Aureli ARGERAI Président du Centre International pour les Minorités Ethniques CIEMEN (Barcelone). La question posée par le titre de nos interventions est tellement profonde et complexe qu'à mon avis, il serait impossible d'y répondre, même d'une façon synthétique, pendant le temps qui nous a été accordé. Cela dit j'essayerai de donner quelques réponses très limitées, mais qui, à mon avis, ont un rapport direct avec le cœur du problème. Je crois qu'à partir du moment que la Turquie demande de s'intégrer à l'Union Européenne, elle doit ou devrait accepter d'y entrer avec la ferme volonté de contribuer à la construction d'un projet déjà commun a plusieurs pays et qui a des objectifs de plus en plus précis, même s'il s'agit encore d'une construction très loin d'être achevée. Tout cela est évident. Mais je tiens à rappeler cette évidence, car je crois que nous y trouvons des clés pour chercher une solution acceptable à la question kurde, c'est-à-dire pour que la question kurde soit traitée à la lumière d'une vision européenne et non pas seulement à partir des problèmes strictement intérieurs à la Turquie. C'est en tout cas à partir de cette optique européenne que j'essayerai d'indiquer quelques points de repères, afin que la question kurde puisse, elle aussi, s'introduire dans le projet de construction européenne, en tant que réalité humaine qui va nous concerner comme citoyens européens que nous sommes. Dans cette perspective, la question kurde doit être, au préalable, reconnue et considérée positivement pour nous tous. Il s'agit d'un peuple qui, comme tel, va devenir indispensable à la composition de la communauté européenne, car sans lui l’Union Européenne ne pourrait pas être complètement elle-même. En d'autres mots, la question kurde ne peut plus être une question ignorée et un sujet de discrimination, parce que l'intégration du peuple kurde comme tel dans l'Union Européenne doit devenir une des conditions qui permettent à la Turquie d'entrer dans cette Union. Premier point de repère : L'Union Européenne cherche de se présenter dans le monde comme une organisation ayant une personnalité. propre, même si cette personnalité est encore assez indéfini. Pourtant, dans le projet de Constitution Européenne, qui est l'objet de grandes discussions en ce moment, nous trouvons des données qui nous fournissent quelques concepts pour définir davantage l'identité de l'Union Européenne. Probablement parmi les éléments les plus intéressants et suggestifs qui contribuent à la définir d'une façon définitive, se détachent les suivants : le but de l'Union Européenne, nous dit le projet de Constitution, est de créer un nouvel espace des libertés démocratiques et sans frontières dans lequel tous les citoyens qui y habitent puissent réaliser l'idéal de l’Union dans la Diversité. L'Union, c'est-à-dire le rassemblement, non l'unification, dans la Diversité, C'est à dire prenant l'égalité en droits des différents êtres humains comme la garantie de l'Union elle-même. L'Union face à la globalisation, la Diversité, notamment culturelle et linguistique, qui doit exprimer le respect à toutes les identités européennes. En conséquence tout ce qu'on met en oeuvre pour que ces principes ou cette définition soient traduits dans des politiques concrètes, sera une contribution à la construction européenne, a la consolidation de l'Union européenne. La question kurde, là partir du moment que la Turquie a demande" son intégration à l'Union Européenne, il faut la placer et la percevoir dans et à travers ces paramètres. Elle exprime en effet, comme je l'ai rappelé auparavant, la présence d'une communauté précise, une diversité humaine distincte, définie elle aussi par une langue et une culture ancestrale et toujours vivantes, et par ce biais elle devient en puissance un élément constitutif de l'Union. L'ignorance ou la marginalisation de cette réalité humaine équivaudrait à ne pas comprendre et donc à non accepter ce que l'Union Européenne veut apporter de plus positif aux européens et à leurs différentes communautés: les reconnaître et les respecter dans leurs diversités, même si cela exige pour le moment, en certains cas, une promotion particulière, une discrimination positive envers elles. Indirectement l'ignorance et la marginalisation du peuple kurde comme tel amènerait la Turquie à ne pas faire la catharsis nécessaire que l'intégration à l'Union européenne impose à tous les États membres afin de la rendre possible et réelle. En d'autres termes, à la lumière de son entrée dans l'Union européenne, la Turquie ne peut ne pas reconnaître le peuple kurde, objectivement partie intégrante de la Diversité dans l'Union européenne. Deuxième point de repère : Même si logiquement la question kurde devrait être intégrée dans l'Union européenne comme une donnée positive pour l'accomplissement de l'Union européenne elle même, nous savons très bien que l'état dans lequel se trouve aujourd'hui l'Union européenne ne correspond pas à sa définition. C'est évident que l'Europe actuelle continue à être morcelée en États dont la construction est le résultat de politiques qui au fil des ans les ont séparés par des frontières exclusives pour préserver des unités intouchables, frontières les plus souvent interprétées comme des murs pour se défendre de la diversité; diversité interprétée -à' son tour comme une notion antithétique de l'égalité. Pourtant cette réalité toujours présente dans l'imaginaire collectif ne peut cacher la prise de conscience sociale, chaque jour plus élargie, que pour construire l'Union européenne il faut que les citoyens européens aient le courage et la lucidité d'exiger la révision des rôles des frontières qui dominent encore la scène politique européenne. C'est-à-dire, cette volonté sociale de plus en plus partagée, est une garantie pour que le processus qui doit donner la forme adéquate à ce que l’Union européenne deviendra, d'après les traités constituants, soit couronne par le succès : qu'on puisse vivre dans un espace sans frontières et un lieu de développement, sans entrave, de la diversité. C'est dans ce contexte que la question kurde, condamnée jusque maintenant à disparaître, parce qu'engloutie par l'Etat unificateur turc et enfermé dans ses frontières, doit pouvoir émerger comme un succès pour la démocratie, comme un défi de dimension européenne de grande et significative portée. Car la question kurde est une des expressions plus évidentes d'une diversité niée par un Etat ou par des Etats qui se sont construits sous l'enseigne de l'uniformité et donc de la négation de la diversité. En cela la Turquie va en sortir elle aussi gagnante : en effet, elle gagnerait à savoir vivre ensemble et en paix avec tous ses administrés, sous le signe de la diversité, assumée comme une richesse humaine que lui appartient comme membre de l'Union Européenne. Il est vrai que la Turquie devrait changer plusieurs de ses comportements politiques, mais pour gagner en bien de la liberté et de la démocratie, valeurs humains prioritaires. Troisième point de repère : La lente mais régulière affirmation et consolidation de l'Union Européenne met en crise sûrement et de plus en plus les États membres, dans le sens où ceux-ci n'ont pas d'avenir démocratique au moins dans la forme sous laquelle ils se présentent encore aujourd'hui. Nous observons en effet combien augmente le nombre d'États de l'Union Européenne disposes à accepter en théorie et dans la pratique, le principe de l'union dans la diversité au sein même de chaque État. Il s'agit d'un processus imparable, même si certains États qui essayent encore de le freiner ou de l'arrêter. La plupart des États l'ont compris, souvent à contre cœur ou sans l'avouer. Déjà quelques États ont une longue expérience dans cette domaine et d'autres commencent à s'orienter dans cette direction: par exemple, la Belgique se reconnaît diverse avec l'acceptation dans son sein des communautés wallonne, flamande et allemande; le Royaume Uni se reconnaît divers avec l'acceptation de l'Écosse, de l'Irlande du Nord, du Pays de Galles; l'Italie qui est en train de se fédéraliser, reconnaît juridiquement et politiquement la diversité* linguistique en son intérieur; l’État espagnol, à la suite d'une politique farouchement unitariste, reconnaît maintenant les différentes nationalités, comme la Catalogne, le Pays Basque et la Galice... Voici quelques exemples d'Etats prêts à comprendre et assumer le défi que l'Union européenne leur pose : accepter de reconnaître la diversité comme la condition pour exercer davantage les exigences de la démocratie dans les termes les plus avancés. C'est dans cette perspective qu'il faut lire à mon avis l'article 22 de la deuxième partie du projet de Constitution européenne qui nous dit que l'Union européenne s'engage a respecter la diversité culturelle et linguistique pas uniquement comme un fait mais aussi comme un droit, un droit de la nouvelle génération des droits. Tout cela nous conduit à voir que la question kurde, expression d'une diversité linguistique et culturelle et même nationale, ne peut être considérée comme un problème mais au contraire elle doit être considérée comme une chance, comme une richesse pour la Turquie et pour toute l’Europe. Et en conséquence, l'Etat turc, s'il vraiment veut s'intégrer a l'Union européenne, devrait ouvrir les yeux jusqu'au point de voir comment est nécessaire qu'il se transforme en État respectueux du droit à la diversité du peuple kurde. Ce serait une décision historique et exemplaire pour l'ensemble de l'Europe. Cette proposition n'est pas une demande à l'Etat turc de se faire hara-kiri mais de se donner l'opportunité de faire un pas - vers la démocratie en syntonie avec l'Union Européenne. En conséquence il faut faire une pédagogie sur la valeur de la diversité, au niveau européen s'il est nécessaire, afin que, tout d'abord, la Turquie comprenne le bien que pour elle, et pour tous les Européens, serait la reconnaissance du Peuple kurde comme un des composants de la diversité européenne. Quatrième point de repère: Certes, l'Union Européenne a été très cohérente quand elle a statué que la Turquie deviendrait un de ses membres si elle changeait radicalement sa politique vis-à-vis des kurdes, en tant que membres d'une soit-disant minorité. Cependant l'Union européenne, peut être pour faciliter ce chemin, n'a pas évoqué l'événement historique qui a signifié pour le Peuple Kurde le Traité de Sèvres de 1920 qui reconnaissait le droit des kurdes à créer leur propre État. Maintenant les représentants de l'Union européenne évoquent seulement le principe selon lequel le respect aux minorités est une des conditions que l'Union européenne exige à tous les candidats pour être admis à son sein. Or, à propos des critères d'adhésion, le Conseil européen de Copenhague de 1993 dit clairement que l'État candidat doit donner des preuves convaincantes de posséder « des institutions stables garantissant la démocratie, l"état de droit, les droits de l'homme et le respect des minorités et leur protection ». D'autre part, le Conseil européen d'Helsinki de 1999 en accordant à la Turquie le statut de pays candidat, l'encourageait à entreprendre les réformes politiques nécessaires, parmi lesquelles celles qui visent le respect des droits de l'homme et des minorités.- Le Conseil précisait que les négociations d'adhésion avec la Turquie ne pourraient débuter que lorsqu'elle remplirait le critère pour l'adhésion a l'Union Européenne qui porte sur la démocratie, l'état de droit, les droits de l'homme et le respect et la protection des minorités. D'après le Rapport de la Commission Européenne de novembre 2003, la Turquie a fait quelques pas en avant pour s'accommoder aux critères ci-dessus énumérés. Toutefois la Turquie, qui a ratifié les Pactes internationaux des Nations Unies relatifs aux droits civils, politiques sociaux et culturels, a émis des réserves en ce qui concerne les droits des minorités. En outre, la Turquie n'a pas signé encore la Convention cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités, etc. Enfin, le haut commissaire pour les minorités nationales de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (l'OSCE) a fait, en janvier 2003, une visite en Turquie en vue d'entamer un dialogue sur la situation des kurdes, mais cette réunion n'a toutefois pas donné lieu à un tel dialogue. On va voir, dans quelques semaines, ce que va dire le nouveau Rapport qui sera présenté à la Commission Européenne et au Parlement européen. En synthèse, la Turquie est encore loin de pouvoir admettre que c'est seulement en défendant les droits qu'on construit la paix. Cinquième point de repère : La crainte que les turcs, habitués à vivre dans un État unitariste, pourraient avoir face à un projet de transformation de la Turquie en Etat plurinational, pour redonner. une place juste au peuple kurde, serait très compréhensible. La référence à un exemple analogue à ce que peut-être dans un temps proche pourraient vivre les turcs et les kurdes, les aiderait à convertir la peur en soulagement. Voici l'exemple extrait de l'expérience du peuple catalan dont je suis moi-même un membre. La Catalogne, qui avant la guerre civile espagnole de 1936-1939, avait obtenu a la suite de dures luttes, une reconnaissance du gouvernement espagnol exprimée par un statut d'autonomie, perdit toute reconnaissance après cette guerre. Pire encore, le régime franquiste instauré, dictatorial, antidémocratique, interdit toutes les manifestations de l'identité catalane : il a prohibé la langue, la culture et même il a osé interdire l'existence du peuple catalan, c'est à dire d'affirmer que le peuple catalan existait. Les catalans s'étaient convertis, par décret en espagnols tout court et habitaient une région de la soit disant Espagne « une, grande et libre », située au nord-est de la péninsule ibérique. L'unité de l'Espagne conçue dans le plus stricte sens unitariste, était un dogme et au nom de ce dogme n'importe quel citoyen qui oserait se manifester critique ou contraire pourrait être puni avec les peines les plus graves. Malgré les interdictions, malgré les persécutions, malgré les milliers de catalans incarcérés, tortures, tués, pour avoir manifesté leur désaccord avec la politique de la dictature, la résistance a pu prendre progressivement corps. La dictature a duré presque quarante années. Après la mort du dictateur, le général Franco, beaucoup de catalans et de citoyens espagnols sont arrivés à un accord de principes : il fallait créer les conditions afin de rétablir la démocratie, pilier de toutes les discussions sur l'avenir immédiat de l'ère postdictatoriale. Une des premières conclusions des discussions a été la reconnaissance de l'existence des peuples différents dans le sein de l'État espagnol. En conséquence il fallait repenser l'Etat non au sens unitariste mais au sens de ce que nous appelons maintenant, en termes européens, de la diversité. La diversité' devrait indiquer les dimensions de l'union entre tous. Les catalans ont obtenu un nouveau statut d'autonomie. Cela fait déjà plus de 25 années. Qu'est que s'est passé ? Plus de paix, plus de concorde, d'une part, mais aussi, d'autre part, une profonde transformation de l'tat pour mieux servir la diversité. Au bout de 25 années cependant le processus n'est pas fini. On demande aujourd'hui une autonomie plus profonde et on a entamé, au niveau du parlement catalan et de la société civile, la discussion d'un texte pour qu'un nouveau statut d'autonomie soit plus adaptée à évolution des droits démocratiques et aux exigences de l'intégration de l'Espagne, et à travers elle de la Catalogne, à l'Union Européenne. Même si le texte du projet de Constitution Européenne, il faut l'avouer, est très pauvre, plein de lacunes, sur les sujet qui nous intéressent, le principe de subsidiarité et les possibilités de participation aux -institutions européennes qu'elle ouvre doivent être exploités. En tout cas, on pense que le nouveau statut d'autonomie devrait être rédigé en accord avec la vision de l'avenir que nous construisons pour que les valeurs contenues dans l'expression « Union dans la Diversité » deviennent réellement le grand apport de l'Europe à l'Humanité. La Catalogne pourrait-elle servir de repéré pour la transformation nécessaire de la Turquie si vraiment elle veut s'intégrer à l'Union Européenne ? En tout cas je suis convaincu que pour affronter la question kurde, le m'épris, la répression, l'ignorance ne servent qu'augmenter les conflits. La reconnaissance, le dialogue, - l'effort démocratique, la défense des droits est, aussi dans le cas kurde, la garantie de la paix pour tous... et une grande bonne nouvelle pour tous les citoyens et peuples qui avons fait l'option de construire l'Union Européenne. |