25/8/1996
LA MORT DE SIX GRÉVISTES DE LA FAIM La grève de la faim des détenus politiques de Turquie, entamée le 20 mai, est entrée dans sa phase ultime, celle du point de non retour pour une vingtaine de grévistes sur le chemin de la mort. Après le décès d'Aygün Ugur, dimanche 21 juillet à la prison de Usküdar d'Istanbul, deux autres grévistes sont mort les 23 et 24 juillet à la prison de Bayrampasa d'Istanbul mardi et mercredi: Altan Berdan et Ilginç Ozkeskin. Dans la nuit du 24 au 25 juillet trois autres grévistes sont morts à Istanbul au 67ème jour de leur grève. Cette grève a été entreprise le 20 mai au lendemain d'une circulaire particulièrement répressive du ministre de la justice M. AGAR, ancien chef de police d'Istanbul surnommé "super-tortionnaire", du gouvernement de coalition de M. Yilmaz. Elle avait pour but d'attirer l'attention de l'opinion publique sur les conditions "inhumaines et dégradantes" dans les prisons turques ainsi que les bastonnades subies par les familles des prisonniers lors des visites et sur la dispersion et le transfert permanents des prisonniers politiques. Les grévistes demandent en outre la fermeture de la prison de haute sécurité d'Eskishir qualifiée de "tombeau collectif". En dépit de l'annonce par le nouveau ministre islamiste de la justice de l'annulation de la circulaire de son prédécesseur, la plupart des prisonniers d'extrême-gauche estiment que leurs autres revendications ne sont pas satisfaites et continuent donc leur grève. Depuis le 3 juillet, 276 prisonniers appartenant à un groupe d'extrême gauche a décidé, en outre de leur jeûne, de s'abstenir de s'alimenter à l'eau sucrée et de transformer leur grève en "jeûne de la mort". les 6 morts intervenus jusqu'ici appartiennent à cette mouvance très résolue. D'après le secrétaire général de l'Association turque des droits de l'homme, "une vingtaine de prisonniers se trouvent au seuil de la mort. Si le gouvernement n'intervient pas pour résoudre le problème d'autres morts vont s'ensuivre". Le ministère des Affaires étrangères français a, par le biais de son porte-parole, M. Jacques Rummelhardt, déclaré mardi 23 juillet que "l'amélioration des conditions de détention en Turquie est l'un des éléments nécessaires à l'amélioration des droits de l'homme en général, situation à laquelle nous sommes particulièrement attachés".
Le gouvernement turc reste sourd aux demandes d'apaisement qui lui sont adressées par des ONG et gouvernements occidentaux et par une fraction importante de l'opinion turque. Se montrant "excédé" par ces interventions, le ministre de la justice, Sevket Kazan, a déclaré le 24 juillet à la presse : "les prisons ne sont pas des hôtels. Nous avons actuellement 53 mille détenus dans nos prisons. 8900 d'entre eux sont inculpés des crimes sanctionnés par la loi de lutte contre la terreur. 2500 de ces détenus poursuivent actuellement cette action de jeûne de la mort. Ils prétextent une circulaire promulguée par mon prédécesseur. Nous avons abrogé cette circulaire et publié le 9 juillet une nouvelle circulaire. Mais ils présentent maintenant d'autres revendications. Ils demandent la fermeture de la prison d'Eskishir qui est conforme aux normes pénitentiaires nationales. Nous avons pas d'autre choix que d'essayer de convaincre les grévistes de renoncer à leur mouvement et de tenter de sauver ceux qui sont dans un état grave"
Le président de l'ordre des médecins d'Istanbul, le professeur Orhan Arioglu, reste très pessimiste et s'attend à de morts en cascade. Selon lui : "il est extrêmement difficile de sauver des hommes qui au 61ème jour de la grève ont perdu 45% de leur poids et mis gravement en péril leur survie. Même s'ils devaient interrompre maintenant leur grève et que nous parvenions par des interventions médicales à les maintenir en vie, en raison de multiples dégâts dans le système nerveux central ils soufreront pour le restant de leurs jours de handicaps graves et durables"
De son côté, Dr. Suat Kaptaner, président de l'ordre des médecins d'Izmir qui suit les grévistes de la faim de la prison de Buca, estime qu'"une grande partie des 113 détenus grévistes de la faim se trouvent médicalement au seuil de la mort". Malgré les consignes de "discrétion" du gouvernement, les média turcs donnent tout de même un certain écho à ces événements. Les intellectuels mobilisés par le romancier Yachar Kemal ont tenu le 24 juillet une conférence de presse à Istanbul où lecture a été donnée d'une déclaration commune où on dit notamment: "Nos prisons sont dans un état similaire à l'enfer terrestre. Ceux qui s'engagent dans des grèves de la faim, ne revendiquent pas de droits politiques mais les droits les plus élémentaires de l'homme. Dans ces conditions, rester indifférents, ne pas réagir à ces morts équivaut à un renoncement à sa propre humanité". De leurs côtés des mouvements d'opposition turque ont organisé tant en Turquie qu'en Europe diverses manifestations de solidarité et de protestation. Certaines de ces manifestations ont dégénéré en affrontements avec la police.
SEPT KURDES IRAKIENS ABATTUS PAR L'ARMÉE TURQUE Les troupes turques opérant dans la zone frontalière avec l'Irak ont, le 20 juillet, abattu 7 kurdes près du village Birewsê, dans la province de Hakkari. L'armée a dans un premier temps annoncé qu'il s'agissait de "terroristes tués au cours des affrontements". Les victimes étant gravement défigurées, leur identification a été difficile. Il s'est avéré finalement qu'il s'agit de civils kurdes irakiens cherchant à fuir la misère pour probablement tenter d'aller se réfugier dans un pays européen. Sur l'une des victimes une lettre d'une femme résidant à Izmir, en contact avec des filières d'émigration, avait été trouvée. L'identité de 4 des 7 suppliciés a pu être établie. Il s'agit de : Hamza Kek Mella, 21 ans, originaire de Suleimanieh; Rahmet Abdullah, Muheiddin Fadhel Mohammed, 34 ans, Kurde de Bagdad et Ayoub Issa Yahya, 26 ans, kurde de Bagdad.
DÉBAT SUR LA PROLONGATION DU MANDAT DE L'OPÉRATION PROVIDE COMFORT A quelques jours de l'expiration du mandat de cette force aérienne alliée, chargée de la protection des Kurdes irakiens contre les attaques éventuelles du régime irakien, la classe politique turque polémique à nouveau sur "la création d'un État kurde" sous l'aile protectrice des Occidentaux. Les marchandages entre Turcs et Américains sont en principe provisoirement terminés. Le chef-adjoint d'état-major conjoint des armées américaines s'est rendu à Ankara pour y évoquer cette question avec les chefs militaires turcs. Puis Mme. Madeleine Albright ambassadrice des États-Unis à l'ONU, a également effectué une visite en Turquie où elle a pu s'entretenir avec les principaux dirigeants turcs. L'armée turque est partisane de la prolongation du mandat de l'opération Provide Comfort au moins pour trois raisons: 1- la participation turque à cette force alliée permet de mieux s'informer de ses missions, de les contrôler et d'obtenir grâce à ces vols des renseignements, notamment des photos aériennes, sur le Kurdistan irakien et les forces kurdes. 2- En échange du séjour de leurs forces sur une base turque, les Alliés acceptent de fermer les yeux sur les fréquentes incursions des troupes et de l'aviation turques dans le Kurdistan irakien et sur la cruelle guerre destruction menée par les troupes turques dans le Kurdistan turc. 3- En rendant service aux Occidentaux, les militaires turcs pensent espérer ne pas rencontrer d'obstacles majeurs dans leur ambitieux programme d'achats d'armements. L'armée étant pour la prolongation, elle peut, sans problème, obtenir du gouvernement et du Parlement d'entériner cette décision. Mais dans un partage des rôles traditionnels dans la politique turque, des partis de l'opposition se livrent à des surenchères nationalistes sur le thème de la "menace de la création d'un État kurde" et le gouvernement évoque ces "difficultés au Parlement" pour essayer d'obtenir périodiquement des concessions politiques et économiques de ses partenaires occidentaux. Et régulièrement les chefs des partis qui dans l'opposition s'opposaient à Provide Comfort, finissent par l'approuver une fois qu'ils sont au pouvoir, "dans l'intérêt de l'État" et après avoir été dûment "briefés" par l'état-major des armées. C'est donc maintenant le tour de l'islamiste Erbakan, "ami de la Syrie et de l'Iran, opposant de la première heure à cette force d'intervention chrétienne en terre d'Islam" de sacrifier à ce rite classique de la politique turque. Convoqué le 23 juillet à l'état-major des armées, le Premier ministre Erbakan, qui a la réputation d'arriver toujours en retard à ses rendez-vous, même avec les chefs d'État (Demirel, Moubarak) a fait preuve d'une ponctualité toute militaire pour ne pas faire attendre le chef d'état-major, le général Karadayi. Entouré de Mme. Çiller et des principaux ministres du Cabinet, M. Erbakan a eu droit à un long "briefing" donné par les chefs militaires sur "les menaces extérieures et intérieures pesant sur la sécurité nationale". Outre "la menace séparatiste kurde" et les contentieux avec les pays voisins "le péril intégriste musulman" a été évoqué au cours de ce "briefing". Les chefs militaires ont profité de cette occasion pour rappeler "l'attachement irréductible de l'armée au nationalisme d'Atatürk, à la laïcité et à la démocratie (plus précisément à la conception bien singulière et martiale que les généraux turcs ont de la démocratie !) Ils ont également recommandé "au gouvernement de se montrer très prudent dans la levée progressive de l'état d'urgence dans les province kurdes". Après ce briefing, tel un collégien rappelé à l'ordre, le Premier ministre s'est rangé aux raisons des militaires, y compris pour l'opération Provide Comfort. Seulement, pour ne pas donner l'impression d'opérer un virage en U, il essaiera de faire endosser la décision de prolongation du mandat de la force alliée par le Parlement. Celui-ci pour la première fois de son histoire, a décidé de procéder à l'audition des ambassadeurs des États-Unis, de Grande-Bretagne et de France, MM Marc Grossman, Kieran Prendergast et François Doppfer. Ceux-ci ont bien voulu se prêter à cet exercice devant la commission des Affaires étrangères du Parlement turc. Tout en affirmant "l'attachement de leurs pays à l'intégrité territoriale de l'Irak et leur opposition à la création d'un État kurde indépendant", les trois ambassadeurs n'ont pas manqué de souligner que Provide Comfort servait largement les intérêts de la Turquie. "Sans la présence de cette force alliée, il y aura un vide qui sera rempli par l'Iran et la Syrie. Et l'Irak qui dispose toujours de missiles à têtes nucléaires et chimiques capables d'atteindre le territoire turc pourrait être tenté de s'en servir" ont notamment affirmé les envoyés occidentaux. Enfin à la question des dommages matériels subis par la Turquie en raison de l'embargo des Nations-unies contre l'Irak, ils ont répondu qu'ils "comprenaient les doléances turques dans ce domaine et que d'ailleurs c'est pour cette raison que leur pays ferment les yeux sur les trafics illicites de pétrole irakien avec la Turquie et diverses autres infractions à l'embargo et qu'ils étaient prêts à examiner les demandes turques d'indemnités financières". Ankara, après avoir réclamé en 1994, par la voix de Mme. Çiller, avec plomb "un préjudice économique de 20 milliards de dollars" se contenterait finalement de 1 milliard 50 millions de dollars à prélever sur le fond d'indemnisation des Nations-unies pour les victimes de la guerre du Golfe. Les 3 ambassadeurs ont indiqué que cette question relevait du Conseil de Sécurité de l'ONU et que la Turquie pourrait faire valoir ses revendications auprès de cette instance.
Après cette audition, la Commission des Affaires étrangères a, comme convenu, décidé de recommander au Parlement de voter la prolongation du mandat de Provide Comfort. Le vote doit intervenir avant fin juillet.
COMMENTAIRE DE LA SEMAINE: UNE CULTURE D'EMPOIGNADE Poursuivant son auscultation des plaies de la société turque, le journaliste Ahmet Altan publie dans le quotidien libéral Yeni Yüzil du 22 juillet une chronique critique des moeurs de violence et de brutalité de la culture turque, qu'il qualifie de "culture d'empoignade": Extraits: "J'ai lu dans le journal Hurriyet d'avant hier une déclaration du ministre de la culture. Il dit, en résumé, que "notre peuple aime les luttes de Kirkpinar (Ndt lieu du tournoi annuel de la lutte libre turque), "notre peuple n'aime pas l'opéra et le ballet; la lutte, le corps-à-corps font partie de la culture quotidienne de notre peuple". Ma foi, il dit vrai ce brave homme. Nous avons une société qui s'identifie à ces lutteurs oints d'huile de pied en cap qui se prennent brutalement par la nuque ou par la taille pour se jeter dans l'herbe, une société qui prend plaisir à ces empoignades brutales et qui n'aime pas l'opéra et le ballet. C'est d'ailleurs pourquoi le ministre de l'intérieur déclare qu'il a "une surprise pour cette semaine" et cette semaine les mères des disparus ne sont pas battues par la police. Car le fait que des femmes âgées ne soient pas battues par la police est une surprise dans ce pays. C'est ainsi nous avons sur ces terres une société qui aime les lutteurs ruisselants d'huile, qui prise les empoignades brutales, qui de temps à autre pour faire une surprise ne bat pas les femmes âgées, qui déteste l'opéra et le ballet, qui ne lit pas de journaux et qui est indifférente à la poésie (..) J'avoue qu'il m'arrive parfois de me demander si nous ne sommes pas les dinosaures de l'Europe. J'éprouve des frissons à l'idée que nous sommes peut-être sur la voie d'être effacés de l'Histoire (..) Ces Européens que nous voulons rejoindre nous demanderaient: "de quoi êtes-vous fiers?" Nous leur dirions : "nous sommes fiers des empoignades brutales de lutteurs, nous excellons dans ces empoignades et elles font partie de notre vie sociale". Et notre ministre de l'intérieur d'annoncer au monde la bonne nouvelle: "Cette semaine nous avons une surprise; nous n'allons pas battre les femmes âgées". Notre peuple désignera comme "l'institution la plus fiable" une armée qui a fait trois coups d'État. Après les exécutions sommaires, tandis qu'on transporte les corps ensanglantés des victimes, nos policiers tireront en l'air pour se féliciter de leur exploit et des foules danseront en ronde pour fêter dans la liesse "ces exploits policiers" (..) J'ai comme impression que si nous devons disparaître de la scène de l'Histoire ce ne sera pas à cause de l'économie ou de la politique mais du fait de cette étrange culture d'empoignade. Car, je ne crois vraiment pas que dans l'état d'évolution actuelle du monde une telle culture puisse rester debout (..) Nous, intellectuels de ce pays, venons de clore le chapitre de 70 dernières années de notre histoire sur une défaite. Et cette société a sans doute remporté la victoire la plus malheureuse de son histoire contre ses poètes et ses intellectuels. Cette victoire va, malheureusement, lui coûter très cher".
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