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Bulletin N° 294 | Septembre 2009

 

 

IRAK : LA QUESTION DE KIRKOUK BLOQUE LES INSTITUTIONS IRAKIENNES

Le président du Gouvernement régional du Kurdistan, Massoud Barzani, recevant le 6 septembre le nouvel représentant des Nations Unies en Irak, Ad Melkert, accompagné d’une délégation du bureau des Nations Unies de Bagdad, a réitéré son refus de toute alternative à l’article 140 de la Constitution irakienne pour résoudre le problème de Kirkouk : « Nous apprécions le rôle des Nations Unies dans cette question et espérons que ses efforts avec toutes les parties aboutiront à une solution. Nous insistons sur le fait que cette résolution doit se faire en accord avec l’article 140 de la Constitution car nous ne voulons pas que notre peuple passe à nouveau par des épreuves et des tragédies. Nous sommes prêts à coopérer avec les Nations Unies, mais ce problème concerne une nation toute entière et quoiqu’il arrive nous ne ferons aucune concession là-dessus… » Le président a ajouté que les Kurdes avaient déjà fait preuve d’une « grande flexibilité » au sujet de l’article 58 de la Loi d’Administration provisoire et de l’article 140 lui-même. L’article 58 de la Loi d’Administration provisoire avait été en effet adopté par toutes les parties après de longues négociations entre Arabes et Kurdes, et l’administration Bremer, au sujet de Kirkouk et des districts kurdes détachés par l’ancien régime des autres gouvernorats du Kurdistan. Il énonçait que : « Le gouvernement intérimaire, et tout spécialement la Commission des Réclamations sur la Propriété et les autres corps de l’État concerné, doivent prendre des mesures pour remédier à l’injustice causée par les pratiques du régime précédent, celles qui visaient à altérer le caractère ethnique de certaines régions, y compris Kirkouk, par la déportation et l’expulsion des individus de leurs lieux de résidence, pratiques qui avaient pour but de produire des migrations forcées, dans et à l’extérieur de la zone, d’y installer des étrangers à la région, en privant les habitants d’y travailler et les obligeant à modifier leur nationalité. »

Les mesures proposées par l’article 58 étaient de faciliter le retour chez eux des colons installés dans Kirkouk après compensation financière et faciliter leur recherche d’emploi, tout en réintégrant dans leurs anciens postes les fonctionnaires kurdes qui avaient été mutés dans le sud irakien. Il prévoyait aussi de permettre à chaque habitant de Kirkouk de choisir librement son appartenance ethnique, puisque l’ancien régime avait contraint les habitants de Kirkouk à se déclarer arabes pour ne pas être déportés. La question des limites géographiques du Kurdistan devait être résolue soit par un « comité d’arbitrage neutre » nommé par le Conseil de présidence, soit par le Secrétaire général de l’ONU. Mais ces dispositions n’ont jamais été appliquées, tant en raison du chaos sécuritaire et politique dans lequel a plongé l’Irak sous l’administration Bremer que d’une certaine inertie politique de la part du gouvernement central.

Aussi la constitution irakienne de 2005 avait tenté une autre solution en proposant un référendum dans les zones à majorité kurde hors Région kurde, après un recensement de la population revenue depuis 2003 dans leurs villes d’origine. Là encore, le recensement n’a pas été mis en place et la solution du référendum, toujours fermement soutenue par les Kurdes, rencontre à la fois l’opposition du gouvernement irakien, de la Turquie, ainsi que des États-Unis et de l’ONU qui ne cesse de présenter des plans alternatifs, tout aussi peu applicables. En attendant, la question de Kirkouk bloque l’Irak dans toutes ses institutions électorales, et même économiques, puisque le recensement de la population irakienne, qui n’a pas été fait depuis les années 60 et devait avoir lieu en octobre prochain, a été reporté en octobre 2010, par décision du cabinet du Premier Ministre irakien. En effet, un tel recensement à Kirkouk, entérinerait la supériorité démographique des Kurdes et mettrait définitivement à mal les chiffres avancés par le Front turkmène (soutenu par Ankara) sur les « millions de Turkmènes » qui, selon lui, composent la population de Kirkouk. Cela donnerait aussi une première base de données pour déterminer l’historique de la population actuelle de Kirkouk (qui a été déporté, qui vient d’une installation de colons, etc.).

Ce recensement cependant ne peut être reporté indéfiniment, d’autant qu’il déterminera aussi la répartition du budget alloué par Bagdad à chaque province. En effet, l’accord sur la gestion des revenus pétroliers et des ressources naturelles dans chaque province prévoit que la totalité du budget aille au gouvernement central qui a à charge de le redistribuer équitablement dans les régions irakiennes, selon leur démographie et leurs besoins économiques. Il est à noter que la décision de ce report provient essentiellement de Maliki et de son cabinet, à l’exception du ministre de la Planification qui y était opposé, ainsi que le Parlement irakien et même l’ONU.

Le 18 septembre, c’était au tour du Vice-président des États-Unis, Joe Binden, de rencontrer Massoud Barzani pour discuter des relations entre Erbil et Bagdad, et tout particulièrement de l’article 140, en plus de la conflictuelle loi sur les hydrocarbures et d’éventuels amendements de la Constitution irakienne. Mais pour une fois, Américains et Kurdes étaient d’accord sur le maintien indispensable des élections irakiennes pour janvier 2010. Recevant un peu plus tard Christopher Hill, l’ambassadeur des États-Unis en Irak, la question des futures élections législatives en Irak, prévues pour janvier 2010 a de nouveau été abordée, d’autant plus que là encore Kirkouk risque de bloquer toute nouvelle loi électorale. Mais en vue du prochain retrait américain d’Irak prévu pour 2011, la question d’une force de sécurité tripartite, kurde, irakienne et américaine a de nouveau été abordée. Cela pourrait s’appliquer tout aussi bien à Kirkouk qu’à Mossoul, voire les zones de la Diyala où Peshmergas et armée irakienne avaient frôlé l’affrontement en 2008.

IRAN : MYSTÉRIEUX ASSASSINATS POLITIQUES À SANANDADJ

Plusieurs assassinats visant des personnalités religieuses et politiques ont semé un certain trouble à Sanandadj, capitale de la province du Koudestan en Iran. Le 17 septembre, Mamosta Sheikholeslam, qui représentait la province du Kurdistan à l’Assemblée des Experts, a été tué de deux coups de revolver, par un tireur non identifié, dans une mosquée de Sanadadj. Quelques jours auparavant, un autre imam de la ville, Ali Borhan Mamoste, partisan du président iranien, avait été tué de la même façon, cette fois par trois tireurs, toujours inconnus. Enfin, deux juges locaux ont échappé à des tentatives d’assassinats similaires.

L’agence gouvernementale ISNA a accusé immédiatement le PJAK, la branche iranienne du PKK, qui n’a pourtant pas revendiqué l’action, pas plus qu’aucune autre organisation kurde, et qui n’est pas coutumier de ce genre d’action sur des fonctionnaires ou des religieux, ses attaques visant surtout les militaires et les forces de sécurité. Par ailleurs, les victimes n’étaient pas des personnalités politiques de premier plan, ni très dangereuses pour les activistes kurdes. Aussi, la plupart des mouvements politiques kurdes ont condamné ces assassinats. Enfin, tout en accusant les partis clandestins kurdes ainsi que des « agents étrangers », le gouvernement a relié également ces actions à des groupes sunnites proches d’al-Qaeda, et a mené une série de coups de filet contre des milieux sunnites « extrémistes », à l’issue desquels 4 personnes ont été tuées et 14 arrêtées.

Mais des partis kurdes, comme le Parti démocratique du Kurdistan, dénoncent une série d’arrestations arbitraires au Kurdistan et alertent sur la volonté du régime d’exécuter des prisonniers politiques kurdes en instance de jugement. Pour Loghman H. Ahmedi, le représentant du PDK-Iran pour le Royaume-Uni, al-Qaeda est peut-être derrière ces assassinats, mais certainement pas les mouvements kurdes qui les ont largement condamnés. Quant aux réseaux d’al-Qaeda qui opéreraient en Iran, Loqman H. Amedi affirme qu’un bon nombre de ces groups sont en fait soutenus, financés et parfois même mis en place par l’Iran lui-même, afin d’être utilisés contre les mouvements kurdes au Kurdistan, en Irak comme en Iran.

Il est vrai qu’entre les années 1990 et jusqu’en 2003, ces groupes sunnites extrémistes contrôlaient de larges territoires dans les districts de Halabja et Penjwin, au Kurdistan d’Irak, jusqu’à ce qu’une opération conjointe des forces américaines spéciales et des Peshmergas « nettoient » ces bastions islamistes et les refoulent en Iran. Selon le représentant du PDK-Iran à Londres, après leur repli en Iran, ces groupes auraient été réorganisés avec le soutien de l’Iran et réinstallés dans des villes kurdes comme Mariwan, Sanandadj et Paveh, et leur cible a jusque là toujours été les militants kurdes laïques et non le régime chiite. Ces récents assassinats, tous dirigés contre des figures kurdes travaillant officiellement pour le gouvernement, mais sans grande envergure politique, pourraient servir de prétexte à des exécutions massives de détenus kurdes et un alourdissement de la répression contre les mouvements kurdes ou les associations de défense des droits de l’homme.

TURQUIE : APPELS À LA PAIX ET POURSUITE DES COMBATS

Alors que durant l’été, les annonces de « plans de paix »s’étaient succédés, tant de la part du gouvernement turc que du PKK, pour finalement n’aboutir qu’à de vagues propositions ou ébauches de règlement de la question kurde, le mois de septembre a été plutôt fluctuant, à l’image de ces perspectives politiques incertaines, les gestes de détentes alternant avec la poursuite des violences armées dans les régions kurdes, malgré la « trêve du Ramadan » décidée jusqu’au 22 septembre par le PKK.

C’est également sous le signe de la paix qu’a fait campagne le DTP, dès le 1er septembre, pour sa « Journée de la Paix », s’inspirant initialement de la Journée internationale de la Paix instaurée par les Nations Unies le 21 septembre. Plusieurs milliers de Kurdes ont ainsi manifesté à Diyarbakir en scandant « oui à une paix honorable ». Mais le 25 septembre, c’est un autre slogan qui était lancé, à l’occasion d’une autre manifestation, organisée dans la même ville, survenant après plusieurs accrochages sanglants entre l’armée et le PKK : « Les martyrs ne meurent jamais ».

Malgré les annonces de « plan de paix » des uns et des autres et la « trêve du Ramadan », ce mois-ci a été de fait assez meurtrier, avec 9 soldats turcs tués, de source militaire, et treize autres blessés. Le 8 septembre, des affrontements dans la ville d’Eruh, province de Siirt, ont en effet opposé le PKK à des soldats, tuant cinq Turcs et en blessant quatre autres, selon une source anonyme s’adressant à l’AFP. Le même jour, à Cukurca, province de Hakkari, deux autres soldats étaient tués et un blessé. Le lendemain, 9 septembre, une mine posée par le PKK, selon l’armée, faisait deux victimes parmi les soldats turcs et huit blessés près de Baskale, province de Van. Le 13 septembre, toujours à Cukurca, l’armée annonçait la mort de trois combattants du PKK alors que la veille un civil avait été tué et un autre blessé par l’explosion d’une mine à Kulp, près de Diyarbakir. Enfin, le 18 septembre, l’armée turque a demandé officiellement au Parlement d’Ankara de renouveler son autorisation d’effectuer des opérations au Kurdistan d’ Irak pour y pourchasser le PKK, autorisation qui doit expirer le 17 octobre prochain. Cette autorisation, votée en 2007, avait été renouvelée en 2008.

Après les annonces de réformes visant à résoudre le conflit kurde, certaines voix dans la presse turque avaient émis l’hypothèse que, cette fois-ci, le feu vert du parlement, en majorité AKP, n’était pas forcément acquis, d’autant plus qu’une détente incontestable a contribué à assouplir la position de la Turquie sur le statut du Kurdistan d’Irak. Mais le Premier Ministre, Recep Tayyip Erdogan, a déclaré finalement, le 27 septembre, de New York, alors qu’il participait à l'assemblée générale de l'ONU, qu’il y était favorable : « Nous en parlerons lors d'un conseil des ministres et enverrons (la demande) immédiatement au parlement. » 3 jours plus tard, le général Ilker Basbug, chef de l’état-major, alors en déplacement dans la province de Mardin, a fait, depuis le poste militaire de Sinirtepe, une déclaration ambiguë, dans laquelle il appelait à la fois le PKK à se rendre, avec des accents relativement pacifistes, « il n'y a aucune autre solution. On ne peut parvenir à rien avec les armes et le sang », tout en indiquant aussitôt avoir l’intention de lutter « jusqu'au bout pour mettre fin au terrorisme ». Sur la question de la reddition et de l’amnistie, Ilker Basbug a cité des chiffres émanant du ministère de la Justice, affirmant que sur 870 membres du PKK qui s’étaient rendus, en vertu de dispositions déjà existantes, 638 avaient été libérés entre 2005 et 2008, car n’ayant pas pris les armes contre les forces de sécurité. Reprenant la version officielle de l’AKP selon laquelle le problème kurde en Turquie est essentiellement économique, le général a pointé le chômage dans les régions kurdes et l’analphabétisme (20% au Kurdistan de Turquie contre 7% dans les régions de l’Ouest).

IRAK : UN FOSSÉ LINGUISTIQUE SE CREUSE ENTRE KURDES ET ARABES

Un rapport de l'Institute for War and Peace Reporting ( IWPR) se penche sur les questions linguistiques au Kurdistan et en Irak comme source ou facteur ou facteur aggravant de tension et d'instabilité. Cette étude interrogeant des journalistes ou des hommes politiques, ou bien des gens de la rue, tant arabes que kurdes, à la fois en Irak et dans la Région du Kurdistan, montre que les deux populations tendent à ignorer de plus en plus la langue de l’autre et que les cours d’arabe ou de kurde sont délaissés de part et d’autre, au profit d’autres langues étrangères. Le rapport conclut à un nombre infime de jeunes Arabes sachant le kurde et, dans la population kurde, un nombre de plus en plus grandissant au fur et à mesure que les générations rajeunissent, de Kurdes ne parlant pas l’arabe, contrairement aux générations plus âgées qui, sous l’ancien régime avaient été scolarisés avec l’arabe comme langue principale, même si le kurde était aussi enseigné. Depuis 1991, dans la Région du Kurdistan, l’apprentissage de l’arabe n’a cessé de décliner, au profit de l’anglais.

Le rapport mentionne ainsi qu’au-delà de 35 ans, beaucoup de Kurdes ne maîtrisent plus l’arabe. Abdullah Qirgaiy, un écrivain kurde âgé de soixante ans, marié à une Arabe, explique que le service militaire et les mariages mixtes favorisaient le bilinguisme, plus encore qu’une scolarisation pas toujours suivie en temps de conflit. Lui-même indique avoir appris l’arabe durant son service militaire. Selon lui, le désintérêt des Kurdes pour la langue arabe s’est manifesté dès 1991, quand 3 provinces kurdes sont devenues zones autonomes et n’ont plus eu de relations avec Bagdad : "Après le Soulèvement de 1991, les Kurdes se sont considérés comme indépendants. Ils ne se sont plus sentis obligés d’apprendre l’arabe et n’ont fait aucun effort pour le maîtriser. "

Naznaz Mohammed, qui dirige la commission de l’enseignement supérieur au parlement d’Erbil, décrit la période d’autonomie du Kurdistan irakien après 1991, comme une expérience pour renforcer le poids de la langue kurde. Elle reconnaît aussi la baisse du niveau d’études dans les universités, qui affecte aussi le département d’arabe, si bien que les diplômés de langue arabe ne sont pas toujours à même de le parler couramment. Selon elle, cette baisse de niveau s’explique par la démocratisation de l’enseignement supérieur au Kurdistan, qui n’est plus réservé de facto aux couches sociales supérieures, Avant le soulèvement la plupart des Kurdes qui accédaient à l’enseignement supérieur venaient ainsi de familles aisées, pour la plupart. "Après le soulèvement, les portes ont été largement ouvertes et il y a eu un afflux dans les écoles. La qualité de l’enseignement a chuté." Naznaz Mohammed précise que le gouvernement a l'intention de mettre à jour les programmes scolaires, ainsi que de construire plus d'écoles et d’améliorer la formation des enseignants.

Le Dr Othman Amin Salih, un professeur assistant du département d’arabe de l’université de Salahaddin à Erbil, confirme que beaucoup de diplômés d’arabe ne le parlent pas couramment. À côté des tensions politiques, il pointe aussi des programmes d’apprentissages dépassés, qui ne permettent pas aux étudiants de connaître bien l’arabe dialectal. Mais pour Aso Hardi, rédacteur du journal kurde Hawlati, pourtant peu suspect d'indulgence envers le gouvernement kurde, il est injuste de reporter toute la faute sur le système éducatif. Selon lui, la cause en est surtout l'indifférence ou le rejet des Kurdes envers la langue arabe, en rappelant que les générations plus âgées avaient eu affaire à ces mêmes manuels et méthodes et parlaient couramment l'arabe."La nouvelle génération ne ressent pas le besoin d'apprendre l'arabe, cela n'a rien à voir avec les programmes."

Dilshad Abdulrahman, le ministre de l’Éducation au Kurdistan assure que de nouveaux programmes sont à l’étude, même si aucune date n’est donnée pour leur instauration dans les écoles : "Le plan sera appliqué dans les années à venir." Mais pour lui aussi, l'insuffisance des programmes n'est pas non plus fondamentalement en cause :"Apprendre une langue ne dépend pas uniquement de l'enseignement. Avant le Soulèvement, les émissions de télévision et de radio étaient principalement en arabe, aussi le public devait l'apprendre pour les comprendre."

Cependant, au Kurdistan, l'afflux des réfugiés venus d'Irak, avec une majorité de chrétiens ou d'autres minorités religieuses comme les Mandéens, ou bien de Kurdes immigrés de longue date, et ne parlant plus leur langue, mais uniquement l'arabe, a redopé légèrement l'ouverture de cours en arabe. Actuellement, sur un total de 21 635 écoles dans la Région du Kurdistan, 44 d'entre elles fournissent un enseignement en langue arabe. Mais en-dehors des réfugiés, la plupart des Kurdes choisissent une langue occidentale comme seconde langue. Les cours privés prolifèrent et l'anglais est évidemment la langue la plus populaire. Un libraire d'Erbil indique ainsi que les ventes de livres en arabe baissent, la clientèle étant invariablement au-dessus de 40 ans : "Je vends maintenant plus de dictionnaires d'anglais que d'arabe."

L'institut OSA, une école de langues fondée à Erbil en 1992, a 240 étudiants dans ses classes d'anglais contre 40 pour l'arabe. Le succès de l'anglais est lié à l'espoir d'accéder à des emplois lucratifs, par exemple dans les domaines de l'informatique ou des télécommunications. "La technologie européenne de pointe propage son vocabulaire", confirme Hakim Kaka Wais, un écrivain et linguiste que le déclin de l'arabe au Kurdistan ne semble guère affecter : "Il est normal que les jeunes Kurdes ne parlent plus l'arabe. Ils vivent dans un pays différent. Il n'est pas obligatoire d'apprendre une autre langue si vous n'en avez pas envie."

Mais selon Aso Hardi, la prochaine génération de politiciens kurdes pourra être défavorisée si elle ignore l’arabe : "Politiquement, il est dangereux pour un officiel de ne pouvoir parler ou argumenter en arabe s’il est au milieu d’Arabes. Un officiel kurde connaissant bien l’arabe est dix fois plus avantagé qu’un autre ne connaissant pas cette langue." Pour Fareed Asasard, qui dirige le Kurdistan Centre for Strategic Studies, les futures leaders politiques de la Région du Kurdistan ont intérêt à bien maîtriser l’arabe s’ils veulent défendre les intérêts des Kurdes à Bagdad. Actuellement, le président irakien, le ministre des Affaires étrangères d’Irak, et l’ancien Vice-Premier Ministre sont des Kurdes parlant couramment arabe. Quant au bloc parlementaire kurde à Bagdad, il s’est fait une réputation de "faiseur de roi" dominant par son unité les coalitions arabes très divisées. À l’inverse, l’indifférence des Arabes pour la langue kurde est aussi notable, comme le reconnait Dhia Al-Shakarchi, un politicien chiite indépendant, pour qui les Arabes devraient prendre eux-mêmes l’initiative de "rassurer les Kurdes sur leur statut de partenaires réels et égaux dans le nouvel Irak", en tant que groupe ethnique majoritaire. "Il est dommage que si peu d’Arabes irakiens ont envie d’apprendre le kurde, et cela résulte de deux politiques erronées, à la fois celle du gouvernement fédéral et celle des autorités kurdes."

Dans tout le pays, sur les routes et les bâtiments officiels, les panneaux et la signalisation sont soit en arabe soit en kurde, rarement dans les deux langues, alors que l’anglais est plus souvent adopté sur les annonces bilingues. Narmin Othman, ministre de l’Environnement irakien, elle-même kurde, se dit attristée de voir que les panneaux de signalisation en kurde ne se voient pas ailleurs que dans la Région du Kurdistan. Utiliser le kurde dans la signalisation à Bagdad l’aiderait, selon la ministre, à ne pas se sentir une "citoyenne de seconde classe". De même, les touristes venant d’Irak pour visiter la Région du Kurdistan se plaignent que peu de gens, sur place, hormis les réfugiés, peuvent dialoguer en arabe. La majorité des Kurdes vivant à Bagdad parlent couramment l’arabe et s’expriment uniquement en cette langue avec leurs amis arabes. Nazdar Muhammad, une Kurde de Kirkouk qui a épousé un Arabe ne parle plus sa langue qu’avec sa mère et n’a pas jugé utile de l’apprendre à ses enfants : "Je ne vois pas de raisons d’apprendre à mes enfants une langue qu’aucun de leurs camarades n’utilisera à l’école ou nulle part ailleurs." L’histoire du Kurdistan est également ignorée dans les manuels scolaires d’Irak et les cours de kurde dans les écoles arabes sont quasi-absents, car facultatifs, alors que le gouvernement central insiste sur l’importance d’apprendre l’arabe aux étudiants kurdes. Il est à noter que l’arabe est tout aussi facultatif dans les programmes scolaires de la Région du Kurdistan. Mais Hussein Jaff, le directeur général du département de kurde au ministère de l’éducation irakien, nie tout ostracisme de la langue kurde dans l’enseignement irakien et indique que de plus en plus de professeurs de kurde sont nommés dans les écoles supérieures de Bagdad et des autres provinces. Traditionnellement, jusqu’ici, les seuls Arabes à apprendre le kurde étaient ceux qui vivaient au contact des Kurdes, dans des régions mixtes, comme Kirkouk, par exemple, où la connaissance du kurde était essentielle pour commercer, ou bien à Sadriyah, un district de Bagdad où vivent beaucoup de Kurdes, même si, selon Najah Salman, un résident de Sadriyah, ses voisins arabes se limitaient à apprendre quelques mots de kurde, "pour montrer leur amitié envers leurs voisins et qu’ils se sentent bienvenus à Bagdad." Ali Abd al-Sada, un journaliste de Baghdad a appris le kurde lors d’un séjour de deux années au Kurdistan. Selon lui, la méconnaissance de la langue kurde par les Arabes va de pair avec une ignorance de la culture kurde : "Apprendre le kurde, c’est faire de la diversité culturelle de l’Irak quelque chose de plus qu’un slogan, mais une expérience vivante."

Pour Saad Sallum, un analyste politique, le fossé entre Arabes et Kurdes ne pourra être comblé que si les deux peuples apprennent mutuellement leurs langues. Selon lui, les solutions politiques adoptées par le gouvernement central au sujet du bilinguisme ne sont, pour le moment, que des mesures culturelles décoratives. Certains s’inquiètent ainsi des sources de conflits croissants entre Kurdes et Arabes, renforcés par une incompréhension mutuelles. Ainsi, Mufid Al-Jezairy, un député arabe souligne qu'"une ignorance linguistique mutuelle peut sérieusement saper tout effort de bâtir des relations solides entre les deux groupes ethniques, alors qu’en apprenant la langue des uns et des autres, les Arabes et les Kurdes peuvent améliorer leurs relations." La question des langues s’est d’ailleurs envenimée avec le conflit qui oppose Kurdes et Arabes au sujet des districts kurdes hors de la Région du Kurdistan, qui doivent faire l’objet d’un référendum selon l’article 140 de la constitution irakienne.

Ainsi, visitant récemment la ville de Bashiqah, dans la province de Ninive, une ville de 5 000 habitants peuplée de chaldéens de langue syriaque et de Kurdes, yézidis et musulmans, Khasro Goran, un officiel kurde, ancien vice-gouverneur de Ninive, a insisté sur la nécessité d’enseigner le kurde dans ces districts où Saddam en avait interdit l’enseignement, tout comme celui du syriaque : "Les Kurdes, ou toute autre nation, ne doivent pas oublier leur langue maternelle. La plupart des Kurdes [de Bashiqah] ne parlent pas kurde." Critiqué aussitôt par des leaders sunnites arabes de Mossoul, qui l’ont accusé de vouloir "imposer le kurde à des minorités non kurdes", Khasri Goran a nié toute arrière-pensée politique en souhaitant instaurer des cours de kurde dans les écoles, et a indiqué souhaiter aussi que les Kurdes apprennent l’arabe. "Les tensions entre les deux nations n’ont rien à voir avec l’éducation."