personnes arrêtées, notamment les artistes kurdes Jiyan Savcı (Koma Qerin) et Ilyas Arzu (Koma Pel), membres du centre de musique Dem. Le 28, quatre des personnes arrêtées ont été placées en détention provisoire pour «terrorisme», sur la base de témoignages anonymes, une pratique devenue tristement courante dans le système judiciaire turc aux ordres du Président, les autres ont été maintenues en garde à vue.
Quant aux activistes de la société civile, la justice ne les oublie pas. Le 21 mai, la Cour pénale d’Istanbul a débuté le nouveau procès du mécène turc Osman Kavala et de 15 autres personnes pour leur rôle dans les manifestations nationales de 2013 pour la préservation du parc Gezi d’Istanbul. Kavala et huit autres personnes accusées d'avoir organisé ces manifestations avaient été acquittés de toutes les charges en février 2020, mais une cour d'appel a annulé ce jugement en janvier. Kavala, qui est incarcéré depuis trois ans et demi, est également accusé d’espionnage en lien avec la tentative de coup d'État de 2016. Ces charges fabriquées ont été combinées avec l'affaire Gezi en février. S’adressant aux juges via le système SEGBİS, Kavala a comparé la définition de l'espionnage présentée dans l'acte d'accusation au «concept de Landesverrat (trahison du pays) utilisé pour les accusations d'espionnage en Allemagne pendant la période nazie»… La Cour a décidé à la majorité des voix du maintien en détention de Kavala, le juge principal ayant présenté une opinion dissidente. La prochaine audience de l’affaire aura lieu le 6 août (Duvar).
Enfin, l’État turc se signale toujours par la permanence de ses exactions antikurdes. On se rappelle de l’affaire des deux paysans kurdes jetés d’un hélicoptère militaire en septembre dernier après un accrochage entre l’armée turque et le PKK… Ce 8 mai, c’est un jeune homme du Dersim, Murat Yildiz, descendant de Seyid Reza, le leader de la Révolte du Dersim en 1938, qui a été victime des militaires. Avant de partir en voiture ramasser des champignons dans le district d’Ovacik, Yildiz avait pris soin de demander l’accord des autorités et de choisir une zone autorisée: l’accès à certaines zones demeure interdit en raison d’affrontements réguliers entre armée et PKK. Son père a témoigné que le jeune homme ne s’était pas rendu compte qu’il était surveillé par un drone turc, qui a ouvert le feu sur son véhicule: «C’était volontaire. […] Ils l'ont [attaqué] quand ils ont vu qu’il y avait un autre passager dans le véhicule». Les commandants turcs auraient indiqué à la famille de Yildiz qu’ils avaient détruit le véhicule parce qu'il transportait des combattants du PKK; le ministère turc de l'Intérieur a déclaré que ses forces avaient tué trois combattants kurdes lors d’affrontements avec le PKK dans le même district. Le député HDP du Dersim Alican Onlu a rendu visite à la famille du défunt (Rûdaw).
Par ailleurs, trois ultra-nationalistes ont attaqué à coups de pierres dans la nuit du 14 le bureau du HDP à Ankara, causant des dommages matériels (WKI).
Le 10, les avocats de la famille Öğüt ont fait appel devant la Cour constitutionnelle de la décision de la Cour suprême d’appel d’acquitter trois officiers militaires dans l’affaire de la mort de neuf membres de la famille, dont sept enfants, dans l’incendie du village d’Altınova (Vartinis) en 1993. Le 2 octobre 1993, après la mort d’un sous-officier lors d'affrontements avec le PKK, les gendarmes avaient accusé les villageois de la région d’avoir caché les combattants kurdes responsables. Traversant le village d’Altınova pour ramener le corps en tirant des coups de feu en l'air, ils avaient menacé de revenir le soir brûler le village. Quand le village a effectivement été incendié vers 3 heures du matin, les habitants ont d’abord cru à une attaque du PKK… Les soldats les ont empêché d’éteindre l’incendie. Si la plupart des villageois ont pu quitter leur maison, deux adultes et sept enfants de la famille Öğüt sont morts brûlés vifs chez eux. La seule survivante a été Aysel Öğüt, qui dormait chez des voisins. C’est elle qui a porté l’affaire devant la justice peu après l’incident. Sans succès: le ministère public n'a pas trouvé motif de procès, affirmant que l'attaque avait été perpétrée par des terroristes et que les véritables auteurs étaient inconnus. Aysel Öğüt est retournée en justice en 2003. Cette fois, les accusés étant toujours en service, l’affaire a été transférée à la justice militaire, qui l’a enterrée. Lors d’une quatrième tentative en 2011, quatre officiers, dont le capitaine ayant ordonné l’incendie, Bülent Karaoğlu, ont été acquittés par une haute cour pénale. Les avocats sont alors allés en appel, et cette fois, la Cour suprême d’appel a jugé Karaoğlu responsable des morts, mais elle a acquitté trois autres officiers qui se trouvaient également sur les lieux. Si la Cour constitutionnelle ne se prononce pas avant octobre 2023, les poursuites seront abandonnées (SCF). On peut mesurer le degré d’opiniâtreté nécessaire pour chercher justice quand on est Kurde en Turquie…
D’autres traumatismes de la même époque sont remontés à la surface ce mois-ci, lorsqu’on a appris que des bulldozers avaient commencé à creuser la vallée de Newala Qesaba (la «Vallée des Bouchers»), dans la région de Bitlis. Cette vallée constitue tout entière un immense charnier où ont été enterrés les restes de nombreux Kurdes tués de manière extrajudiciaire dans les années 1980-1990 par le JITEM, et au moins 300 guérilleros du PKK, dont l’un de ses principaux commandants, Mahsun Korkmaz («Egîd»). Il faut aussi rappeler que cette vallée avait déjà servi de charnier durant le génocide arménien de 1915, sans qu’on ait une idée précise du nombre de victimes enterrées là. Aucune annonce n’a été faite sur les raisons des travaux qui ont commencé, mais selon les recherches du journaliste Oktay Candemir, il s’agirait de construire sur le site une académie de police. C’est le gouverneur de la province Osman Hacıbektaşoğlu, nommé autoritairement pour remplacer les maires démocratiquement élus Berivan Helen Işık et Peymandara Turhan, destitués et arrêtés, puis assignés à résidence, qui a autorisé ces travaux (Kurdistan au Féminin).
Il faut rappeler ce qu’était le JITEM, Jandarma İstihbarat ve Terörle Mücadele, en français «Service de renseignements et antiterrorisme de la gendarmerie». Au début, l’existence même de ce service, qui a perpétré contre les Kurdes de nombreux assassinats extrajudiciaires, était niée par les représentants de l’État. Il a fallu le scandale de Susurluk en 1996 pour que les anciens premiers ministres Bülent Ecevit et Mesut Yılmaz admettent son existence.
Un nouvel espoir a pourtant touché les familles de toutes les victimes de cette organisation à la fois étatique et illégale, véritable incarnation de l’«État profond» (derin devlet). Peut-être en lien avec les révélations diffusées depuis plusieurs semaines par le chef mafieux en exil Sedat Peker, la cour d’appel turque a annulé le 23 la décision d’acquittement de 19 personnes qui étaient poursuivies pour la disparition forcée et l’exécution arbitraire de 19 civils kurdes dans les années 1990. Le ministre de l’intérieur de l’époque, Mehmet Ağar, ainsi que ses co-accusés, devraient être jugés de nouveau.
Alors que les projecteurs se braquent plutôt sur les opérations militaires turques au-delà des frontières, au Kurdistan d’irak ou au Rojava, les affrontements se poursuivent aussi entre l’armée turque et le PKK sur le territoire turc. En milieu de mois, l’armée a imposé un couvre-feu de plusieurs jours dans le district de Kulp (Diyarbakir), tandis que plusieurs sources kurdes faisaient état du lancement d’une opération anti-PKK dans le secteur . Le 19, le PKK a annoncé avoir lancé dans la nuit une attaque aérienne «ayant eu un impact important» contre la base aérienne de Diyarbakir, sans divulguer de détails. Les autorités turques ont confirmé une attaque utilisant des modèles réduits d’avions, affirmant qu'elle n'avait pas fait de victimes. Le 20 au soir, c’est une base de drones militaires à Batman qui a été attaquée à son tour de la même manière, ainsi qu’une base d’infanterie à Şırnak (Rûdaw). En fin de mois, l’armée turque a lancé une opération anti-PKK près de la ville de Hizan (Bitlis).
Les militaires continuent à montrer leur peu de respect pour les civils se trouvant dans leur zone d’opérations. Le 18 à Derecik (Hakkari), deux jeunes hommes nommés Şahap Şendol (23 ans) et Celil Ekinci (17 ans) ont été blessés par les militaires. Le premier a été amputé de deux doigts, tandis que le second, grièvement blessé au dos, a dû subir trois opérations. Le 23, c’est un berger kurde de 18 ans, Mehmet Dinç, qui a été gravement blessé à la jambe par des militaires dans la même zone alors qu’il faisait paître son troupeau de moutons. Il a dû être hospitalisé. Derecik est une zone largement militarisée. Une garnison militaire y abrite notamment des mercenaires syriens amenés là pour appuyer l’opération d’invasion lancée par l’armée turque contre le Sud-Kurdistan (Irak), de l’autre côté de la frontière (RojInfo).
Pour terminer sur une note moins militaire, signalons que le HDP a lancé ce mois-ci une campagne de défense de la langue kurde en Turquie. Le parti a collecté des millions de signatures pour demander la reconnaissance de cette langue comme la seconde du pays après le turc, actuellement seule langue reconnue officiellement dans la constitution. Le HDP a publié le 15, journée de la langue kurde, une déclaration en ce sens. Cette campagne s’articule avec la pétition lancée le 22 février dernier par le «Réseau de la langue et de la culture kurdes» avec le slogan «Faites du kurde une langue officielle et d’enseignement en Turquie». Pour augmenter l’impact de la campagne, plusieurs événements ont été annoncés pour juin par le Réseau dans les provinces kurdes de Diyarbakir, Van et Şırnak. Le premier rassemblement se tiendra à Cizre, suivi le 4 par un autre à Van, puis le 7 à Diyarbakir.
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L’actualité du mois de mai a été dominée au Kurdistan d’Irak par une résurgence extrêmement inquiétante des attaques terroristes de Daech, en particulier dans les territoires disputés entre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et le gouvernement fédéral irakien.
De manière peut-être plus inquiétante encore, certaines des attaques ont pris place dans la grande ceinture de Bagdad. Entre le 28 avril et le 1er mai, quatre attaques djihadistes ont selon des sources sécuritaires coûté la vie à 18 Irakiens, principalement des militaires (AFP). Le 28 au soir, à Tarmiya, à 20 km au nord de Bagdad, une attaque sur un convoi militaire a causé la mort de 2 officiers et 2 soldats. Les renforts appelés, également attaqués dès leur arrivée, ont à leur tour perdu 1 officier et 2 soldats. Parallèlement, à Pirde (Altun Kopru), dans les territoires disputés, au Nord-ouest de Kirkouk, 6 peshmerga ont été tués dans une autre attaque, tandis que près de la frontière syrienne, un officier et un soldat irakiens étaient tués dans l’explosion d’une bombe artisanale au passage de leur convoi. Enfin, à la frontière iranienne à l’est de Bagdad, dans la province de Diyala, une autre bombe a tué un soldat tandis que deux autres combattants étaient blessés dans une attaque séparée (Le Monde). Bien que Daech n’ait revendiqué aucune de ces attaques, son mode opératoire est reconnaissable: embuscades de nuit, menées dans des zones rurales et visant les forces de l'ordre (RFI). «Les terroristes de Daech ont profité du vide sécuritaire entre peshmerga et forces irakiennes, qui fait cinq kilomètres de long et 20 kilomètres de large», a déclaré à Kurdistan-24 Nouri Hama-Ali, chef de la ligne de front Kirkouk-Pirde. «Nous avons […] établi des sites de sécurité dans les zones où il y a un vide sécuritaire, mais le gouvernement irakien n'a pas autorisé les Peshmerga à y demeurer, cela relève donc de sa responsabilité» a-t-il ajouté. Le GRK a renouvelé son appel à former un organe conjoint entre les combattants kurdes et l'armée irakienne (RFI). Le 1er mai, le chef d'état-major des peshmerga, Jamal Eminki, a déclaré que le vide sécuritaire entre les troupes kurdes et irakiennes demeurait un sanctuaire d’où les djihadistes peuvent lancer leurs attaques contre les forces de sécurité, et a regretté que Bagdad «ne prenne pas au sérieux» les avertissements à ce propos. Selon Eminki, le GRK et le ministère irakien de la Défense ont bien convenu d'établir quatre centres de sécurité conjoints entre peshmergas et forces irakiennes, mais l’accord n’est toujours pas appliqué… (Kurdistan-24).
À Kirkouk, un kamikaze a été tué avant d'avoir pu faire exploser son engin devant le bâtiment de la sécurité de la ville. Parallèlement, à l'ouest de Khanaqin, les djihadistes ont enlevé deux bergers et ont affronté des miliciens du Hashd al-Shaabi (WKI). Le journal panarabe Al-Arabi Al-Jadid a relevé dans la nuit du 5 trois attaques meurtrières à l’arme légère lancées en quelques heures dans un rayon de 50 km autour de la ville de Kirkouk contre l’armée, la police et des champs de pétrole (Courrier International). Un policier a été tué et deux autres blessés dans l’attaque sur le champ pétrolier de Bay Hassan, dont deux puits ont été incendiés – le feu a été rapidement maîtrisé (AFP).
Ces attaques nombreuses et simultanées, la présence des terroristes jusque dans la périphérie de Bagdad, tout ceci démontre que, malgré la perte de son territoire, Daech reconstitue rapidement ses capacités. Le 18, un général des Peshmerga, Sirwan Barzani, a alerté la communauté internationale: «Cette guerre ne s'est pas terminée avec la chute de Mossoul. Les djihadistes sont trop faibles pour entreprendre une véritable offensive comme en 2014 mais ils ont les moyens de créer de l'instabilité et de l'insécurité par leur harcèlement constant. Rien qu'en 2019, nous avons subi 400 attaques de Daech. Les choses sont claires: Daech cherche à prendre sa revanche! […] La communauté internationale a des responsabilités et nous avons besoin de la coalition internationale» (Le Point)
Par ailleurs, les 23 et 24, des incendiaires non identifiés ont, comme à l’été précédent, incendié des centaines d'hectares de terres agricoles kurdes dans les districts de Laylan et de Dibis (Kirkouk). Les soupçons se portent sur Daech et les nationalistes arabes, qui ont déjà tenté ainsi dans le passé d’obliger les agriculteurs kurdes à abandonner leurs terres dans les territoires disputés (WKI).
Devant une telle recrudescence des attentats djihadistes, il semble que finalement quelque chose ait commencé à bouger dans les territoires disputés. Mi-mai, plusieurs commandements d'opérations conjointes entre forces irakiennes et peshmerga, constitués mais non encore activés, l’ont enfin été à Kirkouk, Makhmour et Khanaqin. Alors que ceux d’Erbil et de Bagdad ont commencé à fonctionner il y a plusieurs semaines, l’activation d’un autre a été annoncée à Mossoul… Cependant, il reste encore du chemin à faire: les peshmergas n’y ont qu’une présence symbolique, quelques officiers seulement ayant été affectés à chaque commandement .
Le 31, Daech a diffusé une vidéo montrant l’exécution d’un policier kurde capturé 19 mois auparavant près de Garmiyan, Jalal Baban. Le cousin de l’officier assassiné, enlevé en même temps que lui, avait été libéré contre rançon, mais les djihadistes ont préféré exécuter Baban par balles en raison de son appartenance à la police locale (Kurdistan-24).
Toujours concernant Daech, le projet de loi visant à établir un tribunal pénal spécial pour les crimes commis par l’organisation djihadiste est passé en première lecture au parlement du Kurdistan le 4. Il devrait être définitivement approuvé à la majorité lors de la prochaine session, a déclaré le 7 Khadija Omar, une députée membre de la commission des lois: «L’inclusion d’une telle loi dans le système juridique de la Région du Kurdistan, en particulier pour les crimes commis par Daech contre la population de la Région du Kurdistan et des zones kurdes en dehors de l'administration de celle-ci [territoires contestés], est un pas très important vers la justice», a-t-elle déclaré, tout en rappelant l’ampleur des crimes du groupe contre la communauté yézidie. Cette loi permettra au chef du tribunal de demander l’appui de la communauté internationale par l’envoi de juges ou d’enquêteurs expérimentés dans le domaine des crimes contre l’humanité.
Par ailleurs, le chef de l’UNITAD, l’équipe d'enquête des Nations Unies chargée depuis septembre 2017 d’examiner les crimes de Daech, a affirmé le 10 devant les membres du Conseil de sécurité de l’ONU avoir rassemblé les preuves du génocide des Yézidis. Karim Khan, également futur procureur de la CPI, a indiqué disposer de «preuves claires et irréfutables». Les précisions fournies par Karim Khan donnent littéralement froid dans le dos: utilisant les laboratoires de l'Université de Mossoul, le groupe djihadiste a d’abord développé des armes chimiques à partir du chlore des usines de traitement des eaux, avant de tester des composés à base de thallium et de nicotine sur des prisonniers ainsi assassinés (UNITAD)…
Autre sujet ayant préoccupé les médias ce mois-ci, la question de la détérioration des Droits humains dans la Région du Kurdistan, où plusieurs journalistes, mais aussi des citoyens ayant critiqué les autorités ou manifesté contre elles, ont été depuis le début de l’année arrêtés puis jugés (AFP). Ainsi le 16 février 2021, Shivan Saïd, militant d'un petit parti d'opposition, a été condamné à six ans de prison pour «atteinte à la sûreté» du Kurdistan. Un autre militant, Harwiyan Issa, et trois journalistes, Ayaz Karam, Kohidar Zebari et Sherwan Sherwani, rédacteur en chef du mensuel Bashur, ont été condamnés à la même peine. L’organisation internationale Human Rights Watch a pointé «l’absence d’accès à un avocat durant interrogatoires et instruction», ce qu’a dénié le conseiller du GRK Dindar Zebari dans une lettre au Comité pour la protection des journalistes. Il affirme que les journalistes condamnés le 16 février «ont eu accès à des avocats» et qu’«un appel est en cours». Les militants kurdes affirment quant à eux que les Asayish (Sécurité kurde) arrêtent parfois sans mandat, informant la justice seulement ensuite. Parmi les causes de tension, il semble que l’on trouve les critiques de la gestion sanitaire du GRK: selon un rapport annuel du département d'État américain, entre janvier et septembre 2020 «huit plaintes ont été déposées par différents responsables contre le journaliste indépendant Hemin Mamand, qui avait critiqué sur Facebook la gestion du Covid-19 au Kurdistan». M. Mamand a été détenu 34 jours pour «mauvais usage d'appareils électroniques», une accusation régulièrement utilisée à l'encontre de journalistes et de militants. Dans sa lettre déjà mentionnée, Dindar Zebari a réfuté toute ingérence politique: «Le gouvernement kurde ne s'immisce pas dans les procédures judiciaires», écrit-il. Le 4, la Cour de cassation a confirmé la condamnation à six ans de prison des cinq journalistes et militants, accusés par les autorités de «relations avec des entités étrangères et avec le PKK». Ce verdict sévère a aggravé l'inquiétude des défenseurs des Droits humains devant ce qui apparaît comme un tour de vis sécuritaire, d’autant que certaines des preuves utilisées dans le procès reposent selon HRW sur les témoignages d’«informateurs secrets» que la défense n’a pu interroger… Les cinq condamnés répondent de multiples chefs d'accusations: outre le «mauvais usage d'appareils électroniques» déjà mentionné, on trouve l’«incitation à manifester et à déstabiliser la Région», l’«espionnage» et la lutte «armée». Les journalistes avaient couvert les manifestations contre les retards de versements des salaires des fonctionnaires à la rentrée 2020, les militants y avaient participé (AFP).
Autre aspect inédit au Kurdistan, le rapport de la Cour de cassation affirme que des diplomates américains et allemands auraient versé de l’argent aux accusés pour des missions d’espionnage. Le consulat allemand a qualifié ces accusations d’«absurdes», et le consulat américain a diffusé aux médias kurdes un communiqué du département d’État qui rappelle l’«attachement» de Washington «à la liberté d’expression» et «au respect des lois notamment dans le processus judiciaire» et appelle les pays hôtes à respecter le travail des «diplomates américains qui – tout comme les journalistes – rencontrent différentes personnes pour faire leur travail»… Le Canada, la France et l’Union Européenne ont exprimé eux aussi leur inquiétude (RFI), suivis le 12 par l’ONU (AFP).
Dernier point, la présence militaire turque dans les zones frontalières de la Région du Kurdistan prend de plus en plus l’allure d’une véritable invasion. Les Kurdes d’Irak s’inquiètent maintenant que celle-ci ne débouche vers une occupation permanente, comme ce qui s’est passé au Rojava voisin… En début de mois, alors que l’armée turque installait au moins 2 avant-postes supplémentaires près du village de Kesta, le ministre turc de l’Intérieur, Süleyman Soylu, a annoncé son intention d'établir une nouvelle base militaire au Kurdistan d’Irak. Parallèlement, l’armée turque continue à démontrer son habituelle indifférence aux dommages collatéraux qu’elle cause au cours de ses opérations: le chef du sous-district de Kani Masi a déclaré à la chaîne kurde Rûdaw qu'au moins 160 hectares de terres agricoles avaient été détruits par les frappes aériennes et d'artillerie turques. Puis durant les deux semaines suivantes, la Turquie a encore accru le nombre de ses incursions, avec des frappes aériennes et des tirs d’artillerie qui ont forcé l’évacuation d’au moins dix nouveaux villages. L’aviation turque a notamment frappé le 8 plusieurs secteurs du district de Mawat (Suleimaniyeh). Le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a par ailleurs publié un bilan d’élimination de combattants du PKK immédiatement rejeté par celui-ci, qui a accusé l’armée turque d’utiliser contre lui des armes chimiques (WKI).
L'invasion turque du Kurdistan irakien s'est encore intensifiée la semaine du 11, lorsque les forces turques ont effectué un barrage de frappes aériennes sur le village de Kista qui a forcé une évacuation complète. Le commandant général du PKK, Murat Karayilan, a de nouveau accusé la Turquie d'avoir utilisé des armes chimiques à Avashin et Metina.
Par ailleurs, les garde-frontières turcs tirent régulièrement depuis leur côté de la frontière sur les personnes se déplaçant en territoire irakien. Le 18, ils ont ainsi blessé par balles deux jeunes Kurdes de Turquie qui avaient franchi la frontière pour récupérer des chevaux qui s’étaient échappés et cherchaient à regagner leur village côté turc. Selon Sait Dede, député HDP de Hakkari, les soldats ont ensuite refusé de porter assistance aux blessés, les laissant perdre leur sang, et quand après une heure, des villageois venus secourir les blessés leur ont demandé un véhicule pour transporter ceux-ci, les militaires les ont accusés d’être des terroristes… Les blessés ont finalement été hospitalisés côté Kurdistan.
La contrebande est depuis longtemps importante dans cette zone, très militarisée, dont les résidents se voient interdire d’élever des troupeaux ou de cultiver le sol: pour survivre, il ne leur reste guère que le commerce illégal de cigarettes, de thé ou de sucre… Le père d’un des jeunes blessés a indiqué à Rûdaw que son fils n’était pas armé au moment des faits, et que cet incident n’était pas le premier dans ce secteur. Il a indiqué que les militaires avaient ensuite nié avoir tiré.
La troisième semaine du mois, l’armée turque a lancé de nouvelles frappes aériennes près du village de Kista qu’elle venait d’occuper, et dans le district d’Amêdî (Dohouk). De nombreux civils ont de nouveau été blessés, notamment une jeune de 20 ans à Kani Masi, et deux adolescents à Mergasor. Les opérations turques ont continué à Kani Masi jusqu’en fin de mois, mais aussi à Batifa et Avashin, ou des accrochages ont pris place avec le PKK. Parallèlement, des photos et des vidéos témoignent de la coupe par les Turcs de milliers d'arbres, une action dénoncée par des députés d’Erbil. D'autres rapports de sources médiatiques kurdes ont calculé que la Turquie exportait du Kurdistan irakien pour la vente sur son marché intérieur environ 450 tonnes d'arbres par jour: ces activités de pillage étatique rappellent celles ayant cours au Rojava dans les zones d’occupation turque, notamment à Afrîn avec les oliviers et l’huile d’olive.
Dans une évaluation de la présence turque au Kurdistan d’Irak publiée le 11 mai, le Washington Kurdish Institute (WKI) a compté au moins 41 bases et quartiers généraux militaires répartis jusqu’à 25 kilomètres de profondeur dans le territoire administré par le GRK. Ces implantations permanentes s'étendent sur la totalité des zones frontalières du Kurdistan, de quelques kilomètres de la frontière iranienne à l’est jusqu’à quasiment la frontière syrienne à l’ouest: de fait, silencieusement, la Turquie a constitué une véritable «zone de sécurité» similaire à celle qu’elle occupe au Rojava. Ces activités, accélérées dès mai 2018 sous le prétexte de lutter contre le PKK, ont suscité fort peu de réactions de l’Irak ou des États-Unis, et plus largement de la communauté internationale, alors que les contingents militaires turcs présents en Irak dépassent maintenant largement en nombre ceux des zones occupées dans le Nord syrien. Cette absence de réactions constitue indéniablement un succès pour la politique «néo-ottomane» du président turc, qui a su exploiter habilement l’enclavement du GRK, la faiblesse de l’État irakien, et les tensions Erbil-Bagdad. Sa politique anti-kurde tous azimuths, s’accompagnant d’un soutien permanent au djihadisme, dont Daech, a aussi jusqu’à présent rempli son rôle intérieur de diversion de l’état lamentable de l’économie turque. … De son côté, le journal libanais L’Orient-Le Jour cite Nicholas Heras, chercheur au Newlines Institute for Strategy and Policy, qui explique que la présence turque s’est intensifiée depuis un an: «Ce qui est différent maintenant, c’est le rythme des opérations militaires turques et l’augmentation du nombre de petites bases gérant les opérations avancées turques dans les régions du nord du Kurdistan irakien». Cette présence accrue «entraîne des activités de réapprovisionnement et de renforcement turcs plus fréquentes dans le Kurdistan irakien, ce qui donne l’impression qu’Ankara annexe tranquillement des parties du Kurdistan irakien à une zone militaire turque»…
Enfin, la région du Sindjar, située à la frontière syrienne et disputée entre Bagdad et Erbil, demeure un point focal des tensions régionales. Ankara menace d’y intervenir depuis des mois. À la différence de la plupart des zones d’opérations turques en Irak, elle se trouve sous le contrôle au moins nominal du gouvernement fédéral irakien. En fait, elle demeure une zone localement disputée entre différents groupes armés, dont des groupes pro-PKK, présents depuis que ce parti y a sauvé en 2014 un grand nombre de Yézidis de Daech. Ils s’opposent en particulier à la mise en œuvre de l’accord passé en octobre 2020 entre Bagdad et Erbil, qui prévoyait une reprise en main de la sécurité du Sindjar par Bagdad avec le recrutement de forces locales. La situation locale augmente le risque d’une intervention de l’armée turque, mais si celle-ci mettait sa menace à exécution, elle se heurterait aux milices pro-iraniennes Hashd al-Shaabi qui sont également déployées dans la zone. …
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Au Rojava, la décision d’augmenter le prix de l’essence, annoncée le 17 par l’Administration autonome du Nord-est syrien (AANES) dominée par les Kurdes du PYD, a provoqué dès le lendemain des manifestations dans plusieurs villes, notamment Qamishli et Hassakeh. «L'administration a été contrainte d'augmenter les prix parce qu'ils ne couvraient plus les coûts de production», a justifié Sadek al-Khalaf, un responsable de l’AANES (AFP). Il faut dire que l'Administration autonome se trouve toujours dans une situation économique difficile. Impactée par la propagation du coronavirus, qui a imposé une fermeture générale des frontières, elle est aussi toujours soumise au sud au blocus du régime de Damas et au nord à celui de la Turquie, les échanges avec l’Irak étant réduits au minimum… Alors que l’AANES contrôle les principaux champs pétroliers syriens, situés en Djéziré, les habitants ont du mal à comprendre pourquoi ils sont confrontés depuis des mois à une pénurie générale de carburant. Pour situer les idées, il faut rappeler)que le prix de l’essence est actuellement au Rojava de l’équivalent syrien de 13 cents par litre, contre 75 cents dans les zones contrôlées par Damas et 93 cents dans celles sous occupation turque. L’augmentation décidée par l’administration aboutirait à doubler, voire parfois à tripler le prix actuel. Les manifestations ont parfois dégénéré dans la violence, au point qu’un mort a été annoncé. À Hassakeh, le régime a été rapide à s’emparer du problème pour susciter des manifestations. Selon l’Observatoire syrien des Droits de l’homme (OSDH), des «manifestants pro-régime» y ont pris d'assaut une position des forces de sécurité kurdes, qui ont répliqué avec des tirs de semonce dans les airs. Les échauffourées qui ont suivi ont fait trois blessés. L’OSDH a aussi rapporté à Chaddadi une attaque contre une base des Forces démocratiques syriennes (FDS) par des personnes armées. Il y a finalement eu un mort et cinq blessés parmi les manifestants (AFP).
Suite à ces violences qui ont finalement fait deux morts, l’AANES a décidé le 19 de revenir sur sa décision. Elle a annoncé dans un communiqué officiel l’abrogation des hausses décidées deux jours plus tôt (AFP).
Parallèlement, les FDS ont poursuivi en début de mois leurs opérations contre l’organisation djihadiste Daech, qui comme dans l’Irak voisin, se montre de plus en plus active: ses membres lancent des attaques aussi bien dans le Nord-est syrien, et en particulier dans la province de Deir Ezzor, que dans la Badiyah désertique, au Sud du pays, contre l’armée de Damas, soutenue par l’aviation russe. Les FDS bénéficient toujours dans leurs opérations du soutien de la coalition anti-Daech. Elles ont annoncé en début de mois la capture à al-Shafaa (Deir Ezzor) d’un commandant djihadiste chargé des assassinats, et grâce à des informateurs locaux, ont pu désamorcer six bombes artisanales à al-Kasrah, dans la même province. Ces actions se sont poursuivies la semaine suivante à la frontière irakienne, où plusieurs caches d’armes ont été détruites. Les FDS ont également capturé quatre cadres djihadistes dans la province de Deir Ezzor et un cinquième à Hassakeh, tous impliqués dans une série récente d'assassinats, et ont démantelé une cellule djihadiste qui préparait des attentats pour l’Aïd. Cependant, le 19, les djihadistes sont parvenus à assassiner un membre du conseil civil de Deir Ezzor, Moayed al-Rayash, puis le 30, une autre personne à Raqqa. Enfin, le 31, un attentat utilisant une moto piégée a fait à Hassakeh un mort et trois blessés, tous civils.
Dans les camps situés sur le territoire de l’AANES où sont notamment détenus d’ex-membres de Daech et leurs familles, la sécurité s’est quelque peu améliorée après les opérations de police débutées en avril par les FDS et les Asayish (Sécurité kurde). La sécurité n’est cependant pas totale, comme le démontre l’assassinat par balles de deux sœurs de nationalité irakienne le 19 à Al-Hol. Mais une autre inquiétude croît dans ces camps: le coronavirus y a fait son apparition. Début mai, on comptait déjà au moins deux morts de COVID-19 à Al-Hol depuis les trois semaines précédentes, et 19 tests positifs. Le camp héberge 62.000 résidents vivant dans des conditions de promiscuité très favorables à la contagion. L’un des responsables du camp, Jaber Mustafa, a déclaré au journal l’Independant que la propagation de la maladie était difficile à éviter: «La plupart des résidents sont des enfants et des femmes qui se déplacent beaucoup d'une tente à l'autre», a-t-il indiqué, précisant que la situation sécuritaire avait jusqu’alors compliqué l'accès de l’assistance sanitaire.
Le 25, une centaine de familles irakiennes ont quitté Al-Hol pour retourner dans leur pays d’origine: «Mardi, 94 familles irakiennes, soit 381 personnes, ont quitté le camp d’Al-Hol, sous escorte de l'armée irakienne», a indiqué à l’AFP, sous couvert d'anonymat, un responsable de l'AANES. L’AFP n’a pu obtenir dans l'immédiat aucune confirmation côté irakien, mais le même responsable a précisé que ces départs constituaient la «première vague» de retours décidés grâce à un accord entre Bagdad et la coalition anti-Daech. Déjà en février, selon une source sécuritaire irakienne, une centaine de jihadistes irakiens avaient été remis à Bagdad. Selon un rapport de l'ONU publié en février, les Kurdes détiennent encore quelque 1.600 Irakiens soupçonnés d'avoir combattu pour Daech (AFP).
L’AANES se trouve par ailleurs toujours confrontée au harcèlement permanent de la Turquie et de ses mercenaires syriens. Outre les tirs d’artillerie et les attaques au sol, la Turquie continue à utiliser l’eau comme arme contre les habitants du Rojava, en retenant des quantités importantes sur le cours turc de l'Euphrate. Conséquence, le niveau du fleuve dans le Nord syrien a chuté dramatiquement ces dernières semaines, parfois jusqu’à cinq mètres. L’AANES a indiqué que le manque d’eau affectait à présent près d’un million de personnes. Interrogés le 2 mai par le site turc Ahval, les habitants se sont plaints de ce que la pénurie d’eau qui les affecte, outre la question évidente de la consommation d’eau potable, a de graves conséquences au niveau de l’agriculture et de l’électricité. Le blocage turc a affecté des millions de Syriens en provoquant l'arrêt de trente usines de traitement de l'eau dans la région et en entravant l'efficacité des centrales électriques (WKI). Toujours le 2, un agriculteur du Rojava interviewé par la chaîne kurde d’Irak Rûdaw a parlé d’un «désastre»: «Nous avions l'habitude de planter des tomates, des aubergines et de l'isot [piment] sur ce terrain. Maintenant, il n'y a plus rien». Interrogé au téléphone par Voice of America (VOA), Cihad Beyrim, un ingénieur qui supervise les opérations au barrage de Tishrin, l'une des principales installations hydroélectriques de Syrie, qui se trouve en zone contrôlée par l’AANES, a indiqué: «La réduction du débit d'eau a provoqué des baisses importantes des niveaux d'eau derrière les barrages de Tishrin et Tabqa dans notre région. […] Nous avons été contraints de réduire les heures d'électricité de 16 heures à huit heures par jour». Il a ajouté: «[Le niveau] baisse toujours, et si cela continue, nous serons obligés d'arrêter complètement la production d'électricité, car notre priorité absolue est de sécuriser l'eau potable pour notre population». À Manbij, des centaines de résidents ont protesté contre les actions de la Turquie et critiqué le silence de la communauté internationale (WKI). À Alep, la situation des habitants est considérée comme critique; comme à Deir Ezzor, deux grandes stations fournissant de l’eau potable à plusieurs quartiers d’Alep ainsi qu’à Raqqa risquent aussi de devoir fermer.
Selon l’accord signé entre Ankara et Damas en 1987, la Turquie doit laisser passer en Syrie au moins 500 m³ d'eau par seconde. Aujourd'hui, selon l'administration des barrages de l’AANES, le débit d'eau est inférieur à 200 m³ d'eau par seconde… Aykan Erdemir, Directeur du programme Turquie à la Foundation for Defense of Democracies et ancien membre du parlement turc, considère que la Turquie utilise régulièrement l'eau comme arme depuis un an en interrompant l'approvisionnement en eau des zones contrôlées par les FDS: «Le gouvernement turc calcule que l'utilisation de l'eau pourrait être particulièrement efficace alors que la pandémie actuelle de COVID-19 exacerbe les risques de santé publique dans la région», a-t-il déclaré à VOA… Mais bien que les preuves du blocage turc s’accumulent et que le régime de Damas comme l’AANES accusent la Turquie d’agir sciemment, Ankara continue à nier tout usage de l’eau comme arme contre le Rojava (Ahval) et déclare souffrir également de la sécheresse. Selon la NASA, «En ce début d'année 2021, la majeure partie de la Turquie connaît une grave sécheresse»; 2020 avait déjà été «la plus sèche des cinq dernières années» (Rûdaw).
Le 26, le sous-secrétaire général pour les affaires humanitaires des Nations unies s’est inquiété de la menace de catastrophe humanitaire suite à la baisse de niveau de l'Euphrate depuis janvier qui «atteint un point critique ce mois-ci». Dans un rapport consulté par le Figaro, une coordination d'ONG travaillant dans le nord-est de la Syrie s'inquiète également, notant une forte augmentation des cas de diarrhée et de leishmaniose, tandis que le comité de santé de la région de l'Euphrate (Kobanê et Aïn-Issa) communiquait le 27 mai sur le nombre croissant d'empoisonnements liés à l'eau (Le Figaro).
Le blocage de l’eau n’exclut pas l’usage d’autres moyens harcèlement comme les incendies ou les tirs d’artillerie: en début de mois, les agriculteurs kurdes ont accusé l’armée turque et ses mercenaires syriens d’avoir incendié leurs terres agricoles dans le village de Salim, à 15 km à l'ouest de Kobanê. Des incendies criminels ont déjà détruit des systèmes d'irrigation et des réserves d'eau potable dans cette zone. Parallèlement, les mercenaires au service d’Ankara ont poursuivi leurs tirs sur deux villages près de Tal Abyad / Girê Spî. Par ailleurs, les militaires turcs ont poursuivi la construction d'un mur le long de la section nord de l'autoroute stratégique M4, près d'Ain Issa. Ils visent clairement à isoler les zones qu’ils occupent des territoires contrôlés par Damas ou l’AANES (WKI).
Il faut signaler aussi des affrontements intermittents entre militaires ou mercenaires d’Ankara et FDS, notamment dans les zones rurales d’Alep et près de Manbij (OSDH). Le 11, Ankara a annoncé avoir répliqué à une attaque à la roquette sur un de ses convois de ravitaillement dans la province d’Idlib qui avait fait un mort et trois blessés parmi ses soldats, sans préciser l’identité des attaquants. Selon l’OSDH, une bombe artisanale a explosé au passage des véhicules turcs (VOA). Le 17, le président turc a annoncé l’élimination le 8 de Sofi Nurettin, nom de guerre du commandant militaire du PKK en Syrie (AFP). Erdoğan l’a de nouveau accusé d’être le «commanditaire» de l'exécution des 13 ressortissants turcs, membres pour la plupart des forces de sécurité, retrouvés morts en février dans la grotte de Gara, au Kurdistan d’Irak. Ces prisonniers des Kurdes ont selon toute probabilité été en réalité victimes en même temps que leurs gardiens des lourds bombardements de l’aviation turque et du gazage par l’armée de terre de leur lieu de détention…
Enfin, de plus en plus de témoignages émergent à propos des crimes contre l’humanité perpétrés par les forces d’occupation turques dans la région kurde d’Afrin, dont on sait qu’elles couvrent depuis 2018 racket, pillages, enlèvements, tortures et exécutions des mercenaires à leur service. En particulier, un jeune homme arrêté à Afrin par la brigade islamiste Sultan Murad sous l’accusation de liens avec l’AANES et emprisonné deux ans et demi a décrit sous couvert d’anonymat à l’agence de presse Hawar News (ANHA) les graves tortures qu’il avait subies: «J’ai été torturé pendant 27 jours par le directeur de la prison, Abu Laith. […] Après cela, j’ai été interrogé par un mercenaire nommé Abu Khaled. J’ai ensuite été remis à Ahmed Zakour de la milice Furqat al-Hamzat. La torture a continué. Là, les mercenaires et les services secrets turcs m’ont torturé physiquement et psychologiquement. Ils ont demandé une rançon aux familles de mes 24 compagnons de détention». Il témoigne également très clairement de l’implication des services secrets turcs (MIT) dans ses sévices: «Ils nous donnaient des chocs électriques et nous arrachaient les ongles. Ils nous enfonçaient des aiguilles sous les ongles. Ils nous affamaient. […] Tous les interrogatoires avaient lieu sous la supervision du MIT. Ils m’ont suspendu la tête en bas pendant un mois. Ils nous frappaient avec des matraques. Nous ne pouvions nous laver qu’une fois par mois. […] Les Kurdes étaient constamment insultés. […] Certains prisonniers n’ont pas pu supporter la torture et ont mis fin à leurs jours». Pourtant, le ministre turc de l’Intérieur, Süleyman Soylu, continue à prétendre qu’il n’y a pas eu la moindre allégation de torture durant ces quatre dernières années.
Pour poursuivre la modification de la composition ethnique de la région, l’occupant turc utilise en parallèle de nombreuses méthodes. Une politique de terreur pousse les Kurdes à partir. L’incendie de centaines d'hectares de terres agricoles appartenant à des Kurdes d’Afrin empêche ceux-ci de subsister et permet de les évincer. Enfin, l’occupant a remis au goût du jour des techniques de spoliation des Kurdes utilisées dans les années 90 au Kurdistan de Turquie par la réinstallation dans des zones kurdes de réfugiés turcophones venus d’Afghanistan. Cette fois-ci, il s’agit de réfugiés palestiniens de Syrie, dont la réinstallation a commencé dans deux implantations en cours de construction dans un village yézidi avec des fonds provenant en partie du Qatar. Au total, depuis l’invasion de 2018, Afrin a vu sa population kurde réduite de 99% à moins de 35%.
De plus, Ankara n’hésite pas à utiliser des fonds européens pour mener sa politique de nettoyage ethnique. Le porte-parole de l’ONG des droits humains Afrin-Syrie, Ibrahim Sheikho, accuse: «L’occupation turque accélère la réinstallation de familles turkmènes le long de la frontière avec la Turquie, où elles ont été amenées de différentes régions syriennes». L’occupant a également amené «[…] des centaines de mercenaires de Jabhet Al-Nusra et de Daech originaires du Turkistan, ouïghoures et ouzbèkes, et les a déployés […] dans les villages du district de Sherawa». Leur déploiement «[…] est supervisé par des mercenaires du Faylaq Al-Sham, dirigés par le chef des mercenaires Abdullah Halawa». Sheikho estime que le but de ce déploiement est d’«isoler la ville d’Afrin du reste des autres régions syriennes, et de l’encercler par des factions djihadistes répertoriées comme terroristes au niveau international». Par ailleurs, là aussi l’occupant fait de l’eau une arme: il a détourné la majeure partie de l’eau du barrage de Maidanaki, dans le district de Shera, vers la ville syrienne d’Azaz, occupée par la Turquie (Kurdistan au féminin)…
Enfin, pour compléter cette chronique du mois de mai, nous nous devons de mentionner ce qui s’apparente pourtant à un non-événement pour les Kurdes de Syrie: la «réélection» le 28 mai du président syrien Bachar el-Assad avec un score officiel de 95,1% des voix. Comme le remarque Libération, «Le régime syrien n’a même pas tenté de donner une apparence de plausibilité aux résultats» de cette «élection présidentielle», tenue le 26 seulement dans les deux-tiers d’un pays divisé dont 6,6 millions de ressortissants se sont par ailleurs exilés... Ni la région d’Idlib, tenue par des rebelles islamistes (4 millions d’habitants), ni celle administrée par l’AANES (3 millions), n’ont voté, ce qui rend les résultats officiels totalement invraisemblables. Les Occidentaux, qui avaient contesté d’avance un simulacre, n’ont pas reconnu les résultats, à l’inverse de Moscou. «L’échec à adopter une nouvelle Constitution [lors des discussions du Comité constitutionnel, à Genève] est la preuve que la prétendue élection du 26 mai sera une imposture», avait notamment estimé Linda Thomas-Greenfield, ambassadrice des États-Unis à l’ONU. Cet échec est en effet largement imputable à l’obstruction systématique de la délégation du régime (le Monde).
L’AANES avait indiqué qu’elle n’organiserait pas ce scrutin et qu’elle n’autoriserait pas son organisation dans les territoires qu’elle administre. La veille du vote, elle a annoncé la fermeture de ses points de passage frontaliers avec le régime «jusqu’à nouvel ordre». L’organe exécutif de l’AANES, le Conseil démocratique syrien (CDS), a publié un communiqué affirmant que cette «élection» viole la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies: «Nous, au sein du Conseil démocratique syrien, affirmons que nous ne […] participerons pas au processus d'élection présidentielle. Notre position est ferme: il n'y aura pas d'élections avant la solution politique prévue par les résolutions internationales, la libération des détenus et le retour des personnes déplacées».
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Selon un rapport de Hengaw, l’organisation de défense des Droits de l’homme au Kurdistan d’Iran, le mois de mai a été marqué dans cette région par un nombre important de suicides. Ce rapport, qui concerne la période allant du 21 avril au 21 mai (le mois persan d’Ordibehesht) et couvre les provinces kurdes d’Ilam, Kermanshah, Kurdistan et Azerbaïdjan Occidental, dénombre au moins 29 suicides concernant 14 femmes et 15 hommes, dont 4 mineurs. L’organisation attribue ces suicides à des causes diverses: pauvreté, chômage, problèmes familiaux et mariage forcé. L’augmentation du nombre de suicides depuis plusieurs mois ne concerne pas seulement le Kurdistan, mais l’ensemble du pays. Iran News Wire donne l’exemple de Téhéran, où 84 personnes ont mis fin à leurs jours seulement entre les 15 et 16 avril, et rapporte les résultats d’une enquête sociologique selon laquelle le nombre de suicides en Iran a augmenté de 60% entre 2015 et 2019. Le plus effrayant est que cette augmentation, terriblement rapide, a en fait diminué par rapport à la période 2011-2015, durant laquelle, selon le site web d’État Khabar «les taux de suicide avaient augmenté de 66% chez les femmes et de 71% chez les hommes. […] Depuis des années, les médias ne reçoivent pas de statistiques sur les taux de suicide, car les organisations concernées refusent de les publier...».
Ces chiffres témoignent du désespoir quotidien de nombreuses familles iraniennes. Au Kurdistan, la répression politique constante et la politique économique discriminatoire du régime sont certainement des facteurs de grand désespoir. Les jeunes Kurdes victimes de la répression préfèrent parfois s’exiler, et ceux qui doivent rester pour subvenir aux besoins de leur famille n’ont fréquemment d’autre choix que se tourner vers le dangereux métier de porteur transfrontalier, ou kolbar.
Considérés comme des contrebandiers par les forces de répression du régime, ils sont abattus à vue impunément dans les montagnes. N’étant pas armés, ils ne représentent pourtant aucun danger. La contrebande n’étant passible que d’amendes ou de peines de prison, il s’agit donc de peines de mort extrajudiciaires, en d’autres termes d’assassinats… Début mai, deux kolbars ont ainsi été blessés dans le Hawraman, et un troisième près de Sardasht. La semaine suivante, un autre a été blessé près de Baneh et un autre près de Piranshahr le 10. Certains perdent la vie en cherchant à échapper aux pasdaran, comme celui qui s’est noyé dans la rivière Benar à Ouroumieh. Enfin, près de Nowsud, un autre kolbar a été blessé en marchant sur une mine placée par les forces iraniennes. Le 15, les garde-frontière iraniens ont tué un kolbar à Salmas et en ont blessé deux autres à Nowsud, un à Kamyaran et un dernier à Piranshahr. L’Institut kurde de Washington (WKI) a fait état le 18 de la mort de 56 kolbars depuis janvier, tandis que plus de 200 ont été blessés.
Malheureusement la liste s’est poursuivie jusqu’en fin de mois, avec deux nouveaux blessés la semaine du 17 près de Baneh, dont l’un a dû être hospitalisé, puis un nouveau mort le 26 à Sarpol Zahao (Kermanshah) et encore un blessé à Baneh. Parallèlement, les garde-frontière iraniens ont passé à tabac plusieurs kolbars détenus ayant avoué avoir transporté des marchandises près de Nowsud et Hawraman.
Dans un contexte de renforcement récent de la présence du PDKI au Kurdistan d’Iran, et de déploiement de forces de sécurité supplémentaires par Téhéran en réponse, des affrontements ont opposé le 21 peshmergas et forces iraniennes sur la route de Mahabad et Bokan, faisant des morts des deux côtés. Le PDKI a indiqué que 2 de ses peshmergas avaient été tués, et que trois agents du renseignement iranien et deux pasdaran, dont un officier, avaient également trouvé la mort (Rûdaw).
Comme précédemment mentionné, de nombreux jeunes Kurdes d’Iran choisissent de s’exiler. Ils commencent généralement par rejoindre la Région du Kurdistan, dans l’Irak voisin. Le Haut commissariat aux Réfugiés des Nations unies (HCR) a compté plus de 10.000 réfugiés kurdes d’Iran enregistrés en ce moment auprès de ses bureaux en Irak, la grande majorité au Kurdistan (Duvar). Ce mois-ci a été marqué par le suicide d’un de ces demandeurs d’asile, Mohammad Mahmoudi, âgé de 27 ans, qui a choisi de s’immoler par le feu en s’aspergeant d'essence le 18 devant les bureaux de l’ONU à Erbil. Assisté par des gardes du bureau des Nations unies et des passants, il a été hospitalisé, mais malgré un traitement en soins intensifs pendant 6 jours, il est décédé de ses brûlures le matin du 24. Avant son geste, il avait expliqué devant les caméras être un militant politique kurde d'Iran: «Sommes-nous censés vivre comme je vis à cause de mon activité politique? Est-ce cela la vie? Nous vivons comme des chiens sans abri depuis quatre ans!», avait-il déclaré. Cet ancien peshmerga, originaire de Bokan, avait été condamné à mort en Iran (RojInfo). Travaillant comme ouvrier journalier, il attendait toujours le traitement de sa demande de statut de réfugié déposée en 2017 (AFP). Cela pourrait être lié à son passé de combattant, le HCR n’offrant «pas de protection à toute personne ayant porté les armes ou ayant des antécédents criminels»… Par ailleurs, la pandémie a ralenti le rythme des réinstallations de réfugiés dans des pays tiers (Duvar).
Par ailleurs, durant le mois de mai, le nombre de victimes de la pandémie de COVID-19 a atteint puis dépassé en Iran la barre des 300.000 décès. Il ne s’agit pas des chiffres «officiels» du régime, celui-ci cherchant depuis le début à dissimuler l’ampleur de son incapacité à contrôler la propagation du virus. Ce chiffre provient de l’opposition en exil du Conseil national de la résistance (NCRI), et en particulier de l’Organisation des Moujahiddine du Peuple iranien (OMPI), qui compile régulièrement son propre bilan de la situation sanitaire en consolidant des données provinciales d’origines diverses. Selon cette source, le 1er mai, on comptait dans 541 villes d’Iran plus de 272.000 décès, et le 30 mai, ce chiffre était passé à plus de 302.000, ce qui donnerait une augmentation estimée de 30.000… Ces chiffres sont quatre fois supérieurs à ceux publiés par les autorités. Selon l’OMPI, la barre des 300.000 morts a été dépassée le 29. Etant donné les conditions de vie précaires des habitants du Kurdistan d’Iran et l’absence de mesures de soutien économique aux plus exposés, il n’est pas surprenant que la région compte de nombreuses victimes du COVID. En Azerbaïdjan occidental, le nombre de décès calculé par l’OMPI au 1er mai, 10.178, et monté à 11.343 le 30, soit 1.165 morts estimés en un mois (pour 3 millions d’ahabitants en 2011). À Kermanshah, avec 5.454 décès au 1er mai, on en comptait 5724 le 15, soit une augmentation de 270.
Durant ce mois préludant à l’élection présidentielle de juin prochain, les forces de répression du régime ont déployé une importante activité. Déjà, selon l'organisation Hengaw, au moins 28 militants politiques, environnementaux et syndicaux kurdes avaient été arrêtés en avril. On a appris le 1er mai qu’au Lorestan, les pasdaran n’avaient pas hésité le 29 avril à utiliser gaz lacrymogènes et tirs de grenaille contre les villageois du village de Kahman Aleshtar qui protestaient contre l’abattage de leurs noyers par les agents du régime. Selon le CNRI, lors de son récent voyage au Lorestan, le chef du pouvoir judiciaire, l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi, donné favori pour les prochaines présidentielles, avait donné l’ordre d’intensifier les mesures répressives… Le jour de la Fête du travail, les forces de sécurité de Sanandadj ont arrêté au moins huit personnes qui avaient tenté de tenir dans le quartier d’Abasawa un rassemblement de protestation contre les mauvaises conditions de travail et le taux de chômage élevé au Kurdistan iranien. Deux seulement des personnes arrêtées ont été libérées la semaine suivante, et un nouvel activiste kurde, Ali Allawaisi, a été arrêté (WKI).
À Marivan, une dizaine de personnes ont été arrêtées pour avoir protesté contre un groupe de salafistes ayant attaqué de nombreuses personnes qu’ils accusaient d'avoir bu de l'alcool. À Bokan, le militant écologiste kurde Simko Maroufi a été condamné à un an de prison et à l’interdiction de voyager à l'étranger pendant deux ans pour «propagande contre l'État». Une autre condamnation à relever est celle du prisonnier politique kurde Mohammed Muradi, qui a reçu quarante ans de prison pour «port d'armes» et «appartenance au Parti démocratique du Kurdistan». Par ailleurs, l'agence de presse Human Rights Activists News Agency (HARANA) a rapporté que le peintre kurde de Khorramabad (Lorestan) Amin Masuri a reçu neuf mois de prison pour ses peintures représentant la répression violente du régime contre les manifestants de l'automne 2019. Masuri avait déjà été emprisonné pour avoir participé à des manifestations antigouvernementales… (WKI) Le 18 à Sanandaj, selon des sources locales, les forces de sécurité ont arrêté simultanément cinq militants kurdes des droits civils, Reza Rezaei, Mohsen Hossein-Panahi, Keyvan Elyasi, Morteza Mohammadi et Ghaneh Khateri. Aucune information n'est encore disponible sur la raison de ces arrestations et sur leur situation (KHRN).
En fin de mois, l’Etelaat (Service de renseignement) a mené de nouvelles arrestations: le journaliste kurde Amen Mohammadi à Sirwan, le militant Najaf Mehdipour à Darreh Shahr, et plusieurs autres Kurdes à Ouroumieh, Mahabad et Piranshahr (KMMK). Par ailleurs, à Mahabad, le militant kurde Saed Husseini a reçu quarante ans de prison pour «rébellion». Hengaw a aussi rapporté que le militant écologiste kurde Khabat Mafakhery avait reçu à Mahabad quatre ans de prison pour «appartenance au Parti kurde de la vie libre».
La menace de la peine capitale pèse toujours sur la tête des activistes arrêtés. Après avoir exécuté en septembre dernier le champion de lutte Navid Afkari pour avoir participé à une manifestation contre la corruption en 2018, le régime menace maintenant son frère Vahid d’exécution pour le forcer à enregistrer des aveux filmés… (VOA) .
Enfin, les autorités préparent l’élection présidentielle prévue le 18 juin prochain – plus exactement, elles organisent la victoire du candidat ultraconservateur Ebrahim Raïssi. Celui-ci est tristement connu des Kurdes et de tous les opposants au régime pour sa supervision en tant que responsable du pouvoir judiciaire de nombreuses exécutions de dissidents. De plus, il avait participé en 1988 à la «Commission de la Mort» de Téhéran qui avait prononcé des milliers d’exécutions de prisonniers politiques, considérées par les organisations de défense des Droits de l’homme comme des crimes contre l’humanité…
Le simulacre d’élection qui se prépare devrait voir sans surprise la victoire de Raïssi, puisque le Conseil des Gardiens de la Constitution a pris soin d’éliminer du scrutin tous les concurrents présentant le moindre risque de lui ravir la victoire. Pour la première fois, la faction «réformiste» au sein du régime a annoncé qu’elle n’avait aucun candidat. Ses adversaires conservateurs semblent assurés d’assumer la totalité des pouvoirs, ce qui leur permettrait de réduire drastiquement toute dissension au sein du régime.
Dans ces conditions, on ne s’attend pas à une ruée vers les bureaux de vote. Le processus d’élimination a été si sévère que «même certains membres du Corps des gardiens de la révolution islamique, connus pour leur forte hostilité à toute dissidence politique, ont qualifié l'élection d'antidémocratique» (New York Times). Les appels au boycott se sont multipliés. L’ancien président Mahmoud Ahmadinejad, dont la candidature à la présidence a également été rejetée par le Conseil des gardiens, a lui aussi déclaré qu'il ne voterait pas et a dénoncé le Conseil.
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Alors que les médias turcs sont étroitement contrôlés par le pouvoir et qu’une répression implacable empêche toute expression publique de mécontentement, rien d’étonnant à ce que les vidéos diffusées sur Youtube par le chef mafieux en exil Sedat Peker, longtemps très proches des cercles du pouvoir AKP et de son président, soient devenues virales: fin mai, ses sept vidéos hebdomadaires avaient été vues plus de 55 millions de fois (Financial Times), et l’une d’elles avait enregistré à elle seule 15 millions de visionnages! Soumis à une presse aux ordres et privés de la possibilité de s’exprimer eux-mêmes, les Turcs suivent les «vidéos Peker» comme une série Netflix, écoutant ce que le chef mafieux d’extrême-droite présente comme des révélations, «qui mettent en lumière les relations incestueuses entre l’alliance islamo-nationaliste au pouvoir et le crime organisé» (Le Figaro). L’homme est d’autant plus dangereux pour le pouvoir qu’il est un ancien soutien d’Erdoğan, avec lequel il se faisait photographier, ce qui laisse supposer qu’il connaît effectivement les dessous de nombreuses affaires... Ceci compense le fait qu’il n’apporte à l’appui de ses accusations que des preuves indirectes.
Pourquoi ce parrain du racket et du trafic de drogue, s’est-il retourné contre ses anciens amis? Il semble d’abord qu’il ait été mis à l’écart par le pouvoir au profit d’un rival, lui aussi un maffieux d’extrême-droite, Alaattin Cakıcı, protégé du leader du MHP Devlet Bahceli. En 2019, le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, qui protégeait encore Peker à ce moment, l’avait semble-t-il engagé à quitter le pays en raison d’une enquête judiciaire ouverte contre lui. Peker avait donc fui la Turquie quelques mois avant une opération de police durant laquelle une cinquantaine de membres de son organisation criminelle avaient été arrêtés. En avril 2020, il avait diffusé une première vidéo dans laquelle il s’en prenait au gendre d’Erdoğan, Berat Albayrak, alors ministre des Finances, qu’il rendait responsable de sa disgrâce. Puis il avait gardé le silence un an. Mais c’est une perquisition policière chez sa femme en avril dernier qui semble l’avoir mis en rage. Özge Peker, son ancienne avocate, a indiqué que les policiers des forces spéciales étaient venus perquisitionner à son domicile munis d’armes à canon long qu’ils avaient pointées sur ses enfants. Peker a ensuite fait allusion dans une de ses vidéos au «comportement indécent» des policiers à l’égard de sa femme et de ses filles… Quoi qu’il en soit, s’estimant trahi par Soylu, dont il espérait probablement qu’il l’aiderait à rentrer au pays, il a publié sur Twitter le 18 avril la vidéo de ses entretiens avec le journaliste Hadi Özisik, un ancien conseiller du ministre. Il y déclarait que lui et son frère avaient servi d’intermédiaires entre le ministre et la pègre turque (RFI). Ce n'était qu’un début: dans ses vidéos suivantes, diffusées sur sa chaîne Youtube, puis sur son propre site web, http://www.sedatpeker.com/, le gangster a entrepris de régler ses comptes…
Dans une de ses premières vidéos, il a accusé le député AKP Tolga Ağar du viol en 2018 d’une étudiante et journaliste kirghize retrouvée morte après qu’elle avait déposé plainte, alors présentée comme suicidée. Dans sa vidéo publiée le 23 mai, il a accusé Erkan Yıldırım, fils de l’ancien Premier ministre d’Erdoğan Binali Yıldırım, d’avoir fait passer de la cocaïne en Turquie depuis le Venezuela, un pays où il s’était rendu deux fois début 2020… En fin de mois, il a détaillé comment le gouvernement turc avait utilisé la société Sadat, créée par l'ancien conseiller militaire d’Erdoğan, Adnan Tanriverdi, pour fournir armes et drones aux affiliés d'Al-Qaïda en Syrie, poussant le HDP à demander une enquête parlementaire. Entre temps, il s’est étendu sur la protection policière que le ministre de l’Intérieur lui avait fournie… Dans une autre vidéo, Peker a affirmé que ses hommes de main avaient participé en 2015 à l'attaque des bureaux du journal Hurriyet sur ordre d’un député AKP dont il n’a pas révélé le nom.
Lorsque Peker a déclaré avoir chargé son frère Atilla, il y a 25 ans, d’assassiner le journaliste et homme politique chypriote turc Kutlu Adalı (une mission que selon le gangster celui-ci n’aurait pas réussi à accomplir, bien qu’Adalı ait bien été abattu par la suite), sur l’ordre de l’ancien ministre de la Justice et de l’Intérieur, l’ultra-nationaliste Mehmet Ağar, la police est allée arrêter Attila Peker. Peker a également indiqué qu’Ağar avait aussi ordonné l’assassinat du journaliste d'investigation, Uğur Mumcu, tué dans l’explosion de sa voiture en 1993, et du mari de Pervin Buldan, l’actuelle co-présidente du HDP, Savaş Buldan, enlevé et assassiné en juin 1994. La famille de Mumcu a demandé la réouverture de l’enquête, et Pervin Buldan a déclaré que son mari avait été tué par l'État et que les responsables avaient été acquittés, ajoutant qu'elle chercherait à les faire rejuger ( Reuters).
Indice de la nervosité du pouvoir, le 21, le journaliste de l’Agence d’État Anatolie Musab Turan a été licencié après avoir demandé en conférence de presse aux ministres de l'Industrie Mustafa Varank et de l'Agriculture Bekir Pakdemirli de répondre aux allégations selon lesquelles le ministre de l'Intérieur aurait des liens avec Peker. L’agence a annoncé l’ouverture d’une enquête contre lui pour «appartenance à une organisation terroriste» (Rûdaw).
Les responsables mis en cause ont bien entendu nié. Le 24, Süleyman Soylu, répondant aux questions d’un journaliste dans une interview télévisée de trois heures, ne s’est guère montré convaincant, semblant surtout chercher à éluder les questions… (RFI) Il a ensuite porté plainte contre Peker pour insulte et diffamation. Erdoğan, que Peker s’est pour l’instant bien gardé de mettre en cause directement (il l’appelle dans ses vidéos «abi», «grand frère»), a pour la première fois réagi au scandale en déclarant soutenir son ministre. Le 27, la Turquie a émis un mandat d'arrêt contre Peker (AFP). Tolga Ağar, qui n’est autre que le fils de l’ancien ministre Mehmet Ağar, également mis en cause, a qualifié sur Twitter l’accusation de viol de «calomnie».
Mais les vidéos de Peker ont réactivé dans la mémoire collective le souvenir de l’accident de voiture de Susurluk en 1996: dans un des véhicules accidentés on avait retrouvé notamment le chef adjoint de la police d'Istanbul et Abdullah Çatlı, chef des Loups gris et tueur du MIT. Ainsi se trouvait concrètement exposée la collusion entre responsables de l’État, ultra-nationalistes et maffia turque. Le ministre de l’Intérieur de l’époque avait dû démissionner. Il s’appelait… Mehmet Ağar.
Le 24 mai, Peker, après sept vidéos, a annoncé qu’il en restait encore cinq à venir…
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