dans la perspective d’adhésion à l’Union européenne Salih Akin Laboratoire Dynamiques Sociolangagières Université de Rouen – CNRS Je me propose de faire un bilan des réformes linguistiques en Turquie notamment à travers les lois adoptées en août 2002 et de leurs conséquences sur l’enseignement privé en langue kurde et des émissions audiovisuelles dans cette langue. Comme on s’en souvient, les lois adoptées en août 2002 font partie d’un ensemble de mesures destinées à adapter la législation turque aux normes européennes en matière de démocratie, de liberté d’expression et de droits de l’homme. En même temps que ces lois, le parlement turc avait aussi abrogé la peine de mort, étendu la liberté d’expression et d’association, limité la répression des manifestations publiques et élargi les droits des instances religieuses non musulmanes. Parmi ces lois qui constituent une avancé notable dans le chemin de la démocratisation du pays, l’autorisation d’un enseignement privé de la langue kurde et des émissions dans cette langue avaient été considérées comme une réponse aux demandes légitimes de la population kurde. Dans l’euphorie généralisée, certains médias européens étaient allés jusqu’à présenter ces lois comme l’octroi d’une autonomie culturelle aux Kurdes de Turquie. Adoptées en août 2002, les lois sont entrées en vigueur en décembre de la même année. Après de multiples obstacles politico-administratifs, les premiers centres d’enseignement privé de la langue kurde ont ouvert leurs portes au mois d’avril 2004 à Batman, Urfa, et à Van. D’autres centres ont mis en place des cours à Adana au mois d’août et à Diyarbakir et à Istanbul au début de ce mois de septembre. 560 personnes se sont inscrites aux cours de kurde dans l’ensemble des centres à l’exception du centre d’Istanbul où les inscriptions sont toujours en cours. Les émissions en langue kurde à la télévision publique TRT ont débuté le 9 juin 2004 à la chaîne 3 de la société publique audiovisuelle TRT. A l’heure où l’on discute des enjeux de l’adhésion turque à l’union européenne et à l’approche de la date fatidique où la commission européenne doit recommander ou non de fixer une date pour l’ouverture des négociations, il est plus que temps de faire un bilan de l’application des lois linguistiques. Je me propose dans un premier temps de rappeler les termes juridiques du texte de loi concernant l’autorisation de l’enseignement privé de la langue kurde et des émissions audiovisuelles. 1- L’enseignement privé du kurde Cette autorisation est issue de la modification de l’intitulé de la loi n° 2932 relative à l’enseignement et à l’apprentissage des langues étrangères (du 14.10.1983), du contenu de l’article 1 et d’un amendement à l’alinéa 1 de l’article 2 de la même loi. L’intitulé de la loi est désormais “ la loi relative à l’enseignement et à l’apprentissage des langues étrangères, et à l’apprentissage des différentes langues et dialectes des citoyens turcs. ” L’article 1 de la loi a été modifiée de la façon suivante : “ L’objet de cette loi est de réglementer les dispositions relatives à l’apprentissage des langues étrangères dans les instituts de formation et d’enseignement, aux centres dispensant des enseignements dans les langues étrangères et les dispositions relatives à l’apprentissage des différentes langues et dialectes que les citoyens turcs utilisent traditionnellement dans leur vie quotidienne ”. L’alinéa 1 de l’article 2 a été amendé comme suit : Aucune autre langue que le turc ne peut être enseignée aux ressortissants turcs comme langue maternelle. Mais, pour l’apprentissage des différentes langues et dialectes que les citoyens turcs utilisent traditionnellement dans leur vie quotidienne, des cours privés peuvent être mis en place à condition d’être conformes aux dispositions de la loi n°625 relative aux instituts d’enseignement privés du 8.6.1965. Ces cours ne peuvent pas être contraires aux principes fondamentaux de la Constitution, à l’intégrité indivisible de l’Etat, du pays et de la nation. Les réglementations et les dispositions relatives à l’ouverture et au contrôle de ces cours sont régies par le règlement qui sera établi par le Ministère de l’Education nationale. ” 2- La diffusion des émissions audiovisuelles en kurde Cette autorisation a été accordée au moyen d’un amendement du premier paragraphe de l’article 4 de la loi n°3984 sur la création et les émissions des chaînes de radio et de télévision. Le texte de l'amendement est le suivant : “ Par ailleurs, des émissions peuvent être conçues dans les différentes langues et les différents dialectes que les citoyens turcs utilisent dans leur vie quotidienne. Ces émissions ne peuvent pas être contraires aux principes fondamentaux de la Constitution, à l’intégrité indivisible de l’Etat, du pays et de la nation…” 3- Analyse linguistique des lois Compte tenu de la politique linguistique turque envers le kurde et d’autres langues parlées en Turquie, un premier examen de ces nouvelles dispositions montre que celles-ci semblent effectivement constituer un progrès certain qui pourrait contribuer à la sauvegarde des langues visées. Cependant, la formulation de ces dispositions et les décrets d’application qui ont été publiées par la suite montrent qu’il y a tout lieu d’être prudent sur la volonté réelle des autorités turques et la réalité des droits accordés. En premier lieu, il faut souligner que le texte de loi ne mentionne en aucun endroit le terme “ kurde ”. Qu’il s’agisse de l’autorisation de l’enseignement privé du kurde et des émissions de radio et de télévision dans cette langue, le texte de loi se limite à des formulations au contenu flou et vague. C’est le contexte sociopolitique qui permet de voir une mention sous-entendue du kurde dans le texte de loi (des émissions peuvent être conçues dans les différentes langues et les différents dialectes que les citoyens turcs utilisent dans leur vie quotidienne / pour l’apprentissage des différentes langues et dialectes que les citoyens turcs utilisent traditionnellement dans leur vie quotidienne, des cours privés peuvent être mis en place…). D’ailleurs, les médias turcs et européens ne se sont pas trompés de la visée précise des ces lois, qui ont été présentées comme l’octroi des droits linguistiques et culturels aux Kurdes en Turquie. S’il s’agit d’un progrès considérable dans un pays forgé sur une interprétation draconienne de la conception jacobiniste de l’Etat-nation, nous sommes encore loin d’une reconnaissance explicite de la langue kurde parlée par une population de 15 millions individus (sur une population turque de 66 millions au total). Ces formulations laissent sous-entendre qu’il existe d’autres langues et dialectes en Turquie et que le kurde fait partie de ces langues et dialectes. Si personne ne nie cette réalité plurilingue du pays, il faut toutefois souligner que les langues comme le géorgien, le circassien, etc. ont perdu de leur vitalité et que les revendications en matière de liberté linguistique viennent essentiellement des Kurdes. On peut donc penser que la formulation “ différentes langues et les différents dialectes que les citoyens turcs utilisent dans leur vie quotidienne ” s’inscrit dans une stratégie d’évitement de la nomination du kurde dans un texte de loi. Les espoirs fondés à juste titre sur les nouvelles lois se sont rapidement amenuisés au fur et à mesure qu’ont apparu les différents obstacles empêchant la mise en place d’un véritable enseignement et de réels programmes audiovisuels. Nous aborderons les obstacles juridiques, matériels, pédagogiques et sociopolitiques. Les obstacles juridiques Le texte de loi autorise seulement un enseignement privé de la langue. Il faut préciser que le kurde ne peut toujours pas faire l’objet d’enseignement, même privé, en tant que langue maternelle. L’énoncé : Aucune autre langue que le turc ne peut être enseignée aux ressortissants turcs comme langue maternelle qui se trouve à l’alinéa 1 de l’article 2, a été en effet maintenu tel quel dans la version amendée de la loi. Il est relayé par l’alinéa 9 de l’article 42 de la Constitution turque, qui stipule que : “ Dans les établissements d’éducation et d’enseignement, aucune autre langue que le turc ne peut être enseignée aux ressortissants turcs comme langue maternelle.. ” Si l’enseignement du kurde comme langue maternelle est interdit, son enseignement privé autorisé par les nouvelles lois est situé dans un cadre tellement limité que l’on se demande s’il ne s’agit pas d’une stratégie dissuasive. Ainsi, d’après les articles 4 et 11 du règlement, les cours privés ne pourront être organisés que sous le contrôle et la surveillance du Ministère de l’Education nationale. Le programme d’enseignement appliqué aux cours doit être préalablement validé par le Ministère de l’Education nationale. L’article 8 énumère les conditions requises pour pouvoir participer aux cours : être citoyen de la République de Turquie, et diplômé de l’école primaire au minimum. Les personnes âgées de moins de 18 ans devront obtenir de leur parent une autorisation écrite. Les élèves du primaire et du secondaire, munis de l’autorisation de leur parent, pourront suivre les cours durant les week-ends et les vacances d’été. Ces conditions excluent d’emblée les personnes qui ne sont pas diplômés de l’école primaire. Or, il existe un nombre très important de Kurdes qui n’ont pas eu accès à l’éducation en Turquie et qui sont de ce fait démunis de diplômes. Par ailleurs, la possibilité d’organisation des cours uniquement durant les week-end et les vacances d’été n’est pas de nature à favoriser la participation des élèves. Les mêmes types de restriction concernent les émissions audiovisuelles. Les décrets d’application parus au Journal Officiel le 25 janvier 2004 décrivent les bases très restreintes de ces émissions. Ainsi, selon l’article 5 du règlement, les émissions dans les différents langues et dialectes que les citoyens turcs utilisent dans leur vie quotidienne ne peuvent être réalisées que par des chaînes ayant une licence d’émission nationale. Des chaînes de radio et télévision locales sont ainsi exclues de ces émissions. Les émissions doivent avoir pour seul contenu les informations, la musique, la santé, l’agriculture et le tourisme et ne doivent pas viser à l’apprentissage des langues ou dialectes dans lesquelles elles sont réalisées. Les émissions ne doivent pas être destinées aux enfants, les dessins animés sont interdits. Le temps hebdomadaire imparti à ces émissions est presque insignifiant : 60 minutes d’émissions radiophoniques par jour, 5 heures maximum par semaine. Par ailleurs, les émissions radiophoniques dans les différents langues et dialectes que les citoyens turcs utilisent dans leur vie quotidienne seront suivies de leur traduction en turc… Pour les émissions audiovisuelles, les restrictions sont encore plus importantes : 45 minutes par jour, 4 heures maximum par semaine. Ces émissions audiovisuelles doivent être sous-titrées en turc. Les obstacles matériels La prise en charge des dépenses engendrées par l’exercice des droits accordés par les lois constitue un obstacle matériel qui n’est pas de nature à favoriser la participation. Or, si on souhaite que les autorités turques ne dressent aucun obstacle à l’application des nouvelles lois, elles se sont bien gardées d’accorder un quelconque financement public à l’enseignement privé du kurde. Les lois ne prévoient en effet aucun financement public, mais imposent une surveillance étroite des services de l’Etat sur les cours et les émissions audiovisuelles. Ce qui voudrait dire que les membres d’une population de plus de 15 millions, déjà victimes du sous-développement de leur pays malgré ses sources de richesse naturelle, seront autorisés à apprendre leur langue dans le cadre de cours privés dispensés dans les instituts privés, cours pour lesquels ils doivent payer. C’est le traitement profondément inégalitaire et discriminatoire qu’un Etat inflige ainsi à ses propres citoyens. Alors que, dans le cadre de l’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO), l’Etat paie et envoie des milliers d’instituteurs dans les pays européens pour que les enfants des travailleurs immigrés turcs puissent apprendre le turc, il prive l’enseignement privé du kurde d’un quelconque financement public. Au lieu de s’inspirer de la politique linguistique de l’Irak, où le kurde est, avec l’arabe, langue officielle l’Etat, et de la politique de plusieurs pays européens, tels la Suède, la Norvège, les Pays-Bas, certains landers allemands, où les cours de kurde à destination des travailleurs immigrés kurdes sont soutenus et financés par des organismes publics, la Turquie choisit donc la voie tout à fait inverse pour répondre aux revendications les plus légitimes de ses propres citoyens. Les obstacles pédagogiques Le contenu pédagogique des cours subit également des restrictions. L’article 5 prévoit en effet que les cours ne peuvent pas être contraires aux principes fondamentaux de la Constitution, à l’intégrité indivisible de l’Etat, du pays et de la nation. Or, parler des Kurdes et du Kurdistan est considéré en Turquie comme un crime “ terroriste ” puni par des lois antiterroristes. Si on suit la logique de la loi, il serait possible d’enseigner une langue sans en aborder la population qui la parle, le pays où elle est parlée, la culture qui la véhicule, autant de délimitations qui videraient de son contenu l’enseignement du kurde comme de toute autre langue. Les obstacles sociopolitiques Mis à part les obstacles que je viens de mentionner, il existe un contexte sociopolitique défavorable à l’enseignement et à l’apprentissage des langues minoritaires en Turquie. Il est en effet illusoire de penser à la possibilité d’un enseignement privé du kurde dans un contexte sociopolitique très tendu où toute revendication identitaire kurde est ramenée au “ terrorisme ”. 4- La situation postérieure à l’adoption des lois L’usage de la langue kurde dans le cadre d’activités sociopolitiques reste toujours interdit. Alors que l’enseignement privé du kurde est autorisé, il est interdit de parler kurde lors de manifestations publiques. Je ne donnerai que deux exemples de poursuites engagées contre les M. Abdulmelik FIRAT, candidat indépendant aux élections législatives du 3 novembre 2002 à Diyarbakir, a été gardé à vue pour un discours prononcé en kurde dans un rassemblement public. Leyla Zana, à peine remise en liberté, a été poursuivie pour avoir parler en kurde lors du rassemblement de Paix et de Démocratie organisé à Diyarbakir le 13 juin 2004, La base légale à ces poursuites est la loi n°2820 sur les partis politiques et la loi n°2911 sur les réunions et manifestations qui interdisent l’usage d’autres langues que le turc dans les congrès, les rassemblements, les discours, les pancartes, etc. Les interdictions concernent même les prénoms kurdes. Les prénoms kurdes contenant les caractères q, x, w et le voyelles portant des accents circonflexes sont refusés sous prétexte que ces caractères sont absent de l’alphabet turc. 5- Les perspectives pour l'avenir Il est certain que les lois du 3 août 2002 ne permettent pas un enseignement même privé du kurde. L’ensemble des restrictions et des obstacles montre d’ailleurs qu’elles n’ont pas cet objectif. Adoptées sous la pression de l’union européenne, ces lois proposent un strict minimum, tout en empêchant que ce strict minimum puisse se réaliser. Les 560 inscrits aux cours révèlent le peu d’intérêt manifesté par la population kurde à ce qu’elle considère comme un piège des autorités turques qui tentent de les contenter par des petites miettes ses revendications les plus élémentaires. Comme pouvait-il en être autrement ? Comment et pourquoi apprendre une langue coupé des principaux secteurs de la communication, des principaux domaines du marché, une langue privée de tout soutien de l’Etat ? Pourquoi apprendre une langue dont la seule fonction qui lui est assignée par les autorités est un usage dans un cercle privé ? Les grandes lignes d’un aménagement linguistique Dans ce contexte, seul un programme d’aménagement linguistique soutenu par l’Etat peut changer le sentiment de la population kurde que les lois d’août 2002 ne sont que des instruments politiques à destination de la commission européenne. Les grandes lignes de cet aménagement linguistique pourraient être fondées sur le modèle basque ou l’enseignement des langues dans les cantons suisses.
Au delà des discussions sur l’adhésion turque à l’union européenne, l’octroi des droits linguistiques substantiels aux Kurdes relève du respect d’une dimension la plus élémentaire des droits de l’homme, à savoir la possibilité offerte à tout être humain d’un accès à l’enseignement et apprentissage de sa langue maternelle. |