Je souhaite tout d’abord vous exprimer ma grande joie de me retrouver au Kurdistan une fois de plus. Cette foi est liée bien sûr au plaisir d’y retrouver des amis et au constat évident des progrès réalisés en vue de l’édification d’une société plus juste, plus prospère, plus solidaire, plus démocratique au cœur du Moyen-Orient.
Je tiens également à féliciter le ministère de la Culture du Kurdistan et spécifiquement son titulaire, M. Sami Soresh, l’Institut kurde de Paris et son président, Dr Kendal Nezan, et toutes leurs équipes pour l’organisation de cette conférence internationale sur le thème de la «Démocratisation du Moyen-Orient».
L’expression «démocratisation» me semble particulièrement appropriée car la démocratie véritable demeure un objectif qui n’est jamais totalement réalisé et dont la mise en œuvre n’est pas linéaire mais malheureusement sujette à des reculs, même chez les plus avancés dans le processus de démocratisation.
Le Québec constitue une petite société de plus de 7 millions d’habitants dont 80% sont de langue et de culture française, 10% d’anglophones et 10% d’allophones et une centaine de milliers d’autochtones partagés entre plusieurs nations indiennes. Dès 1975, le Québec s’est doté d’une charte des droits et libertés et le Canada a fait de même en 1982 lors de l’adoption de la nouvelle constitution.
Les droits fondamentaux énoncés dans ces chartes entrent souvent en conflit et ne peuvent donc être absolus malgré leur caractère fondamental. Notamment, les droits de la majorité et ceux des minorités (ethniques, religieuses, socio-culturelles) entrent en conflit. Pour résoudre ces oppositions de droits, le Québec a retenu le principe de l’accommodement raisonnable, c’est-à-dire que les droits réclamés par des minorités doivent être reconnus toutes les fois que leur mise en œuvre exige un accommodement qui apparaît raisonnable (acceptable par une personne que l’on qualifie de raisonnable).
Plutôt que d’élaborer de façon abstraite les critères de définition de l’accommodement raisonnable, je préfère vous soumettre deux exemples concrets qui pourront plus tard alimenter la discussion.
Une remarque préliminaire s’impose. En tant que participant à cette conférence, il m’apparaîtrait très présomptueux de prétendre apporter une solution aux problèmes du Kurdistan dans cette phase de structuration de son identité et de mise en œuvre de l’armature d’un gouvernement moderne. À défaut de solution, les expériences étrangères peuvent servir de modèles plus ou moins adaptés à l’expérience kurde ou, simplement, de stimulant à l’élaboration de solutions originales. Mais, dans tous les cas, il appartient aux Kurdes eux-mêmes de s’approprier les expériences étrangères, en les adaptant à un contexte différent, pour résoudre des problèmes dont ils ont une bien meilleure connaissance que tout expert étranger. La diversité des expériences étrangères ne vise à proposer aux autorités kurdes qu’un éventail diversifié d’options possibles parmi lesquelles elles pourront choisir. Que les experts étrangers se substituent aux autorités kurdes constituerait un retour inacceptable à une époque révolue, du moins, on le souhaite.
Le premier exemple porte sur le voile dit islamique et le second sur les tribunaux islamiques, c’est-à-dire, sur l’application de la charià au Québec pour les musulmans qui désirent s’y soumettre.
Quant au voile islamique, après une période de flottement, la Commission des droits de la personne du Québec a décidé que les jeunes filles et les femmes qui souhaitent porter le voile, notamment à l’école, peuvent le faire alors que, par ailleurs, elles doivent suivre les cours d’éducation physique et pour les cours de chimie, entre autres, prendre les précautions nécessaires pour éviter les accidents, par le feu, par exemple.
Une première constatation. Le Québec, s’il connaît le principe de la séparation de l’Église et de l’État, non sans quelques réserves encore aujourd’hui, il n’a jamais systématisé le principe de la laïcité comme en France. Seconde remarque. Si le droit de porter le voile est reconnu partout, y compris à l’école, dans la société, il n’est pas absolu comme nous venons de le constater. Si la société d’accueil a l’obligation d’accommoder dans les limites du raisonnable ses nouveaux membres, les immigrants, en l’espèce les immigrants de foi musulmane, ont l’obligation dans leur vie publique et même, sous certains aspects, dans leur vie privée, de se conformer aux valeurs considérées constitutives de l’identité de la société d’accueil.
Quant à la constitution de tribunaux islamiques qui appliqueraient la charià dans les cas de musulmans consentants, la réaction des Québécois a été très ferme et négative. Malgré un rapport favorable d’une commission d’enquête en Ontario, le ministre de la Justice du Québec a opposé un refus catégorique, suivi en cela par le Barreau et les mouvements de femmes. L’acceptation de tribunaux islamiques par le Québec, même pour les musulmans volontaires, aurait créé une triple discrimination : discrimination entre les Québécois selon leurs religions; discrimination entre les hommes et les femmes; discrimination entre les musulmans eux-mêmes en fonction de leur ferveur religieuse. En effet, la disposition préliminaire du Code civil du Québec précise :
«Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.
Le code est constitué d’un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l’esprit ou l’objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au code ou y déroger».
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La création de tribunaux islamiques pour un segment spécifique de la société québécoise est incompatible avec l’existence d’un même droit commun pour tous les Québécois.
L’adoption d’une législation fondée essentiellement sur le Coran créerait aux yeux de l’ensemble des Québécois une inégalité entre les hommes et les femmes contraire aux principes d’égalité de la Charte des droits et libertés. Enfin, les promoteurs des tribunaux islamiques soutenaient que tous les bons musulmans se soumettraient à un tribunal en meilleure harmonie avec leurs convictions religieuses. Étaient ainsi créées deux catégories de musulmans, les bons et les mauvais. Cette discrimination inadmissible entre bons et mauvais musulmans créerait une pression sociale et psychologique très forte sur les membres les plus vulnérables de la communauté et plus spécifiquement sur les femmes.
En somme, la demande visant à créer des tribunaux islamiques ne constitue pas un accommodement raisonnable aux valeurs de la société d’accueil. Cette demande peut même être considérée comme un rejet de certaines des valeurs fondamentales (liberté, égalité, accès à la justice, etc.) de la société d’accueil. Ceci étant dit, tout Québécois demeure libre, avec le consentement de l’autre partie, de soumettre son différend à la médiation informelle d’un iman ou de toute autre personne de son choix.
J’espère que ces deux exemples permettront de mieux comprendre comment le Québec gère sa diversité en fonction du principe de l’accommodement raisonnable qui exige de chaque partie, la majorité et la minorité, une réévaluation de ses valeurs et un approfondissement des éléments constitutifs de son identité.
(*) Honorary Professor
Faculté de droit, Université de Montréal
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