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avec revues de presse

Bulletin N° 332 | Novembre 2012

 

 

KURDISTAN D’IRAK : FORCES «DIJLA» CONTRE «HEMRIN», KURDES ET IRAKIENS AU BORD DE LA GUERRE

À peine le conflit sur les hydrocarbures temporairement apaisé, c’est au sujet des régions kurdes séparées du Gouvernement Régional du Kurdistan, dont le statut aurait dû être réglé par référendum en 2007, qu’un bras-de-fer a été de nouveau engagé entre Erbil et Bagdad.

Début novembre, les autorités de la Région du Kurdistan ont protesté contre la venue d’Abdulamir Zaidi, commandant des forces armées irakiennes Dijla, à Qaratepe, un district dont les Peshmergas kurdes assurent la sécurité. Leurs protestations ont été relayées par des membres du Parlement irakien, notamment par Shwan Taha, de la Commission Sécurité au Parlement, qui y voient une « violation de la Constitution irakienne. La sécurité de chaque région est sous la responsabilité des Conseils provinciaux et les mouvements des forces Dijla déstabiliseront la sécurité de cette région et en bouleverseront la réalité politique. »

L’été dernier, le Premier Ministre Nuri Maliki a en effet décidé d’unifier les forces du ministère de l’Intérieur (dont il assure le contrôle) avec les forces de police de Kirkouk et de la Diyala, sous le Commandement militaire des forces Dijla (le Tigre). La Diyala englobant plusieurs régions à majorité kurde réclamées par le GRK, en plus de Kirkouk, les Kurdes avaient dénoncé cette unification des forces comme une tentative irakienne d’assurer une mainmise solide sur la province, au mépris de l’article 140 de la constitution irakienne. Le gouverneur de la province de Kirkouk, le Kurde Najmaddin Karim, a déclaré ne pas reconnaître les forces Dijla ni croire à leur succès opérationnel.

Loin de baisser le ton, Maliki a envenimé la polémique en lançant, le 6 novembre, dans un entretien télévisé  : « Kirkuk est une province irakienne et l’armée irakienne, en accord avec la Constitution, peut aller à Kirkouk, Erbil, Salah ad-Din et Suleimanieh. » Or, la constitution kurde énonce que les Peshmergas sont les seules forces armées du Kurdistan et jamais un soldat irakien n’a, depuis 1991 (hormis une brève incursion à Erbil en 1996), mis le pied dans une des trois provinces du Gouvernement Régional Kurde. Dans la foulée, le Premier Ministre a accusé les Kurdes de s’être procuré les armes de « l’ancienne armée irakienne », parlant de chars d’assaut, d’artillerie et de lance-roquettes se trouvant aux mains des Kurdes, tandis que l’armée irakienne, n’aurait, selon lui, que « des armes légères ». Nouri Maliki affirme en détenir des preuves écrites, notamment les copies des contrats de transaction. Jabbar Yawar, le secrétaire génétal du ministère des Forces de défense kurdes (Peshmargas), a nié ces allégations de même qu’un prétendu contrat d’armement avec Israël, et a appelé le gouvernement central à « respecter la constitution » en armant et finançant les troupes des Peshmergas. 

L’entretien des forces kurdes est en effet un point de litige aussi ancien que celui de la loi sur le pétrole et la répartition du budget fédéral, mais on imagine mal qu’en ces moments de tension, où des affrontements entre soldats irakiens et Peshmergas ont éclaté, Bagdad alloue un budget pour l’armement des Kurdes. Le Premier Ministre irakien a réclamé, au contraire, que les Peshmergas soient sous commandement irakien, c’est-à-dire dirigé par Nouri Maliki lui-même, puisque, depuis les dernières législatives, il n’a toujours pas désigné de ministre de la Défense, pas plus que de l’Intérieur, et dirige ainsi directement toutes les forces de sécurité et de défense du pays. 

Mais sans attendre l’aval et les dinars de Bagdad, la formation de bataillons kurdes « Hemrin » (du nom de montagnes de la région) a été annoncée, en riposte à celle des forces Dijla, afin d’assurer la « défense de Kirkouk ». Selon le journal kurde Awene, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani, le président du Kurdistan et l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, le président de l’Irak, se sont ainsi accordés sur un commandement militaire conjoint de Peshmergas (militaires), d’Asayish (Renseignements) et de policiers de Kirkouk, après que le 6 novembre, le ministre des Peshmergas, Jaafar al-Sheikh Mustafa et son adjoint, Anwar al-Haj Othman, ont rencontré, à Kirkouk, les responsables kurdes de la sécurité de la province, pour discuter de la formation des forces Hemrin, de leur commandement et leur logistique : Ces forces seront sous le commandement du ministre des Peshmergas ainsi que de son adjoint, les Asayish de l’UPK relèveront de la responsabilité du gouverneur de Kirkouk, le Dr. Najmaddin Karim, un Kurde proche de Jalal Talabani et les policiers de celle du directeur général de la police de Kirkouk, Jamal Tahir. C'est qu'à Kirkouk, les forces Dijla ne semblent guère en imposer aux Kurdes, même si son commandement a, dès son arrivée dans la Diyala, ordonné aux forces de cette province, ainsi qu’aux forces de Kirkouk et de Salahaddin de ne plus faire un mouvement « sans son ordre ». Mais Halo Najat, le chef de la sécurité (PDK) de Kirkouk affirme qu'« ils ne verront jamais le jour où les Peshmergas, la sécurité et la police travailleront sous leurs ordres. C’est le début d’une nouvelle confrontation entre Bagdad et la Région du Kurdistan. »

Ahmed Askari, qui préside le Comité de la Sécurité du Conseil provincial de Kirkouk, est lui aussi certain qu’une « nouvelle ère de confrontation » s’ouvre et que l’Irak s’éloigne de plus en plus des objectifs qu’il s’était donné à sa libération, ceux de rompre avec la politique de l’ancien régime du Baath. Dans un entretien au journal Rudaw, il compare même les forces Dijla au commandement de Ali Hassan Majid (Ali le Chimique, responsable des opérations Anfal au Kurdistan) à qui son cousin Saddam avait laissé carte blanche pour régler la question kurde : «Le commandement des forces Dijla veut faire d’une pierre deux coups : affronter indirectement le GRK, prendre l’entier contrôle des territoires disputés et intimider certains Arabes de la province. » Ahmed Askari évoque un « agenda secret » de ces forces,  celui de « chasser la sécurité kurde et les Peshmergas de Kirkouk ».

Dans la Diyala, l’arrivée de ces bataillons est loin de faire l’unanimité et Talib Muhammad Hassan, qui préside le Conseil provincial, reconnaît que la situation sécuritaire dans la province était meilleure avant leur arrivée. Il a aussi fait état de confidences de la part des officiers de Dijla, qui lui auraient avoué n’avoir aucun pouvoir d’action réel  : « Nous recevons des ordres de Bagdad mais nous ne les exécutons pas .» Les affrontements sanglants que l’on craignait ne se sont pas fait attendre : le 16 novembre, une personne était tuée et 13 autres blessées dans un accrochage entre les troupes irakiennes et des forces de l’UPK qui gardaient une maison appartenant à un responsable du parti à Tuz Khormato, une localité habitée par des Kurdes, des Turkmènes et des Arabes, actuellement dans la province de Salahaddin et qui appartenait, avant le redécoupage des districts et provinces par Saddam, au gouvernorat de Kirkouk. Dès le lendemain, Massoud Barzani ordonnait aux Peshmergas « de faire preuve de retenue face aux provocations, mais aussi d'être prêts à faire face à tout acte d'agression, en se tenant en état de grande alerte ». De son côté, le lieutenant-général Abdulamir al-Zaidi, à la tête des forces Dijla, déclarait à l’AFP qu’il ne s’agissait pas d’un incident « visant les Peshmergas » mais de l’arrestation d’une personne accusée de meurtre et de kidnapping.

Cette tension croissante inquiète les États-Unis qui ont offert, selon une source diplomatique kurde citée dans un quotidien kowaiti, Shafaq News, de se redéployer dans les territoires disputés. Toujours selon la même source, Massoud Barzani aurait accepté l’offre américaine, tandis que Maliki la rejetait. Mais Joe Binden aurait signifié au Premier Ministre irakien que l’accrochage de Tuz Khurmatu était un franchissement de « ligne rouge » et que si des combats éclataient à Kirkouk, les USA interviendraient tout de même. D’après Shafaq News, les Américains sont convaincus que les mouvements de troupe ordonnés par Maliki sont à imputer à la Syrie et à l’Iran, désireux, à travers un contrôle militaire irakien sur le Kurdistan, d’affaiblir l’influence de la Turquie dans la région ainsi que celle des pays sunnites du Golfe qui soutiennent largement la rébellion syrienne, dans un axe sunnite anti-chiites et anti-Iran.

Le 20 novembre, Jalal Talabani, le président kurde de l'Irak, condamnait lui aussi la formation des Dijla, qui « causeront chaos, peur et insécurité » dans le pays. Ali Musawi, un conseiller de Maliki, a mis alors au défi le président de trouver et d’user de moyens constitutionnels pour les dissoudre, en rappelant que le Premier Ministre était « commandant en chef des forces armées d’Irak ». D’autres membres du parti Dawa, le parti de Maliki, ont critiqué les déclarations de Talabani qui est soutenu à la fois par son propre parti, l’UPK et par celui de Massoud Barzani, comme l'a expliqué son porte-parole, Jaafar Ibrahim : « Jalal Talabani n’a jamais été seul et a toujours été soutenu par Barzani et le PDK. Nous avons eu, parfois, des points de vue différents, mais dans des questions vitales telles que l’article 140 et le problème de Kirkouk, les membres du PDK soutiennent Talabani et l’UPK .» 

En plus de ressouder le PDK et l’UPK (alors que Talabani avait évité à Maliki un vote de défiance du parlement irakien qu'aurait voulu Barzani) , l’obstination de Bagdad a même permis à l’Alliance kurde  (UPK et PDK) d’être approuvée, sur cette question, par sa propre opposition, à savoir le parti Goran, l’Union islamique du Kurdistan et le parti de gauche Komal, alors que jusqu’ici, ni Goran ni l’UPK n’avaient soutenu les efforts du PDK pour écarter Maliki du gouvernement. Serdar Abdullah, le chef de Goran à l’assemblée nationale irakienne, a même relevé avec ironie que Nuri Maliki se montre peu reconnaissant envers Jalala Talabani qui a tout fait pour lui épargner ce vote de défiance.

Le 20 novembre, un renfort de la 9ème division de l’armée irakienne, venu de Bagdad, traversait les monts Hemrin en direction de Kirkouk, d’autres renforts, venus de Tikrit se dirigeaient vers Tuz Kurmatu, tandis que Nuri Maliki lançait un avertissement aux forces kurdes de ne pas approcher les positions irakiennes. Le lendemain, 21 novembre, c’était au tour du commandant des Peshmergas d’informer que ses troupes envisageaient d'attaquer les Irakiens : « Une grande bataille peut éclater à tout moment », a déclaré Mahmoud Sankawi à l’Associated Press. Nous sommes en état de grande alerte. Nous ne permettrons à aucune force de menacer la sécurité du Kurdistan. Nous leur résisterons. » D’après lui, 30 chars d’assaut irakiens auraient pris position à 80 km de Kirkouk et des dizaines d’autres se seraient déployés dans les monts Hemrin. Des Peshmergas ont été envoyés le 21 dans le district kurde de Khanaqin, afin de prévenir toute incursion irakienne. La Turquie a même été mise en cause dans le conflit.

Le 17 novembre, Abdul Salam al-Maliki, un député du groupe parlementaire de Maliki, a appelé le chef du gouvernement irakien à former un Commandement militaire du Nord pour « protéger la Région du Kurdistan » des incursions turques sur la frontière, en arguant que les Peshmergas n’étaient pas capables d’assurer la sécurité de la province : «Le Kurdistan fait partie de l’Irak et il est du devoir du gouvernement central de défendre ses citoyens contre les continuelles violations turques. Nous pensons que les forces des Gardes régionaux (Peshmergas) ne peuvent sécuriser la souveraineté de la Région, surtout après que le Gouvernement régional a demandé au gouvernement central d’intervenir pour faire cesser ces violations. Tout le monde doit savoir que la formation de forces opérationnelles au Nord doit se faire sous l’autorité de Maliki. » S’il est vrai qu’entre 2008 et 2009, le GRK protestait contre les incursions de l’armée turque venant frapper les bases du PKK, l'Irak, à cette époque, ne s’en émeuvait pas ou peu. À présent que les alliances ont changé de camp, ce n’est plus Erbil que ces opérations militaires offusquent. Quant à un « Commandement  militaire du Nord », la dernière fois qu’une telle force armée a pris le contrôle du Kurdistan c’était du temps de Saddam Hussein, et c’est alors Ali le Chimique qui avait les pleins pouvoirs militaires. On peut donc imaginer le succès que de tels propos rencontrent chez les Kurdes.

Le président du Parlement irakien, Osama Al-Nujaifi (un sunnite) a finalement entamé une série de pourparlers avec des leaders politiques irakiens et kurdes, dans le but d’éviter « une guerre civile ». Le 26 novembre, le ministre des Peshmerga envoyait à Bagdad une délégation au Ministère de la Défense, pour discuter avec plusieurs hauts responsables de la sécurité nationale. Le même jour, lors d’une conférence de presse tenue à Erbil, le Premier Ministre kurde, Nêçirvan Barzanî déclarait que le dialogue était la clef pour résoudre le conflit, et non la force. Les rencontres se sont poursuivies le 27 et 28 et, le 29 novembre, le ministre des Peshmergas a livré à la presse un brouillon de projet d’accord avec le ministère de la Défense irakienne. Mais les Kurdes demandent avant tout la dissolution des forces Dijla, ce qui est refusé par Maliki et a finalement bloqué les négociations. Dès le 30 novembre, Jabbar Yawar a pu annoncer l’échec des tables rondes, en en faisant porter la responsabilité au Premier Ministre irakien, à qui il impute le refus d’appliquer l’accord élaboré entre les Kurdes et les responsables de la Défense irakienne, et en l’accusant de ne pas vraiment vouloir résoudre le problème.

Dans une conférence de presse donnée le 1er décembre, Nuri Maliki a, lui, mis en garde contre les dangers d’une « guerre ethnique » qui ne serait ni dans l’intérêt des Kurdes, des Arabes comme des Turkmènes. À cela, Massoud Barzani a répliqué dans sa propre conférence de presse que ses préoccupations concernaient tous les Irakiens et pas seulement les Kurdes, et qu’il n’était pas souhaitable de vouloir traiter une question politique à l’aide de l’armée.

Le vote du budget alloué par Bagdad à la Région du Kurdistan ne fera qu'attiser les tensions. Alors que l’Iraq a augmenté son budget pour 2013, la part réservée aux Kurdes devrait baisser de 7%. Un accord entre Bagdad et Erbil a décidé, depuis quelques années, que la Région du Kurdistan reçoit 17% du budget central tant que le recensement de la population n’a pas été effectué. Ensuite, le gouvernement central doit répartir l’argent entre toutes les provinces en fonction de leur démographie.  Mais ce recensement est constamment reporté depuis 2007, sans doute en raison du litige au sujet de Kirkouk et de la crainte de Bagdad (selon les Kurdes) que les résultats montrent une trop forte majorité kurde dans cette province ; ce qui fait que depuis le début des années 1960, la population irakienne n’a plus été dénombrée.

SYRIE : VERS UNE FORCE MILITAIRE UNIFIÉE DES KURDES ?

En début de mois, réunie à Doha (Qatar), l’opposition syrienne optait pour une refonte totale du Conseil national syrien, de plus en plus impuissant et critiqué pour sa désorganisation et son inefficacité, tant sur le plan international que sur le champ de bataille, sur lequel il n’a guère de prise. 

Appuyée par les USA qui souhaitent que cette nouvelle plate-forme fasse office de futur gouvernement intérimaire, la Coalition nationale des forces de la révolution et de l’opposition syrienne s’est ainsi constituée le 11 novembre, incorporant le Conseil national syrien, des personnalités indépendantes, 3 représentants de la Composante turkmène, 3 représentants du Conseil national kurde, diverses formations, unions et ligues, et les Conseils locaux de 14 villes syriennes, ce qui fait en tout 63 membres. Le cheikh Moaz Al-Khatib al-Hasani (Conseil local de Damas) a été élu comme président et Moustafa Al-Sabbagh (Forum syrien des Affaires) est secrétaire général.

Pendant ce temps, sur le terrain des combats, la situation s’est avérée de plus en plus confuse et tendue dans les zones kurdes, des milices plus ou moins contrôlées et contrôlables par l’Armée syrienne de libération (ASL) se heurtant avec celles des Kurdes du PYD, les Unités de protection populaires (YPG), qui veulent empêcher la pénétration de l’ASL sur leur terrain. Les rebelles syriens accusent le PYD d’aider, au moins indirectement ou directement, les forces gouvernementales, soit en entravant ses mouvements, soit en les attaquant, aux abords des quartiers d’Ashrafieh et de Sheikh Maqsoud, à majorité kurde. Des Kurdes ont manifesté contre l’entrée de ces milices qui ont alors ouvert le feu, tuant ou blessant une dizaine de personnes. En représailles, les YPG ont annoncé avoir tué 19 combattants de l’ASL et capturé un certain nombre d’entre eux.

Finalement, le 6 novembre, l’ASL et l’YPG  concluaient un accord de « coopération » contre le régime de Bachar Al-Assad, accord confirmé par une déclaration de l’YPG, faisant état d’un combat commun entre ses forces et celles de l’ASL contre le régime syrien, et par une déclaration filmée de l’ASL, diffusée sur YouTube. Mais cette trêve à peine annoncée, le conflit repartait à Serê Kaniyê (Ras al-‘Ayn en arabe, province de Hassaké), localité mixte de Kurdes, d’Arabes et de chrétiens, située sur la frontière turque. Le 9 novembre, des milices proches d'Al-Qaïda y entraient, venant de la Turquie, et tentaient d’ouvrir un autre couloir frontalier. Les Kurdes, pour une fois unanimes, se sont opposés vivement, par la voix ou les armes, à cette incursion. Le Conseil national kurde a immédiatement appelé les rebelles syriens à quitter la ville : «Le Conseil kurde affirme participer à la révolution pour abattre ce régime totalitaire mais la province de Hassaké doit rester une zone sûre pour les milliers de réfugiés qui ont fui d’autres régions.» Les milices armées qui ont investi Serê Kaniyê, Jabhat al-Nusrat et Ghurabat al-Sham, sont des djihadistes, ce qui fait craindre le pire aux Kurdes et aux chrétiens de la région. Ces groupes islamiques ne sont d’ailleurs entrés que dans les quartiers arabes de la ville et non dans les quartiers kurdes, tenus par les Comités de protection populaire du PYD.

La proximité de Serê Kaniyê avec la frontière turque a pu apparaître une protection contre d’éventuels bombardements du régime qui pouvait hésiter à risquer d’autres incidents avec la Turquie, après que des villages ont subi le feu syrien en territoire turc et plusieurs incidents de frontière (ou bien de telles «bavures» de la part du Baath ne sont pas pour déplaire à l’ASL). Mais le 14 et le 15 novembre, Serê Kaniyê a tout de même essuyé des attaques aériennes, faisant une dizaine de victimes, les blessés étant évacués vers l’hôpital de Ceylanpınar, en territoire turc. 

Le 19 novembre, des affrontements étaient rapportés entre les milices arabes et les YPG, faisant 5 morts chez les Kurdes, et 24 parmi Jabhat Al-Nusra et Gharba al-Sham. 35 Kurdes seraient détenus par les milices arabes et 11 rebelles par les Kurdes. Les incidents auraient éclaté alors que des Kurdes manifestaient en demandant le retrait des groupes armés. Au total, cette nouvelle avancée des opposants syriens dans la province de Hassaké a causé la fuite de 9000 réfugiés en Turquie, venant s’ajouter aux 120 000 déjà enregistrés dans les camps turcs, et aux quelques dizaines de milliers non enregistrés et recueillis par des habitants. 

Brutalement tirées de leur relative quiétude, d’autres villes kurdes se préparent à des conflits incertains, les assauts pouvant venir tout aussi bien de l’aviation syrienne que de l’ASL. À Derbassiyeh et Tell Tamr, les forces du PYD ont annoncé avoir pris le contrôle de la ville, l’armée syrienne s’étant, une fois de plus, retirée sans combat devant les YPG. À Qamishlo (ville non «libérée», où le Conseil national kurde est plus influent que le PYD), la population craint une bataille imminente entre les forces du régime et l’opposition, d’autant que la Turquie et les groupes djihadistes, tentent de gagner à leur cause les tribus arabes originaires de l’Euphrate installées par le régime à Qamishlo dans un plan d’arabisation de ses frontières, connu sous le nom «ceinture arabe» s’étirant sur 240 km de Dêrîk à Serê Kaniyê.  Sentant plus que jamais la nécessité d’une entente kurde, le président du Gouvernement régional du Kurdistan a invité, une fois de plus, tous les partis kurdes syriens, dont le PYD, à se retrouver à Erbil pour envisager une force militaire conjointe qui regrouperait l’YPG et les Peshmergas syriens entraînés au Kurdistan d’Irak et que le PYD, jusqu’ici, refuse de laisser entrer au Kurdistan de Syrie, bien que ses troupes soient de plus en plus encerclées par les djihadistes et l'ASL. 

Patronnée par la présidence kurde d’Erbil, la rencontre, a été ouverte par un discours de Massoud Barzanî exhortant toutes les parties à la cohésion et au refus d’une guerre civile , les menacant de leur retirer son soutien en cas de mésentente persistante. Elle s’est conclue, au bout de trois jours, par un accord annoncé le 24 novembre, entre le Conseil national kurde et le PYD. Selon Ismail Hama, le secrétaire général du Parti de l’union kurde, le PYD aurait accepté de placer ses YPG sous un commandement militaire unique émanant du Conseil suprême kurde, aux côtés des Peshmergas. Des voix ont déjà fait entendre leur scepticisme sur l’application réelle d’un tel accord, l’avant-dernier, qui ne portait que sur une gestion administrative et politique des zones kurdes n’ayant jamais été réellement effectif. Abdulbasset Sayda, l’ancien président du Conseil national syrien, favorable à une alliance kurdo-arabe contre le Baath, a fait part de ses doutes au journal Rudaw : «Le problème de cet accord est que le PYD accepte à chaque fois, mais quand il revient en Syrie, il ne l’applique pas. Le Conseil national kurde suit l’agenda du Gouvernement régional du Kurdistan et le PYD celui d’Assad. Cela ne peut pas marcher.» Mais Talal Ibrahim Pacha, s’exprimant au nom du Conseil national kurde estime, lui, que ce dernier accord réussira peu à peu à s’appliquer sur le terrain, même si des déclarations émanant des YPG continuent de souffler le chaud et le froid sur la tenue réelle de cet accord, qui prévoit que les Peshmergas pourront enfin entrer au Kurdistan de Syrie une fois que le CNK et le PYD se seront entendus sur la composition du Commandement militaire.

TURQUIE : DÉCISION DE JUSTICE STUPÉFIANTE DANS L’AFFAIRE PINAR SELEK

Le 22 novembre, le tribunal de la Cour pénale n° 12 d'Istanbul est revenu sur l'acquittement de Pınar Selek, que ce même tribunal avait pourtant prononcé le 9 février 2011, alors même qu’en droit, qu’une telle décision ne peut être annulée que par la Cour de Cassation.

Depuis 14 ans que l’affaire Pınar Selek traîne en longueur, c’est son troisième acquittement et, selon son comité de défense, « les juges avaient pris la décision avant l’audience, lors d’une réunion d’une heure et demie qui a eu lieu juste avant, en présence du procureur et en l’absence des avocats. Au tribunal, ils l’ont ensuite communiquée aux avocats sans présenter aucune justification, et sans laisser à la Défense la possibilité d’objecter […] Ajoutons que la décision d’annulation survient vingt et un mois après l’arrêt d’acquittement, à un moment où le juge jusqu’alors en charge de l’affaire est en congé maladie : il a été remplacé par un magistrat n’ayant qu’une connaissance superficielle du dossier, secondé par des juges et des assesseurs aussi nouveaux que lui dans cette affaire.»

Ainsi, le 14 décembre, Pınar Selek sera jugée pour la quatrième fois, et ce pour un « attentat » dont la réalité a été réfutée au cours de l’enquête de police. Le 9 juillet 1998, en effet, une explosion et un incendie dans le Bazar d’Istanbul, qui avaient fait sept morts et 127 blessés, avaient, dans un premier temps, été imputés à « un groupe terroriste », le PKK ayant été désigné d’emblée par les autorités. Un « suspect » avait été arrêté et, sous la torture, avait avoué avoir posé une bombe dans le Bazar. Il avait également donné le nom de Pınar Selek comme celui de sa complice. Pınar Selek a été arrêtée, le 11 juillet, de retour d’une enquête de terrain dans les régions kurdes de Turquie, auprès de combattants du PKK. Elle a été emprisonnée et torturée afin de lui faire avouer les noms des personnes qu’elle a interviewées. Ce n’est qu’un mois plus tard qu’elle apprend, de sa cellule, qu’elle est en fait accusée d’être l’auteur de « l’attentat du Bazar ».

Emprisonnée pendant deux ans et demi, la sociologue nie toute implication. Entre temps, il a été établi que l’incendie du Bazar est simplement du à une fuite de gaz… ce qui n’empêche nullement la justice turque de continuer les poursuites, même si, à la faveur de ces expertises, l’accusée est relâchée, en 2000. Mais la Préfecture de police envoie à la cour un rapport « attestant » qu’une bombe est à l’origine de l’explosion, s’appuyant sur des « preuves » qui s’avéreront forgées, comme un soi-disant « cratère » creusé par un engin explosif. En 2005, le procureur requiert la perpétuité. Elle est jugée et acquittée par la 12ème Cour d’assises d’Istanbul, en 2006, les experts scientifiques ayant totalement réfuté la thèse d’un attentat. Le procureur fait alors appel et renvoie le procès en Cour de cassation, trois fois de suite, après chaque acquittement, sans apporter aucun élément nouveau pour relancer son accusation. Relaxée lors de son deuxième jugement en 2008, Pınar Selek est à nouveau jugée le 9 février 2011, sur décision de la Cour de cassation, par la 12ème Chambre de la Haute Cour criminelle d’Istanbul. À l’issue du procès, elle est acquittée, pour la troisième fois, ainsi que la personne qui l’avait dénoncée.

Cela n’a pas empêché le procureur de la Cour criminelle d’Istanbul de faire à nouveau appel de cette décision auprès de la Grande Chambre de Cour de cassation. Mais avant de renvoyer le dossier dans sa totalité, avec le réquisitoire du procureur, des questions annexes devaient être jugées le 22 novembre par la Cour locale. L’audience aura lieu, présidée par un juge suppléant, le titulaire étant en congé maladie pour problèmes cardiaques.

Selon le chercheur Étienne Copeaux qui s’est déplacé tout spécialement à Istanbul pour assister au jugement, « il n'était même pas nécessaire de comprendre le langage judiciaire turc pour percevoir le caractère scandaleux de cette audience. Le président et les juges sont au fond de la salle. Le public, bien que peu nombreux, est compressé dans un espace très restreint, près de la porte d'entrée, qui laisse passer les bruits et les conversations venant du couloir. Il n'y a aucun système de sonorisation dans ce tribunal ultra-moderne. Le président Mehmet Hamzaçebi s'exprime d'une voix à peine audible, le public ne peut comprendre, même les avocats doivent tendre l'oreille. C'est beaucoup dire qu'il s'exprime ; il a l'air de s'ennuyer profondément, il parle sur un ton méprisant et répond aux avocats, souvent en les coupant, sur un air de « cause toujours ». Surtout, le président est seul à s'exprimer ; les deux juges n'ont pas ouvert la bouche. Le président n'a donc aucunement joué son rôle de président, il a été un accusateur d'un bout à l'autre de l'audience. De la sorte, les avocats se sont adressés à lui en tant qu'adversaire et non en tant que modérateur, ce qui aurait dû être son rôle. Dès le début, j'ai trouvé cette situation dangereuse, car un ton très polémique s'est installé entre la défense et le « président », avec des mises en cause directes de celui-ci – chose inévitable puisque, sortant de son rôle, il prêtait lui-même le flanc aux attaques. Il devenait évident que le président ne pouvait perdre la face en se déjugeant et en abandonnant ses positions. Il a pratiquement fait la sourde oreille aux propos des avocats. La 12e Cour pénale, qui avait résisté, précédemment, à la Cour de Cassation, s'est donc cette fois pliée à cette dernière.»

Le professeur Baskin Oran, lui aussi présent, raconte plus précisément comment la défense a été flouée et mise devant le fait accompli : « L’audience devait commencer à 10h 30 mais les portes restaient closes. Les avocats ont tenté de prendre des nouvelles vers 12h mais le nouveau président a répondu qu’il avait droit à une pause-déjeuner. L’audience censée commencer à 14h ne commença qu’à 16 h. Les avocats prennent leur place dans l’attente des habituelles vérifications d’identité, quand ils aperçoivent un écran d’ordinateur resté allumé. Le greffier de la Cour est en train de corriger un mot. Ils découvrent avec stupéfaction qu’il s’agit d’une décision déjà prise : « Considérant que la Grande Chambre de la Cour de Cassation a refusé la requête d’objection du Procureur général de la Cour de Cassation, la décision du maintien de l’arrêt d’acquittement prise précédemment contient un vice de forme et donc il a été décidé de révoquer l’arrêt d’acquittement. Sur ce, le Procureur remercie la Cour et lit aussitôt un réquisitoire sur le fond qu’il avait apparemment apporté avec lui et, bien évidemment, requiert à nouveau la perpétuité. Ce qui signifie qu’il prononce pour la seconde fois un réquisitoire sur le fond dans un dossier sur lequel l’arrêt définitif a été rendu il y a un an et demi et dont il avait lui-même fait appel..»

Selon Baskin Oran qui affirme «l’unanimité des juristes sur ce point» : «la Cour locale est juridiquement incapable de révoquer sa propre décision, prise il y a un an et demi car elle s’était prononcée définitivement ; elle garde toujours le droit de maintenir sa décision d’acquittement contre la Grande Chambre.» Les avocats de Pınar Selek ont, de leur côté, présenté une requête le 29 novembre pour que le juge suppléant à l’origine de cette annulation d’acquittement ne préside au procès du 13 décembre. Par ailleurs, le juge titulaire, toujours en congé maladie, a fait part de sa grande surprise au journal Vatan, dans un entretien daté du 24 novembre et laisse entendre qu’il pourrait reprendre ses fonctions à cette occasion, même si on arrêt malade de 45 jours n’est pas achevé.

Ainsi, pour Baskin Oran, il n’y a que deux développements possibles à cette affaire :: «1) Les juges peuvent revenir sur leur décision intermédiaire du 22 novembre 2012, considérée comme illégale par les avocats. Ainsi, la procédure pourra revenir à son cours normal. Autrement dit, l’arrêt d’acquittement rendu le 9 février 2011, sera porté avec les autres cas annexes quand ils seront achevés, devant la Grande Chambre de la Cour de Cassation. La décision de la Grande chambre sera définitive. 2) Si les juges ne reviennent pas sur le verdict du 22 novembre, le jugement continuera d’une manière illégale. Le verdict de perpétuité pourra faire l’objet d’un appel devant la 9e Chambre de la Cour de Cassation.»

Enfin, le «dossier Pınar Selek» suit aussi une procédure auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, pour des faits de torture et de procès non équitable (article 3 et 6).

Pınar Selek vit en exil en France où elle continue ses recherches doctorales à l’Université de Strasbourg. Ancienne boursière de PEN Allemagne, elle a obtenu le prix « Duygu Asena » de PEN international en 2009. Elle est l’auteure de quatre monographies scientifiques, d’un roman, et d’un livre pour enfants.

CULTURE : MORT DE SHOKROLLAH BABAN

Le 18 novembre 2012, Shokrollah Baban, poète, écrivain, homme de radio, lexicographe et folkloriste kurde est mort à l’âge de 89 ans après avoir souffert pendant des années de la maladie d’Alzheimer.

Né dans une grande famille princière de Sine (Sanadjadj, province du Kurdistan), Shokrollah Baban ne reprend pas l’héritage familial et d’après son fils, a même vendu une partie de ses biens pour étudier à Téhéran en 1952. En 1958, il devient producteur des programmes kurdes à la radio de Téhéran et, plus tard, en 1963, à Radio Kermanshah et pour toute la province d’Azerbaïdjan occidental, avant d’être directeur général de Radio Sanandadj.

C’était aussi un auteur et un promoteur actif de la culture et de la langue kurdes, à la fois poète, auteur, dramaturge et traducteur. Ses œuvres traitent de musique, de poésie, des formes artistiques et théâtrales, de critique esthétique, de réflexions philosophiques et mystiques. Selon Kamangar Mohammad, un de ses compagnons de route du temps où Shokrollah Baban dirigeait Radio Kermanshah, les émissions pouvaient être captées en Amérique du nord et les Kurdes qui y vivaient pouvaient les écouter et entrer en contact avec animateurs et producteurs.

Ses émissions étaient innovantes et ses programmes très populaires ont inspiré les autres radios en dehors du Kurdistan. Ainsi son émission «Karvanî helbest wa goranî» (La caravane des poésies et des chansons) a servi de modèle à d’autres radios, telle la «Barnameh Gol hah» (Le programme des fleurs), une émission poétique et musicale persane.

Shokrollah Baban était aussi musicologue et s’attacha à faire connaître les chanteurs Hassan Zirek et Khaleghi. Ses anciens auditeurs, de tous âges, se souviennent de l’importance de ses diffusions et combien la voix de Shukrullah était familière et populaire dans les foyers kurdes. Pour les intellectuels kurdes qui lui succédèrent, ce fut un pionnier pour initier et institutionnaliser la recherche sur les histoires, les traditions littéraires et les lettres kurdes modernes, dans une langue claire et accessible au plus grand nombre, alors que les interdits pesaient sur le kurde écrit.

Shukrullah Baban est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le Dictionnaire de Baban, «Les Kurdes et le Kurdistan», «Salafin Ayyubi» et «La géographie du Kurdistan», déjà publiés. Deux ouvrages, «Noms et symboles» et «Anthologie poétique» restent inpubliées.

Le Dr. Amir Sharifi cite un des poèmes qui l’a le plus précocement marqué, à l’âge de 12 ans, car c’était la première poésie en vers libres qu’il entendait de sa vie :

Ô Lune ! Toi et moi avons même douleur

Tous deux saisis d’un froid soupir

Toi pâle et brumeuse dans le ciel

Moi vagabond dans chaque ville

Je te rends hommage 

Ô Mecque des cœurs malades

Remède aux peines des cœurs amoureux

C’est la nuit

Et cette nuit vient à mon secours

Je suis seul sans ami ni bien-aimée

Désemparé et tourmenté

Viens à mon secours

Car je suis captif dans l’oppression de Shirine ma bien-aimée

Shokrollah a eu 8 enfants, 5 fils et 3 filles. Fuad et Siamak Baban sont tous deux journalistes présentateurs à Iranian TV, Bakhtiar Baban a été capitaine de l’équipe de basket ball d’Iran.

CINEMA : TROIS FILMS KURDES À L’AFFICHE

Le jeune cinéma kurde se porte bien : Trois films kurdes sont sortis ce mois-ci, dans différents pays.

En France, le 21 novembre, c’est «Red Heart», qui était à l’affiche. Ce film est la première réalisation de Halkawt Mustafa, né à Suleïmanieh, dont la famille s’est installée en Norvège en 2000, et qui est devenu citoyen norvégien. C’est donc une coproduction entre la Norvège et le Kurdistan d’irak, et c’est aussi la première fois qu’une équipe norvégienne tournait dans ce pays. En plus des Norvégiens, l'équipe de tournage a été composée de techniciens d’Irak et d’Iran. Le tournage s'est déroulé du 19 décembre 2009 à la mi-janvier 2010, entre Rawanduz et Erbil.

Shirin et Soran, deux adolescents, s’aiment en cachette. Lorsque la mère de Shirin meurt, son père cherche alors une nouvelle épouse. La femme qu’il a choisie lui impose une condition : Shirin devra se marier avec son fils. Pour continuer de vivre leur amour, Shirin et Soran n’auront d’autre choix que de s’enfuir. Shirin devra faire face seule à sa nouvelle vie citadine quand Soran est envoyé en prison. Le film a été présenté dans de nombreux festivals en France et à l'étranger, notamment au Festival du Film de Doha (Qatar) et au Festival International du Film d'Amour de Mons. Il a reçu le Prix Henri-Langlois 2012 lors des Rencontres Internationales du Cinéma de Vincennes. Lors de la Journée de la lutte contre la violence envers les femmes, le 25 novembre de chaque année, des projections de «Red Heart» autour de débats ont été organisées dans certaines salles de cinéma.

«La Voix de mon père», sorti en Allemagne et en Turquie, prend sa source dans les pages sombres de l’histoire des Kurdes de Marash, après le massacre des Alévis en décembre 1978. Le film est joué en kurde, mais dans le dialecte local d’Elbistan : « Utiliser le dialecte d’origine [des personnages] est très important, car il diffère un peu du kurde standard. Les gens qui parlent ce dialecte sont un peu embarrassés, comme si on allait se moquer d’eux. Et l’un des buts de ce film est de changer cela.» a expliqué le réalisateur, Zeynel Dogan.

L’histoire suit la vie d’une famille kurde en Turquie de 1979 à 2009, adoptant le genre d’un docu-fiction. Mehmet vit à Diyarbakir avec sa femme qui attend leur enfant. Sa mère, Basé, vit seule à Elbistan (province de Marash), dans un village presque désert. Son frère aîné, Hassan, a fui dans la guerilla. Quant au père, Mustafa, il est parti gagner de quoi les faire vivre en Arabie Saoudite et est mort là-bas. Tout ce qu’il laisse à sa famille sont des cassettes qu’il enregistrait et envoyait à son épouse, puisque tous deux étaient illettrés. Avant de devenir père à son tour, Mehmet réclame les cassettes à sa mère, et celle-ci refuse d’abord, ne voulant pas que l’image que le père a laissée de lui à son fils en soit changée. «La Voix de mon père» est une méditation poétique sur l’identité et les liens du sang. Projeté pour la première fois à Amsterdam, le film a remporté le prix du festival international d’Adana ainsi que celui du meilleur scénario au festival d’Istanbul.

Enfin, en Suède, «Bekas» (Orphelins), de Karzan Kader, a lui aussi été tourné au Kurdistan, est joué en kurde et sous-titré en suédois et en anglais. Montré une première fois au festival international du film de Stocholm, il doit être projeté dans 13 autres pays. L’histoire de «Bekas» se déroule dans les années 1990, au temps du double embargo subi par les Kurdes d’Irak, alors que Saddam se maintient à Bagdad, après la première Guerre du Golfe. Ses héros en sont deux jeunes orphelins qui ont perdu leurs parents lors de la guerre avec l’Iran. L’un d’eux voit un jour un film de Superman et rêve de se rendre en Amérique pour ramener le super-héros au Kurdistan, afin qu’il élimine Saddam. Avec son frère, ils tentent de mettre sur pied leur voyage. Les rôles principaux étant tenus par deux enfants, le cinéaste a cherché ses acteurs dix jours durant dans des écoles de Suleïmanieh, et a fait passer un casting à plus de 2000 enfants. Bakhtiyar Fattah, le producteur, raconte au journal Rudaw que malgré les difficultés que l’équipe suédoise a pu rencontrer sur place, notamment pour trouver du matériel qu’il a fallu faire venir de Suède, elle a été agréablement surprise de l’accueil reçu dans différentes régions du Kurdistan.