Le 6 avril, le nouveau cabinet du Gouvernement régional du Kurdistan a prêté serment au Parlement d’Erbil. Le nouveau Premier Ministre, Nêçirvan Barzanî et ses ministres ont ainsi officiellement commencé un mandat de deux ans. Nêçirvan Barzanî, a déjà occupé cette fonction deux fois, entre 1999 et 2009. Son adjoint est Imad Ahmad Sayfour, issu de l’UPK, qui était à ce même poste d’avril à octobre 2009. Dans son discours d’inauguration, le Premier Ministre a d’abord souligné que ce gouvernement tirait sa seule légitimité du peuple du Kurdistan et de son Parlement et assuré qu’il continuerait les efforts nécessaires afin de pousuivre les développements politique, social et économique déjà impressionnants qu’a connus la Région depuis 2003. Il a aussi félicité et remercié son prédécesseur, le Dr. Barham Salih, son adjoint Azad Barwari et tous les membres du 6ème cabinet pour « le travail important qu’ils ont accompli dans le temps qui leur avait été imparti », assurant que leurs efforts ont été appréciés « par nous-mêmes et le peuple du Kurdistan. »
Nêçirvan Barzanî a exposé au Parlement sa volonté d’appliquer un nouveau programme, avec « des stratégies et des initiatives qui tiendront compte des changements politiques, sociaux et économiques survenus ces dernières années. Récemment, des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord ont commencé de voir l’émergence de la démocratie et de la justice. La Région du Kurdistan salue tout changement allant dans le sens de la démocratie, de la liberté et des droits de l’homme. Par contraste, le Printemps kurde a commencé il y a 20 ans, quand le peuple de Kurdistan s’est soulevé, avec le soutien des partis politiques du Kurdistan, et a fait en sorte de mettre fin à l’autorité d’un des plus dangereux dictateurs de l’époque dans notre pays, et a choisi d’instaurer un État de droit, la démocratie et la liberté, sans soutien des pays étrangers. »
Après avoir rappelé le rôle historique tenu dans ce processus démocratique par les deux dirigeants kurdes, Massoud Barzanî, président de la Région du Kurdistan, et Jalal Talabanî, président de l’Irak, le Premier Ministre s’est livré à une analyse et un bilan de la situation actuelle au Kurdistan, en insistant sur la nécessité d’une « évaluation objective » de cette situation, ainsi que sur celle de la préservation de l’unité des citoyens, faisant allusion aux conflits internes et alliances extérieures passés : « Aujourd’hui, nous vivons une période historique et cruciale de notre histoire. Notre peuple n’a jamais autant espéré dans son avenir que de nos jours. Cependant il reste encore des défis à relever. L’unité parmi nous et une voix unie sur les questions nationales seront les facteurs principaux de notre réussite. Nos relations politiques au temps de notre lutte armée ont été utiles pour instaurer la liberté dans ce pays. Cependant, aujourd’hui, ces relations doivent être révisées et renouvelées afin de les remettre en phase avec les réalités politiques de ce temps. L’adaptation n’est pas facile ni sans douleur, mais nous devons tirer les leçons du passé. »
Nêçirvan Barzanî s’est présenté comme le chef du gouvernement de tout le peuple du Kurdistan et comme un point de jonction entre les partis politiques » voulant ainsi écarter les suspicions de clientélisme qui ont constamment émaillé la vie politique du Kurdistan, longtemps partagée entre le PDK et l’UPK. Après avoir résumé les différentes étapes de la construction politique et juridique de la Région du Kurdistan depuis 1992 à nos jours, en passant par 2003, le Premier Ministre a rappelé que les Kurdes avaient, à la chute du Ba’ath, décidé de participer à la construction d’un Irak démocratique et fédéral, où leurs droits et leurs libertés seraient protégés par une constitution, mais qu’ils avaient, à présent, de nombreuses raisons de se demander si ce système pouvait ou non servir leurs intérêts. « Malheureusement, l’Irak fait toujours face à la menace de l’instabilité politique. En tant que Région, nous avons toujours des problèmes importants qui ne sont pas résolus avec le gouvernement fédéral. Nous insistons sur le fait que le gouvernement fédéral doit répondre aux demandes du peuple du Kurdistan, de façon transparente et en accord avec la constitution de l’Irak. »
Parmi les points de litige importants entre Erbil et Bagdad, le Premier Ministre a cité l’Article 140 de la Constitution irakienne qui doit décider du rattachement de Kirkouk et d’autres régions kurdes au Gouvernement Régional par le processus d’un référendum, le budget alloué à la Région, la loi sur les hydrocarbures, c’est-à-dire la façon dont le Kurdistan est libre de gérer l’exploitation et la prospection de ses propres ressources, ainsi qu’un « partenariat réel dans le pouvoir », ce dernier point visant directement le Premier Ministre irakien Nouri Maliki, accusé par un large éventail politique de concentrer le pouvoir dans ses seules mains. Nêçirvan Barzanî, sans nommer un parti d’opposition plus qu’un autre, a rappelé la nécessité pour tous les partis kurdes d’offrir « un front uni » devant le gouvernement fédéral, notamment au Parlement " : « Nous voulons mettre en place un front uni pour négocier avec le gouvernement fédéral. En ce moment, il n’y a aucun consensus sur une position unifiée pour traiter avec Bagdad. La situation nécessite que nous nous hâtions de former un Haut-Conseil des négociations avec Bagdad. Participer à ce conseil sera du devoir de tous les partis politiques, tant ceux qui sont au gouvernement que ceux de l’opposition, afin qu’un consensus soit établi pour redémarrer les négociations avec le gouvernement fédéral. C’est un problème qui concerne tout le peuple du Kurdistan et nous avons la responsabilité historique d’y faire face. »
Revenant particulièrement sur la question des territoires dont la restitution est réclamée par les Kurdes, le Premier Ministre a appelé le Bloc kurde au parlement de Bagdad, tout comme les ministres kurdes du gouvernement irakien de coordonner étroitement leurs actions avec le Gouvernement Régional du Kurdistan. Passant aux relations du GRK avec les États voisins, qu’il juge « bonnes », M. Barzanî assure de son intention de poursuivre le développement de ces relations « sur la base du respect mutuel et des intérêts bilatéraux. Nos relations avec les pays arabes et ceux du reste du monde se sont considérablement développées. Beaucoup de pays ont exprimé leur désir d’établir de bonnes relations avec le Kurdistan, et nous poursuivrons nos efforts pour bâtir des liens amicaux avec tous les pays du monde. » Sur les réformes internes à la Région, le Premier Ministre a annoncé son intention de faire réexaminer la constitution provisoire du Kurdistan par « tous les partis politiques, les légistes, experts, et les composantes sociales et religieuses de notre société afin d’avoir une constitution qui rassemblera le peuple du Kurdistan et développera un système pour l’avenir de notre peuple. Et parce que ce sera la première constitution du Kurdistan, elle devra être approuvée par référendum, et le peuple devra choisir librement de voter pour elle ou non. »
Autre réforme envisagée, un assouplissement de la centralisation en faveur d’une délégation de certains pouvoirs et d’un budget aux conseils provinciaux, aux districts et sous-districts. Le Premier Ministre a promis de rencontrer les chefs des groupes parlementaires pour discuter de ce processus et de la rédaction d’un projet de loi qui instaurerait ces formes de décentralisation. Abordant un des reproches majeurs et récurrents faits au GRK, celui de la corruption, Nêçirvan Barzanî rappelle que des audits et des enquêtes ont été réalisées par des organismes et institutions internationaux à la demande du gouvernement kurde : « Bien que la Région du Kurdistan ait été louée par les organisations internationales pour être bien meilleur que le reste de l’Irak, nous travaillerons à l’éliminer, sans l’ignorer : la corruption n’est pas si sérieuse que nous ne puissions y faire face et elle sera traitée. »
Un autre point fréquemment critiqué dans la vie politique est la puissance et l’influence des partis sur les institutions gouvernementales. Nêçirvan Barzanî promet « une politique claire » à ce sujet, indiquant que ces efforts avaient déjà été entrepris par les deux cabinets précédents. Il s’est aussi engagé à ce que le gouvernement n’interfère pas dans les décisions de justice et l’exercice de la loi en général, envisageant également une réforme des institutions judiciaires. Répondant aussi aux plaintes de la population concernant l’augmentation continuelle des prix et du coût de la vie, le Premier Ministre reconnaît que le secteur privé connaît des hausses de prix sans régulation, ni raison apparente, et promet de sévir si cela était le fait de spéculateurs, tout en rappelant que, deux ans auparavant, une loi sur les droits des consommateurs a été votée. Il s’engage à ce que son application soit effective, en collaboration avec le ministère de la Planification : « Nous allons travailler avec le ministère de la Planification pour mettre en place une commission, afin de surveiller les prix et la qualité des marchandises qui sont importées dans la région du Kurdistan. Nous devons travailler de sorte que les commerçants et les consommateurs tirent profit d’une politique de libre marché et que les gens puissent se permettre d'acheter les produits de nécessité à des prix équitables. » Le gouvernement souhaite continuer aussi de fournir des crédits et des prêts hypothécaires à des personnes désirant se marier, construire une maison ou mener à bien divers projets, ainsi que, via son ministère des Finances, d’instaurer un système permettant un plus grand soutien financier aux retraités. Sur les besoins croissants en fournitures de fuel ou l’électricité, les manquements sont surtout dus à la rapide croissance de la Région par rapport aux infrastructures en place. Mais tout en promettant de poursuivre les efforts dans ce domaine, M. Barzanî rappelle l’importance de protéger l’environnement et l’écologie de la Région. À cet effet, une commission pour l’Environnement devra contrôler si la protection de la nature au Kurdistan est conforme aux critères internationaux. Des réglementations concernant l’urbanisme, et celles concernant la construction et l’attribution de logements sociaux seront aussi mises en place. Le tourisme est aussi une des ressources prometteuses du Kurdistan, et devra être soutenu et amélioré.
Un des secteurs les plus sous-développés est celui de l’agro-alimentaire : « Malheureusement, nous n’avons pas été jusqu’ici capables de garantir une sécurité alimentaire à notre peuple. Pourtant, le GRK considère que la reprise de l’agriculture est une tâche très importante, et nous ferons de notre mieux pour assurer une sécuirté alimentaire, en encourageant la production domestique et moins dépendre des importations, pour arriver à une auto-suffisance dans ce domaine. »
Sur l’amélioration des droits de l’homme, la protection des enfants et les droits des femmes, sur le problème des violences domestiques, le Premier Ministre souhaite une plus grande participation féminine au sein du GRK. Sur la cohabitation des différentes religions et ethnies au Kurdistan, le Gouvernement réitère sa volonté de tolérance et de liberté religieuse. « Nous disons clairement que la majorité de notre peuple est musulmane. La religion de l’islam fait partie de nos précieuses traditions et nous ne permettrons pas un mauvais usage de la liberté afin d’attenter au respect de l’islam. Mais dans le même temps, nous ne permettrons à la religion d’être instrumentalisée à des fins politiques pour attaquer la démocratie. Pour nous, la religion est une force qui doit encourager la paix et la fraternité parmi les peuples, et non créer des inimitiés et des discriminations. Ainsi, nous ne permettrons pas non plus que l’on manque de respect aux autres religions du Kurdistan. Les Kurdes, les Turkmènes, les Arabes, les Chaldéens, les Syriaques, les Assyriens et les Arméniens doivent tous vivre ensemble pacifiquement dans la Région du Kurdistan et nous devons tous nous respecter mutuellement. L’Histoire témoigne de l’unité et de la fraternité entre les Kakai, les yézidis et les Kurdes fayli. L’identité kurde nous rassemble tous et pour toujours. Le GRK respecte toutes les composantes de la société du Kurdistan et soutenir les libertés de tous est du devoir de chacun. Le GRK appartient à` tous et est fier de la riche mosaïque de notre société. »
Enfin, Nêçirvan Barzanî rappelle l’article 35 sur la liberté de la presse et des media et termine par une critique du ministre irakien des droits de l’homme pour son peu de zèle à faire toute la lumière sur les événements du génocide de l’Anfal, et notamment la découverte des fosses communes de localisation encore inconnue. Le nouveau conseil des ministres garde la plupart des ministres du 6ème cabinet, qui avaient été nommés après les législatives de 2009, hormis 9 nouveaux arrivants.
Composition du 7ème Cabinet :
Premier Ministre : Nêçirvan Barzanî ;
Vice-Premier Ministre : Imad Ahmad Sayfour ;
Ministre de l’Agriculture et des ressources hydrauliques ;
Ministre de la Culture et de la Jeunesse : Kawa Mahmoud Shakir ;
Ministre de l’Éducation : Asmat Muhammad Khalid ;
Ministre de l’Électricité : Yasin Sheikh Abu Bakir Muhammad Mawati ;
Ministre des Dotations et des affaires religieuses : Kamil Ali Aziz ;
Ministre des Finances et de l’Économie : Bayiz Saeed Mohammad Talabani ;
Ministre de la Santé : Rekawt Hama Rasheed ;
Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche : Ali Saeed ;
Ministre du Logement et de la reconstruction : Kamaran Ahmed Abdullah ;
Ministre de la Justice : Sherwan Haidary ;
Ministre de l’Intérieur : Abdul Karim Sultan Sinjari ;
Ministre du Travail et des affaires sociales : Asos Najib Abdullaj ;
Ministre des Martyrs et de l’Anfal : Sabah Ahmad Mohamed (Mamoste Aram) ;
Ministre des Municipalités et du tourisme : Dilshad Shahab ;
Ministre des Ressources naturelles : Abdullah Abdulrahman Abdullah (Aştî Hawrami) ;
Ministre des Peshmergas : Jafar Mustafa Ali ;
Ministre de la Planification : Ali Sindi ;
Ministre du Commerce et de l’industrie : Sinan Abdulkhalq Ahmed Çelebi ;
Ministre des Transports et des communications : Jonson Siyaoosh ;
Président du Conseil des ministres : Fawzi Franso Toma Hariri ;
Secrétaire du Cabinet : Mohammad Qaradaghi ;
Chef du département des Relations étrangères Falah Mustafa Bakir;
Président du Bureau des Investissements : Herish Muharam
Les tensions politiques et économiques se durcissent entre l’Irak et la Région du Kurdistan. La compagnie française Total, avait, le mois dernier, laissé entendre la possibilité de signer des contrats pétroliers avec Erbil, ce qui a déclenché une fois de plus la colère du vice-président irakien Sharistani, toujours en charge du dossier des ressources pétrolières, qui rappelle que les sanctions encourues par les sociétés étrangères qui choisiraient de se passer de l’aval de Bagdad, sont la rupture des contrats déjà signés avec l’Irak ou le blocage de futurs accords: « Je n'ai pas parlé avec Total, mais j'ai noté que le ministre ou le ministère du Pétrole ont informé Total en termes très clairs de ce qu'il sera traité exactement de la même façon que les autres compagnies. S'il signe un contrat pour exploiter un gisement en Irak, où que ce soit dans le pays, sans l'approbation du gouvernement irakien, il sera considéré comme allant à l'encontre des lois irakiennes et traité en conséquence. » (Source AFP).
De son côté, le Gouvernement régional du Kurdistan avait menacé de cesser ses exportations pétrolières vers la capitale. Hussein Sharistani a de même lancé un avertissement aux dirigeants kurdes en les menaçant de couper les fonds budgétaires qu’ils reçoivent (17% du budget fédéral de l'Irak) : « Je leur conseillerais, avant de proférer des menaces, de prendre en compte le (montant de revenus du) pétrole qu'ils reçoivent du reste du pays, qui est beaucoup plus importante que ce qu'ils produisent. » Le Vice Premier ministre a aussi accusé la Région kurde de ne pas fournir les 175 000 barils de brut, pour lesquels ils s’étaient engagés en 2012. « Si ce niveau n'est pas atteint, ils en supporteront les conséquences et il devra y avoir une compensation financière au ministère des Finances. Le montant total en valeur du pétrole qui n'a pas été exporté en 2011 est de 3,547 milliards de dollars et celui du pétrole qui n'a pas été remis par la région en 2010 est de 2,102 milliards de dollars. C'est une grande somme d'argent qui va créer un déficit dans le budget si elle n'est pas versée. Le gouvernement doit examiner les procédures afin de protéger le patrimoine des Irakiens. L'unité de l'Irak, sa souveraineté et son argent ne peuvent pas (faire l'objet) de compromis. »
Car le Gouvernement Régional du Kurdistan a, dans une annonce officielle, averti que « les exportations de pétrole de la région du Kurdistan ont été réduites à 50.000 barils par jour (bj) et pourraient cesser d'ici un mois si le gouvernement fédéral à Bagdad continue de bloquer les paiements aux compagnies productrices. » Le ministre du Pétrole, Abdel Karim al-Luaybi, a, de plus, accusé les Kurdes de vendre « frauduleusement » la plus grande partie de leur pétrole brute à des pays voisins, notamment via l’Iran, et de là vers le Golfe et l’Afghanistan, où il est vendu à bas prix par rapport au cours officiel.
Autre dossier épineux entre Bagdad et Erbil, la présence au Kurdistan d’Irak du vice-président d’Irak, le sunnite Hachémi, accusé de complot et terrorisme par le Premier ministre et qui refuse d’être jugé à Bagdad. Le Kurdistan avait refusé de livrer le fugitif aux autorités centrales. Finalement, Tarek Hashémi a quitté la Région du Kurdistan le 1er avril, pour trouver temporairement refuge au Qatar.
Dans le même temps, le président de la Région kurde, Massoud Barzani, était en visite aux Etats-Unis. Reçu à la Maison Blanche par le vice-président américain Joe Biden, il a également rencontré le secrétaire américain à la défense Leon Panetta. Il s’est aussi entretenu plus brièvement avec le président des Etats-Unis et si le contenu des entretiens n’a pas été rendu public, il est plus que probable que les multiples crises politiques irakiennes ont été au centre des discussions. Mais la présidence américaine s’est simplement contentée d’un communiqué affirmant que « les Etats-Unis sont engagés par notre relation historique et de proximité avec le peuple kurde, dans le contexte de notre partenariat stratégique avec un Irak fédéral, démocratique et unifié. »
De retour au Kurdistan, le ton entre Massoud Barzani et Nouri Maliki ne s’est pas rasséréné. Dans un entretien accordé au quotidien arabe international Al-Hayat, le président kurde a de nouveau accusé le Premier Ministre chiite de concentrer le pouvoir dans ses mains (ce que lui reprochent beaucoup d’autres politiciens irakiens, sunnites, kurdes et même chiites) et de préparer un « retour à la dictature », en rappelant que le Premier Ministre est aussi ministre de la Défense, ministre de l'Intérieur, chef des renseignements et commandant en chef des forces armées. Massoud Barzani a ajouté qu’il tenterait d’organiser une réunion des différents leaders irakiens à Erbil, « pour sauver l’Irak », mais a laissé entendre qu’en cas d’échec, le Kurdistan pourrait opter pour une séparation d’avec le reste de l’Irak : « Il ne s'agit pas là d'un chantage ou d'une menace. Je suis sérieux, je reviendrai au peuple kurde pour le sonder par référendum. Quel que soit le prix à payer, nous n'accepterons jamais un retour de la dictature en Irak. »
Les accusations de purge politique à l’encontre de Maliki ont pris une nouvelle ampleur avec l’arrestation de Faraj Haïdari, un Kurde chiite, qui est président de la Haute Commission électorale irakienne (IHEC) depuis 2007. Ce dernier a en effet été appréhendé par la police, dans un tribunal de Bagdad avec un de ses collègues, Karim Al-Tamimi. Du poste de police où il est maintenu en détention, Faraj Haïdari a pu répondre aux questions de l’AFP sur les raisons de cette arrestation surprise. Une députée de la formation l’État de droit, dirigée par Maliki, a porté plainte pour corruption : « L'affaire concerne trois ou quatre employés de l'IHEC auxquels ont été versées, de manière tout à fait normale, une prime de 100.000 dinars (83 dollars) pour des heures supplémentaires. J'ai déjà été interrogé au Parlement sur cette affaire par Mme Fatlawi. Le juge avait rejeté ses accusations mais elle a de nouveau porté plainte et cette fois le juge a changé d'avis. Je ne pense pas que ce soit dirigé contre moi mais c'est contre l'IHEC, contre tout le processus démocratique. » Mais interrogé sur cette affaire, le porte-parole du Conseil supérieur de la justice, Abdel Sattar Bayraqdar, parle, lui, de prévarication : « Ils sont suspectés d'avoir payé avec l'argent de l'IHEC des employés du cadastre pour enregistrer des terrains en leurs noms. L'utilisation frauduleuse de l'argent public est punie de sept ans de prison. »
Faraj Haïdari, est considéré comme la « bête noire » de l’État de droit, depuis qu’il a refusé, aux dernières législatives de mars 2010, un nouveau décompte des voix réclamé par Maliki, alors que la liste de son rival, Iyad Allawi, était arrivée en tête du scrutin, avec 91 sièges contre 89 pour l’État de droit. Déjà, le 30 juillet 2011, la formation parlementaire du Premier ministre avait demandé un vote de défiance contre Faraj Haïdari, en invoquant des faits de corruption, mais s’était heurté à l’opposition des autres formations.
Le Gouvernement de la Région du Kurdistan, a publiquement qualifié ces arrestations de « violation claire du processus politique démocratique », visant à « remettre en cause l'indépendance de la Commission électorale et à tuer le processus politique en s'emparant d'une institution indépendante. Il semble que ceux qui contrôlent le gouvernement veulent poursuivre leur oeuvre entamée depuis longtemps: accroître la centralisation, violer la Constitution et détruire les bases sur lesquelles a été construit le nouvel Irak. » Du côté d’al Iraqiya, la formation parlementaire sunnite, l’un de ses principaux représentants au parlement, Haïdar al-Mullah, a directement mis en cause Nouri Maliki : « C'est le chef de la formation de l'Etat de droit qui est derrière. Il veut faire passer le message que les élections doivent être truquées ou les autorités se vengeront contre la commission électorale. C'est aussi une indication que la justice est devenue un instrument entre les mains de Maliki. »
Enfin, dernier point de friction entre les Kurdes et le gouvernement Maliki, la vente de 36 F-16 à l’Irak par les États-Unis, conclue en décembre dernier, suscite la vive opposition de Massoud Barzani, tant que Nouri Maliki reste à la tête du pays : « Les F-16 ne doivent pas arriver dans les mains de cet homme. Nous devons empêcher qu'il possède ce type d'armes et s'il les obtient, il ne doit pas rester à son poste. » Le président kurde assure en effet que, lors d’une réunion avec des officiers de l'armée irakienne, Nouri Maliki aurait menacé d’utiliser ces avions pour bombarder le Kurdistan : « Ils ont parlé des problèmes entre Bagdad et Erbil et les officiers lui ont dit : ‘Monsieur, donnez nous l'ordre et nous allons les chasser d'Erbil’ et il (Maliki) a répondu: ‘Attendez l'arrivée des F-16’.
Mais la personnalité et la ligne politique du Premier Ministre sont aussi contestées dans d’autres milieux chiites, notamment les cercles politico-religieux, des plus modérés aux plus radicaux, tel Moqtada Sadr, qui n’a cessé de s’opposer, parfois par les armes, aux gouvernements successifs de Bagdad, bien que sa liste se soit ralliée en 2010 à la grande coalition chiite de Maliki. Alors qu’il réside actuellement en Iran, officiellement pour « études religieuses », il s’est rendu le 26 avril à Erbil, sur invitation du gouvernement kurde, pour discuter de la crise politique, dans une posture de médiateur entre le président kurde et le Premier ministre irakien. Le président de l’Irak, Jalal Talabani était aussi présent, ainsi que les deux leaders de la coalition laïque sunnite, Iyad Allawi et Oussama Noujaifi. Au cours de leur entretien, Moqtada Sadr s’est montré opposé à une motion de censure au parlement pour renverser Nouri Maliki, comme le souhaiteraient les Kurdes et les sunnites, mais appuie le refus d’accorder que ce dernier puisse briguer un nouveau mandat en 2014, comme le Premier Ministre s’y était engagé au début de l’année 2011, avant d’adopter une position plus floue sur cette question. Un proche collaborateur de Sadr a d’ailleurs souligné que l’impossibilité pour le Premier Ministre d’obtenir un troisième mandat doit d’abord être votée par une loi au parlement. Dr. Fouad Hussein, le directeur de cabinet de la présidence kurde, a, dans un communiqué, déclaré que tous les participants à cette réunion ont lancé « un appel pour activer les mécanismes démocratiques de gestion des affaires du pays afin de prévenir les dangers qui menacent la démocratie. La réunion a discuté de la nécessité de rechercher des solutions pour mettre fin à la crise qui met en danger l'intérêt supérieur du pays, en se conformant à l'accord d'Erbil, à la déclaration de Moqtada Sadr et aux articles de la Constitution définissant les règles de prises de décision. »
Plus d’un an après le mouvement de révolte qui secoue durement la Syrie, les organisations et les partis politiques kurdes peinent à trouver leur place au sein de l’opposition syrienne, autant qu’à s’accorder entre eux sur la priorité ou la nature de leurs revendications, d’autant que le pays qui, avec le Qatar, soutient le plus activement les insurgés, est la Turquie, vue comme l’ennemi principal des aspirations kurdes. Il s’ensuit une valse d’hésitations entre le ralliement de mouvements au Conseil national syrien, qui regroupe toute l’opposition arabe ou le refus de s’y joindre sans garantie claire que les droits des Kurdes seront enfin entérinés dans la « nouvelle Syrie ».
Ainsi, alors que le 1er avril devait avoir lieu, à Istanbul, la deuxième rencontre des « Amis de la Syrie », un des principaux blocs de l’opposition kurde, le Conseil national kurde, s’est retiré du Conseil national syrien, en invoquant le refus des nationalistes arabes et des Frères musulman d’accepter les demandes des Kurdes dans leurs projets politiques, peut-être aussi encouragés discrètement en cela par la Turquie. En effet, selon le chercheur Jordi Tejel Gorgas, spécialiste de la politique kurde en Syrie, la méfiance des Kurdes se porte autant à l’encontre du pan-arabisme que de l’activisme des Frères musulmans (les confréries soufies kurdes jouant, par contre, un rôle influent dans la politique pro-kurde), qu’envers la Turquie, de laquelle « ils n’attendent rien de bon ». L’échec des promesses et des espoirs que l’AKP avait suscités avec son projet d’ouverture sur la question kurde, a, depuis 2009, persuadé la majorité des Kurdes qu’aucune solution ni détente politique ne pouvait être attendue de la part d’Ankara. Les Kurdes de Syrie « ne voient en aucune façon la Turquie comme un acteur ‘neutre’ dans la région, ni comme un modèle de démocratisation. » De plus, les media comme les services de renseignement turcs pointent une possible alliance du PYD (branche syrienne du PKK) avec le régime alaouite, le PKK cherchant une base de repli au cas où tenir Qandil, au Kurdistan d’Irak ne serait plus possible en raison de l’évolution des relations diplomatiques entre la Turquie et le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. Par contre, les responsables du PYD, tout comme ceux du PKK, ont affirmé clairement, et à plusieurs reprises, qu’en cas d’intervention militaire de la Turquie en Syrie, ils prendraient les armes contre les soldats turcs.
La position du PYD, qui proclame que son combat ne concerne pas seulement les Kurdes de Syrie mais englobe la question kurde dans sa totalité, est, au fond, une reprise du choix « stratégique » qu’avait fait le PKK dans les années 1990, alors qu’Öcalan, hôte de la Syrie, détournait les revendications des Kurdes syriens au profit du combat que le PKK menait tant en Turquie qu’au Kurdistan d’Irak, le tout dans une alliance ouverte avec Hafez Al-Assad. Les autres partis kurdes accusent à présent le PYD de jouer la même carte avec Bachar Al-Assad, et d’empêcher, voire d’attaquer physiquement les manifestations kurdes contre le régime. « L’attitude du PYD/PKK en Syrie est très révélatrice, explique Jordi Tejel Gorgas. En fin de compte, le PKK espère que si le régime ne tombe pas, leur loyauté leur permettra d’imposer leur hégémonie politique dans les régions kurdes. »
Malgré leurs divisions et leur indécision politique, David W. Lesch, qui enseigne l’histoire du Moyen Orient à l’université de la Trinité de San Antonio, juge, lui, que les Kurdes de Syrie ont joué intelligemment leur partie depuis le début de la révolte : « Je les soupçonne d’attendre leur heure en observant ce qui se passe, afin d’être à même de jouer un rôle, qu’Assad soit renversé ou non. Ils peuvent aussi regarder du côté de leurs frères en Irak pour y trouver une orientation et s’inspirer de la façon dont ceux-ci ont pu s’assurer une existence prospère et indépendante au milieu d’un Irak chaotique après l’invasion de 2003.
La méfiance kurde à l’égard du Conseil national syrien s’est trouvée confortée dans une interview accordée au journal kurde Rudaw par son dirigeant Burhan Ghalioun, interview dans laquelle il nie l’existence d’un « Kurdistan syrien » : « Il n’existe pas de « Kurdistan syrien ». Les Kurdes syriens obtiendront leurs droits comme le reste des citoyens de Syrie. Burhan Ghalioun a aussi rejeté la possibilité d’un statut fédéral accordé aux Kurdes de Syrie, qualifiant « d’illusion » ce projet soutenu par plusieurs partis kurdes : « Appliquer le modèle irakien est une chose impossible en Syrie. » L’émoi et les vives protestations que ces déclarations ont fait naître dans l’opposition kurde syrienne ont amené le porte-parole officiel du Conseil national syrien, Ahmed Ramadan, à revenir sur les propos de Burhan Ghalioun, en tentant d’apaiser les craintes kurdes : « Les Kurdes syriens sont inséparables de leurs frères qui vivent hors de Syrie, que ce soit en Irak, en Turquie ou en Iran », a-t-il déclaré au même journal Rudaw, quelques jours plus tard. Le porte-parole a nuancé les positions du leader du CNS, en affirmant que, contrairement au régime actuel, l’opposition syrienne reconnaît l’existence d’un Kurdistan syrien, même si celui-ci est inclus dans les frontières syriennes « Le régime syrien n’a pu nier l’existence d’un Kurdistan en tant que lieu géographique, mais il a toujours éradiqué les caractéristiques culturelles, historiques et démographiques de ce lieu. Mais les questions portant sur le fédéralisme et l’autonomie ne doivent pas être débattues pour le moment, en aucune façon, car les partis kurdes en Syrie ont des visées qui ne collent pas à la réalité de la Syrie. » Ahmed Ramadan ajoute que l’actuel régime syrien a toujours voulu se débarrasser de tous ses Kurdes (ce qui n’est pas tout à fait exact, la politique alouite ayant toujours voulu instrumentaliser ses minorités ethniques ou religieuses, afin de contenir la majorité sunnite) alors que l’opposition syrienne, selon Ramadan, tire fierté de l’identité du peuple kurde : « Le Conseil national syrien est fier des Kurdes syriens et de leur drapeau. » La nouvelle constitution en Syrie incluerait « des articles qui feraient spécifiquement référence à la culture et à l‘identité kurdes ».
Le mardi 10 avril, l’éditeur Ragıp Zarakolu, qui avait été emprisonné en vertu de la loi anti-terreur a été libéré, ainsi que 14 autres prévenus, sur une décision de la 15ème cour pénale d’Istanbul. Ragıp Zarakolu était détenu dans la prison de haute sécurité de Kocaeli depuis le le 28 octobre 2011, après un coup de filet qui avait inclu 49 personnes, dont la juriste Büşra Ersanlı. Le 19 mars 2012, le Procureur public d’Istanbul, Adnan Çimen, avait requis respectivement 15 à 22,5 ans d’emprisonnement contre Büşra Ersanlı, sous l’accusation d’être « responsable d’une organisation illégale » et 7,5 à 15 ans contre Ragıp Zarakolu pour avoir « soutenu et aidé une organisation illégale ». Le procureur avait transmis à la 15ème cour pénale d’Istanbul un acte d’accusation de 2 400 pages, qui visaient en tout 193 personnes, dont 147 étaient en détention préventive. Avec Ragıp Zarakolu, une journaliste du quotidien kurde Özgür Gündem et 13 détenus ont été libérés, tandis qu’à Van, dans le même temps, six personnes dont une journaliste de l’agence DIHAont été de même relâché par décision du tribunal.
Ces arrestations d’intellectuels, d’universitaires, de journalistes et d’éditeurs ont suscité une vague de protestation dans tout le pays, ainsi qu’aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Suisse, en Italie et en Grèce. Mais beaucoup d’autres prisonniers d’opinion restent sous les verrous, dont Büşra Ersanlı, Deniz Zarakolu, un chercheur en sciences politiques et de nombreux étudiants détenus en vertu d’une loi d’exception datant du coup d’Etat de 1980. Par ailleurs, ces libérations ne sont que conditionnelles et les charges sont maintenus contre les inculpés. Ragıp Zarakolu doit être ainsi jugé le 2 juillet à Silivri, malgré l’inconsistance des accusations portées contre lui. De plus, ces libérations n’ont pas empêché d’autres arrestations dans le milieu universitaire. Ainsi, la journaliste et anthropologue Müge Tuzcuoğlu a été arrêtée alors qu’elle donnait un cours sur « L’histoire des sociétés » à l’Académie de sciences politiques du Parti kurde (BDP). Ses travaux de recherches en sociologie, notamment ses enquêtes sur les conséquences des migrations forcées parmi les Kurdes n’ont sans doute pas non plus eu l’heure de plaire aux autorités judiciaires.
Des manifestations ont eu lieu pour la libération de nombreux étudiants et lycéens turcs, qui se trouvent derrière les barreaux. Leurs professeurs ont notamment organisé à deux reprises un cours sit-in devant la prison de « type F » (haute sécurité) de Tekirdag, où se trouvent le plus grand nombre d’étudiants emprisonnés, entourés de gendarmes et de barrières de sécurité. Malgré leur demande auprès du procureur, les enseignants n’ont pu rencontrer leurs élèves. Ils ont donc déployé des tables de cours et des chaises devant la prison, et ont brandi des pancartes avec leurs revendications. Bediz Yilmaz, qui enseigne à l'université de Mersin, a fait l'appel des étudiants détenus à Tekirdag. Beyza Üstün, de l'université technique de Yildiz, a déclaré en commençant son « cours » : « Nous sommes venus pour nos étudiants qui sont emprisonnés ici. Leur place n'est pas ici, elle est en cours », avant d’enchaîner sur le thème de la transformation de l'eau en marchandise, et sur les dommages causés par les centrales hydroélectriques, dont les réserves d'eau ne sont pas restituées à la nature : « En tout lieu, l'eau est entre les mains des entreprises pendant un bail de 49 ans. Elles ont mis la main sur les cours d'eau, malgré les lois, malgré les réglementations de protection. Où va cette eau ? Dans des canaux. Les conduites privent la vie, tant souterraine que de surface, des ressources en eau. La population anatolienne s'est élevée contre cet état de choses. Mais il reste tous ceux qui ne se révolteront pas : les oiseaux, les arbres, les plantes, les êtres vivant dans le sous-sol. A qui profite cette eau emprisonnée dans des conduites ? A d'autres entreprises qui l'achètent. Elle n'atteindra jamais ceux qui n'ont pas d'argent. » (…) Par ailleurs, 300 travailleurs ont perdu la vie dans ce processus de marchandisation de l'eau, sans que la presse ne s'en émeuve. » Ali Saysel, enseignant à l'université du Bosphore, a lui aussi qualifié le XXIe siècle de « siècle de crise écologique ».
À la fin de ces cours-manifestations, les participants ont rédigé des cartes postales pour les étudiants emprisonnés à Tekirdag. Cette campagne est soutenue par un grand nombre d'enseignants syndicalistes (Egitim-Sen) de Tekirdag. Un autre cours, où Nükhet Sirman (Université du Bosphore) et Ayten Alkan (Université d'Istanbul) avaient parlé du genre social, avait été organisé devant la prison de Bakirköy.
L’équipe de coordination de la campagne « Öğrencime Dokunma !» (Touche pas à mon étdiant) a, le 5 avril à 17 heures, lu un communiqué de presse devant les grilles du célèbre lycée Galatasaray d’Istanbul :
« Nous assistons ces derniers temps à des mises en garde à vue, des arrestations et des procès qui dérangent nos consciences. Une partie importante de ces pressions, devenues particulièrement alarmantes au cours de cette dernière année, s’est concentrée sur les étudiant(e)s d’université. Le nombre d’étudiant(e)s arrêté(e)s augmente de jour en jour en Turquie. Il est très difficile d’obtenir des informations fiables et actualisées du fait des nouvelles arrestations, des mises en liberté et des exclusions universitaires suite aux enquêtes disciplinaires. Si celle-ci reste préoccupante, c’est moins la fréquence de ces pressions que la stratégie à l’œuvre derrière ces agissements qu’il convient de souligner, à savoir la volonté de discipliner et, à défaut, éliminer les étudiant(e)s. La plupart des crimes imputés aux étudiant(e)s sont regroupés sous le terme-épouvantail de « terrorisme ». Présenter comme éléments probatoires non seulement le fait de s’adonner à des activités « normales » dans le cadre de la liberté d’expression et d’association (rédiger un communiqué de presse, protester contre les décisions du Conseil de l’Enseignement Supérieur (YÖK), participer à une manifestation ou une commémoration…), mais également des notes de cours, des livres, des factures d’eau ou même des activités quotidiennes comme se faire couper les cheveux, porter un parapluie, danser le halay ou vendre des billets de concert tend à noircir le tableau. . Les étudiant(e)s – pour la plupart détenu(e)s depuis plusieurs années dans des prisons de haute sécurité – luttent, en plus, pour pouvoir continuer leur formation universitaire, accéder à leurs livres et notes de cours et participer aux examens. Le « règlement disciplinaire pour les étudiant(e)s de l’enseignement supérieur », produit du coup d’Etat militaire du 12 Septembre 1980, est utilisé comme instrument d’oppression complémentaire contre les étudiant(e)s arrêté(e)s. Plusieurs autorités universitaires s’illustrent par leur volontarisme et leur impatience à sanctionner ces étudiant(e)s – dont les agissements supposés ne font parfois même pas l’objet d’un procès public - en les éloignant ou en les excluant de l’enseignement supérieur, par le biais d’enquêtes disciplinaires. » « Il est parfaitement inacceptable de transformer des étudiant(e)s qui protestent ou interrogent les schèmes imposés par l’Etat en des suspects de « terrorisme » sans présenter de motif afin d’étayer le dispositif du jugement ni aucune preuve, que l’on essaie de discipliner ces étudiant(e)s par la violence étatique et de les égarer dans des procédures juridictionnelles interminables. » « La responsabilité principale des universités, en tant que lieux de production scientifique basée sur la liberté de pensée et d’expression, est avant tout de protéger leurs étudiant(e)s. Nous, universitaires de toute la Turquie, déclarons que nous n’allons pas nous taire alors que nos étudiant(e)s - dont les gardes à vue et les arrestations vont croissantes - deviennent des cibles, qu’on les prive de leur liberté et qu’on les arrache à leur université et à leur vie. »
« Les Plumes, » le dernier roman traduit en français par Emmanuel Varlet (douze ans après sa parution en arabe), aux éditions Actes Sud, de Salim Barakat, a été salué très élogieusement par la critique. Né en 1951 à Qamishlo, au Kurdistan de Syrie, Salim Barakat est un écrivain kurde d’expression arabe, bien que presque tout l’imaginaire, la trame et les lieux de son œuvre romanesque concernent le monde kurde, et principalement sa région natale. Salim Barakat vit en Europe, après un parcours mouvementé, qui l’a amené du Liban, où il avait rejoint les rangs des Palestiniens, à Chypre et finalement en Suède. Il a écrit plus de 35 livres, romans ou recueils de poésie, dont seulement 5 d’entre eux ont été traduits en français : Le Criquet de fer (1993, Babel 2012) et Sonne du cor (1995), qui s’inspirent de façon romancée de son enfance et de son adolescence ; Les Seigneurs de la nuit (1999), un roman fantastique et surréaliste, dont l’action se déroule dans un village kurde ; Les Grottes de Haydrahodahus (2008), un conte féérique se déroulant cette fois dans un monde imaginaire, proche du genre de la Fantasy.
« Avec « Les Plumes ou : Les preuves qui échappèrent à Mem Azad durant sa lointaine et drolatique escapade », Salim Barakat renoue avec sa veine « kurde », faite de réminiscences autobiographiques passées à la moulinette de l’épopée mi-poétique mi-fantastique : « Mem, un jeune Kurde de Syrie, est envoyé par son père à Chypre, où il doit entrer en contact avec un personnage mystérieux, le “Grand Homme”. Six ans plus tard, il n’a pas réussi à remplir sa mission. Usé par sa quête improbable, en proie aux affres de l’exil, il envisage d’abréger ses jours. Défilent alors dans sa mémoire les souvenirs de Qamishli, sa ville natale, des anecdotes sur sa famille haute en couleur, les vicissitudes de son peuple dupé par l’histoire, les légendes véhiculées par son père au sujet d’un âge d’or où les Kurdes auraient vécu libres et prospères… Six ans plus tôt. Mem vit à Qamishli avec Dino, son frère jumeau. Etrangers dans leur propre pays, le régime syrien leur ayant toujours dénié le droit d’être kurdes, ils mènent une existence précaire et désespérée. Un beau jour, Mem s’évanouit mystérieusement dans la nature et, peu à peu, le doute s’installe : Mem est-il parti à Chypre ? Serait-ce plutôt Dino ? La vie de Mem ne serait-elle pas le rêve de son frère ? Dans une prose somptueuse portée par un souffle épique qui mêle figures de l’histoire et héros légendaires, qui fait dialoguer oiseaux, plantes, anges et cours d’eau, Salim Barakat a peut-être offert aux Kurdes – en langue arabe, paradoxalement – le roman le plus puissant sur leur quête de liberté et de dignité. » (Actes Sud).
Dans son blog de chroniques, Rebbecca Benhamou, qui fut notamment journaliste à Arte et assistante aux éditions Héloise d’Ormesson, loue la puissance « sans complaisance » du roman et la dignité d’un « curieux hommage, un hommage qui se lit comme un conte », qui est fait à « l’âme kurde via une kyrielle de métaphores, de rencontres, d’images, de légendes d’un peuple mille fois humiliés », dans un récit qui « des allers-retours entre ce Kurdistan mille fois rêvé et aimé et une pâle réalité à Chypre. »
Dans « Le Monde des livres », Catherine Simon parle de « mélopée kafkaïenne » dont « les grandes dates de l’histoire du peuple kurde, mille fois révolté, mille fois écrasé, soumis à la domination des puissants (les Turcs, les Syriens, les Iraniens, les Irakiens…) forment le motif obsédant ». le tout écrit dans « une prose déroutante, touffue comme un taillis de ronces, légère comme cette « petite plume cendrée » surgie de la valise de Mem, qui s’élève soudain dans l’air en tournoyant, avant de redescendre en se balançant et de se poser de nouveau tout au fond, sur les faux plis grossiers de la doublure », et de son écriture « puissante et raffinée ».
Incipit : « Je sortais tous mes vêtements de leur valise de cuir quand, soudain, une petite plume cendrée, surgie des entrailles du bagage, s’est élevée dans l’air en tournoyant, avant de redescendre en se balançant et de se poser de nouveau tout au fond, sur les faux plis grossiers de la doublure. Le maroquinier n’avait visiblement pas pensé que je pourrais examiner son ouvrage d’aussi près, en portant mon attention sur ces gros fils entrecroisés qui s’effilochaient parce qu’il les avait arrachés à la main, d’un coup sec, et non coupés avec des ciseaux. J’ai plongé la main au fond du bagage et remonté la plume en pleine lumière, en constatant alors qu’elle n’était pas vraiment cendrée, finalement. J’en ai observé l’endroit et l’envers. Un panachage de gris et de blanc. Toute petite. Ébouriffée. J’étais sur le point de m’en débarrasser et puis, me ravisant, j’ai desserré les doigts pour la laisser retomber à l’intérieur de la valise. Au lieu de me demander qui avait pu la jeter au milieu de mes vêtements, je me suis laissé captiver par son lent balancement vers le fond sombre du bagage et par ses couleurs tour à tour ambiguës et évidentes, selon la lumière – ce qui m’a amené à la laisser retomber une autre fois sur le cuir de la doublure à gros surfils. Comment une simple plume pouvait-elle susciter chez moi autant de questionnements ?
« Le Temps dure longtemps » (Gelecek Uzun Sürer,) un film d’Özcan Alper, avec Gaye Gürsel, Durukan Ordu et Sarkis Seropyan est sorti dans les salles françaises le 18 avril.
« Sumru prépare un master d’ethnomusicologie à l’Université d’Istanbul. Elle s’installe au Sud-Est de Turquie [Kurdistan] pour quelques mois afin d’y étudier les élégies anatoliennes et leur histoire. A Diyarbakır, elle rencontre Ahmet, vendeur de DVD pirates ayant filmé des témoignages de survivants kurdes. Sumru est hantée par le souvenir douloureux de son premier amour, un Kurde mystérieusement disparu. Aux côtés d’Ahmet, dans le contexte tragique de cette guerre non reconnue à ce jour, elle va devoir affronter son passé et l’histoire de son pays. »
« L’une des principales motivations de ce film, explique son réalisateur, est d'essayer de donner un sens au présent et au passé à travers ces poèmes [les élégies] qui sont au cœur de l'histoire. Alors que Sumru traque ces élégies pour appréhender la souffrance d’un peuple, elle ouvre une blessure personnelle liée à son passé. Cette histoire est importante car elle permet de présenter la diversité de ces sociétés mais aussi parce qu'elle montre comment l'expérience collective se reflète dans la vie des individus. A travers cette guerre sans nom [contre les Kurdes] qui se poursuit depuis les trente dernières années, au cours de laquelle 17 500 assassinats politiques ont été commis sous le nom de « cas non résolus », je tiens à regarder la Turquie d'aujourd'hui en face. »
Jean Roy, dans L’Humanité, juge l’œuvre « d’une grande pudeur » : « Cela commence par un plan magnifique. Un cheval galope dans la nature de toute sa fierté de pur-sang indompté. Un coup de feu retentit venu dont on ne sait où et l’animal s’effondre au sol, achevé. Qui peut faire preuve d’une telle absence de sentiment ? On le saura d’autant moins qu’un unique cheval, peut-être le même, ne réapparaîtra furtivement que dans les tout derniers instants du film. Il y a donc là métaphore. Cette œuvre s’ouvre sous le signe du malheur, de la cruauté, de l’ignominie. »
Jacques Morice, dans Télérama, qualifie ce film « d’allusif et sensible. L'amplitude des paysages, le sens de l'existence comme suspendu, tout cela rappelle, en mineur, le cinéma de Nuri Bilge Ceylan, de Wim Wenders et de Theo Angelopoulos (ces deux derniers sont d'ailleurs cités dans le film). Ozcan Alper, qui signe son second long métrage, ne dissocie pas la contemplation et l'engagement. Rien que pour cela, il est précieux. »
La première mondiale du film a eu au Festival international du film de Toronto. Il a aussi remporté de nombreuses récompenses en Turquie, notamment au Festival d'Adana (Prix Yılmaz Güney du Meilleur Film, Prix de la Critique du Meilleur Film, Prix du Meilleur Acteur, Prix de la Meilleure Musique, Prix de la Meilleure Image) et a participé au Festibal de Berlin.
Né en 1975 à Artvin, en Turquie, Özcan Alper a la particularité d’être issu d’une minorité dans la minorité, car il fait partie de ces Arméniens de mer Noire dits « Hamchin », qui se sont convertis à l’islam et ne sont donc guère appréciés des autres Arméniens, tout en conservant leur langue et certains traits culturels. Après avoir étudié au lycée de Trabzon, Özcan Alper est entré à l’université d’Istanbul. D’abord au département de physique et puis pour étudier l’histoire des sciences jusqu’en 2003. Parallèlement à ses études, il a pris part à des ateliers de cinéma organisé par le centre culturel kurde Mezopotamya d’Istanbul et par la Maison culturelle Nâzım Hikmet. En 2000, il obtient un poste d’assistant auprès de la cinéaste Yeşim Ustaoğlu. « Le Temps dure longtemps » est son second long métrage, après « Sonbahar » (Automne, 2008) qui racontait l’histoire d'un jeune étudiant prisonnier politique.