En Turquie, le soutien à Erdoğan suit la livre turque: il s’effondre. Selon un sondage de l'institut Turkiye Raporu de juin, le soutien pour l’AKP, le parti présidentiel, est tombé à 26%, mais surtout, près de 60% des sondés déclarent vouloir des élections anticipées. Longtemps crédité de la bonne tenue de l’économie turque, le président turc est à présent victime de sa dégradation incessante. Depuis qu’il a quasiment pris les pleins pouvoirs en 2018, le dollar s’est apprécié de 86% face à la livre turque, les prix à la production ont bondi de 90% et les prix à la consommation de 53%: il apparaît donc comme le principal responsable de la situation. Il parie sur un redressement, mais celui-ci s’avère improbable: nourrie par la chute de la monnaie, l’inflation, semblant incontrôlable, a atteint en juin 42,9% en un an pour les coûts de production. Pour les prix à la consommation, elle n’est encore (officiellement) qu’à 5%, mais vu le différentiel avec les coûts de production, elle ne peut que bondir elle aussi. Al-Monitor prévoyait le 8 juillet 19% en fin de mois, notamment en raison des hausses des prix de l’énergie, gaz et pétrole, dues à l’augmentation de la demande mondiale. N’importe où ailleurs, la Banque centrale aurait réagi en relevant les taux d’intérêt, mais l’islamiste Erdoğan y est farouchement opposé. Résultat, face à un pouvoir sans solution, les investisseurs étrangers, vitaux pour l’économie turque, s’en retirent. Et la rhétorique agressive du président, qui depuis des mois rend responsable de la crise un «complot antiturc de l’étranger» n’est pas faite pour les retenir…
C’est bien pour ces raisons économiques qu’à l’extérieur, M. Erdoğan a provisoirement cessé ses insultes et provocations pour revenir à un langage plus… diplomatique. Le mois dernier, prévoyant la réunion de l’OTAN le 14, il avait plaidé en faveur d’un rapprochement avec l’Europe et la nouvelle administration Biden. Ce mois-ci, jouant l’équilibriste entre Russie et Occident, il a repris les discussions avec Moscou…
À l’intérieur, cependant, l’opinion, de plus en plus hostile, critique ses projets pharaoniques, comme le Kanal Istanbul, officiellement lancé le 26 juin comme si de rien n’était. Même dans la province de Rize, son fief de la mer Noire, le nouveau port en construction commence à être contesté par les habitants qui n’y voient aucun impact positif sur leurs conditions de vie. Le directeur de Turkiye Raporu, Can Selcuki, explique: «Il est difficile pour le gouvernement de justifier le coût des mégaprojets auprès du public lorsque les finances des ménages souffrent et que les gens s'inquiètent pour leurs moyens de subsistance et leurs dépenses de nourriture» (Financial Times).
Selon la Banque mondiale, en 2020, 10 millions de Turcs se trouvaient sous le seuil de pauvreté. L’opposition parle de 30 millions… Par ailleurs, les révélations du gangster en exil Sedat Peker sur la corruption et les dépenses somptuaires des politiciens de l’AKP rendent inaudibles leurs discours incitant à la rigueur. Quand la Première Dame Emine Erdoğan, connue pour son goût du luxe (ses sacs Hermès à 50.000 $), a suggéré aux Turcs lors d’une campagne contre le gaspillage alimentaire d’écrire une liste avant d'aller faire leurs courses pour éliminer les achats inutiles ou… de faire de plus petites portions les citoyens en rage ont répondu en postant sur les médias sociaux des photos de l’immense palais présidentiel de son mari (Al-Monitor).
Dans ce contexte, la visite rendue par M. Erdoğan à Diyarbakir le 9 juillet – la première depuis plus de deux ans, apparaît au premier chef comme à visée électorale. L’AKP est tombé dans la province de 35% des votes à moins de 30% en décembre dernier, selon un sondage de la société Rawest, elle-même basée à Diyarbakir. Après la perte d’Ankara et d’Istanbul aux municipales de 2019, l’AKP a compris l’importance des votes kurdes. Rappelant ses déclarations de 2005 en cette même ville, quand il avait proclamé «Le problème kurde est mon problème», avant de lancer le processus de paix, Erdogan a affirmé qu'il revendiquait ces paroles. L’échec du processus en 2015, il a pris soin de le rejeter sur l’autre partie, stigmatisant le HDP et «ceux qui prétendent être des politiciens [et qui] ne se sont jamais distancés de la violence et du terrorisme», […] «leur mauvaise volonté, leurs intentions malveillantes et leurs agendas secrets» (Al-Monitor). Mais la politique exclusivement répressive de l’AKP depuis cinq ans et la manière même dont s’est déroulée la visite du président turc contredisent totalement la volonté d’ouverture dont il veut se prévaloir: escorté de milliers de policiers chargés d'étouffer toute expression de dissidence, il s’est ensuite enfermé avec les membres locaux de l’AKP pour défendre sa politique de répression contre les politiciens kurdes et accuser entre autres le HDP de liens avec Israël. Pour mémoire, la Turquie est le premier pays musulman à avoir reconnu l’Etat hébreu avec qui malgré les diatribes récurrentes de son président elle entretient des relations commerciales florissantes.
Réuni à Diyarbakir deux jours plus tard, le parti «pro-kurde» a répondu par la voix de son vice-coprésident Tayip Temel en rejetant toute négociation avec l’autocrate: «Quoi que disent les dirigeants et les représentants de l'AKP, [le peuple kurde] n'a rien à faire avec une mentalité qui a laissé sa volonté, sa conscience, la justice et la solution démocratique de la question kurde en otage à la merci du MHP».
En effet, le président turc apparaît de plus en plus prisonnier de son alliance avec l’extrême-droite turque. Le 1er juillet, après une violente répression le week-end précédent de la Marche des fiertés d’Istanbul, la Turquie a formellement quitté la Convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes. Des milliers de personnes ont bravé les gaz lacrymogènes de la police pour protester, notamment à Istanbul et Ankara. Le HDP a dénoncé la décision et en a tiré les conclusions en quittant la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur les violences contre les femmes en même temps que le CHP et le IYI Partisi («Bon parti», une scission du MHP ayant refusé l’alliance AKP) .
Par ailleurs, après l’accord de la Cour constitutionnelle fin juin à l’ouverture d’un procès contre le HDP pour «terrorisme», celui-ci se trouve plus que jamais menacé d’interdiction. L’acte d’inculpation présenté par le procureur accuse le parti «pro-kurde» de n’être qu’une vitrine politique des «terroristes» du PKK – reprenant simplement l’accusation répétée à l’envi depuis des années par M. Erdoğan. Dans une interview donnée au Washington Kurdish Institute (WKI), le député HDP d’origine arménienne Garo Paylan, rappelant que le HDP est le seul parti turc à défendre les minorités, à avoir sans réserve soutenu le processus de paix avec le PKK, et à avoir reconnu le génocide arménien, précise: «Cette affaire a été ouverte sous la direction d'Erdoğan et de son partenaire nationaliste. Il ne s'agit pas d'une affaire judiciaire. C'est une affaire politique: ils n'ont pas réussi à nous battre dans le champ politique, alors ils essaient de fermer notre parti au niveau judiciaire». Accusant le pouvoir de criminaliser le HDP, Paylan ajoute: «Erdogan veut centraliser le pouvoir. Nous demandons une décentralisation, [ce qu’ils] qualifient d'activisme terroriste». Appelant à la solidarité internationale, il souligne: «Ce n'est pas une lutte entre Turcs et Kurdes. C'est une lutte entre un autocrate et ceux qui se battent pour la démocratie». […] «Le monde a besoin d'une Turquie démocratique» (WKI). Le Parlement européen a certes condamné le 7 juillet l’ouverture du procès contre le HDP par 603 voix contre 2 et 67 abstentions, mais l’UE devra dépasser les condamnations verbales pour espérer infléchir un tant soit peu la politique d’Ankara…
À Washington, une délégation du HDP arrivée le 28 juin a été informée par le Département d’État qu’elle avait été précédée du 19 au 26 par une délégation parlementaire turque qui, à la surprise des Américains, ne comprenait aucun membre du HDP. Le parti «pro-kurde», participant pourtant à la commission des Affaires étrangères du parlement turc, n’avait pas été informé de cette visite! Le HDP a demandé des éclaircissements à la commission.
Parallèlement, les deux anciens co-maires de Diyarbakir, Gülten Kışanak et Fırat Anli, démis en 2019 et déjà emprisonnés, ont été inculpés pour avoir «créé un système de coprésidence au sein du conseil provincial», moyen adopté par le HDP pour permettre la participation égalitaire des femmes: ainsi celle-ci serait illégale? À Mardin, Filiz Işık, l’ancienne co-présidente provinciale du HDP, arrêtée en septembre 2020, a été condamnée à six ans et dix mois de prison pour «appartenance à une organisation terroriste». À Istanbul, la police a attaqué un rassemblement commémorant l’attentat de Suruç, attribué à Daech, qui en juillet 2015 a causé la mort d’une trentaine de jeunes Kurdes et a arrêté 13 personnes, pour la plupart des proches des victimes. Enfin, les autorités turques ont arrêté 30 membres du HDP à Iğdir et deux responsables HDP à Şanlıurfa et Hakkari. Le 14, le bureau du HDP à Muğla a été attaqué. L’assaillant, qui avait déjà perpétré une attaque similaire contre le HDP en 2018, a été arrêté. On ne compte plus ces attaques contre des locaux du HDP, dont celle du 17 juin à Izmir, où la jeune militante Deniz Poyraz a été assassinée par balles .
Le pouvoir porte la responsabilité de ces agressions. En érigant par ses discours de haine incessants les Kurdes en «ennemi intérieur» pour conserver à tout prix un pouvoir qu’il sent vaciller, Erdoğan, au-delà même des arrestations incessantes de membres du HDP et du procès politique monté contre ce parti, nourrit dans tout le pays un véritable racisme systémique antikurde. Ainsi, le 12, selon le site d'information Artıgerçek, le parquet de Diyarbakır n’a trouvé aucun motif de poursuivre des policiers qui avaient battu et blessé une femme kurde lors d'une opération antidrogue le 18 mai dernier: Kevser Demir, qui avait tenté d’empêcher les policiers qui arrêtaient son fils de le tabasser, a eu elle-même plusieurs dents et le bras cassés; sa fille a également été blessée. Le barreau de Diyarbakir, qui avait déposé plainte, a indiqué son intention de faire appel.
Plus généralement, un rapport publié en janvier par le député CHP Sezgin Tanrıkulu indique que 27.493 personnes ont été victimes de torture et de mauvais traitements entre 2002, date de l'arrivée au pouvoir de l’AKP et 2020. 86 autres sont mortes de ces mauvais traitements, et le nombre de cas de torture ou mauvais traitements signalés en 2002, 988, a bondi à 3.534 en 2020 (SCF). Le rapport 2020 de la Fondation des droits de l’homme de Turquie (TIHV), publié quasiment au même moment, montre que l’augmentation des cas de torture est particulièrement sensible dans les régions kurdes. Malgré le confinement sanitaire, le taux de demandes reçues par la TIHV pour tortures ou mauvais traitements a augmenté de 61% par rapport à l’année précédente: 572 personnes, dont 507 détenues pour motifs politique, identitaire et/ou d’opinion. Le rapport montre clairement la corrélation entre violations des droits de l’homme et question kurde: pour seulement 24,6% de la population totale turque, les provinces kurdes du pays comptent 62,6 % des personnes soumises à la torture… Le rapport est particulièrement accablant concernant les enfants: 20 enfants âgés de 3 à 10 ans ont été torturés, et tous ceux torturés pour des raisons ethniques ou politiques avaient pour langue maternelle le kurde. De plus, la plupart des signalement concernant des enfants rapportent des interventions policières nocturnes, ce qui dénote des procédures illégales visant à intimider les citoyens à leur domicile. Enfin, les requérants rapportent de nombreuses violations de leurs garanties légales durant l’examen judiciaire, et particulièrement que les médecins légistes qui les «examinent» ne tiennent aucun compte de leurs plaintes dans leur examen, confortant ainsi l’impunité des policiers.
Par ailleurs, les attaques racistes visant les Kurdes se multiplient. Le 19 à Afyon, des ouvriers agricoles kurdes ont été violemment attaqués par des fascistes et traités de «terroristes» simplement pour avoir parlé kurde. Sept Kurdes, dont deux femmes, ont été blessés. Selon un témoin, l’attaque a eu lieu après qu’un coiffeur a laissé attendre deux jeunes Kurdes à la porte de son salon durant deux heures en faisant passer tout le monde avant eux… Le 20 à Ankara, une autre attaque a frappé une famille occupée à sacrifier un animal pour la fête musulmane commémorant le sacrifice d’Abraham.. Au moins 150 personnes ont participé à l’attaque, qui a fait quatre blessés par balles, dont deux ont dû être hospitalisés dans un état grave. La famille des blessés, qui attendait devant l’hôpital, a été sommée de se disperser, puis attaquée à coups de gaz lacrymogènes et de matraques, cette fois par la police). Mais c’est à Konya, le même jour, que s’est produite l’attaque la plus effrayante. Une foule de 60 personnes a attaqué par balles une voiture où se trouvait une famille kurde originaire de Diyarbakir, mais installée depuis vingt ans dans le quartier Meram de Konya. Hakim Dal, 43 ans, a été tué. Son frère Hamdi a déclaré à l’agence Mezopotamya: «Ils ne voulaient pas de nous parce que nous sommes kurdes. Ils nous ont dit : ‘Vous allez vendre cet endroit et partir’» (Rûdaw). Le 23, le HDP a dans un communiqué recensé les attaques récentes et appelé le pouvoir à réagir: «Si le gouvernement ne met pas fin à ses campagnes de diffamation criminalisantes et à ses incessants discours de haine contre le HDP et contre les Kurdes en général, et s'il ne parvient pas à poursuivre efficacement les auteurs de ces actes, de nombreuses autres attaques sanglantes risquent de se produire».
Mais le pouvoir poursuit ses discriminations. À Bağlum (Keçiören , Ankara), des Kurdes, dont les maisons et les fermes ont été détruites car ils n’avaient pas fait les démarches nécessaires auprès du cadastre, ont rapporté que seuls les biens appartenant aux Kurdes avaient été démolis… 150 familles, certaines installées depuis plus de 20 ans, sont ainsi menacées. L’une des victimes des destructions a témoigné que lors d’une visite de la première Dame au refuge pour animaux de Keçiören le 28 juillet, plusieurs femmes kurdes lui ont demandé d’intervenir. Emine Erdoğan leur aurait répondu: «Allez dans la montagne», ce qui en Turquie est synonyme de: «Rejoignez le PKK»…
Malheureusement, comme le craignait le HDP, le pire est survenu le soir du 30 à Meram (Konya). Un groupe d’individus armés a attaqué une famille kurde originaire de Kars, qui vivait dans le quartier de Bahçeşehir depuis 24 ans. Chacun des membres de la famille a été tué d’une balle dans la tête, soit sept personnes, dont trois femmes , puis la maison a été incendiée. En mai dernier, la famille Dedeoğlu avait déjà été attaquée par une foule armée de couteaux, de pierres et de bâtons, qui hurlait «Nous ne permettrons pas à des Kurdes de vivre ici» Certains membres de la famille avaient été grièvement blessés, mais les assaillants, interpelés, avaient ensuite été libérés. L'avocat des victimes, Abdurrahman Karabulut, a déclaré que la libération des auteurs de cette première attaque leur avait donné un sentiment d'impunité. Commentant les assassinats, il a déclaré sur la chaîne de télévision Arti-TV: «C'est une attaque entièrement raciste. […] La justice et les autorités ont leur part de responsabilité dans ce qui est arrivé». Mais le ministre de l'Intérieur Süleyman Soylu a rendu responsable une hostilité de plusieurs années entre deux familles «Cette attaque n’a aucun lien avec la question turco-kurde», a-t-il assené, ajoutant que dénoncer ces assassinats comme un crime raciste relevait d’une «provocation» contre l'unité du pays…
Dans un contexte aussi sanglant, on ose à peine rappeler deux événements du mois qui laissent espérer que la résistance peut encore peser. Le 1er juillet, la Cour constitutionnelle turque a statué en faveur du député HDP emprisonné, Ömer Faruk Gergerlioğlu, estimant dans un arrêt que son droit de mener des activités politiques et ses libertés individuelles avaient été «violés». L’annulation de sa condamnation a contraint le tribunal de Kocaeli à prononcer sa libération le 6, et lui a permis de recouvrer son statut de député le 16, après la lecture officielle de la décision au Parlement (AFP). S’agit-il d’une décision téléguidée par le pouvoir pour contrer les accusations de l’UE? Par contre, le 15, il semble bien que le Président turc ait dû reculer: il a limogé le recteur de l’université du Bosphore (Bogazici) à Istanbul, Melih Bulu, désigné par décret six mois plus tôt. Celui-ci se montrait de plus en plus autoritaire: il interdisait l’accès du campus aux étudiants protestataires à l’aide de caméras de reconnaissance faciale et avait supprimé une centaine de bourses. En vain: le maire CHP d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, leur avait substitué des bourses de la municipalité (Le Monde). L’affaire tournant à l’avantage de l’opposition, le président turc aura préféré se débarrasser d’un personnage devenu gênant…
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La région contrôlée par l’Administration Autonome du Nord-Est Syrien (AANES), à majorité kurde, est condamnée à demeurer dans l’enclavement. Certes, le Conseil de sécurité des Nations unies a prolongé le 9 juillet à l’unanimité pour six mois l’ouverture du point de passage de Bab Al-Hawa, situé à la frontière turque. Cela permettra d’acheminer l’aide humanitaire vers la province d’Idlib et le Nord-Ouest syrien, où vivent quatre millions de civils, et chacun s’est félicité d’une «victoire» ayant permis d’«éviter une catastrophe humanitaire». Mais en 2019, on comptait cinq points de passage transfrontaliers, et les ONG trouvent Bab Al-Hawa largement insuffisant. L’ambassadeur français à l’ONU, Nicolas de Rivière, l’un des seuls membres du Conseil à s’exprimer dans ce sens, a été clair: «Le mécanisme que nous venons de renouveler est et sera insuffisant pour répondre aux besoins humanitaires. Nous regrettons que les points de passage de Bab Al-Salamah et d’Al-Yaroubiya [supprimés en 2020 sous la pression de Moscou] ne soient pas rouverts, alors que, depuis l’an dernier, les besoins humanitaires ont augmenté de plus de 20 % au nord-ouest, de 38 % au nord-est» (Le Monde). L’Administration autonome a bien évidemment dénoncé dans un communiqué cette décision qui isole le Rojava: «Nous ne sommes pas opposés à la délivrance d'aide au peuple syrien [...] mais nous sommes opposés à [cette politique de] ‘‘deux poids, deux mesures’’. […] Cette décision accentue la tragédie humanitaire en prolongeant le siège que nous subissons de tous côtés».
Si Amnesty international a également condamné ce vote de «compromis» (AFP), le régime a évidemment adopté une position inverse, saluant dans cette décision une réaffirmation de l'unité de la Syrie: contrôler toute aide humanitaire arrivant dans le pays apporte à Damas un moyen de pression sur les territoires qui lui échappent. En début de mois, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov avait de nouveau accusé les États-Unis d’encourager les Kurdes au «séparatisme», une position reprise en fin de mois par son homologue syrien, qui a accusé l’AANES de «projets séparatistes» visant à «affaiblir la Syrie». Dans la même déclaration, Lavrov s’était dit prêt à jouer les médiateurs entre l’AANES et Damas, une proposition que les Kurdes avaient accepté implicitement en parlant d’un «pas positif vers une solution». Cependant, jusqu’à présent, les discussions avec Damas, entamées en janvier, n’ont rien donné en raison de l’intransigeance du régime. Plus, courant juin, les tensions se sont de nouveau aggravées entre les milices pro-régime et les Asayish (Sécurité kurde), d’où, notamment à Qamishli, des arrestations croisées, suivies d’une relative détente avec des libérations des détenus par les deux parties. Début juillet, les militaires des points de passage du régime, qui contrôle en ville le «Cercle de Sécurité» (les abords des casernes et du bazar), ont commencé à bloquer le passage des civils. Et le 3, des militaires syriens ont littéralement pris d’assaut les demeures de plusieurs employés de l’AANES vivant à Zanoud, un village contrôlé par Damas près de Qamishli, les menaçant d’arrestation s’ils ne quittaient pas leur travail…
Le 20, on a appris qu’un Kurde de 35 ans originaire d’Afrin, Azad Ebdulqadir Soran, enlevé deux mois auparavant à Alep à un point de contrôle du régime entre les quartiers de Cheikh Maqsoud et d’Ashrafiyeh, avait été torturé à mort en prison. Les responsables de son enlèvement appartiendraient au «Groupe Baqir», soutenu par Téhéran… (Kurdistan-24) Enfin, de source OSDH (Observatoire syrien des droits de l’homme), on a appris le 31 la mort faute de soins d’un homme et de quatre enfants d’Afrin: la «Quatrième division» de l’armée syrienne avait refusé le passage aux ambulances les emmenant vers les hôpitaux d'Alep. Suite à ces décès, des centaines de résidents d'Afrin ont organisé une veillée devant le poste russe du village d'al-Wahsheyah pour demander que les militaires obtiennent de leurs homologues syriens le libre passage des malades vers la ville et dans l’autre direction, de l’aide humanitaire vers les villages…
En mentionnant un siège de «tous côtés», l’AANES désignait aussi le harcèlement militaire turc, toujours aussi intense. La région de Tall Tamr a été visée tout le mois, de même que celle de Manbij, avec dès le 1er juillet des tirs d’une quinzaine de roquettes sur des villages à l’ouest de cette ville, lancés de la base turque de Tukhar, accompagnés d’accrochages à l’arme légère entre mercenaires pro-turcs et combattants du Conseil militaire de la ville. Ceux-ci ont mené en réponse le 3 une opération d’infiltration qui a fait un mort et cinq blessés parmi les mercenaires. Deux femmes sérieusement blessées par les roquettes ont dû être hospitalisées (OSDH). D’autres tirs turcs ont tué une femme et un enfant à Tall Rifaat le 4, où un drone turc a frappé le lendemain une position des FDS. Manbij a de nouveau été ciblé le 9, sans victimes, ainsi que plusieurs villages de la province d’Alep (WKI). Le 11, un autre drone turc a frappé une maison près de Tall Rifaat. Le 13, une opération d’infiltration des mercenaires pro-turcs par les FDS près de Raqqa a fait chez eux un mort et quatre blessés (OSDH).
Le 17, l’OSDH a parlé d’«escalade militaire alarmante» à Manbij, avec des pertes dans les deux camps depuis le début du mois: «À de nombreuses reprises, l'escalade est déclenchée par les Turcs et les factions [mercenaires] qui tirent de nombreux obus d'artillerie et roquettes, en plus d’affrontements quotidiens entre les deux parties à l’arme légère, moyenne et lourde». Parallèlement, des attaques turques ont aussi visé la région de Tall Rifaat, faisant selon les FDS cinq victimes civiles, dont un enfant. En outre, depuis cinq mois, la Turquie poursuit sa tactique d’assoiffement du Rojava en limitant le débit de l'Euphrate, ce qui provoque des pénuries d’eau et d'électricité et met l’agriculture en danger (WKI). Le 20, c’est l’autoroute stratégique M4 qui a été visée par des tirs d’artillerie lourde au nord de Raqqa. Le 27, un calme précaire régnait dans la campagne de Tall Tamr, mais les bombardements ont repris jusqu’en fin de mois, suscitant cette fois une riposte des FDS.
Le 25, le ministère turc de la Défense a annoncé sans préciser le lieu qu’une attaque sur un véhicule militaire avait fait deux morts et deux blessés parmi les soldats turcs (L’Orient-Le jour). Selon les médias, l'attaque a eu lieu dans la région d'al-Bab, une ville sous contrôle turc à 30 kilomètres au nord-est d'Alep. Dès le lendemain, semble-t-il en représailles, les forces turques et leurs mercenaires ont tiré des dizaines de roquettes depuis leurs zones de contrôle, sans réponse des FDS ou des forces du régime. Le 30 au matin, les roquettes turques ont tué deux combattants du «Conseil militaire d'al-Bab» qui, affilié aux FDS, vise la reconquête de la ville. Un autre avait déjà été tué le 23. Aussi le 27, les tirs turcs ont repris à Sharra (Afrin), sans faire de victimes, les FDS ripostant en bombardant le village d'al-Maqri près d’al-Bab et la périphérie ouest d'Azaz (OSDH). Enfin, le 30, un drone turc a visé deux véhicules civils au sud de Kobanê, sans faire de victimes.
Dans la campagne d’Afrin, sous occupation turque, des luttes internes ont encore opposé le 2 juillet deux factions mercenaires. Le 5, la faction Sultan Sulayman Shah a relâché contre une rançon de 3.000 US$ un homme de 50 ans arrêté le 27 juin pour «contacts avec l’AANES». Le 6, des membres du Liwaa al-Waqqas ont incendié vergers et oliviers près de Jendires pour abattre et vendre le bois (OSDH). Le 9, le site RojInfo a rendu compte d’un rapport accablant de l’Organisation des droits humains d’Afrin qui montre que les femmes sont les premières victimes des crimes de guerre de l’occupant: selon l’ONG, au cours des 18 derniers mois les mercenaires pro-turcs ont assassiné au moins 83 femmes et en ont enlevé 200 autres… Dans une interview à l’agence de presse kurde Hawar News (ANHA), une membre de l’organisation, Naile Mehmud, rappelle que des centaines de milliers de crimes ont été documentés depuis l’occupation de la région par la Turquie, avant de donner des exemples récents: «Nous avons documenté le viol de 70 femmes […]. Rien qu’au cours des 6 derniers mois, 25 femmes ont été enlevées, dont des enfants […]». Une fillette de deux ans a aussi été assassinée… De son côté, Suzan Mistefa, de l’organisation de femmes kurdes Kongra Star, a souligné que depuis trois ans, l’État turc s’en prend systématiquement aux femmes et aux enfants: «De nombreuses fillettes sont contraintes au mariage. Certaines femmes sont enlevées pour être emmenées en Turquie. La situation des femmes en prison est épouvantable». Par ailleurs, on ignore toujours le sort de 1.200 femmes disparues depuis l’occupation d’Afrin. Mistefa a dénoncé le silence de la communauté internationale face à ces crimes contre l’humanité . Toujours selon l’Organisation des droits humains d’Afrin, au moins 35 Kurdes ont été tués en 2021 à Afrin, où au moins 100 implantations ont été créées pour des non-Kurdes (WKI). Enfin, les FDS ont dénoncé l’enlèvement d’au moins 80 de leurs membres, emmenés en Turquie pour y être emprisonnés, en violation du droit international comme de la Convention de Genève. Leur porte-parole, Kino Gabriel, a appelé le 18 la communauté internationale et le Conseil de sécurité de l’ONU à réagir.
Sans répondre aux accusations de crimes contre l’humanité la visant, la Turquie a cherché à contre-attaquer en renvoyant une accusation similaire aux Unités de protection du peuple (YPG), la milice kurde du PYD (Parti de l’unité populaire), composante principale des FDS. Le 14 au soir, le ministère turc de la Défense a annoncé la découverte dans la région d'Afrin d’un «charnier» contenant 35 corps. Le lendemain, le gouverneur de la province turque de Hatay, Rahmi Dogan, a parlé de 61 corps et, sans apporter de preuves, a déclaré qu’il s’agissait de civils exécutés par les YPG quelques jours avant le déclenchement de l'offensive turque à Afrine en 2018. Les autorités d'Afrin, exilées depuis l’invasion et l’occupation turques, ont rejeté ces accusations en précisant à des journalistes locaux, dont celui de l'AFP, qu'il ne s’agit pas d’un charnier mais d'un cimetière informel créé par les FDS juste avant l’invasion turque. Le porte-parole de l’Organisation des droits humains d’Afrin, Ibrahim Shaykho, a précisé qu’avaient enterrées là les dépouilles de combattants et de civils tués durant l'opération turque et qui n’avaient pu être transportées hors d'Afrin en raison du siège imposé par les attaquants (AFP). Suite à cette passe d’armes, le commandant des FDS, Mazloum Abdi, a réitéré son appel à la communauté internationale à «enquêter sur les crimes commis par la Turquie et les milices à Afrin et à mettre fin aux crimes contre l'humanité» (WKI).
Le 27, l’OSDH a de nouveau rapporté des exactions commises à la frontière contre les Syriens tentant de fuir la guerre par les gendarmes turcs (jandarma). Ceux-ci les visent régulièrement par des tirs ou les torturent. Cette fois-ci, près de 20 militaires turcs ont successivement passé à tabac deux jeunes Syriens qui tentaient d’entrer en Turquie près de de Derbassiyah (Hassaké) et leur ont volé leur argent et leur téléphone portable avant de les renvoyer en Syrie. En début de mois, au même endroit, ces jandarma avaient déjà échangé des tirs avec les Asayish kurdes.
Parallèlement, la résurgence de l’organisation djihadiste Daech se poursuit. En début de mois, les FDS ont annoncé la capture d’un expert en explosifs à Shaddadi (Hassaké), et la semaine suivante, au même endroit, celle de trois autres djihadistes. En milieu de mois, les FDS ont démantelé une cellule qui organisait l’évasion vers la Turquie de détenus du camp d’Al-Hol. En fin de mois, les FDS ont annoncé la mort de deux djihadistes lors d’un raid soutenu par les États-Unis à Hassaké et l'arrestation d’autres membres de Daech dans les faubourgs de cette ville. Cependant, à Al-Basiré, les djihadistes ont tué deux femmes et blessé un homme et deux enfants dans l’attaque de leur maison (WKI). Malgré plusieurs succès des FDS contre Daech, l’organisation demeure une vraie menace, notamment dans la province de Deir Ezzor, en partie à cause de l’incapacité du régime et de ses alliés russes à le contenir dans le sud désertique de la Badiya, où des dizaines de militaires et de miliciens ont été tués durant les trois derniers mois (WKI). Notamment, le 28, l’OSDH a rapporté une importante attaque djihadiste dans la partie de cette province tenue par Damas, qui a provoqué de violents affrontements à l'arme lourde et obligé l’aviation russe à intervenir pour repousser les assaillants. Les combats ont fait sept morts côté régime et au moins cinq côté Daech.
Par ailleurs, la situation demeure difficile dans les camps où sont détenus les anciens combattants djihadistes et leurs proches. Celui de Al-Hol, notamment, avec 62.000 résidents, dont 93% de femmes et d’enfants, demeure malgré plusieurs opérations de sécurité ce que l’OSDH qualifie de «Mini-État islamique», tant les tueurs de Daech y sont actifs. Le 6, les FDS ont publié leur rapport mensuel sur la situation. On y lit: «Les cellules terroristes de Daech poursuivent leur action dans le camp d'Al-Hol avec de nouveaux assassinats contre les résidents qui s'écartent des idées extrémistes de l'organisation». Le camp a connu ces derniers mois des dizaines d'assassinats, des évasions et des attaques contre des gardes et des travailleurs humanitaires, et pour le seul mois de juin, «Huit personnes de nationalité syrienne et irakienne ont été tuées d'une balle dans la tête». Malgré les exhortations répétées des Kurdes, la plupart des pays --notamment européens-- refusent de rapatrier leurs citoyens. Certains, dont la France, ne l'ont fait que pour un nombre limité de mineurs, dont des orphelins (AFP).
Les autorités de l’AANES tentent de désengorger les camps de plusieurs manières. Le 2, elles ont transféré une trentaine d'adolescents d’Al-Hol vers un centre de réhabilitation à destination des enfants de djihadistes. Abdelkarim Omar, responsable des Affaires étrangères de l’AANES, qui déplore que la communauté internationale ne prenne pas ses responsabilités, a insisté sur l'importance de créer de tels centres: «La place des enfants n'est ni en prison ni dans des camps», a-t-il indiqué à l'AFP. Un premier centre, créé il y a quelques années et qui accueille actuellement environ 120 enfants, donne de bons résultats, et d’autres sont en préparation, a-t-il indiqué, demandant une aide internationale pour en créer une quinzaine: «Aidez-nous au moins à sortir ces enfants de cet environnement radical, car les garder dans cette atmosphère entraînera l'apparition d'une nouvelle génération de terroristes», a-t-il averti. Autre action de l’AANES, le rapatriement des enfants vers le pays d’origine. Le 3, Anna Kuznetsova, responsable de la Commission présidentielle russe aux droits de l'enfant, a reçu à la tête d’une délégation russe pour rapatriement 20 enfants de nationalité russe détenus au camp de Roj (AFP). Les responsables kurdes ont ensuite annoncé qu'ils avaient rendu plus de 250 enfants au gouvernement russe. Dans d’autres cas, l’AANES a négocié avec des responsables tribaux le retour de détenus de leurs camps vers leurs demeures. Mi-juillet, 82 familles ont pu ainsi quitter Al-Hol pour rentrer à Raqqa (WKI).
Cependant, les Asayish ont dû lancer le 30 au matin une nouvelle opération de sécurité dans Al-Hol, au cours de laquelle ils ont arrêté 15 civils accusés d’être en relations avec Daech, dont certains accusés d’avoir participé à des assassinats. Ceux-ci se poursuivaient en parallèle de l’opération des Asayish, puisque trois réfugiés irakiens, dont une femme, ont été tués par balles dans les dernières heures. On comptait ainsi 22 meurtres depuis la fin de la première phase de la campagne de sécurité (OSDH).
Parallèlement, il semble que le conflit irano-américain ait débordé vers le Rojava depuis l’Irak voisin. Le 7, les FDS ont annoncé avoir déjoué une attaque de drones visant une base de la coalition anti-Daech située près du champ pétrolier d’al-Omar, non loin de la frontière irakienne. Selon l’OSDH, des milices pro-iraniennes ont probablement lancé les drones depuis une zone rurale à l'extérieur de la ville d'Al-Mayadin au sud-ouest d’al-Omar. Ces attaques sont concomitantes à celle menée sur la base américaine d’Ain al-Assad, en Irak (AFP).
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Lorsque le nouveau président iranien, l’ultra-conservateur Ebrahim Raïssi, était chef du judiciaire, il s’est distingué par son impitoyable répression des manifestants de novembre 2019 et l’impunité qu’il a accordée aux forces de répression coupables de l’assassinat de centaines de protestataires. Déjà, en 1988, membre de la sinistre «Commission de la mort» de Téhéran, il avait participé aux milliers d’exécutions extrajudiciaires de prisonniers politiques. Reporters sans Frontières (RSF) rappelle aussi qu’il a fait pendre en 2020 un prisonnier simplement coupable d’avoir créé une chaîne Telegram… La perspective de le voir devenir Président était déjà un message de terreur à toute la société civile iranienne. Le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khameneï, vient encore d’ajouter à la menace en nommant pour succéder à Raïssi comme chef du judiciaire Gholam-Hossein Mohseni Ejei, un autre religieux aussi connu pour ses violations des droits humains. «La nomination d'Ejei est une menace évidente pour la société civile iranienne, compte tenu du rôle considérable qu'il a joué dans la répression des manifestations populaires et dans la fabrication d'affaires contre des défenseurs des droits humains et des militants politiques», a déclaré Hadi Ghaemi, directeur du Center for Human Rights in Iran (CHRI). Ancien chef-adjoint du judiciaire et ancien ministre du renseignement, Mohseni Ejei a un long passé d'actions illégales et de graves violations des droits humains. Il a notamment organisé l’obtention par la torture de faux aveux télévisés, et est aussi derrière les «meurtres en série» d’intellectuels des années 1990, certains retrouvés étranglés dans des terrains vagues. Depuis 2010, il est visé par des sanctions des États-Unis et de l’Union européenne.
RSF parle de «Duo de la Mort» au pouvoir en Iran, et de fait, Raïssi et Ejeï ont bien déjà travaillé en duo. En 2009, après de nombreux rapports sur des tortures et des agressions sexuelles de manifestants arrêtés après la réélection frauduleuse d’Ahmadinejad. Ils co-dirigent une commission d’enquête. Ensemble, refusant la validité de preuves pourtant claires, ils assureront l’impunité des perpétrateurs.
Cette orientation ultra-répressive élargira encore la fracture entre les Iraniens et le régime des mollahs. Non seulement le boycott des élections a abouti à un niveau d’abstention inédit: 74% à Téhéran (51,8% au niveau national), et quatre millions de votes nuls ou blancs, 13% des suffrages, mais maintenant, comme le relève Le Monde, la colère des citoyens est telle qu’elle s’exprime sans craint apparente des conséquences. Un exemple parmi des centaines filmés avec des téléphones portables: une femme, visage découvert, prenant à témoin l’assistance, hurle à un mollah dans un parc de Téhéran: «Les enfants de ceux qui scandent “Mort à l’Amérique !” vivent eux-mêmes aux Etats-Unis… avec l’argent du peuple […]. Raïssi lui-même a été à la tête de la justice. Quels voleurs a-t-il punis, alors qu’il nous parle maintenant de vouloir mener une guerre contre la corruption? Vous êtes tous la même merde!».
Cependant, le pouvoir, maintenant totalement contrôlé par les conservateurs, lance des développements juridiques inquiétants. Dans les derniers jours du mandat d’Ebrahim Raïssi comme chef du pouvoir judiciaire, un nouveau règlement de la profession d’avocat a été approuvé. La licence permettant d’exercer, qui dépendait auparavant de l'association des barreaux, a été transférée au judiciaire. Celui-ci peut maintenant refuser l’exercice de la profession à qui il veut et aussi révoquer une licence existante. Pour le CHRI, qui appelle à des réactions internationales, «Cette nouvelle réglementation […] vide de son sens le droit à une procédure régulière et à un procès équitable».
Par ailleurs, en fin de mois, le Parlement a référé à une Commission parlementaire interne un projet de loi controversé visant à accorder le contrôle d’Internet aux agences de sécurité en cas d’événements graves, comme des manifestations. L’article 85 de la Constitution permet l’adoption d’un texte en commission interne, manière de contourner le débat en plénière… Une fois approuvé par le Conseil des gardiens de la constitution, le texte devient loi pour une période d'essai (CHRI).
Cette proposition n’arrive pas par hasard; elle fait suite à la fermeture d'Internet ordonnée après les manifestations contre les pénuries d'eau qui secouent depuis le 15 juillet la province du Khouzistan. Rapidement devenues des manifestations contre le régime et commençant à s’étendre hors du Khouzistan, elles ont été violemment réprimées.
Au Khouzistan, tout a commencé par une sécheresse prolongée, en partie due au changement climatique, qui est venue s’ajouter à une mauvaise gestion des ressources naturelles et à un désintérêt de l’État durant depuis des années. Les nombreux barrages détournant l’eau de cette province pour l’envoyer vers le centre du pays, dont sont originaires de nombreux dirigeants, ont ajouté à la colère des habitants. Même si pour éviter une répression encore plus dure les manifestants ont pris soin de se démarquer de tout séparatisme, cette province, frontalière de l’Irak et majoritairement arabophone, demeure marquée par la discrimination économique: alors que le Khouzistan abrite 80% des réserves de pétrole et 60% des réserves de gaz de l'Iran, il connaît un niveau de pauvreté et un taux de chômage très élevés, allant jusqu’à 50 % à certains endroits, contre 9,6 % au niveau national…
Pour reprendre les termes utilisés par le Centre de coopération des partis du Kurdistan iranien(CCIKP), qui a publié un communiqué de soutien aux manifestations, le gouvernement recourt à sa «politique habituelle […] contre les protestations et les demandes légitimes du peuple», en déployant ses forces de répression pour tirer à balles réelles. Des vidéos partagées sur les réseaux sociaux montrent d’importantes foules criant «J'ai soif!». «Nous n'arrêtions pas de crier: ‘‘Nous voulons de l'eau, juste de l'eau, nous n'avons pas d'eau’’, a déclaré depuis Ahvaz un vendeur ambulant lors d'un entretien téléphonique avec le New York Times. «Ils nous ont répondu par la violence et des balles». Plusieurs vidéos montrent des membres des forces de l'ordre tirant sur des manifestants en fuite. Mais les tirs, qui ont fait au moins trois victimes, des jeunes hommes, loin d’éteindre le mouvement, ont causé son extension à d’autres provinces: Azerbaïdjan oriental, Lorestan, Ispahan, Nord-Khorassan et Téhéran (WKI), et un changement des slogans. À Izeh, au Khouzistan, on entend sur les vidéos les cris de «Mort à Khamenei» et «Nous ne voulons pas de République islamique». À Téhéran et Mashhad, des foules ont manifesté leur solidarité avec le Khouzistan. Dans une station de métro de Téhéran, les usagers attendant les rames ont scandé «Mort à la République islamique». À Kermanshah, au Kurdistan d’Iran, des dizaines de Kurdes ont protesté contre les coupures d’électricité locales tout en affirmant leur solidarité avec les manifestants du Khouzistan. Selon Hengaw, une vingtaine ont été arrêtés. Le régime a en fait lancé des arrestations dans tout le pays pour tenter d’endiguer l’extension des manifestations.
Le 20, la Human Rights News Activist Agency (HRANA) a indiqué avoir identifié au moins 18 militants arrêtés. Le 22, l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) a dénoncé «l’usage excessif de la force» contre les manifestants. Le 23, le Centre pour les droits humains en Iran (CHRI) a exprimé son inquiétude d’une répétition des massacres de 2019 et dénoncé dans un communiqué «le mépris total de la loi, de la vie et de toutes les normes internationales en matière de maintien de l'ordre» démontré par les autorités iraniennes, ainsi que «les interruptions d'Internet imposées par l'État pour dissimuler sa violence». Le même jour, Amnesty International a estimé dans un rapport que depuis le 15, les forces de sécurité avaient «tué au moins huit manifestants […] dans sept villes différentes» et que «des dizaines de personnes, dont des enfants, [avaient] été blessées, notamment par des balles de petit calibre», [dont] «plusieurs sont hospitalisées dans un état critique», tandis que «de nombreux manifestants blessés évitent de se faire soigner à l'hôpital par crainte des arrestations», d’où une vraisemblable sous-évaluation des chiffres.
Parallèlement à ces événements, la répression ordinaire et les assassinats des porteurs transfrontaliers kurdes, les kolbars, par les garde-frontière, se sont poursuivis dans tout le Kurdistan d’Iran. En début de mois, deux d’entre eux ont été abattus au Hawraman, dont un est mort, trois autres ont été blessés à la frontière irakienne et un dernier s’est tué dans une chute survenue en s’enfuyant (WKI). Un autre groupe a été attaqué par des garde-frontières près de Baneh. Selon le dernier rapport du Kurdistan Human Rights Network (KHRN), au moins 21 kolbars ont été «tués, ou blessés» dans les zones frontalières en juin, dont au moins 10 abattus par les forces frontalières iraniennes, turques ou irakiennes (Rûdaw). La semaine suivante, deux porteurs ont été tués respectivement près d’Ouroumieh et de Baneh, trois blessés à Baneh et un à Marivan. L’association des droits humains KMMK a par ailleurs indiqué qu’à Nowsud, des dizaines de kolbars arrêtés avaient été torturés et leurs marchandises confisquées. Quatre autres porteurs ont ensuite été blessés à Nowsud et Piranshahr (WKI). À Baneh, après une attaque le 26 qui a tué un kolbar et en a blessé 12 autres, des centaines de personnes se sont rassemblées en protestation devant le bâtiment administratif du district. Le 30, la chaîne kurde d’Irak Rûdaw a indiqué que l’un des kolbars blessés risquait de perdre une jambe et a rappelé que dans son dernier rapport sur la situation des droits humains en Iran, l'ONU s’était inquiétée du «recours excessif à la force» contre les kolbars: «Selon plusieurs rapports, environ 70.000 Iraniens, principalement de la minorité kurde, dépendent de leur statut de kolbar pour leur subsistance, y compris les femmes, dont beaucoup sont des femmes chefs de famille». Selon l'ONU, environ 60 kolbars, dont des enfants, ont été tués et plus de 170 blessés en 2020.
Par ailleurs, arrestations d’activistes kurdes et condamnations se sont poursuivies tout le mois. Selon KMMK, le 2, les autorités ont arrêté à Kermanshah 15 Kurdes soupçonnés de liens avec des groupes sunnites. Alors que l’Iran a abrité des responsables d’Al-Qaïda et avait soutenu l’organisation islamiste kurde d’Irak Ansar al-Islam, il a récemment intensifié la répression contre les organisations islamistes sunnites. En début de mois, plusieurs activistes du Kurdistan d’Iran sont entrés en grève de la faim pour protester contre le maintien en détention de l’activiste kurde Kharollah Haqjoian, adepte de la foi Yarsan (Ahl-e Haqq). D’autres activistes ont aussi été arrêtés à Sanandaj et Piranshahr, et le 31, le tribunal révolutionnaire d'Oshnavieh a condamné l’activiste kurde Salah Barhamian à deux ans de prison sur des accusations liées à son appartenance ethnique (WKI).
Des officiers de l’Etelaat (Service de renseignement) ont torturé à mort un Kurde nommé Ahmed Rahmanian après son arrestation le 13 juillet. Ils ont également torturé deux sœurs d'un activiste kurde exilé en Norvège, Sanar Arsazeh, afin d’obliger celui-ci à rentrer et faire face aux poursuites (Hengaw). Par ailleurs, en deux jours, cinq prisonniers kurdes ont été exécutés à la prison centrale d’Ouroumieh (Hengaw). Le 4, deux détenus ont été exécutés pour des accusations liées à la drogue (KMMK). Le lendemain, trois autres détenus ont été pendus à leur tour pour meurtre avec préméditation, dont deux frères, l’un grièvement blessé à la colonne vertébrale suite aux tortures subies en prison. En Iran, il n’existe pas d’homicide involontaire, et tous les meurtres appellent la peine de mort, quelles que soient les circonstances… Un autre prisonnier kurde, Hossein Kheiri, 32 ans, originaire du Lorestan, est également dans le couloir de la mort après sa condamnation à Téhéran pour moharebeh («guerre contre Dieu»): lors des manifestations anti-régime de novembre 2019, il avait détruit des biens du secteur privé. Selon Hengaw, l’Iran a exécuté 119 détenus, dont 21 Kurdes, depuis le début de l'année (Zhyan).
À l’occasion du 32e anniversaire de l’assassinat du leader kurde d’Iran Abdul Rahman Ghassemlou à Vienne par des agents de Téhéran le 13 juillet 1989, le Centre de coopération des partis du Kurdistan d’Iran a appelé la communauté internationale à relancer l’enquête sur l’attentat. Le régime n’a jamais depuis abandonné ses opérations à l’étranger pour y assassiner des membres de l’opposition. Une tentative déjouée à Bruxelles en juillet 2018 avait abouti à plusieurs arrestations dont celle d’un diplomate iranien en poste. Ironiquement, à peine quelques jours plus tard, les États-Unis ont émis des avis de recherche contre quatre agents iraniens accusés d’avoir planifié l’enlèvement à New York de la journaliste irano-américaine Masih Alinejad. Celle-ci était une cible depuis 2014, lorsqu’elle avait lancé une campagne contre le port du voile obligatoire en Iran. Il semble que le plan ait été de la transporter par bateau rapide au Vénézuéla ou de l’attirer en Turquie ou en Irak, d’où elle aurait pu être enlevée et transférée en Iran. C’est la méthode utilisée en 2019 contre le dissident réfugié en France Rouhollah Zam: enlevé en Irak puis transféré en Iran, il avait été condamné à mort et exécuté fin 2020 pour son rôle dans les manifestations antirégime de l’hiver 2017-2018. En octobre 2020, l’opposant Habib Chaab, réfugié en Suède, avait, lui, disparu lors d’un voyage en Turquie (Le Monde).
Enfin, la pandémie de COVID-19 poursuit son explosion en Iran, maintenant confronté à une cinquième vague et à la propagation rapide du variant Delta. Le 1er juillet, l’Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran (OMPI), qui compile ses propres chiffres sur l’épidémie à partir de données régionales, a estimé le nombre de décès dus au coronavirus dans 547 villes iraniennes à plus de 320.800; le 16, le chiffre calculé était de 330.500 décès, et le 30 de plus de 342.100 (CNRI), soit un nombre de victimes estimé à 21.300… en un seul mois. Ces chiffres sont près de quatre fois plus élevés que les chiffres officiels tels que les rapportait RFI en début de mois, près de 85.000 morts et 3.240.000 personnes contaminées. Mais de l’aveu même de nombreux responsables du régime, ces derniers sont très sous-estimés. Avec seulement 6 millions de personnes vaccinées sur 81 et une vaccination très lente, le pays n’a guère de moyen de contrôle, et a dû prendre de nouvelles mesures. Le 4, la fermeture des grands magasins et des bazars a été décidée. Le 17, devant l’explosion des cas et la prédominance du variant Delta, administrations, banques et commerces non essentiels ont été fermés pour six jours dans les provinces voisines de Téhéran et d’Alborz (près d'un cinquième de la population), qui ont été isolées du reste du pays. Après les avoir longtemps refusés, l'Iran comptait sur l’arrivée de plus de six millions de vaccins étrangers pour vacciner les plus de soixante ans (RFI). Le 26, le nombre officiel quotidien de contaminations franchissait pour la première fois la barre des 30.000 cas officiels, avec 31.814 nouveaux cas, pour un nombre total dépassant les 3,7 millions (Le Figaro). La gestion sanitaire du régime est de plus en plus critiquée.
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Le 6 juillet en fin de soirée, l'aéroport international d'Erbil a de nouveau été visé par une attaque de drones. Il n’y a eu heureusement ni blessés ni dégâts matériels, et les pompiers ont maîtrisé un début d'incendie. La cible, ce sont les militaires américains présents dans le cadre de la coalition anti-Daech, déjà visés à Erbil à plusieurs reprises comme dans l’attaque de drone du 27 juin dernier. La veille, un autre drone avait été abattu à Bagdad près de l’ambassade américaine, alors que trois roquettes venaient de frapper la base aérienne américaine d’Ain-al-Assad, dans l'ouest de la province d'Anbar. Au total, 48 attaques depuis janvier. Ces dernières attaques répondaient certainement aux frappes américaines lancées le 28 juin à la frontière syrienne contre les milices pro-iraniennes du Hashd al-Shaabi (Unités de mobilisation populaire), qui avaient tué une dizaine de combattants (AFP). Le lendemain, Ain-al-Assad a de nouveau été frappé, cette fois par 14 roquettes qui ont fait trois blessés légers (Le Figaro). Le message adressé aux États-Unis l’est également au Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), leur voisin iranien leur signifiant indirectement que leurs liens avec les Américains peuvent être sources de problèmes… Avec Ain Al-Assad, l’aéroport d’Erbil est l’un des deux principaux points d’appui américains pour la coalition en Irak, et donc une cible potentielle importante, alors que les systèmes de défense existants peinent à intercepter ces nouveaux venus que sont les drones bourrés d’explosifs.
Le lendemain, le Pentagone a annoncé une rotation de troupes qui verra repartir d’Erbil les militaires de la Garde nationale de Louisiane, remplacés par quelque 1.800 soldats de la brigade Stryker, du Colorado: il n’est donc pas question de départ d’Irak ni du Kurdistan. Côté irakien, confronté à la résurgence de Daech, le premier ministre Al-Kadhimi n’est pas prêt à se passer du soutien américain. Il a dirigé le 26 juillet une délégation irakienne venue à Washington dans le cadre du dialogue stratégique entre les deux pays, à laquelle participait comme ministre des Affaires étrangères le Kurde Fouad Hussein, et plusieurs représentants du GRK. Au même moment, les peshmerga kurdes recevaient de la coalition de nouveaux équipements logistiques, tandis que le ministère des Peshmerga annonçait la formation prochaine de deux brigades conjointes avec l’armée irakienne pour restaurer la sécurité dans les «territoires disputés». Les négociations se poursuivent pour armer et financer ces brigades (WKI).
Il faut espérer que cette annonce trouvera une application rapide, car Daech continue sa réorganisation dans ces territoires, profitant du vide sécuritaire qui y règne toujours pour mener attaque sur attaque. Le Washington Kurdish Institute (WKI) a estimé le 6 que les djihadistes avaient tué au moins 25 membres du personnel de sécurité irakien durant les deux dernières semaines de juin, principalement dans la province de Kirkouk. Ils ont également kidnappé ou tué de nombreux civils.
En une nouvelle stratégie visant manifestement à provoquer la colère des citoyens contre les autorités, Daech s’attaque systématiquement depuis début juillet aux installations de production ou de transport d’énergie: des dizaines de sites, lignes énergétiques, production de gaz naturel, centrales, ont ainsi été frappés par des bombes artisanales ou des roquettes, causant de graves pénuries d’électricité. Outre les destructions d’infrastructures, les djihadistes ont poursuivi leurs attaques contre les villages et les forces de sécurité. Le 16, une famille kurde se déplaçant en voiture a vu l’un de ses membres tué par des tirs près d’un faux point de contrôle dans le district de Pirde, deux autres passagers étant blessés. Le 24, trois policiers fédéraux ont été tués dans une attaque sur leur point de contrôle, et le lendemain, les djihadistes ont tiré une roquette Katyusha sur Ryad sans causer de pertes, la première attaque de ce type dans la région depuis la chute du «Califat». De Touz Khourmatou (Kirkouk) à Khanaqin à la frontière iranienne, le danger djihadiste est devenu permanent. À la base aérienne de Touz Khourmatou, deux policiers fédéraux ont été tués et cinq autres blessés le 3, et une autre attaque sur un point de contrôle militaire a fait un mort et deux blessés. À Khanaqin, cinq civils qui tentaient de libérer des agriculteurs capturés par les djihadistes ont été tués près de Jalawla. Deux des paysans ont pu fuir. Le 29, un militaire irakien a été tué et deux autres blessés près de Nafitkhana.
Les forces de sécurité, irakiennes ou kurdes, ne sont pas restées inactives. Elles ont annoncé la découverte de trois caches djihadistes entre Hawija et Daqouq, et à Erbil, la capture d'un djihadiste qui prévoyait d’attaquer un lieu d’incarcération pour en libérer les djihadistes. La semaine suivante, la sécurité d’Erbil a diffusé une vidéo où des djihadistes capturés avouent avoir planifié des attaques-suicides durant l’Aïd. Selon le Conseil de sécurité du Kurdistan, des attentats devaient aussi viser des lieux fréquentés par les étrangers. À Kirkouk, la sécurité a annoncé l'arrestation en ville de plusieurs djihadistes, dont un kamikaze. Le 18, quatre caches contenant drones et armes légères ont été découvertes près de Ryad. En fin de mois, le GRK a annoncé l’arrestation dans un camp de personnes déplacées d’un des djihadistes responsables de l’attentat du 19 juillet à Bagdad, qui avait fait au moins 35 victimes civiles. La dernière semaine du mois, une autre cache a été découverte près de Dawda, entre Kifri et Touz Khourmatou. Mais ces succès ne suffisent pas à stopper la résurgence de Daech…
Alors que les enquêteurs de l’UNITAD, l’équipe missionnée par les Nations-Unies pour rassembler des preuves des crimes commis par Daech afin de poursuivre ses membres en justice, travaillent d’arrache-pied, deux projets de loi concernant la question ont été mis à l’étude, l’un au Parlement fédéral de Bagdad, l’autre au Parlement du Kurdistan. Celui de Bagdad concerne la transmission par l’UNITAD à l’Irak de preuves pouvant entraîner une condamnation à mort; à Erbil il va plus loin, puisqu’il vise à établir un tribunal spécial comprenant des juges étrangers pour juger en collaboration avec l’UNITAD les crimes de masse commis par Daech, même s’ils ont été commis hors d’Irak. La Région du Kurdistan d’Irak acquérerait ainsi, comme la Belgique actuellement, compétence universelle. Cependant, Bagdad voit dans cette initiative une violation de sa souveraineté, et fin juin, la Cour suprême a rejeté la proposition… «Selon deux sources [note Le Monde], les partis chiites au pouvoir s’opposeraient à toute loi, de crainte de voir les milices poursuivies à leur tour, même si les deux projets de loi visent spécifiquement les crimes commis par l’Etat islamique».
Les territoires disputés ont également été le théâtre de nombreuses manifestations de citoyens contre le manque de services et la corruption, sur le modèle des manifestations de l’an dernier dans le sud du pays. À Kirkouk, alors que la chaleur est insupportable, l’électricité connait de nombreuses coupures, soit en raison des attaques de Daech, soit parce que l’Iran a cessé sa fourniture d’énergie à l’Irak. Les taxis de la ville ont protesté contre la pénurie d’essence à prix subventionné, et les étudiants en ingénierie se sont rassemblés devant le gouvernorat en demandant du travail. Le ministère irakien du pétrole s'était engagé à embaucher 1.000 diplômés, mais le processus s'est arrêté en raison de la corruption qui régnait dans le processus d'embauche… À Khanaqin, la population a également manifesté contre les coupures d’électricité le 1er juillet. La région est confrontée à une pénurie d’eau permanente due au manque de pluie mais aussi à l'interruption par l'Iran de l'approvisionnement en eau du Petit Zab. Par rapport à 2020, la production de blé dans la région a été réduite de 33%... Après que les protestataires aient bloqué la route internationale Irak-Iran, la municipalité a accepté un accord donnant dix jours au gouvernement pour améliorer la fourniture d’électricité et d’eau. Le 22, cependant, la situation ne s’étant aucunement améliorée, les protestations ont repris.
La révélation continuelle d’affaires de corruption n’a guère contribué à calmer la colère des citoyens. Alors que Kirkouk souffre depuis des semaines d'une crise du carburant, la police de la ville a annoncé le 7 avoir saisi 25 camions-citernes envoyés illégalement par le Département du pétrole à une station-service privée. Les milices pro-iraniennes du Hashd al-Shaabi ont également utilisé la contrebande de carburant pour se financer, au point que le 11, le ministre du pétrole irakien, Ihsan Abdul-Jabbar, s’est rendu à Kirkouk pour rencontrer les responsables de la province et de la sécurité… Plus grave encore, depuis des années, les Gardiens de la révolution iraniens (pasdaran) utilisent l’Irak comme route de passage de la drogue, notamment la méthamphétamine en cristaux. Une dizaine de personnes ont été arrêtées à Kirkouk et cinq kilos de méthamphétamine saisis. Le 22, la Commission d’intégrité irakienne a indiqué avoir mis au jour des affaires de corruption impliquant l’administration de Kirkouk pour plus de trois milliards de dinars, 200 millions d’US$. Il s’agit notamment de constructions illégales d’appartements (souvent au profit de hauts fonctionnaires), de construction de routes, et même de détournements affectant l'approvisionnement en carburant de la police fédérale de la ville: celle-ci a déclaré 303 véhicules au lieu de 213, afin de pouvoir vendre chaque mois 32.000 litres d’essence à des stations-service privées! Les bureaux de distribution de carburant, et plus largement le secteur du pétrole, sont de hauts-lieux de la corruption en Irak. À Makhmour, la Commission a lancé un mandat d’arrêt contre le responsable du silo de la ville: il avait abusivement comptabilisé du blé de qualité médiocre («grade 3») comme du blé de «grade 1». L’agriculture arrive juste derrière le pétrole comme secteur gangrené par la corruption…
On a vu également réapparaître des tentatives d’arabisation de terres appartenant à des Kurdes. Ainsi le 7, un village du sous-district de Sargaran a de nouveau été visé par des Arabes non originaires de la province, qui ont tenté d’en évincer les habitants. Ils disposaient comme dans les cas précédents d'une «autorisation» du gouverneur intérimaire Rakan Saed, mais les villageois kurdes ont empêché la prise de contrôle. Après l'incident, la police est intervenue, mais la question reste en suspens.
Autre source de forte tension, la présence militaire et les opérations turques, toujours aussi violentes et indiscriminées. En claire violation du droit international et de la souveraineté irakienne, des frappes aériennes, avions ou drones, ont visé en début de mois plusieurs localités du Kurdistan, notamment Kista, Amedi et Qandil. Un véhicule circulant dans la ville yézidie de Shingal (Sinjar), peut-être affilié aux Unités de résistance du Sinjar (YPS) a été également frappé. L'invasion turque du Kurdistan d’Irak a déjà provoqué récemment la mort de dizaines de civils et l’évacuation d'au moins 38 villages, kurdes et chrétiens (WKI).
La semaine suivante, alors que l’aviation turque frappait une zone montagneuse de Sheladiz (Dohouk) et un village chrétien de Chaminke, la Commission parlementaire spéciale chargée de dresser le bilan des opérations militaires turques au Kurdistan présentait son rapport à la Présidente du Parlement, Rewaz Fayeq. Dénonçant d’abord la présence du PKK, qui donne à la Turquie un prétexte pour son invasion, le rapport déclare ensuite que les opérations turques violent «les lois et normes internationales». Il dénonce aussi le silence du gouvernement irakien face à la violation continue par la Turquie de sa souveraineté, puis dresse un bilan accablant des activités militaires turques: des centaines de villages kurdes détruits, une zone d'occupation de 15 à 40 km de profondeur, l’établissement de 70 bases et postes d'observation militaires turcs.
Par ailleurs, les activités «diplomatiques» turques en Irak, qui confinent à l’ingérence, ont provoqué un scandale. Le 13, l'ambassadeur turc Ali Riza Gunay s'est rendu à Kirkouk pour rencontrer le Front turkmène, soutenu par la Turquie. Ankara cultive avec la partie sunnite de cette communauté des relations dont il exclut les Turkmènes chiites, considérés comme des soutiens de l’Iran. Durant la rencontre, plusieurs membres du Front turkmène ont salué l’ambassadeur en déployant le drapeau turc et en formant de la main le symbole raciste des «Loups Gris» au son d’un hymne ultranationaliste. Non seulement ces visite et attitude provocatrices ont suscité la colère de la population, mais elles ont conduit le 22 le ministère de l’Intérieur irakien a lancer une enquête contre trois officiers de police turkmènes. La loi irakienne interdit en effet aux militaires et aux policiers irakiens de saluer des hymnes étrangers.
Dernier point, après des mois de va-et-vient entre Bagdad et Erbil concernant la part du budget fédéral revenant au Kurdistan et l'adoption de la loi budgétaire irakienne pour 2021, le GRK a annoncé le 25 avoir reçu 200 milliards de dinars de Bagdad, et pouvoir envisager le paiement rapide de ses fonctionnaires sans aucune retenue sur leurs salaires.
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Photo de ce vandalisme de l’Etat : le "Tolède à la turque"
Capitale politico-culturelle du Kurdistan de Turquie, Diyarbakir, connue dans l’antiquité sous le nom d’Amida, devenue Amed en kurde, est l’une des villes les plus anciennes de la Mésopotamie. Elle est habitée depuis l’époque des Hourrites et des Hittites il y a environ 5500 ans. Importante métropole régionale, construite sur la rive droite du Tigre, elle a été jusqu’à la conquête musulmane, en 638-39, une ville romaine, puis byzantine, stratégique aux frontières de l’empire iranien. Au IVème siècle, sous l’empereur byzantin Constantin II, la ville a été entourée d’imposantes murailles qui restent encore en bon état. Capitale du tout premier Etat kurde des Merwanides au Xème – XIème siècle, elle subit ensuite les invasions turco-mongoles successives et servit de capitale à l’Etat turcoman des Akkoyunlus (Les Moutons Blancs). Passé sous le règne ottoman en 1515, Diyarbakir est restée un centre économique, intellectuel et artistique cosmopolite avec ses quartiers chrétiens (arméniens et syriaques), juif, ses populations kurdes, arabes, voire turques (notamment fonctionnaires et militaires), ses nombreuses mosquées, églises et synagogues.
Son riche passé et son patrimoine historique et architectural exceptionnel ont valu à la capitale politico-cuturelle kurde d’être distinguée par l’UNESCO qui l’a classée sur sa liste du Patrimoine de l’humanité.
Ce joyau de l’histoire subit depuis 2016 un véritable saccage de la part des autorités turques.
A la suite des troubles qui ont opposé les forces spéciales turques armées de chars, d’hélicoptères et d’armes lourdes aux militants kurdes protestant contre le quadrillage militaire de leurs quartiers, le gouvernement turc, par un décret du 21 mars 2016, pris en urgence en Conseil des ministres, a décidé l’expropriation de six quartiers concernés par les troubles. Selon les chiffres officiels, 22 323 habitants de ces quartiers ont été expulsés manu militari. Et les pelleteuses sont entrées en action pour raser complètement ces quartiers « pour des raisons de sécurité » effaçant à jamais leur histoire et une part importante de l’histoire et de la mémoire collective des Kurdes mais aussi des Arméniens et des Syriaques des quartiers.
Le président turc, qui proteste avec véhémence quand quelques familles palestiniennes de Jérusalem sont menacées d’expulsion, assume sans complexe ce crime massif contre le patrimoine historique, en toute impunité, dans le silence de la communauté internationale. Même l’UNESCO n’a pas eu le courage de protester.
En 2016, Le gouvernement turc par la voix du premier ministre de l’époque, Ahmet Davutoglu, avait promis une « plan de reconstruction » qui transformerait ces quartiers saccagés en « nouveau Tolède » qui devrait attirer des touristes du monde entier. Six ans plus tard, on découvre une série de bâtiments d’une affligeante banalité construite selon le mauvais goût officiel turc que l’Union des architectes locale qualifie de « blocs pénitentiaires ». Les ruelles médiévales ont été remplacées par le larges chaussées permettant aux chars de circuler aisément. Des postes de police un peu partout pour rappeler l’occupation militaire turque. Les maisons à étage avec des cours dallées, ornées de bassins et des balcons en fer forgé, des portes et fenêtres ouvragés ont laissé place à d’affreux cubes de béton impersonnels.
Voici les photos des maisons traditionnelles avant leur destruction :