20/8/1998
LEYLA ZANA "PAS DE DÉMOCRATISATION POSSIBLE TANT QUE LA CONSTITUTION MILITAIRE DE 1982 RESTE EN VIGUEUR" Les ex-députés du Parti de la Démocratie (DEP), Leyla Zana, Hatip Dicle, Selim Sadak et Orhan Dogan, incarcérés depuis déjà quatre ans et demi à la Prison Centrale d'Ankara, ont accordé une interview collective au quotidien turc Milliyet du 13-08-1998. Ils se sont exprimés sur les conditions de leur détention et sur les futurs élections anticipées du 18 avril 1999, alors qu'ils sont, eux, condamnés à une inéligibilité à vie.
Leyla Zana: "Tant que la Constitution turque de 1982 sera en vigueur, je ne crois à aucune amélioration, à aucune démocratisationÀ mon avis, même le gouvernement est incertain sur l'avenir de la Turquie, d'ailleurs il l'avoue parfois. Tout est sous le contrôle du Conseil de Sécurité nationale (MGK). Si les élections ont effectivement lieu- ce qui est encore incertain- ce sera donc dans ce cadreJe n'attend aucune libération personnelle. Et le cadre de l'amnistie proposée par le couple Ecevit est clair. Même Cindoruk [NDLR: Ancien Président du Parlement allié de la coalition gouvernementale] apporte des critiques. (Il critique le fait que l'État ne compte nullement amnistier les infractions commises à son encontre mais celles commises envers la société et des individus). Drôle d'analyse. L'État se voit donc au dessus du peuple Un moment donné il était question, pour des raisons différentes, de ma libération () Qu'est ce qui changera avec ma libération? Les problèmes de la Turquie, la guerre, les tortures persisteront. Seulement moi, je serais dehors. Pourquoi? Dehors, pour servir de cosmétique vis-à-vis de l'Europe. Je ne veux pas être décorative J'étais souffrante à un moment donné. l'État a conclu que j'étais "malade" afin de me libérer sous ce prétexte sans reconnaître ses tortsAujourd'hui je me porte mieuxL'État continue à nous infliger de nouvelles peines et le fera tant que nous continuerons à parler et à écrire. Il n'a qu'à le faire. Je me soumets. Mon époux, ma fille et mon fils sont tous à l'étranger. Je suis restée seule, mais je suis satisfaite de ma situation".
Hatip Dicle: "Pour nous, il n'est pas question de candidature aux élections, de toute façon, nous sommes privés à vie de tous nos droits civiques. On ne peut même pas voterJe n'attend pas être amnistié. Surtout pas moi. Il me reste d'ores et déjà à purger 6 ans- condamnations définitives complémentaires- pour mes écrits. Et comme je continue à écrire, les condamnations sont susceptibles de s'accroîtreDans ses colonnes, le journaliste turc Sukru Elekdag laisse entendre que le PKK est susceptible de devenir un mouvement comme l'Organisation de la Libération de Palestine. Si j'étais l'auteur de ces lignes, je serais à nouveau condamnéQuant à la question de savoir si l'opinion publique nous a oubliés; Je suis persuadé que l'opinion publique kurde ne nous a pas oubliés".
Orhan Dogan: "La Turquie ne vie pas la démocratisation. Il n'y a seulement la volonté de museler et d'effacer l'opposition. L'État se réorganise à nouveau. Il intensifie la guerre et l'oppression ancrée dans le système. L'État continue également par erreur sa lutte contre le PKK. Mais la paix ne peut pas être évitée. À mon avis, nous allons vers une réunion autour d'une table. La Turquie devrait prendre l'exemple de la Colombie, et de l'AngleterreLa politique du CHP (Parti Républicain du Peuple) est une nouvelle version de l'assimilation. Elle est loin des solutionsLa solution n'est pas de présenter une liste HADEP aux élections, non plus de baisser le seuil minimum légal, ni de laisser pourrir l'issueNous ne nous attendons pas à être amnistiés. Nous resterons ici en prison jusqu'en 2005. Je ne pense pas que l'opinion publique nous ait oubliés et particulièrement pas l'opinion publique kurde. Mais le temps adoucit parfois les chosesNous sommes en train de payer pour la paix et la liberté. Mais je ne doute pas que nous obtiendrons la liberté à force de lutter. Le peuple kurde est en train de vivre le processus que de nombreux autres peuples au monde ont dû vivre. Il n'y a pas de démocratisation dans la politique étatique. Ainsi, dernièrement, on en est arrivé à interdire l'accès des provinces de la Mer Noire pour cause de conflit. Le système est fracturé, le système est brisé; cette faille apportera la paix".
Selim Sadak: "Je ne crois pas que ces prochaines élections vont apporter une solution. La Turquie a besoin d'hommes politiques très courageux, mais il n'y a pas encore sur la scène politique de partis ou de groupes capables de faire ces pas. C'est l'affaire des personnes prêtes à payer le prix fort comme nousJe suis convaincu que nous avons fait ce qui était juste. Nos convictions politiques reflètent en fait la réalité en TurquieQui sera amnistié? Pas les prisonniers politiques. De toute façon les prisonniers politiques ne se considèrent pas coupablesQuand à nous, nous avons porté nos convictions en nous, nous n'avons ni volé ni escroqué et n'attendons pas non plus à être amnistiés. L'État dit "ne me mettez pas en question", mais je crois qu'il faut justement le mettre en question et faire que du maître du peuple il en devienne le serviteurJe crois aussi qu'il n'y a pas d'indépendance de la justice. Tout mon procès a duré, en tout et pour tout, 38 jours. Je pense qu'aujourd'hui il y a beaucoup plus d'innocents en prison que des coupable".
ET KIVRIKOGLU À LA TÊTE DES FORCES MILITAIRES À la suite de quatre jours de réunion, le Conseil Suprême Militaire (YAS), a annoncé, jeudi 6 août 1998, la nouvelle composition du haut commandement des forces armées turques après la retraite, à la fin du mois d'août, du chef d'état-major turc, Ismail Hakki Karadayi. Ce dernier prendra en effet sa retraite cette année avec le commandant en chef des forces de la Gendarmerie, le Général Fikret Ozden Boztepe.
Le poste du général Karadayi, le plus puissant et prestigieux de l'État turc, sera occupé par l'actuel commandant de l'Armée de terre; le Général Huseyin Kivrikoglu qui a occupé des postes au sein de l'OTAN. Il sera remplacé dans ses fonctions par le commandant de la Première l'Armée, le Général Attila Ates.
Les membres du Conseil ont également décidé que le chef adjoint de l'état-major, le général Cevik Bir sera nommé au poste de commandant de la Première. Celui qui étant souvent présenté comme le "Lebed turc" semble écarté de la course au commandement suprême.
Au total, 31 généraux et amiraux ont été promus à des hauts rangs durant la réunion de YAS de cette année, tandis que 49 d'entre eux ont vu leur nomination actuelle prolongée d'une année et 39 généraux et amiraux ont été mis à la retraite par les membres du conseil. Ces décisions ont été, jeudi 6 août 1998, "approuvées" par le Président Suleyman Demirel, par pure formalité.
Le général Kivrikoglu, anglophone et américanophile, sera donc le nouvel homme fort de la Turquie. La presse turque lui prête l'intention de tenir l'armée à l'écart de la vie politique domestique. Les observateurs attendent avec curiosité ses premières actions en tant que chef suprême.
LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN: LE MINISTRE TURC DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ÉCRIT AUX SÉNATEURS FRANÇAIS Après l'adoption, le 29 mai 1998, par l'Assemblée française d'une proposition de loi reconnaissant le génocide arménien, la Turquie mène une vaste offensive diplomatique doublée de menaces économiques afin de dissuader le Sénat français d'adopter à son tour le dit texte. Dans ce cadre, le ministre turc des affaires étrangères, Ismail Cem, vient d'adresser une longue note aux sénateurs français pour "soulever de sérieuses inquiétudes quant [aux] répercussions négatives" sur les relations franco-turques de l'adoption définitive d'une résolution sur le génocide arménien.
M. Cem qualifie d'abord d'injuste la loi "à la fois envers l'Histoire et la République de Turquie" puis accuse d'"indulgence envers le terrorisme" le contenu de cette loi, pourtant résumée en un article. Il n'hésite pas à réitérer les menaces économiques en soulignant que "la proposition de loi ouvre la voie à une atmosphère qui ne manquera pas d'endommager les relations politiques et économiques turco-françaises". Le ministre turc soutient que les allégations de génocide sont fondées "sur des documents falsifiés, des photographies truquées et des chiffres exagérés" et accuse les Arméniens de l'époque d'engager "des attaques systématiques, non seulement contre les troupes ottomanes, mais aussi contre leurs compatriotes musulmans", ce qui, selon lui, a conduit "le gouvernement ottoman à () déplacer les Arméniens". Pour ce qui est du massacre, M. Cem met cela sur le compte des "conditions hivernales difficiles" et sur "un environnement général d'hostilité". Pour finir Ismail Cem déplore qu'en votant cette loi les députés français aient refusé "de soutenir les intérêts nationaux français". En Turquie, pour moins que cela ils auraient été qualifiés de traîtres à la patrie, exclus du Parlement et emprisonnés. Au moment où un peu partout dans le monde, les gouvernements, les Églises et les institutions font leur mea-culpa, présentent leurs excuses aux minorités pour les persécutions et injustices passées, le gouvernement turc refuse de reconnaître les crimes perpétrés sous un empire ottoman révolu alors même que les tribunaux de cet empire avaient eux-mêmes, au lendemain de la Première Guerre mondiale reconnu les massacres et crimes contre l'humanité commis contre la population arménienne et condamné leurs auteurs. La Turquie républicaine est revenue sur les décisions et réhabilité les auteurs du génocide arménien.
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