Dans le cadre de son voyage en Irak, où il a coprésidé à Bagdad une conférence régionale co-organisée par les autorités irakiennes et la France qui réunissait notamment les pays voisins de l’Irak, le président de la République française s’est rendu, le 29 août, au Kurdistan irakien où il a été accueilli très chaleureusement.
Au cours de ses rencontres avec le président du Kurdistan, Nechirvan Barzani, son prédécesseur Massoud Barzani, le Premier ministre, la présidente du Parlement, il a souligné l’importance des liens historiques entre les peuples kurde et français. Ces liens se sont approfondis et renforcés dans le combat commun contre Daech où les combattants kurdes d’Irak et de Syrie ont joué un rôle décisif, a-t-il ajouté. «La France n’oublie pas ses amis et ne les abandonne jamais. Elle restera solidaire du peuple kurde et œuvrera pour la poursuite du dialogue entre Erbil et Bagdad pour la stabilité et la souveraineté de l’Irak».
Les rencontres se sont déroulées dans un climat cordial et chaleureux.
C’est à partir d’Erbil que le président a pu se rendre à Mossoul pour y rencontrer les communautés chrétiennes et visiter le chantier de reconstruction, financé par les Emirats arabes unis, de la mosquée historique Nouri de la ville où le chef de Daech avait proclamé son « califat islamique » et détruite par cette organisation djihadiste lors de la bataille de Mossoul.
Selon l’Elysée, le président Macron a pu également durant son séjour s’entretenir avec Nadia Mourad, Yézidie et Prix Nobel de la Paix 2018, qu’il avait déjà reçue à l’Elysée en octobre 2017 puis en octobre 2018. Les discussions ont porté sur la situation des communautés yézidies, notamment au Sindjar, et sur les droits des femmes.
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Les agressions et exactions des militaires turcs ou de leurs supplétifs syriens se poursuivent au Rojava. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), le 3 août au matin, des tirs de roquettes sur le village d'Al-Safawiya, à l’est d’Aïn-Issa, ont tué quatre membres d'une même famille, un homme et trois enfants, dont deux fillettes, tandis que la mère et une autre fille, blessées, étaient hospitalisées à Raqqa. Le village se trouve près de l’autoroute stratégique M4, que la Turquie cherche depuis octobre 2019 à contrôler pour empêcher les communications est-ouest à l’intérieur du territoire administré par l’AANES (Rûdaw). D’autres frappes sur le même secteur ont fait un blessé, et des affrontements au sol ont opposé les Conseils militaires de la ville chrétienne de Tal Tamer et de Manbij et les mercenaires syriens pro-turcs. La deuxième semaine d’août, de nouveaux tirs d’artillerie sur des villages proches de Tal Tamer ont blessé une femme, provoquant la colère des habitants. Ceux-ci reprochent aux militaires russes de ne pas jouer leur rôle de garant du cessez-le-feu conclu en octobre 2019… Dans un rapport récent, le Conseil militaire de Manbij estime que frappes aériennes et tirs d’artillerie turcs ont depuis 2016 fait 30 morts et au moins 67 blessés civils (WKI).
La semaine du 16, les mercenaires pro-turcs ont lancé de nouvelles attaques contre l’AANES. Le 17, des tirs sur Zagan (Abou Rasain) ont tué une femme et en ont blessé seize autres. Le 19, une frappe aérienne sur une position des Forces démocratiques syriennes (FDS) à Tal Tamer a tué quatre combattants, dont une femme, et entre Qamishli et Hasaké, une frappe de drone turc a tué dans sa voiture un officier des Unités de défense du peuple (YPG). D’autres attaques ont visé Kobanê le 21 et les environs de Manbij le 22. Le Conseil démocratique syrien (CDS, l’organe représentatif du Rojava) a dénoncé dans un communiqué l’inaction de la Russie et de la coalition anti-Daech face aux incessantes attaques turques: «Le CDS tient le gouvernement de la Fédération de Russie pour responsable des attaques turques. Nous appelons également la coalition dirigée par les États-Unis à clarifier sa position sur les hostilités turques et la communauté internationale à condamner les attaques turques». La dernière semaine d’août, de nouvelles frappes ont atteint plusieurs bourgs chrétiens à l’ouest de Tal Tamer, des villages près d'Aïn Issa, et des zones de réinstallation de déplacés kurdes d'Afrin, près de Tal Rifaat et de Shahba (WKI).
Les garde-frontière turcs continuent aussi leurs exactions contre les réfugiés kurdes syriens tentant d’entrer en Turquie: dans la nuit du 7 au 8 près de Qamishli, un adolescent de 14 ans et un homme de 34 ans ont ainsi été arrêtés puis torturés, et un enfant de 11 ans et une femme de 25 ans auraient été violés… Les victimes, sauvagement battues avant d’être renvoyées côté syrien par-dessus le mur frontalier, haut de plusieurs mètres, ont livré leur témoignage à l’agence du Rojava Hawar News (ANHA).
Les différentes factions pro-turques continuent aussi à s’affronter pour leur part du pillage, comme à Afrîn Ahrar as-Sharqiya. Le département d’État américain a d’ailleurs sanctionné le 28 juillet ce groupe pour ses «nombreux crimes contre des civils, en particulier des Kurdes syriens», mentionnant «homicides, enlèvements, actes de torture et confiscations», et accuse aussi le groupe d’avoir intégré d'anciens membres de Daech (WKI).
Le 11, des membres de la «Brigade Noureddine Zengî» ont enlevé un villageois près de Jendires, prétextant son appartenance à un parti kurde; le 12, treize autres civils, dont dix du village de Kartalak Kabîr, ont été enlevés contre rançon par des combattants de la «Brigade Sultan Mourad» formée pour l’essentiel de Turkmènes syriens et de Loups gris turcs. Il ne s’agit que de quelques-uns des enlèvements rapportés récemment. Dans Afrîn même, des affrontements ont éclaté entre la «police militaire» mise en place par les Turcs et le Jahbat al-Shamia… La «Brigade Sultan Mourad» a mis plusieurs villages sous un couvre-feu total allant jusqu’à dix jours (OSDH). À Qartalaq, le couvre-feu a duré quatre jours: les miliciens se seraient ainsi vengés d’habitants ayant réussi à récupérer leurs biens confisqués en se plaignant aux forces turques… Les villages de Mash'alah et Matnali, dans le district de Sharran, ont aussi été isolés. À Qartalaq, 29 civils, dont plusieurs femmes, ont été «arrêtés», et ont témoigné avoir subi tortures et «traitements inhumains et dégradants» (OSDH). À Mabata, les mercenaires pro-turcs ont également assassiné un Kurde d’Afrîn nommé Rithwan Abdul Rahim, qui voulait récupérer son oliveraie.
Concernant le pillage organisé par l’État turc et ses mercenaires islamistes, le journaliste Maxime Azadi a mené une longue enquête sur les circuits de vente sur le marché mondial de l’huile d’olive d’Afrîn. Ses conclusions sont accablantes. Avant l’invasion turque, la montagne d’Afrin comptait au moins 18 millions d’oliviers. «Selon les économistes [note l’auteur], la production d’huile d’olive en 2018 à Afrin était d’environ 50.000 tonnes et était estimée à 130 millions d’euros. Les mercenaires syriens pro-turcs auraient donc récolté comme prix de leurs services un butin dépassant les 90 millions d’euros». Les biens kurdes pillés, l’huile d’olive, mais aussi le savon «d’Alep» et encore d’autres produits, sont vendus dans toute l’Europe, mais aussi au Canada et aux États-Unis. En Europe, après l’Espagne, c’est l’Allemagne qui est maintenant le centre du trafic. L’huile volée passe d’abord en Turquie, d’où elle est très officiellement exportée vers l’Allemagne et d’autres pays européens, dont la France et le Danemark, par l’autorité turque de normalisation TSE. En Allemagne, l’entrepôt principal se trouve à Magdebourg. Il est difficile d’estimer la quantité réelle de biens pillés ainsi écoulés, car si certains annoncent ouvertement l’origine «Syrie» ou même «Afrin–Alep», d’autres affichent une pseudo-origine turque. Tous les produits à base d’olives provenant de Turquie sont donc suspects. Par ailleurs, en termes de droit international, l’incapacité des États européens à empêcher ces importations de biens pillés les rend complices des crimes commis à Afrin et complices de financement du terrorisme, puisque les revenus des ventes reviennent aux pilleurs.
Par ailleurs, les résidents du Rojava continuent à souffrir d’une sécheresse record, qui après une décennie de guerre, menace leur survie même. Le débit de l’Euphrate a baissé de moitié, menaçant la production d’électricité: encore 10 cm de baisse et les turbines du barrage de Tichrine s’arrêteront. Selon le directeur de la Direction de l'énergie de l’AANES, Welat Darwich, la production électrique a déjà chuté de 70% durant l'année écoulée, et les agriculteurs subissent quotidiennement jusqu’à 19 h de coupures… Organisations internationales, analystes et ingénieurs, tous alertent sur une catastrophe humanitaire imminente. La Turquie dément pourtant utiliser l’eau comme arme en la retenant, assurant être elle-même confrontée à une sécheresse historique… Il est vrai que pour Ankara, qui contrôle depuis 2019 la station de pompage d’Allouk, il est plus facile de couper le robinet à cet endroit. Les Turcs ne s’en sont d’ailleurs pas privés: depuis cette date, Allouk, qui alimente près d’un demi-million d’habitants, a été selon l’ONU coupé pas moins de 24 fois (AFP).
Concernant les relations avec le régime, toujours tendues sur le terrain, une nouvelle passe d’armes diplomatique s’est produite avec Damas après que l’AANES a ouvert le 9 une représentation à Genève. Cette ouverture est quelque peu paradoxale dans la mesure où l’Administration autonome demeure toujours exclue par le veto turc des discussions sur l’avenir de la Syrie qui se tiennent dans cette ville sous l’égide des Nations Unies. Le vice-président de l’AANES, Badran Chia Kurd, a déclaré que ce bureau visait à «développer les relations […] avec le gouvernement et le peuple suisses». Sans surprise, quelques heures à peine après l’annonce de l’ouverture, le ministère turc des Affaires étrangères a convoqué le chargé d'affaires suisse en Turquie. Puis le 24, la Syrie a à son tour officiellement «condamné» l'ouverture de ce bureau «illégal» et transmis aux autorités suisses un mémorandum les appelant à reconsidérer leur décision d'autoriser l’ouverture: «l’ouverture de la soi-disant Représentation de l'AANES auprès de la Confédération helvétique [...] viole les obligations de celle-ci par rapport au droit international et à la Charte des Nations Unies concernant les principes de non-ingérence dans les affaires des autres pays et le respect de leur souveraineté et de leur indépendance» (SANA). Le représentant de l'AANES à Genève, Hikmat Ibrahim, a réagi en «regrettant» ces déclarations: «C’est cette mentalité d'exclusion qui a mis le pays dans sa situation actuelle» (North Press Agency). Pourtant, le 14, le président syrien avait, pour la première fois depuis le début de la révolution en 2011, mentionné en termes positifs la décentralisation du pays. Lors de la prestation de serment de son nouveau gouvernement, Bachar al-Assad avait en effet déclaré que «la décentralisation permet d'atteindre un développement équilibré entre les différentes régions syriennes». Mais il reste que, malgré la médiation russe, les discussions entre l’AANES et Damas n’ont jusqu’à présent permis de réaliser aucun progrès significatif.
Par ailleurs les FDS ont poursuivi tout ce mois leur lutte contre Daech, annonçant en début de mois la capture de deux djihadistes près de Shaddadi. Daech a adopté en Syrie la même stratégie qu’en Irak voisin, s’en prenant aux lignes électriques pour susciter le désordre; des attaques ont notamment visé plusieurs pylônes près du camp d’Al-Hol… Le 7, quatre enfants ont été blessés par une bombe artisanale près de Kobanê. Mi-août, les FDS ont annoncé l'arrestation de 36 djihadistes dans les gouvernorats de Raqqa et de Deir Ezzor, dont «trois terroristes soupçonnés de collaborer avec les forces turques». Des armes, des munitions et des explosifs ont également été saisis lors de raids antiterroristes soutenus par les États-Unis. La dernière semaine du mois, 20 autres djihadistes ont été appréhendés à Abou Khashab et Diban (Deir Ezzor). Mais la dangerosité de l’organisation demeure élevée: le 29 deux membres des FDS ont été tués dans une embuscade près de Jedîd Ekedat et trois autres blessés (WKI).
Sur le plan des relations avec les États-Unis, devant le retrait américain d’Afghanistan et l’effondrement chaotique face aux Talibans qui s’en est suivi, les FDS ont exprimé de l’inquiétude, d’autant qu’elles ont déjà subi un soudain retrait américain en septembre 2019, qui avait ouvert la voie à l’invasion turque, et le laisser-faire américain devant l’invasion turque d’Afrîn en 2018… L’administration Biden a cherché après son arrivée à rassurer ses alliés sur le terrain. Le général Kenneth F. McKenzie, chef du Central Command américain, et le secrétaire d'État adjoint par intérim pour les affaires du Proche-Orient Joey Hood, ont été dépêchés sur place. Le 1er août, le commandant de la force opérationnelle interarmées américaine Inherent Resolve, le lieutenant-général Paul T. Calvert, a assisté à la conférence annuelle des Conseils militaires des FDS. Remerciant les FDS pour leur contribution à la lutte contre Daech, il a assuré qu’il continuerait à les soutenir et à maintenir l’action conjointe avec celles-ci jusqu'à ce que les cellules de Daesh soient éliminées (SDF Press). Côté FDS, le commandant en chef Mazloum Kobanê s’est montré prudemment optimiste. Décrivant une certaine amélioration des relations avec Washington au cours des sept mois qui ont suivi l'entrée en fonction du président Biden, il a déclaré qu'il s'attendait à ce qu'une stabilité relative prévale dans le Nord-Est de la Syrie «si l'Amérique tient ses promesses». C’est bien la question.
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L’armée turque a poursuivi en août ses frappes aériennes et ses opérations au sol au Kurdistan d’Irak. Elle justifie toujours sa présence militaire par sa lutte contre le PKK, mais celle-ci, par sa permanence, son ampleur et sa violence, évoque de plus en plus une véritable invasion. De plus, les militaires d’Ankara continuent à faire montre de leur mépris habituel pour la protection des vies civiles sur leurs théâtres d’opération. D’ores et déjà, des dizaines de civils ont été tués et des milliers d'autres provenant de centaines de villages ont dû fuir leur demeure. Le gouverneur adjoint de la province de Dohouk a estimé début août que les incendies provoqués par les frappes aériennes et les tirs d’artillerie turcs avaient détruit 3.000 hectares et fait 20 millions de dollars de dégâts.
En début de mois, les frappes turques ont touché les Monts Qandil, le Bradost, et les alentours de Zakho. Avions militaires ou drones ont ensuite visé Shiladze et Kani Masi (Dohouk). À Kista, les militaires ont interdit aux habitants sous peine d’exécution de réparer les dommages causés aux infrastructures électriques par leurs frappes. Les Turcs ont aussi connu des pertes. Le 12, un soldat a été tué par des tirs de mortier sur l’une des nombreuses bases installées sur le territoire irakien. Ankara a annoncé avoir riposté et avoir «neutralisé trois terroristes». Le lendemain, un civil kurde, père de sept enfants, a été tué par des tirs turcs dans sa ferme près de Kani Masi, tandis que d’autres frappes provoquaient des feux de forêt dans les environs du village de Hiror et du Mont Metin (WKI). Le 16, trois soldats turcs ont été tués et un blessé par une bombe artisanale, et un autre est mort dans des combats au sol avec le PKK (AFP). La semaine suivante, deux touristes de Mossoul ont été tués près de Batifa (Dohouk). Les frappes turques se sont poursuivies jusqu’à la fin du mois, notamment dans la région d’Amêdî (Dohouk), et sur le camp de réfugiés de Makhmour.
Les frappes turques ont particulièrement visé la région yézidie de Sindjar (Shengal), considérée par la Turquie quasiment comme un «second Qandîl» (en référence au QG montagnard du PKK). Sont particulièrement visés les membres des «Unités de protection du Sindjar» (YPŞ), une milice d’autodéfense yézidie formée après l’attaque de Daech par des habitants du district avec l’assistance du PKK et du PYD, depuis intégrée au système des milices du Hashd al-Shaabi (Unités de mobilisation populaire), dépendant du gouvernement irakien. D’autres Yézidis ont préféré former des brigades de peshmerga dépendant du Gouvernement régional du Kurdistan. Au travers de ces deux structures concurrentes, Bagdad et Erbil se disputent en fait l’administration du district, qui officiellement revient à Bagdad. Sept ans après le génocide perpétré par Daech, alors que le sort de 3.000 Yézidis, principalement des femmes, demeure inconnu, reconstruction et réinstallation des Yézidis déplacés sont au point mort. Sur 400.000 habitants avant 2014, 180.000 sont toujours déplacés, et ceux qui tentent de revenir doivent souvent repartir rapidement en raison du danger et de l’absence de services de base, au point qu’on parle maintenant d’une «seconde vague» de déplacement... Le 1er mars dernier, une loi a été votée au parlement irakien pour indemniser les femmes yézidies enlevées par les djihadistes, mais sans aucun budget (Le Figaro). En octobre dernier, les deux gouvernements ont signé sous les auspices de l’UNAMI (mission de l’ONU en Irak) un accord selon lequel peshmergas et forces irakiennes doivent se retirer de la ville, dont la sécurité serait alors assurée par une force de police recrutée localement. Les autres forces et milices armées devraient alors quitter le district. À ce jour, il n’a pas été appliqué.
Les incessantes frappes turques ne font évidemment rien pour améliorer la situation. Le 16, un tir de drone sur un véhicule des YPŞ a tué un commandant et son neveu et blessé trois civils (WKI). L’AFP pour sa part a annoncé la mort de trois combattants YPŞ dont un commandant de brigade. Le lendemain, trois autres frappes de drones sur une clinique de la ville ont totalement détruit celle-ci et tué au moins huit personnes: quatre membres des YPŞ, un médecin et trois infirmières. Le 18, le Conseil irakien de sécurité nationale, présidé par le Premier ministre Moustafa al-Kadhimi, a «condamné les actions militaires unilatérales qui violent les principes de bon voisinage» (AFP). Le département d’État américain a pour sa part réagi sur Twitter en réaffirmant son «point de vue selon lequel l'action militaire en Irak doit respecter la souveraineté irakienne».
Le 21, le Président turc a démenti que la cible du raid ait été une clinique, présentant l’endroit comme «un lieu d’hébergement de l’organisation terroriste» (AFP). Cette déclaration a été démentie par les Yézidis, tandis que le commandant irakien des opérations à l'ouest de Ninive niait avoir laissé retourner à Sindjar des membres du PKK, comme le déclaraient les Turcs. La représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies pour l’UNAMI, Jeanine Hennis-Plasschaert, a appelé à la mise en œuvre de l'accord Bagdad-Erbil sur le Sindjar, rejoignant dans cette demande les responsables kurdes. Dans un rapport publié début août, le Centre international pour l'étude de l'extrémisme violent (ICSVE, International Center for the Study of Violent Extremism, https://www.icsve.org/) a dénoncé une agression turque qui se poursuit sans interruption depuis avril 2017 dans le silence de la communauté internationale, et appelé à un contrôle international sur les activités turques, martelant que «sept ans après un génocide dévastateur, les Yézidis ont le droit de se reconstruire sans craindre la mort venue du ciel».
Dans les territoires disputés, les djihadistes de Daech ont poursuivi leurs attaques et en particulier leurs sabotages du réseau électrique. Il s’agit de générer le mécontentement parmi la population en la privant d’énergie durant les mois les plus chauds de l’année, tout en attirant les forces de sécurité dans des embuscades meurtrières. Le 4 août, le ministère de l'Électricité a indiqué qu'en 48 heures, Daech avait fait exploser 13 pylônes électriques assurant le transport de l'électricité entre Kirkouk, Mossoul et Tikrit. Depuis mai, les terroristes de Daech ont détruit plus de 160 pylônes électriques… (WKI)
Une lueur d’espoir pour l’amélioration de la sécurité est venue lorsque le 5, le général Tala’at Abulkhaliq, représentant le ministère des Peshmergas au Commandement conjoint établi entre Bagdad et Erbil, a annoncé le prochain retour de deux divisions dans les territoires disputés où elles opéreraient en coordination avec les militaires irakiens. Il reste à voir si cette décision sera concrètement mise en œuvre. Le 18 à Kirkouk, le Front Turkmène soutenu par Ankara a rejeté cet accord et appelé Bagdad à conserver la main sur la sécurité dans la province. Pourtant, depuis le retrait des peshmergas en 2017, la sécurité n’a cessé de se détériorer… En milieu de mois, Bagdad et Erbil ont enfin finalisé un accord prévoyant la formation de deux brigades conjointes pour assurer la sécurité dans les territoires disputés. Le ministère irakien de la Défense a indiqué qu’il allait demander l'approbation de leur budget au Premier ministre (WKI).
Outre les embuscades, Daech a également fait exploser des bombes artisanales, comme le 6 dans un marché de Kirkouk, heureusement sans faire de victimes. Les djihadistes ont aussi fait sauter un oléoduc le 5 à Sargaran. Le 8, ils ont enlevé trois ouvriers qui creusaient des puits près d’Al-Zab. L’un a été décapité, les autres relâchés… La nuit du 16, Daech a lancé trois attaques simultanées contre la police fédérale, à Zab et à Daqouq, tuant trois policiers et blessant un militaire. Le 17, des tirs non revendiqués sur une cérémonie de deuil de Mouharram ont fait un mort et deux blessés à Kirkouk, une attaque qui porte la marque de la haine anti-chiite de Daech. Enfin, le 30, une bombe artisanale a visé le chantier de construction d’un pont à Sohail (Daqouq), tuant un ouvrier et faisant dix blessés, dont huit policiers postés en protection.
La région de Khanaqin, près de la frontière iranienne, a également subi de nombreuses attaques: contre des militaires (quatre tués le 4), contre des pylônes électriques etc. Cependant, l’Antiterrorisme irakien a annoncé avoir éliminé un leader djihadiste le 4 près des Monts Hamrin, et à Germyan, un tribunal a prononcé le 19 la condamnation à mort d’un djihadiste venu d’Ouzbékistan, responsable d’un attentat de 2014 qui avait fait quatre morts à Qaratapa. Le maire de Khanaqin, Bawer Azad Ali, a indiqué le 12 que les habitants terrorisés continuaient à fuir la région, et qu’entre Khanaqin, Jalawla et Qaratapa, 17 villages avaient maintenant été abandonnés… D’autres attaques ont visé Touz Khourmatou, où le 17, les peshmergas et l’armée irakienne ont pour la première fois mené une opération conjointe qui a permis de découvrir et de détruire un tunnel et des caches d’armes et d’uniformes.
Près de Makhmour, les djihadistes ont installé le 7 un faux point de contrôle sur la route d’Erbil, où ils ont enlevé cinq voyageurs et en ont blessé trois autres. Ils ont commis d’autres enlèvements dans le secteur, notamment un berger kurde le 9, mais aussi des membres des tribus arabes Shammar et Jabour… Ils ont réclamé des rançons allant jusqu’à 400.000 dollars pour leurs prisonniers, qu’ils ont entraînés vers les Monts Qarachokh, devenus leur sanctuaire. En fin de mois, ils avaient libéré trois de leurs prisonniers contre une somme de 100.000 dollars pour chacun.
Dans les territoires disputés, qui suivent le calendrier électoral irakien, avec des élections législatives anticipées prévues le 10 octobre prochain, la question du corps électoral est très sensible. Si les Kurdes fuient l’insécurité causée par les attaques djihadistes, ils sont également confrontés à l’hostilité des milices chiites pro-iraniennes et à la reprise de la politique d’arabisation telle qu’elle avait été instaurée par le régime ba’thiste. Le 12, le ministère irakien de l’Éducation a annoncé l’embauche de 10.655 enseignants pour Kirkouk, dont seulement 8% de Kurdes… À Khanaqin, trois partis chiites pro-iraniens ont manifesté le 12 devant la mairie pour exprimer leur refus du retour des peshmergas. Le 26, l’Organisation des droits humains de Khanaqin a estimé que depuis le 16 octobre 2017, date de reprise de contrôle de Bagdad sur la province, en raison des attaques de Daech mais aussi de la relance du processus d’arabisation après cette date, 4.230 familles kurdes avaient quitté Khanaqin et les villages environnants (WKI). À Kirkouk, la coalition arabe et le Front turkmène ont manifesté à plusieurs reprises devant le siège de la Commission électorale pour contester sa direction et l’accuser d’avoir abusivement annulé 50.000 cartes électorales. Pourtant, nombreux sont les Kurdes qui n’ont pu récupérer la leur, comme à Touz Khourmatou: ils ont dû quitter leur demeure depuis 2017.
Le 19, après quatre ans d’absence de Kirkouk, le PDK a annoncé son retour dans la province et sa participation aux législatives. Le candidat du parti, Shakhawan Abdullah, a déclaré que celui-ci ne rouvrirait pas son ancien QG de Kirkouk, toujours occupé par les forces irakiennes, mais qu'il ouvrirait deux bureaux de campagne à Kirkouk, un à Touz Khourmatou et deux à Khanaqin. Cependant, on a appris le 24 que les milices chiites tout comme l’armée irakienne devraient abandonner les anciens locaux du PDK où ils s’étaient installés. En fin de mois, l’armée irakienne a mené plusieurs raids sur les domiciles de Kurdes de la ville en préparation semble-t-il du déplacement de son QG près du quartier kurde.
Tout comme dans la Syrie voisine, le retrait américain d’Afghanistan et ses conséquences désastreuses ont provoqué l’inquiétude des Kurdes. Pour tenter d’apaiser celle-ci, le Consul américain Robert Palladino a tenu une conférence de presse à Erbil le 31, durant laquelle il a assuré que les Américains étaient en Irak «à long terme».
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Début août, de graves incendies ont dévasté la côte méditerranéenne de la Turquie. Températures caniculaires, grande sécheresse des sols et forts vents: en moins d’une semaine, près de 130 feux s’étaient déclarés à la fin du mois précédent. Une grande partie d’entre eux ont pu être éteints, mais le gouvernement ayant tardé à réagir, les plus graves d’entre eux se sont rapidement étendus. Le 5, des milliers de pompiers, policiers, soldats, villageois luttaient toujours contre 17 incendies, une centrale thermique était menacée, et il a finalement fallu faire évacuer la station balnéaire d’Oren par la marine. Le gouvernement a été critiqué pour sa lenteur à réagir. Accusé d’impréparation, le président turc a réagi à son habitude en s’en prenant à l’opposition, accusée en retour de pratiquer la «terreur du mensonge». Il n’a pas hésité à rejeter la faute sur les municipalités sinistrées, dont beaucoup sont aux mains de l’opposition CHP. Les maires visés n’ont pourtant jamais été invités à participer aux réunions de coordination organisées par le gouvernement, et certains avaient demandé en vain pendant une semaine le déploiement d’avions bombardiers d’eau. M. Erdoğan a d’ailleurs bien dû admettre que la Turquie n’avait pas de bombardiers d’eau en état de fonctionner, un aveu à la suite duquel 2,5 millions d’internautes turcs ont réclamé sur Twitter sous le hashtag #helpturkey une intervention aérienne étrangère. Le pouvoir n’a pas tardé à lancer la répression contre ces citoyens exaspérés: le procureur général d’Ankara a ouvert une enquête contre ceux qui selon lui avaient tenté de susciter «l’anxiété, la peur, la panique» parmi la population et surtout avaient «humilié» l’État turc et le gouvernement! Il a pourtant bien fallu faire appel à l’aide étrangère, et des avions sont venus d’Azerbaïdjan, de Croatie, d’Espagne, de Russie et d’Ukraine…
Un bouc émissaire commode a été rapidement trouvé: le parti de guérilla kurde PKK. M. Erdoğan a lui-même annoncé le 4 l’interpellation de suspects dont les familles étaient «affiliées au PKK». Les journaux pro-AKP ont même accusé les États-Unis (alliés bien connus du PKK…) d’être derrière les incendies, tandis que d’autres, comme l’amiral ultranationaliste Cihat Yayci, dénonçaient un complot grec! De nombreux tweets avec le hashtag #PKKyakiyor («C’est le PKK qui met le feu») ont inondé les réseaux sociaux.
Ces messages haineux ont attisé la paranoïa générale et ont encouragé un racisme antikurde déjà exacerbé. Rappelons que le 30 juillet déjà, sept membres d’une même famille kurde avaient été assassinés dans leur maison de Meram (Konya). La famille, installée à Konya depuis plus de vingt ans, avait été menacée le 12 mai par ses voisins ultranationalistes, qui s’étaient eux-mêmes désignés comme des Loups gris (Ulkucular, «idéalistes»). Ils étaient passés en procès le 12 juillet, mais cela n’a en rien empêché l’assassinat, soigneusement planifié sur Whatsapp… Deux jours après le massacre, le soir du 1er août, près de 300 fascistes ont attaqué à Elmalı (Antalya) une famille de saisonniers kurdes; 16 personnes, dont des enfants, ont dû quitter le village sous la protection des gendarmes, qui selon un proche résidant à Izmir leur ont déclaré: «Nous ne pouvons rien faire. Quittez cet endroit pour votre sécurité» (Le Monde). Des groupes armés se sont mis à contrôler les véhicules immatriculés hors des provinces touchées par les incendies. Certains Kurdes habitant près des zones touchées ont échappé de justesse au lynchage, notamment à Manavgat et Aydın. Le 4, le jour même où était arrêté l’assassin présumé de Konya, Mehmut Altun, un groupe d’ultranationalistes a bloqué à Aydın une voiture transportant trois Kurdes, les a accusés d’avoir mis le feu à la forêt et à commencé à les frapper à coups de pioches. Arrivée sur les lieux, la gendarmerie a arrêté les trois passagers victimes du lynchage. À Antalya, des bandes fascistes ont attaqué des Kurdes et leurs maisons. À Çorum, un autre groupe de fascistes turcs a attaqué et blessé cinq travailleurs agricoles kurdes. Par ailleurs, plusieurs Kurdes qui avaient manifesté pour protester contre le massacre de la famille kurde de Konya ont été arrêtés et inculpés! Les réfugiés syriens ont également subi des attaques. À Ankara, une foule de plus de cent personnes a attaqué des Syriens et des commerces qu’ils tiennent. Ces violences auraient été déclenchées après qu'un jeune Turc ait été poignardé à mort lors d'une bagarre entre adolescents turcs et syriens… (WKI)
Les catastrophes naturelles ne se sont pas limitées aux incendies des côtes égéennes. Fin juillet et début août, des pluies diluviennes sur l’Est du pays, des côtes de la Mer Noire à la frontière sud, ont provoqué d’importantes inondations et des torrents de boue qui ont fait 77 morts; mi-août 47 personnes étaient toujours portées disparues. Dans les villages des districts de Başkale, Özalp, Erciş, Çaldıran et Gürpınar (Van), 400 maisons et des centaines de kilomètres carrés de terres agricoles ont été noyées, et un millier d’animaux ont péri. Les villageois, faute d’aide de l’État, ont dû en grande partie se débrouiller par eux-mêmes. Contrairement à la ville de Rize, sur la Mer Noire, déclarée zone sinistrée après l’inondation du 23 juillet, la ville kurde de Van a été abandonnée à son sort par les autorités. Les villageois ont dénoncé cette inaction ainsi que l’absence de travaux de protection depuis des années. Le parti «pro-kurde» HDP a demandé une enquête parlementaire à ce propos, les députés du HDP blâmant des «politiques qui ont détruit l'équilibre environnemental et écologique». Certains résidents ont aussi rappelé l’absence d’aide de l’État après le tremblement de terre de 2011, qui avait obligé de nombreux habitants à quitter Van…
À partir de la mi-août enfin, de nombreux incendies de forêt ont frappé la province de Dersim. Le leader kurde emprisonné Selahattin Demirtaş a depuis sa cellule dénoncé l’incapacité du gouvernement à y mettre fin, faisant porter le soupçon sur les causes de son inaction, déclarant: «La plupart des forêts de cette région sont délibérément incendiées et personne n'est autorisé à intervenir. Il s'agit d'une politique délibérée et officielle qui dure depuis des décennie»s (WKI). RojInfo a rapporté pour sa part que ces incendies, qui avaient démarré le 17 près de Hozat avant de se propager vers Ovacik, étaient dus aux opérations de l’armée turque et que les autorités avaient empêché les habitants et les ONG de lutter contre le sinistre! D’autres incendies, démarrés le 29 près de Yayladere (Bingöl), n’étaient toujours pas maîtrisés le 31. Les hélicoptères étant partis avant que les flammes ne soient éteintes, les villageois ont continué la lutte par leurs propres moyens. Des incendies ont aussi frappé la région de Şırnak, et un autre a démarré le 30 à Bitlis. À Besta, un incendie provoqué le 29 par le bombardement d’un hélicoptère militaire a heureusement fini par s’éteindre de lui-même (RojInfo).
Parallèlement, le pouvoir a poursuivi sa répression du HDP. La deuxième semaine d’août, plus de cent Kurdes ont été arrêtés à Diyarbakir, Van, Mardin, Batman et Adana. Parmi elles, la co-présidente du HDP de Muş, Belma Nergiz, accusée d’avoir publié sur les médias sociaux des messages critiquant le gouvernement. Les personnes incarcérées ont été accusées de «propagande pour» et «agissements au nom d'une organisation terroriste». La semaine suivante, de nouvelles charges ont été invoquées contre l’ex-députée déjà emprisonnée Leyla Guven. Jin News a révélé qu’une nouvelle procédure avait été lancée contre Guven, déjà condamnée à 22 ans de prison, et huit de ses codétenues, pour avoir chanté des chants révolutionnaires kurdes, décrits par l’administration pénitentiaire comme une «langue incompréhensible». En fin de mois, l’ancien maire kurde de Şırnak, Serhat Kadırhan, a été arrêté pour «appartenance à une organisation terroriste». Il risque 22 ans de prison (WKI).
Face à la menace de fermeture qui pèse toujours sur lui, HDP n’est pas resté inactif. Il a lancé ce mois-ci une série de nouvelles réunions publiques et de nouveaux slogans visant à empêcher le gouvernement turc d’imposer la fermeture du parti. Dans le cadre de cette campagne, la co-présidente du HDP Pervin Buldan a participé en début de mois à un meeting à Yüksekova (Hakkari), durant lequel elle s’est adressée à la foule rassemblée. La semaine suivante, le co-président Mithat Sancar a à son tour pris la parole à Şırnak dans une réunion publique du même type, déclarant: «Soit nous ouvrons la voie à la démocratie, à la paix, à la justice, à la liberté, soit cet ordre sinistre continuera à dominer pour un certain temps…». Des milliers de partisans du HDP ont participé à un autre rassemblement à Siirt, organisé sous le slogan «L’heure de la liberté». La dernière semaine d’août, de nouveaux meetings du HDP ont pris place, et aussi une rencontre entre HDP et plusieurs ONGs à Gaziantep.
Sauf retard supplémentaire, la Cour constitutionnelle de Turquie devrait se prononcer sur la procédure de fermeture d’ici fin septembre. Le HDP lui a demandé un délai supplémentaire pour préparer sa défense, une requête à laquelle la Cour pourrait répondre début septembre.
Par ailleurs, le pouvoir resserre toujours plus son emprise sur les médias. Alors qu’un projet de loi vise à criminaliser le financement étranger des médias, le 11, le RTÜK (Conseil supérieur de la radio-télévision) en a condamné plusieurs à des amendes pour «manquement à l’éthique». La chaîne Fox-TV a été sanctionnée parce qu’un de ses journalistes avait qualifié les récents incendies de «cauchemar». Des photographes de presse couvrant ces incendies, des manifestations d’opposition ou des événements LGBT (un photographe de l’AFP) ont aussi été intimidés de manière très inquiétante, parfois physiquement, se sont vus confisquer leur matériel ou effacer leurs photos. Inversement les journalistes proches du pouvoir ne sont pas inquiétés, même quand ils appellent à la haine ou publient des fake news, comme le quotidien pro-AKP Sabah, qui a publié le 2 août une interview bidon du candidat conservateur allemand Armin Laschet où celui-ci déclarait son «amour immodéré» pour la Turquie! (Le Monde). La censure frappe aussi le web. Selon l’Association pour la liberté d’expression (IFÖD), qui a publié le 16 son rapport annuel sous le titre «Farenheit 5651», en 14 ans, soit depuis le vote de la loi régulant internet en 2007, et jusqu’à fin 2020, la Turquie a bloqué 467.011 sites web, 7.500 comptes Twitter, 50.000 tweets, 12.000 vidéos YouTube, 8.000 publications Facebook et 6.800 publications Instagram… (Bianet)
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Investi président le 3 août par le Guide suprême, le nouveau président iranien Ebrahim Raïssi a prêté serment le 5 devant le Majlis (parlement) iranien. Commençant par prôner le «dialogue intrarégional» et l’«l'amitié et la fraternité avec tous les pays de la région, en particulier les pays voisins», cet ultraconservateur n’a pas tardé à démentir ses propos en engageant l’Iran à résister aux «extravagances des puissances arrogantes et oppressives», en particulier en Syrie, au Yémen et en Palestine. À l’intérieur, il a fait l’éloge de la «démocratie religieuse» représentée selon lui par la République islamique. Rien de bon augure pour les opposants qui savent que Raïssi a sur les mains le sang de milliers d’entre eux, assassinés dans les prisons du régime en 1988.
La répression des manifestations contre la sécheresse démarrées mi-juillet au Khouzistan, puis étendues à tout le pays, s’est poursuivie. Les protestataires s’étaient indignés de la mauvaise gestion et de l’inaction des autorités, de l’absence depuis des années de mesures préventives, et surtout d’une politique de pillage des ressources des provinces périphériques sans aide en retour. Au début pacifique, le mouvement s’est radicalisé suite à une répression impitoyable qui a fait des dizaines de morts, puis s’est étendu à d’autres provinces (notamment au Kurdistan). Il a tourné au mouvement social, avec des grèves ouvrières (notamment celle de l’entreprise sucrière Haft-Tappeh Agro Industry, entrée en milieu de mois dans sa cinquième semaine), puis politique, avec des slogans appelant au renversement du régime. Malgré le black-out, des informations sur l’ampleur des manifestations (et de leur répression) émergent progressivement. L’Agence de presse HRANA a annoncé le 5 avoir identifié 361 détenus, tout en indiquant que leur nombre réel devait être beaucoup plus élevé, puisque le journal Hamshahri de Téhéran estimait à cette date que la seule ville de Susangerd comptait à elle seule 300 prisonniers, après des manifestations ayant rassemblé plus de 12.000 personnes, soit 10% de la population! Hamshahri démentait ainsi le gouverneur du Khouzistan, Qassem Soleimani Dashtaki, selon lequel «il n'y a pas eu de protestations dans les villes de Khorramshahr et Susangerd».
Concernant l’épidémie de COVID-19, fin août, on approchait les 400.000 décès. L’Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran (OMPI), appartenant à l’opposition en exil du CNRI, qui compile ses propres chiffres à partir de données régionales, annonçait au 3 août plus de 346.400 décès dans 547 villes. Au 30, le nombre s’établissait à 394.000, donc 50.000 victimes en un mois. Ce décompte est, comme d’habitude, trois fois et demie plus élevé que les chiffres officiels… Selon une dépêche ISNA, à Kermanshah, la faculté de médecine indiquait le 30 que le taux quotidien de décès dus au COVID-19 avait doublé durant la dernière semaine d’août par rapport à juillet, et sextuplé par rapport à juin… (CNRI)
Pour l’opposition, le régime est responsable de cette catastrophe à plusieurs niveaux. D’abord, l’interdiction d’importer des vaccins étrangers promulguée par Khameneï en janvier dernier a irrémédiablement retardé la campagne de vaccination. Ensuite, les vaccins finalement acquis à l’étranger, et notamment le chinois Sinopharm, de même que le vaccin Barekat produit localement, se sont révélés beaucoup moins efficaces que ceux rejetés par le Guide suprême. Par ailleurs, les commandes n’ont pas été totalement honorées, ou alors avec d’importants retards… Enfin, la distribution des doses a été entachée d’une corruption bien préparée pour permettre à diverses entreprises proches du pouvoir, et notamment des Gardiens de la révolution (pasdaran) d’en tirer bénéfice. Un marché noir a donné lieu «à des prix scandaleux, abordables uniquement pour l’élite au pouvoir dans un pays où la grande majorité de la population vit désormais en dessous du seuil de pauvreté» (CNRI).
Au Kurdistan, l’alerte COVID a été lancée le 19 sur la prison de Mahabad, où plusieurs détenus ont présenté des symptômes. Selon l’agence Mukriyan, l’administration pénitentiaire a refusé de tester les détenus et refusé tout traitement à plusieurs d’entre eux… Le 24, HRANA a rapporté que les vaccinations avaient commencé dans plusieurs prisons du pays, dont Ouroumieh et Evin (Téhéran). Les prisonniers ont parfois été contraints d’accepter le vaccin iranien «Barekat», que certains refusaient, doutant de ses conditions de production et inquiets qu’il n’ait pas été approuvé par l'OMS. Dans certaines prisons, la vaccination a due être suspendue par manque de doses. Le pourcentage de détenus vaccinés semble être resté faible, même si la situation varie selon le lieu. Par ailleurs, les conditions de détention font que les autres mesures sanitaires, hygiène ou distanciation, demeurent inapplicables.
La répression s’est poursuivie au Kurdistan, où les porteurs kurdes transfrontaliers, ou kolbars, continuent à être abattus à vue. Les pasdaran ont tué un kolbar et en ont blessé six autres à Baneh, Marivan et Piranshahr. Le 4, huit autres ont été blessés et trois tués dans un accident près de Baneh. Enfin, un kolbar a été retrouvé mort près du poste frontière de Qasr-e Sherin (Kermanshah) (WKI).
L’agence de presse HRANA a également rapporté de nombreuses arrestations visant à empêcher la propagation des manifestations parties du Khouzistan. L’Etelaat (Renseignement) a procédé à plusieurs arrestations fin juillet et début août à Sanandaj (2 frères), à Bokan (4 activistes dont deux femmes), Divandareh (2 personnes) et Mahabad (3 personnes). Le 2 août, selon plusieurs sources (l’agence Kurdpa, HRANA, CDHRI…) au moins six habitants d’Oshnavieh ou de villages proches ont été arrêtés et mis au secret.
Le 4, un condamné à mort d’Ouroumieh pour une affaire de drogue a été mis à l’isolement en préparation pour son exécution (HRANA). Selon les statistiques de Human Rights Activists in Iran (HRA), en 2020 l’Iran a procédé à 236 exécutions et prononcé 95 condamnations à mort, mais HRA indique qu’en réalité les chiffres sont plus élevés, car 72% des exécutions ne sont pas annoncées… Le 5, trois prisonniers d’Ouroumieh ont été condamnés à 3 mois de prison supplémentaires et à 50 coups de fouet pour «trouble à l'ordre carcéral» suite à une plainte du directeur de la prison: ils avaient protesté contre le passage à tabac d’un autre prisonnier, Nayeb Hajizadeh, par des codétenus accusés de crimes violents. Le même jour, un habitant de Bokan a été arrêté sans mandat judiciaire par l’Etelaat, dont les officiers l’ont battu lors de son arrestation. Le 9 et le 10, trois autres citoyens de Bokan ont aussi été arrêtés. Toutes ces personnes ont été mises au secret et les charges contre elles n’ont pas été indiquées.
Le semaine suivante, de nombreux activistes ont été arrêtés au Kurdistan: 2 personnes à Sanandaj, 1 à Paveh, 2 à Divandarreh et 3 à Piranshahr. Le KMMK a aussi rapporté que deux prisonniers politiques kurdes avaient subi un refus de soins médicaux. Le 16, la Sécurité des pasdaran a arrêté sans mandat judiciaire à un point de contrôle un habitant d’Oshnavieh qui a été mis au secret. Aucune charge n’a été annoncée contre lui. Le lendemain, c’est à Piranshahr qu’un autre Kurde a été arrêté dans les mêmes conditions d’illégalité. Le 17, une enseignante de kurde de Divandarreh, Charo Ahmadi, a été arrêtée durant une perquisition à son domicile, avant d’être relâchée le lendemain.
Le 24 août, trois nouveaux kolbars ont été blessés dans la montagne. À cette date, le Washington Kurdish Institute (WKI) a décompté depuis le 1er juillet au moins une centaine d’arrestations au Kurdistan d’Iran. Cependant, entre le 24 et la fin du mois, l’Etelaat a procédé à au moins une dizaine d’arrestations supplémentaires…
La dernière semaine d’août, des centaines de signataires ont envoyé au Guide suprême un courrier demandant l’annulation de la condamnation à mort de Haider Qurbani, prononcée en 2020 sur la base d’aveux obtenus par la torture. Une campagne a aussi été lancée par les Kurdes sur les réseaux sociaux. Qurbani est accusé de «rébellion armée contre l’État».
Enfin, l’Iran poursuit sa politique de chantage envers les pays occidentaux en arrêtant et en condamnant leurs ressortissants ou les binationaux sur son territoire. Le 4, l’architecte germano-iranienne Nahid Taghavi, âgée de 60 ans, a été condamnée à 10 ans et 8 mois de prison après 10 mois de détention préventive à Téhéran. Avec une autre détenue, Mehran Raouf, elle a été convaincue d’«appartenance à une organisation illégale» et de «propagande contre le régime». Sa fille a annoncé que sa santé s’était dégradée car elle a contracté le COVID en détention.
Autre pratique de la République islamique, malheureusement bien connue des Kurdes, l’assassinat de ses opposants à l’étranger. Début août, un tribunal d'Erbil, au Kurdistan d’Irak, a prononcé trois condamnations à mort et deux peines de cinq ans de prison pour le meurtre de Qadir Qadiri, un haut commandant du Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDKI). Qadiri avait été retrouvé mort en mars 2018 près du village de Hartal (Suleimaniyeh), frappé de 21 balles. Ses avocats ont demandé au tribunal de modifier l'accusation d’«homicide» en «acte terroriste» (WKI). Le 4, Zoleykha Nasseri, veuve de l’opposant kurde iranien Behrouz Rahimi, assassiné par balles au Kurdistan d’Irak le 14 juillet dernier, a indiqué craindre pour sa vie et a appelé le gouvernement du Kurdistan à faire le nécessaire pour retrouver les meurtriers de son mari et de mettre fin aux assassinats d’opposants iraniens sur son territoire. Selon le Abdorrahman Boroumand Center for Human Rights in Iran, basé à Washington, la plupart des victimes des tueurs de Téhéran ont été assassinées dans les pays voisins, notamment au Kurdistan d’Irak où dans les années 1990, 329 personnes ont été tuées (Middle East Eye). Le 7, le PDK-Iran (une scission du PDKI) a accusé l’Iran d’avoir organisé l’assassinat au Kurdistan d’Irak de l’un des membres de son comité central, Moussa Babakhani. Enlevé le 5 par deux terroristes, Babakhani a été retrouvé mort avec des marques de torture dans une chambre de l'hôtel Gulî Sulêmanî d'Erbil (AFP). L’Iran a déjà frappé plusieurs fois le PDKI au Kurdistan d’Irak, notamment par des tirs de missiles en septembre 2018 qui ont fait 15 victimes dans son QG, puis de nouveau en juillet 2019.
Lorsque les opposants sont hors de portée pour être frappés directement, comme dans le cas du fondateur du site Hengaw, Arsalan Yarahmadi, les agents de la République islamique s’en prennent à ses proches. Ainsi le 8, des officiers de la Sécurité ont convoqué et menacé le père et le frère de Yarahmadi, et ont même forcé ce dernier à l’appeler. Les agents lui ont alors déclaré au téléphone qu’il devait publier sur son site l’information selon laquelle Babakhani avait été tué en raison d’une «affaire d’honneur», et non par des agents iraniens. Déjà en juillet dernier, deux sœurs d’un activiste et journaliste kurde installé en Norvège avaient été convoqués par l’Etelaat à Oshnavieh, puis interrogées et torturées durant huit heures… (Iran News Wire)
Le 10, Ali Shimkani, principal responsable de la sécurité nationale iranienne, a selon l’agence IRNA profité d’une visite officielle à Bagdad pour exiger de l’Irak l’expulsion des groupes kurdes d’opposition: «Nous appelons le gouvernement irakien à prendre des mesures plus sérieuses pour expulser ces groupes du Kurdistan irakien afin que l'Iran n'ait pas à prendre des mesures préventives contre [...] ces terroristes armés», a-t-il déclaré après une réunion avec le ministre irakien des Affaires étrangères Fouad Hussein (Reuters).
Terminons cette sombre chronique sur une note d’espoir en la justice. À Stockholm, a commencé le 10 août un procès qui durera jusqu’en avril 2022 et pourrait aider à faire sortir de l’oubli les massacres commis dans les années 80, entre autres sous l’autorité du nouveau président Raïssi. C’est celui d’Hamid Noury, ancien responsable adjoint d’une prison où ont été exécutés de nombreux détenus en 1988… Attiré en Suède par des Iraniens en exil, il a été arrêté dès son arrivée et inculpé de crimes de guerre, meurtre et actes de torture. Les exilés espèrent que c’est le début de la fin de l’impunité pour leurs bourreaux (Libération).
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Nous avons appris avec une profonde tristesse le décès du professeur Kinyaz Mîrzoyev, grande figure des Kurdes d'Asie Centrale et partenaire de longue date de l'Institut kurde, survenu le 8 août à Alma Ata, au Kazakhstan, des suites de Covid 19 à l'âge de 74 ans.
Né en 1947 dans le village de Zengîbasar en Arménie soviétique, il a fait ses études à Erevan avant d'obtenir un doctorat d'Etat en philologie à l'Université de Leningrad / Saint Pétersbourg. Spécialiste notamment des relations littéraires kurdo-azéries, il était jusqu'en 1990 directeur du Département des langues du Proche-Orient à l'Université d'Erevan.
Dans les années 1990, lors du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, à la suite des menaces et des exactions des extrémistes arméniens cherchant à transformer le conflit territorial en une confrontation religieuse entre chrétiens et musulmans, qu'ils soient azéris ou non, pratiquement tous les Kurdes de confession musulmane d'Arménie ont dû partir, les uns vers la Russie, notamment Krasnadar les autres vers le Kazakhstan où existait déjà une communauté kurde bien intégrée. Très attaché à l'Arménie où il comptait de nombreux amis parmi les universitaires et intellectuels, Kinyaz Mîrzoev a dû se résoudre à partir à son tour après l'assassinat du professeur de médecine Saîdê Îbo, l'un de ses meilleurs amis et figure éminente de la communauté kurde d'Arménie. Seuls les Kurdes de confession yézidie ont pu rester sur place.
Au Kazakhstan, grâce aux réseaux de solidarité mis en place par le leader de la communauté kurde locale, l'académicien Nadir Nadirov, professeur de pétro-chimie et proche du président kazakh Nazarbaev, les réfugiés kurdes d'Arménie ont été bien accueillis et rapidement intégrés. Kinyaz Mirzoev a été nommé vice-président de l'Université d'Alma Ata. Très apprécié des autorités kazakhes, il était devenu l'interprète officiel du turc du président Nazarbaev, qui auparavant avait besoin d'un interprète russe-turc pour communiquer avec ses homologues turcs successifs car bien qu'appartenant à la même famille des langues turciques, Turcs et Kazakhs ne peuvent pas se comprendre davantage que Français et Roumains.
A côté de sa carrière universitaire brillante, Kinyaz Mîrzoev était également très engagé dans des activités en faveur de la défense de la langue et de la culture kurdes. Sous son égide des cours de langue kurde pour enfants ont été organisés à Alma Ata et des périodiques en kurde publiés. Il a joué un rôle de premier plan dans l'organisation d'une Fédération de Kurdes de l'ex-URSS dont il est devenu président.
Partenaire de l'Institut kurde depuis les années 1990, il est venu à plusieurs reprises à Paris. Il a aussi accueilli à Alma Ata en juin 2019, le 64ème séminaire linguistique Kurmancî de l'Institut kurde. Patriote, il suivait de près la vie politique du Kurdistan où il s'est rendu en délégation à l'occasion du référendum d'auto-détermination de septembre 2017 ainsi que lors de la cérémonie de prise de fonctions du président Nechirvan Barzani.
Son décès prématuré est douloureusement ressenti par les Kurdes de l'ex-URSS ainsi que parmi ses nombreux amis au Kurdistan et dans la diaspora kurde.
Nous avons la profonde tristesse de faire part du décès de deux personnalités éminentes du monde kurde: Mme Ferda Cemil Pacha, le 31 août à Istanbul et le professeur Nadir Nadirov, le 24 août à Almaty au Kazakhstan.
Amis et partenaires de longue date, tous deux étaient connus et appréciés dans la communauté kurde de France et parmi les amis de l’Institut kurde.
Figure de la société civile et de féminisme au Kurdistan, Ferda Cemil Pacha était aussi une mécène et une entrepreneuse pionnière qui a contribué à la reconstruction du Kurdistan. Ce sont ses entreprises qui ont construit notamment les bâtiments de Ministère de la Culture, du Ministère de l’Intérieur, de l’Académie de police et plusieurs hôpitaux à Erbil. Militante engagée dans l’humanitaire, elle était distinguée et récompensée par le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour ses nombreuses initiatives dans l’accueil des réfugiés iraniens, afghans et plus tard Kurdes irakiens en Turquie. Parallèlement à ses activités professionnelles elle a continué des actions d’aide et de solidarité en faveur des réfugiés kurdes syriens et yézidis accueillis au Kurdistan irakien. Proche partenaire de l’Institut, elle a été de 2007 à 2012 directrice des bureaux d’Erbil de notre chaîne culturelle kurde KURD1 et à ce titre très appréciée des artistes et intellectuels locaux.
Son parcours est à l’image des vicissitudes de l’histoire kurde au XXème siècle. Elle est née en 1951 à Damas, en exil, dans une famille aristocratique kurde qui a joué un rôle de premier plan dans le mouvement national kurde dans les années 1910-1930. Son arrière- grand-père, Cemil Pacha, était un haut dignitaire ottoman qui a été notamment gouverneur du Yémen. Ses enfants, éduqués dans les meilleures écoles d’Istanbul et de Suisse, sont devenus des nationalistes kurdes militant, au lendemain de la Grande Guerre, pour la création d’un Kurdistan indépendant. Après la victoire de Mustafa Kemal, ils ont dû quitter leur ville de Diyarbakir et s’exiler en Syrie, placée alors sous le mandat français, où ils ont poursuivi leur combat pour la cause kurde.
Tous leurs biens ont été confisqués. Ce n’est qu’au début des années 1970 qu’à la faveur d’une éphémère période de libéralisation du régime turc que certains membres de leur famille, dont le père de Ferda, ont été autorisés à revenir en Turquie. C’est ainsi à Diyarbakir que Ferda a pu terminer le lycée avant d’aller poursuivre des études de biologie à l’université Haceteppe d’Ankara qu’elle a achevées avec succès en 1980. Son activité militante en faveur de la cause kurde et du féminisme, engagée pendant ses années d’université, poursuivie sous la dictature militaire dans la clandestinité, a continué jusqu’à sa mort prématurée à l’âge de 70 ans, dans un hôpital d’Istanbul.
Polyglotte, parlant couramment outre le kurde et le turc, l’arabe, l’anglais et le persan, généreuse et solidaire, elle était aimée et respectée au Kurdistan et parmi les démocrates turcs et syriens et au-delà parmi les nombreux occidentaux, dont français, passant par Erbil qui ont croisé son chemin.
Ses obsèques ont eu lieu le 2 septembre dans sa ville bien-aimée de Diyarbakir dans la cour d’honneur du Palais Cemil Pacha qui était leur résidence et que sa famille a offert à la Mairie de Diyarbakir qui en a fait un musée.
Le Professeur Nadir Nadirov était la figure la plus connue des Kurdes de l’ex-URSS symbolisant, à travers son parcours, le destin de sa communauté.
Né le 6 janvier 1932 dans le village Qirqac au Nakhitchevan, rattaché aujourd’hui à l’Azerbaïdjan, dans une famille originaire de Van ayant fui les persécutions turques, il connaît dès l’âge de 5 ans la déportation. Sa famille, comme des dizaines de milliers de familles kurdes musulmanes du Caucase, est déportée par le régime de Staline vers l’Asie centrale. Après un certain temps d’errance, elle s‘installe dans la ville kazakhe de Djambul. Malgré des difficultés innombrables entravant l’éducation des enfants des déportés, il parvient à finir ses études secondaires. Après la mort de Staline et la fin de son régime de terreur, la situation s’améliore et cet élève brillant est autorisé à aller étudier la chimie à l’université de Moscou. Il fait ensuite un doctorat en pétrochimie, puis en 1970 devient professeur d’université à Alma Ata, au Kazakhstan, plus tard académicien. Ses recherches, donnant lieu à la publication d’une trentaine de livres et plusieurs centaines d’articles scientifiques, lui valent plusieurs distinctions soviétiques et étrangères. On lui doit huit innovations techniques et plus de 200 patentes. En 1993, il est nommé vice-président de l’Académie des Sciences du Kazakhstan et qualifié de «Maréchal du gaz et du pétrole» par le président kazakh de l’époque Kounaev.
Parallèlement à ses activités scientifiques, le professeur Nadirov qui, jeune étudiant de 23 ans, avait pu rencontrer à Moscou le légendaire leader kurde en exil, Mustafa Barzani, a poursuivi des activités d’abord en faveur de la bonne intégration des Kurdes au Kazakhstan, puis en faveur de la reconnaissance d’un statut pour la diaspora kurde en URSS et pour la prise en compte de la lutte de libération nationale kurde par la diplomatie soviétique.
En octobre 1989, il était venu à Paris à la tête d’une importante délégation soviétique participer à la conférence internationale sur les Kurdes organisée par l’Institut kurde et la Fondation France-Libertés au Centre de conférences internationales avec la participation de personnalités de 32 pays, dont un sénateur américain, des parlementaires britanniques, allemands… Son témoignage sur le sort des Kurdes en URSS, leur déportation, leurs épreuves), a été l’un des événements marquants de cette conférence qui a contribué à l’internationalisation de la question kurde.
A son retour, il a joué un rôle primordial dans la tenue à Moscou, en juillet 1990, d’une grande conférence, co-organisée par l’Institut du marxisme-léninisme du PCUS et l’Institut kurde de Paris. Près de 1400 délégués kurdes, venant de neuf républiques soviétiques et une vingtaine de dirigeants politiques et personnalités du Kurdistan ont participé à cet événement inédit dans l’histoire soviétique. L’objectif officiel était la définition d’un statut pour les Kurdes de l’URSS. Nadir Nadirov et une majorité de délégués demandaient la reconnaissance d’une autonomie culturelle incluant des droits linguistiques comme l’enseignement de la langue kurde à l’école, des émissions en kurde à la radio, etc. D’autres délégués demandaient aussi le rétablissement d’un Kurdistan autonome dans les territoires de Latchine et de Kelbajar situés entre l’Arménie et le Haut-Karabagh où de 1922 à 1929 avait existé un Kurdistan Rouge. Des conseillers de président Gorbatchev qui assistaient à la Conférence ont plus tard reçu une délégation de la Conférence présidée par Nadir Nadirov. Ils ont promis l’étude des diverses propositions de la Conférence. Mais l’effondrement de l’URSS quelques mois plus tard a emporté tous les projets.
Au lendemain de la Conférence, le conseiller pour la politique étrangère du président soviétique, Evgueni Primakov, devenu plus tard Premier Ministre, a longuement reçu les dirigeants kurdes irakiens présents à Moscou. De l’avis des observateurs cette prise de contacts a eu un impact important sur la politique soviétique lors de la Guerre du Golfe et surtout lors de l’exode massif des Kurdes qui l’a suivie. Contrairement à leur tradition, les Soviétiques n’ont pas opposé leur veto lors de l’adoption de la résolution 688 du Conseil de Sécurité, proposée par la France, autorisant la création d’une «non-fly zone», une zone de protection au Kurdistan irakien, une zone qui a évolué vers l’actuelle Région du Kurdistan.
Gloire nationale au Kazakhstan, le professeur Nadirov est connu et respecté comme un savant patriote dans toutes les régions du Kurdistan et dans la diaspora kurde. Son décès à l’âge de 89 ans a eu un large retentissement au Kazakhstan où l’ancien président Nazarbaev et son successeur le président Kassimov lui ont rendu hommage. Les médias locaux, qui ont donné une large place à l’événement, ont aussi fait part des propositions de donner son nom à des institutions de recherche ainsi qu’à des rues ou à des places à Almaty et dans sa ville d’enfance Djambul. Au Kurdistan, le président Nechirvan Barzani, son prédécesseur Massoud Barzani, le Premier ministre ainsi que les dirigeants des principaux partis politiques kurdes et des intellectuels ont publié des messages saluant sa mémoire, son œuvre et son attachement à la cause kurde. Le président de l’Institut kurde et plusieurs de nos collègues ont participé à des programmes de télévision kurde rendant hommage au professeur Nadirov qui considérait notre Institut comme « Une ambassade de Kurdistan et de tous les Kurdes au cœur de l’Europe ».
Nadir Nadirov était marié à Mme Helima Amo, chimiste kurde qui, de son côté, a fait une brillante carrière universitaire. Outre ses publications professionnelles, elle a publié il y a quelques années, un livre de référence sur la cuisine kurde. Leurs trois enfants restent actifs dans la vie culturelle et sociale des Kurdes d’Asie centrale.
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