Par André Poupart (*)
Mesdames, Messieurs,
Je voudrais tout d’abord féliciter l’Institut kurde de Paris et son président d’avoir pris cette initiative d’organiser une conférence internationale sur le processus de reconstruction économique et politique de l’Irak. Comme nous le savons tous, il est plus facile de planifier la guerre que la paix. Cette conférence répond donc à un manque criant et à un besoin urgent de coordination de toutes les forces intellectuelles, administratives et financières pour la reconstruction.
C’est un honneur de participer à cet effort d’analyse et à la recherche des solutions les plus susceptibles d’assurer le succès du processus de reconstruction de l’Irak.
Avant et après, la guerre j’ai fait deux séjours d’un mois au Kurdistan dont le dernier en décembre 2003. Chaque visite a permis des rencontres avec des universitaires à Duhok, Erbil, Suleimania, Kirkouk, avec des membres du Barreau et de la Magistrature et enfin avec des membres de l’Assemblée nationale et de sa Commission constitutionnelle.
Les rencontres ont été marquées par l’expérience canadienne du fédéralisme.
Mon implication dans la recherche de pistes de solution de la crise irakienne a pour but de faciliter une sortie par le haut, c’est-à-dire la plus positive possible pour toutes les constituantes de la société irakienne après l’élimination de l’Etat baathiste et la capture de Saddam Hussein. Il s’agit donc de transformer en gain politique à long terme, en espace de liberté et de prospérité la mutation brutale et radicale de la société.
Cette sortie par le haut de la crise récente implique l’adoption de nouvelles institutions politiques qui concilient les intérêts de chacun dans un Etat unique (ce qui est de l’essence même du fédéralisme). La reconnaissance des éléments constitutifs majeurs de la société irakienne plutôt que leur négation sous une chape unitariste nécessairement lourde, constitue un progrès majeur. La signature de la Loi Fondamentale marque une étape essentielle qui manifeste le développement d’un sens du compromis qui contribuera dans un premier temps à prévoir l’instauration d’une nouvelle dictature et, ensuite, à faciliter le fonctionnement harmonieux d’un régime fédéral.
Le développement institutionnel doit nécessairement s’accompagner d’un développement économique porteur d’harmonie sociale. Les richesses naturelles de l’Irak ne peuvent que nous inciter à l’optimisme si le patrimoine collectif des Irakiens n’est pas détourné à des fins privées ou somptuaires. Il suffit de multiplier le nombre de barils de pétrole extraits par jour par le prix de vente et par 365 jours pour comprendre qu’il y a là suffisamment de ressources financières pour faire le bonheur de tous et de chacun des Irakiens. Le but de cette journée est, bien sûr, de favoriser pour l’avenir l’établissement de structures politiques et économiques qui assureront la prospérité du pays et de tous ses citoyens. Mais au moment de construire l’avenir, il faut aussi solder le passé. J’en viens donc à notre sujet : « Quelle justice pour les responsables de l’ancien régime ».
Il faut tout d’ab ord prendre la mesure du caractère révolutionnaire de la situation. Il n’est pas dans les tendances lourdes de l’histoire de l’Irak que les dirigeants survivent paisiblement à leur perte du pouvoir. Le traitement de Saddam Hussein et de ses collaborateurs, capturés vivants, pose un défi majeur : tous les citoyens irakiens pourront à l’occasion du procès à venir évaluer la nature et la profondeur des changement intervenus et la signification de l’expression « Etre soumis à la règle de droit ».
Si je devais identifier la règle de droit la plus déterminante pour le procès des responsables de l’ancien régime, je retiendrais le droit à un procès public, en Irak. Cette règle en même temps offre les garanties les plus sûres d’un procès juste et équitable et soumet les responsables du procès aux exigences les plus lourdes. En public, devant tout le peuple irakien qui a droit à la vérité et, face aux caméras du monde entier, l’erreur n’est pas acceptable, pas la moindre erreur.
Il m’apparaît évident qu’un procès style Nuremberg n’est plus acceptable : il faut sortir de la logique biaisée du jugement du vaincu par les vainqueurs. Un tribunal spécial composé d’Américains et d’Anglais n’aurait aucune légitimité et, par conséquent, aucune crédibilité tant auprès des Irakiens que de l’opinion publique mondiale.
Saddam Hussein doit donc répondre de ses actes en Irak devant un tribunal représentatif de toutes les tendances et sensibilités de la population irakienne. Un tel choix impose d’énormes responsabilités. Les modalités d’organisation d’un tel procès sans doute le plus grand de l’histoire de l’Irak par son retentissement à l’intérieur et à l’extérieur du pays par les ressources intellectuelles et financières nécessaires par sa durée, par son impact sur les victimes et les parents des victimes, par son rôle thérapeutique, ce procès donc ne doit pas donner ouverture à la moindre critique sur légitimité et sa justice.
La norme qui s’impose alors est celle d’une juridiction internationale, soit la Cour pénale internationale, soit un tribunal international ad hoc. Pour des raisons techniques que les autres intervenants exposeront sans doute, ces solutions semblent difficilement applicables. Par ailleurs, il n’y a pas lieu de priver les Irakiens du droit légitime et de la responsabilité terrifiante de juger la conduite de leurs anciens dirigeants.
Dès lors, il appartient aux Irakiens eux-mêmes d’organiser en Irak un procès, de mettre sur pied un système judiciaire conforme aux normes internationales. Il ne faut pas négliger l’impact d’un tel événement sur l’évolution future de l’ensemble du système judiciaire et des pratiques des membres du Barreau et de la Magistrature. Mais la tâche n’est pas simple, ni sur le plan administratif, ni sur le plan juridique sans compter tous les efforts des avocats de la défense pour faire dérailler le processus. Il suffit pour s’en convaincre de suivre, même de loin, l’évolution du procès Milosevich et de ses comparses ou celui des auteurs présumés du génocide rwandais.
Dans ces conditions, il apparaît impératif que s’instaure entre la justice irakienne et les Nations Unies une collaboration étroite pour permettre à la première de s’exercer selon les standards généralement reconnus en droit international. Ce n’est pas faire injure à la justice irakienne de penser qu’après les traumatismes des dernières décennies, elle ne dispose pas de l’expertise nécessaire, dans une grande variété de domaines, pour assurer le succès d’une telle opération.
Une collaboration avec les Nations unies limiterait les risques de dérapage et donnerait au tribunal irakien toute la crédibilité souhaitable car, comme l’a écrit Robert Badinter, « La question du jugement de Saddam Hussein et de ses lieutenants constitue un enjeu essentiel pour l’avenir de l’Irak ».
Le succès de ce procès permettra de faire la lumière pour le peuple irakien d’abord, mais aussi pour l’ensemble du monde arabe, sur les pratiques criminelles des responsables de l’ancien régime irakien. L’exposé des faits, dans le cadre d’une procédure contradictoire, en rendra la véracité plus évidente mais surtout il manifestera, dans un contexte difficile, la rupture avec un esprit de revanche et de représailles pour le remplacer par l’Etat de droit.
Si le caractère juste et équitable du procès de Saddam Hussein et des acolytes devait être contesté, il y a de fortes chances pour que les accusés deviennent le symbole de l’humiliation de l’Irak envahi par des puissances étrangères. La tenue de ce procès, qui doit marquer le début d’une ère nouvelle fondée sur la justice et la démocratie, serait lors détournée de sa finalité et confirmerait aux yeux de certains que rien n’a changé fondamentalement.
L’exemplarité inévitable d’un événement aussi immense auquel tous les Irakiens pourront assister en direct sur place ou par l’intermédiaire de la télévision, peut et doit au contraire devenir un ferment de réconciliation nationale.
Les uns apprendront quel genre de dirigeants ils ont soutenu et les souffrances indicibles endurées par des compatriotes. D’autres verront, exposées à la lumière crue du prétoire, le secret de tortures inavouables qui n’ont pas fini de faire souffrir à chaque jour les survivants. S’il peut y avoir une certaine fierté douloureuse être malgré tout un survivant, les tortionnaires et ceux qui les ont appuyés devront assumer l’horreur et l’invraissemblance de crimes devenus manifestes.
Cette catharsis, par l’exposé contradictoire des faits, se conclura par le prononcé d’un jugement et l’imposition d’une sanction. Les juges appelés à rendre la décision doivent présenter toutes les garanties d’impartialité et d’indépendance. A chaque jour de ce long procès, ils devront éviter tout dérapage et maintenir en toutes circonstances la dignité du tribunal. Comme le dit l’adage : il ne suffit pas que justice soit rendue, encore faut-il maintenir et assurer l’apparence de justice.
Tous les citoyens irakiens doivent être convaincus par le déroulement du procès en public de la nécessité de rompre avec les pratiques anciennes et de les sanctionner. En même temps, le déroulement du procès doit rendre manifeste la possibilité et l’opportunité d’adopter de nouvelles n ormes de justice. Celles-ci permettront aux dirigeants futurs de quitter leurs fonctions sans craindre les pires représailles car ils auront eux-mêmes assuré la justice à leurs compatriotes pendant leur exercice du pouvoir.
En conclusion, un mot supplémentaire sur l’indépendance judiciaire.
La légitimité et la crédibilité de la justice, à laquelle seront soumis les responsables de l’ancien régime, dépendront largement de la façon dont les auditions publiques du tribunal auront été conduites.
Le même tribunal ou un autre, constitué sensiblement des mêmes personnalités, deviendra l’arbitre du bon fonctionnement de la fédération irakienne et notamment du partage des pouvoirs entre le gouvernement central et les gouvernements locaux. Cet arbitrage constitutionnel exige de la partie défaillante une très grande confiance en l’indépendance du tribunal : celle-ci doit en effet reconnaître la justesse de la décision même lorsqu’elle lui est défavorable.
La légitimité liée à l’indépendance judiciaire devient donc une nécessité pratique aussi bien pour l’acceptation de la décision dans le procès des responsables de l’ancien régime que pour le succès de la nouvelle expérience fédérale irakienne.
Le 5 mars 2004
* Professeur honoraire, Faculté de Droit, Université de Montréal