1/8/1996
FIN DE LA GRÈVE DE LA FAIM DANS LES PRISONS TURQUES Le mouvement de grèves de la faim dans les prisons turques, déclenché le 20 mai dernier, s'est achevé le samedi 27 juillet par la signature d'un protocole mis au point par la Mission de médiation des intellectuels et des juristes, conduite par Yachar Kemal. Ce protocole qui a été signé par des représentants des grévistes et par les membres de la Mission comporte notamment les mesures suivantes: "1- Fermeture de la prison de haute sécurité d'Eskisehir pour les prisonniers politiques et le transfèrement vers d'autres prisons des 102 prisonniers qui s'y trouvaient. 2- Abandon de l'usage des pressions physiques et de la violence lors du transport des prisonniers vers l'hôpital et vers les tribunaux. 3- Élaboration d'un règlement pénitentiaire unique compatible avec le respect de la dignité humaine et applicable dans toutes les prisons. 4- Abandon des pratiques de garde-à-vue, de répression et de torture contre les familles des prisonniers. 5- Abrogation des dispositions relatives au transfert des prisonniers de la circulaire du 9 juillet du nouveau ministre de la Justice, qui sur ce point résume et reconduit les circulaires de mai de l'ancien ministre Agar. 6- Ne pas empêcher les relations sociales et culturelles entre les prisonniers. 7- Ne pas empêcher la réception par les prisonniers de lettres, de journaux et de livres." Peu après la signature de ce Protocole, un autre gréviste a succombé portant à 12 morts le bilan de ce mouvement de grève le plus meurtrier de l'histoire de la Turquie. Plusieurs voix se sont élevées en Europe face au durcissement du mouvement et à l'intransigeance des autorités turques. Le Parlement européen, s'inquiétant de la situation dans les prisons turques, avait intensifié ses pressions pour qu'une solution soit trouvée à la crise. L'institution européenne a menacé de bloquer, étape par étape, toute aide financière de l'Union européenne à la Turquie si Ankara n'améliore pas les conditions de détention des prisonniers politiques. De son côté, le gouvernement allemand avait demandé à la Turquie de "tout faire pour éviter de nouvelles victimes". Le ministre français des Affaires étrangères avait quant à lui écrit à son homologue, Mme. Çiller, lui rappelant que Paris souhaitait "des mesures d'apaisement". Ces réactions gouvernementales sont intervenues après que des actions et des appels ont été lancés par des représentants de la société civile et des organisations non-gouvernementales. En France, une dizaine d'organisations non-gouvernementales, dont la FIDH et la fondation France-Libertés, ont lancé un appel pour faire pression sur la Turquie. Le secrétaire national du Parti communiste français, Mr. Robert Hue, a de son côté adressé une lettre au président de la République, Mr. Chirac, lui demandant d'intervenir auprès des autorités turques afin qu'une amnistie générale soit décrétée et que cessent l'usage de la torture et de mauvais traitements ainsi que la libération de Leyla Zana et de ses collègues parlementaires emprisonnés.
Quant aux autorités turques, dans une déclaration au quotidien Hürriyet, du 29 juillet, le ministère de la Justice confirme que le procureur général d'Istanbul et des députés ont, au nom du ministère, participé à des négociations avec les grévistes mais qu'ils n'ont signé aucun texte. Ce litige risque de réduire la crédibilité du gouvernement et il pourrait être lourd de conséquences pour l'avenir. En attendant, 179 grévistes de la faim ont été hospitalisés dans une douzaine d'hôpitaux turcs. 18 d'entre eux sont dans un état critique. 20 prisonniers incarcérés à la prison d'Eskisehir devaient être transférés avant fin juillet à la prison d'Umraniye d'Istanbul, les 82 autres à la prison de Gebze, située à environ 30 km à Istanbul
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LE PARLEMENT TURC A VOTÉ LA PROLONGATION POUR 5 MOIS DE L'AUTORISATION DE SÉJOUR DE L'OPÉRATION PROVIDE COMFORT Se conformant aux "recommandations" du Conseil de Sécurité nationale, à dominante militaire, le Parlement turc s'est prononcé le 30 juillet en faveur de la prolongation jusqu'au 31 décembre 1996 de l'autorisation donnée à la force aérienne alliée dite Provide Comfort d'utiliser la base turque d'Incirlik. Après un débat sans surprise, où Mme. Çiller, chef du Parti de la Juste voie et ministre des Affaires étrangères a tenu à être absente et où les parlementaires de l'opposition et de la majorité ont échangé leurs arguments habituels, on est passé au vote à main levée. Pour justifier son abstention attendue, le Parti de la Mère-Patrie (ANAP) de Mesut Yilmaz a proposé un amendement demandant "le transfert dans les 3 mois vers une localité turque du Centre de la Mission Provide Comfort" installé depuis juin 1991 dans la ville kurde irakienne de Zakho. Cet amendement ayant été rejeté, car inacceptable pour les États-Unis, la Grande Bretagne et la France associées dans la force alliée Provide Comfort, qui pensent qu'un tel geste risque d'envoyer un message erroné à Saddam Hussein, les députés de l'ANAP se sont abstenus. Ceux de la Gauche démocratique (DSP) de Bulent Ecevit, fidèles aux engagements pro-Saddam de leur leader ont, comme d'habitude, voté en bloc contre la prolongation. Ils ont été rejoints dans leur opposition par la poignée de députés du Parti de la Grande Union, extrême droite islamiste, et par ceux du Parti républicain du peuple (CHP) de Deniz Baykal. Pendant ses quatre années de participation à la coalition gouvernementale, le CHP avait pourtant à chaque fois voté pour la prolongation du mandat de Provide Comfort tandis que le Refah islamiste votait systématiquement contre. Arrivés au pouvoir, les Islamistes du Refah, tout comme l'ensemble des députés du DYP de Mme. Çiller, ont voté en faveur de la prolongation de 5 mois. Le Département d'État américain s'est félicité du "sens de responsabilité" et de "l'esprit coopératif" du gouvernement Erbakan.
PROLONGATION DE QUATRE MOIS DE L'ÉTAT D'URGENCE DANS LES PROVINCES KURDES Après le vote sur l'opération Provide Comfort, les députés turcs ont, le même jour, entériné à une forte majorité "la recommandation" du Conseil de Sécurité nationale en faveur d'une nouvelle prolongation de 4 mois de l'état d'urgence dans les 10 provinces kurdes. Outre les députés des deux partis de la coalition gouvernementale, le DYP et le Refah , ceux de l'ANAP et du Parti de la Grande Union ont également tous voté en faveur du maintien de l'état d'urgence. Les députés de DSP et du CHP ont voté contre. Ces provinces kurdes sont pratiquement depuis 1979 soumises à l'état de siège et à l'état d'urgence. Comme le faisait remarquer récemment le maire islamiste de Diyarbakir, les jeunes kurdes âgés de moins de 20 ans n'auraient de leur vie connu que ces régimes arbitraires et répressifs dérogatoires au droit commun. Le Refah qui a mené sa campagne dans le Kurdistan avec les promesses de "mettre fin à la guerre fratricide" et "d'abroger l'état d'urgence" se trouve en porte à faux vis-à-vis de son important électorat kurde. Les fédérations de ce parti islamiste dans les provinces kurdes connaissent ces derniers jours une vive effervescence où nombre de militants crient à la trahison. Ce débat interne risque de s'envenimer au cours des semaines à venir où le gouvernement Erbakan ne pourra qu'endosser la politique kurde de l'armée basée sur la guerre, la répression aveugle et la destruction. Depuis la création en 1923 de la Turquie moderne, les provinces kurdes auront, au total, vécu pendant 50 ans sous des régimes de loi martiale, d'état de siège et d'état d'urgence, c'est à dire sous l'administration arbitraire de l'armée et de la police.
LA GUERRE NE CONNAÎT PAS DE RÉPIT DANS LE KURDISTAN Alors que l'attention de l'opinion a été polarisée par les grèves de la faim dans les prisons de l'Ouest du pays, à l'Est, dans le Kurdistan, la guerre se poursuit sans répit, en particulier dans les provinces de Bingol, Mus, Tunceli, Diyarbakir, Mardin, Sirnak et Hakkari. Dans cette dernière province, le 28 juillet, 16 militaires turcs, dont un officier et un sous-officier, ont été tués dans une embuscade tendue près de Çukurca, par une unité du PKK. Leurs funérailles, très médiatisées, ont donné lieu à d'importantes manifestations nationalistes turques où la foule a demandé vengeance. Selon le quotidien Özgur Politika du 1er août, 12 autres soldats turcs auraient été tués le 31 juillet dans des affrontements à Serê Sewo, dans la province de Hakkari, et à Dargecit, dans la province de Mardin. Sans confirmer cette dernière information, les autorités turques font état de la mort "de plusieurs dizaines de terroristes du PKK". Pour mettre fin à cette boucherie, des intellectuels turcs, se prévalant du succès de leur mission de médiation dans le drame des grèves de la faim, ont proposé leur services de "médiation de bonne volonté pour arrêter l'effusion de sang dans le Sud-Est". Interrogé à ce sujet le 31 juillet, par la presse, le président turc S. Demirel a très mal réagi à cette offre de services, soutenue par ailleurs par le ministre de la Santé Yildirim Aktuna. Selon lui "On ne peut tendre la main à des criminels. L'État n'a pas à tendre un rameau d'olivier à ceux qui s'opposent à lui par les armes. Un État qui ne désarme pas ceux qui tirent sur lui n'est pas un État. La fin de ces criminels est proche. Comment un État peut-il discuter avec une bande de criminels qui vient de tuer 16 de nos soldats, qui a à ce jour tué plus de 8000 citoyens, civils, instituteurs, policiers et soldats".
La recherche d'une solution politique au conflit kurde n'est donc toujours pas dans l'air. En attendant, la guerre dévastatrice fait rage au Kurdistan et l'Ouest du pays brûle, pour le deuxième été consécutif, par d'immenses incendies de forêts attribués à des jeunes kurdes déplacés, vouant une haine inextinguible à l'Etat.
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