Après avoir fait une tournée diplomatique en Europe et notamment au sommet de Davos, au cours du mois de janvier, le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzani, n’est revenu que peu de temps à Erbil avant de repartir pour Moscou, le 19 février dernier. Les objectifs affichés de ce voyage étaient de « discuter des relations entre la Russie et le Gouvernement du Kurdistan et des développements en Irak et de la région en général ».
Dans la délégation qui l’accompagnait figuraient notamment le fils du président, Masrur Barzani, Conseiller pour les affaires de sécurité au Kurdistan, le vice-premier ministre, Imad Ahmed, le chef du cabinet présidentiel, Fuad Hussein, le ministre des Affaires étrangères, Falah Bakir, Kamran Ahmed Abdullah, le ministre de la Construction et du logement et Ashti Hawrami, ministre des Ressources naturelles depuis plusieurs années. La présence des deux derniers ministres annonçait qu’un des enjeux de cette visite porterait sur des accords économiques et notamment sur l’exploitation et l’exploration des champs de pétrole au Kurdistan, la société russe Gazprom Neft étant jusqu’ici surtout active en Irak, même si, au début d’août 2012, la même société annonçait sa participation à deux blocs dans le Kurdistan irakien : 40% pour celui de Garmiyan et 80% pour celui de Shakal. La compagnie russe estimait alors que les ressources de ces deux blocs atteindraient une production d’environ 3,6 de milliards de barils.
Cette annonce était survenue en pleine controverse entre Bagdad et Erbil sur le droit de la Région à gérer et signer des propres accords avec l’étranger. En cet été 2012, l’Irak avait durci le ton en menaçant les sociétés signatrices de rétorsions dans leurs accords avec l’Irak. À ce moment-là, c’était surtout ExxonMobil qui était visé par Bagdad, et selon l’hebdomadaire Nefte Compass, spécialisé dans les questions d’énergies, le gouvernement de Nouri Maliki a envisagé de remplacer ExxonMobil par LUKOIL (autre société russe) et Gazprom Neft, après une rencontre entre le Premier Ministre Nuri Maliki et Vladimir Poutine. Mais aucune annonce ni acte officiel n’en avaient découlé.
En novembre 2012, des rumeurs contradictoires circulaient sur les activités futures de Gazprom Neft. Des sources proches du gouvernement irakien affirmaient qu’elle avait gelé ses projets dans la Région du Kurdistan, mais d’autres voix, émanant de la compagnie elle-même (sans que son porte-parole s’exprime directement sur cette question) avaient démenti et le porte-parole du GRK, pour sa part, déclarait que Gazprom Neft leur avait fait savoir que les contrats signés entre eux restaient d’actualité.
Mais ce n’est pas uniquement dans le domaine des hydrocarbures qu’Erbil et Bagdad semblent se disputer l'alliance russe. En octobre 2012, Nouri Maliki s’était lui aussi rendu à Moscou et avait signé des contrats d’armement pour un montant de 4 milliards de dollars. Or, depuis la recrudescence des tensions entre Kurdes et Irakiens au sujet de Kirkouk et des autres territoires disputés, la politique d’armement suivie par l’Irak est observée avec la plus grande attention par le GRK, qui y voit une menace directe contre la Région. En décembre dernier, la rumeur avait couru d’un futur achat d’armes pour un montant de 87 millions de dollars dont cette fois bénéficieraient les Kurdes de la part de Moscou mais le porte-parole du Gouvernement d’Erbil, Safin Diyazee, avait démenti cette information en décembre et elle a nouveau été niée aujourd'hui par un autre porte-parole, Omed Sabah, alors que des medias avaient rapporté des propos de Massoud Barzani, niant sans nier (comme à son habitude), que ce n'était pas à l'ordre du jour mais que, si une telle offre se présentait, elle serait la bienvenue
Sept jours plus tard, si rien n'a filtré de concret au sujet d'une vente d'armes, on en sait un peu plus sur l’accord avec Gazprom Neft, et il est clair que le cinquième producteur de brut russe se taille la part du lion, avec 80% du contrat de partage de production du gisement Halabja dont les réserves seraient de 90 à 100 millitons de tonnes d’hydrocarbures. Mais la contrepartie d'un tel accord n'a, elle, pas été dévoilée.
« Notre prochaine mission consiste à préparer le programme des travaux de prospection géologique », a annoncé Validmir Iakovlev premier directeur général adjoint de Gazprom Neft. Malgré cela, il a assuré n’avoir reçu aucun message négatif de la part de Bagdad et que le contrat portant sur le champ de Badra en Irak, n’était pas remis en question.
Autre sujet brûlant évoqué, celui de la Syrie. Damas est soutenu par Poutine, alors que Massoud Barzani est derrière toutes les initiatives pour tenter d’unifier la voix du Conseil national kurde syrien et a servi plusieurs fois d’intermédiaires entre le Conseil national syrien, le CNK et la Turquie. En tout cas, sa position le place ouvertement à l’opposé de Nouri Maliki qui, lui, est resté proche de Bachar Al Assad.
Le dossier nucléaire iranien concerne peu les Kurdes, qui choisissent de rester le plus neutre possible entre Téhéran et Washington, mais par contre l’influence iranienne de plus en plus présente à Bagdad n’a pas contribué à apaiser le climat politique entre les Kurdes et Maliki.
Mais l’entrevue entre Massoud Barzani et Vladimir Poutine, selon le cabinet présidentiel kurde, a surtout porté sur une coopération économique et culturelle renforcée et sur le rôle des sociétés russes dans la reconstruction du Kurdistan.
S'il y a continuité avec la politique de son père, c'est aussi dans ce refus de Massoud Barzani de choisir entre un camp ou un autre, notamment entre les USA ou la Russie. Très souvent soutenus (et tout aussi souvent lâchés) par les Américains, les Barzani ont toujours gardé de bonnes relations avec les Russes et le long séjour de Mollah Mustafa et de ses hommes (dont beaucoup, sur place, ont épousé des Soviétiques et se sont formés là-bas) a toujours permis aux Kurdes d'Irak de garder la même neutralité entre les USA et les Russes ou bien les USA et l'Iran.
Dans la querelle qui oppose la Région kurde à l'Irak, les Américains ont trop souvent tenté de temporiser et même de décourager les velléités autonomistes kurdes pour qu'Erbil ne se fie qu'à Washington pour assurer sa sécurité ou les soutiennent dans leurs différends avec l'Irak. L'histoire, encore, leur fournit quelques avertissements, avec la trahison des Kurdes par Henry Kissinger en 1975. Les commandes d'armes de Bagdad aux États-Unis les ont déjà inquiétés. La dernière sortie de l'ambassadeur américain à Ankara, Francis Ricciardone, mettant en garde la Turquie pour sa politique de partenariat énergétique avec les Kurdes, au détriment de la souveraineté de Bagdad, n'a guère plu à Erdogan, devenu soudainement le fervent défenseur du fédéralisme constitutionnel irakien.
À l'heure où troupes kurdes et irakiennes se font face depuis des mois à Kirkouk et devant les monts Hemrin, un tel plaidoyer contre l'autonomie kurde n'a sans doute pas été apprécié à Erbil. Quoi qu'il en soit, cette visite et l'accord avec Gazprom Neft, camouflet supplémentaire adressé à la politique centralisatrice du Premier Ministre irakien, permettent aux Kurdes de se poser comme puissance économique indépendante, quelques mois après le séjour de Maliki à Moscou.
Massoud Barzani a profité de son séjour à Moscou pour visiter la maison que son père, Mustafa Barzani, a habité lorsque, après sa légendaire «longue marche» de Mahabad jusqu’en Russie, il est resté plusieurs années en exil. 66 ans après la chute de la République de Mahabad qui avait vu le père et 500 peshmergas demander asile aux Russes, le fils revient en tant que président d'un proto-État kurde arborant les mêmes couleurs que Mahabad mais devant tout autant se garder des amitiés américaines que des promesses éventuelles d'armement russes.
Les négociations engagées depuis quelque temps entre le chef emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, et le gouvernement turc via le Secrétaire d’État chargé des services de renseignement (MIT), Hakan Fidan, suscitent des remous au sein de la classe politique turque mais aussi dans les rangs du parti pro-kurde de la Paix et de la Démocratie (BDP).
Lors d’un meeting à Antalya, le 11 février dernier, la co-présidente du BDP, Gültan Kışanak, avait, dans son discours, formulé à nouveau la demande d’une « autonomie pour le Kurdistan », et critiqué une fois encore l’opacité du processus politique qui se joue à Imralı et la mise à l’écart de son parti : « Tous les jours, il y a une nouvelle spéculation sur qui ira sur l’île d’Imaralı pour le second round des négociations avec Öcalan. Jusqu’à maintenant, le gouvernement n’a pas reconnu le BDP comme partie prenante dans ce processus. »
De son côté, Murat Karayılan, commandant militaire du PKK, a réclamé pouvoir être en liaison téléphonique directe avec Öcalan ce qui avait été aussi demandé par ce dernier, semble-t-il. À l’inverse de Gultan Kışanak, il ne semble pas désireux d’intervenir en tant que « partie prenante » des négociations – peut-être pour ne pas en endosser personnellement les décisions, face à ses hommes – mais de suivre en tout point la ligne et les ordres d’Abdullah Öcalan : « Öcalan représente déjà notre voix et nous croyons que c’est assez de négocier avec Öcalan tout seul. » (Firat News).
Une demande qui, selon le journal Taraf, pourrait être agréée, surtout quand il s’agira de procéder sur le terrain aux opérations de cessez-le-feu, de retrait de la Turquie et de démilitarisation de la guerilla. Taraf indique que les contacts entre le leader du PKK et ses unités militaires pourraient se faire par téléconférence. Sur les conditions d’un retrait de la guerilla et de l’arrêt des combats, Murat Karayılan a évité, cette fois, de donner un avis, positif ou négatif et s’est contenté d’une réponse en forme de question : « Pourquoi nous nous sommes battus en premier lieu ? Il y a une raison à notre présence dans les montagnes. »
Le Premier Ministre turc essaie, lui, de s’adresser directement à son « électorat kurde » afin de l’amener à soutenir le processus de paix : « Nous avons initié un processus… pour donner une chance à une solution politique. Aussi longtemps que vous nous soutiendrez, nous nous attaquerons à ce problème avec détermination » a-t-il ainsi déclaré dans un discours public à Midyat, une ville par ailleurs située dans une région de population mixte, kurde, chrétienne, arabe et turque.
Mais la demande de visite directe des responsables du BDP ou de ses députés à Imralı n’a pas tout de suite été agréée. C’est d’abord, comme en janvier dernier, le frère d’Abdullah Öcalan, Mehmet, qui a été autorisé à s’y rendre, le 18 février. Le caractère privé de cette visite a été confirmé par Mehmet Öcalan qui s’est abstenu de tout commentaire personnel sur le processus de paix mais a rapporté, dans le journal Dicle, les échanges qu’il a eus avec son frère sur la question.
Ainsi, Abdullah lui aurait demandé quelle était l’accueil de l’opinion publique (probablement kurde) sur les négociations et Mehmet lui a répondu (sans indiquer quelles étaient ses sources) qu’elle était favorable à 70%. Abdullah Öcalan aurait alors tenu ce discours : « Je suis prisonnier et par conséquent je n’ai pas la possibilité de tout faire et de trouver une solution à tout. Ici, j’ai des entretiens avec des officiers du Renseignement (MIT) qui se comportent avec moi avec sincérité mais la vérité est qu’il y a d’autres personnes et d’autres pouvoirs impliqués dans ce problème. Je ne sais pas dans quelle mesure ces pouvoirs soutiendront le processus. Je fais tous mes efforts qui cependant sont limités car je ne peux répondre à toutes les questions et assumer la responsabilité de tout. Ce ne serait pas une approche correcte. J’ai transmis mes propositions au gouvernement via une délégation d’État, en exprimant ce que nous voulons, ce que nous pouvons faire et comment le problème peut aboutir à une solution. Quelle que soit la façon dont le gouvernement appelle cela, c’est un chemin vers la paix. Le gouvernement examinera mes propositions et évaluera comment la question kurde peut aboutir à une solution. »
Le chef du PKK a assuré que la question kurde concernait tout aussi bien Qandil que « l’Europe » (le PKK en Europe) et a ajouté que les co-présidents du BDP et du Congrès de la société démocratique (DTK) devaient aussi se joindre aux négociations de sorte qu’ils puissent transmettre les informations d’Imralı aux bureaux européens du PKK et à Qandil. Il a ensuite fait allusion à des réticences qu’aurait opposées le gouvernement sur la visite de certains membres du BDP par rapport à d’autres, sans préciser quelle en était la raison : « Le gouvernement crée des problèmes sur les noms de ceux qui prendraient part à la délégation du BDP, mais ce n’est pas un problème de noms. Il n’est pas correct de soulever une question sur qui doit ou non aller à Imralı. Personne n’a été autorisé pour une visite à Imralı depuis la visite d’Ahmet Türk et d’Alya Akat, il y a 40 jours. Les peuples turc et kurde sont aussi une partie majeure de ce processus sur la voie d’une résolution du problème kurde qui est une question qui dure depuis 100 ou 200 ans, pas depuis 30 ou 40 ans. La délégation du BDP doit venir à Imralı et se joindre aux débats sur la façon dont le processus doit avancer. Ils doivent ensuite informer le public sur le processus, tandis que Qandil et l’Europe doivent mettre en avant leurs opinions et propositions. Nous avons besoin de gens pour transmettre les informations à ces cercles. Le camp des Kurdes ne ferme pas la porte à une solution pacifique. Si le processus en cours aboutit à une impasse, cela nuira aux Kurdes comme aux Turcs et à toute la région.»
Au passage, il donne son avis sur les meurtres de Paris, où il semble accuser la Turquie de couvrir un agent : « Les autorités judiciaires disent que les meurtres ont été perpétrés par quelqu’un de Sivas (Ömer Güney). Notre peuple doit savoir que ces trois politiciennes kurdes ont été tuées par ceux qui m’ont amené ici. On dit que le suspect a visité la Turquie et Ankara 10 fois l’année dernière. L’État turc doit révéler qui est cette personne, ce qu’il a fait à Ankara, quelle était sa mission, qui il y a rencontré et qui a planifié cette attaque. La France, les États-Unis et l’OTAN, tous savent qui est derrière ce meurtre de masse mais ils ne disent pas la vérité qui doit cependant être révélée de sorte que le processus des pourparlers puisse avancer. »
Sur les Kurdes de Syrie, il n’a rien exprimé de très concret, leur recommandant seulement de « joindre leurs forces » afin de se préparer aux « affaires majeures » qui peuvent survenir prochainement.
Le 21 février, il était enfin annoncé que des députés kurdes seraient admis à voir Öcalan, alors que les bombardements turcs sur Qandil ne cessent pas. Les noms qui ont reçu l’agrément du gouvernement turc mais indiqués comme ayant été choisis sur la suggestion d’Öcalan pour se rendre à Imralı le 23 février sont ceux du cinéaste Sırrı Süreyya Önder (un Turc d’Adiyaman), Altan Tan et Pervin Buldan. Les deux premiers font partie de la commission parlementaire chargée de rédiger une nouvelle constitution, ce qui n’est peut-être pas un hasard. Pervin Buldan a indiqué peu de temps après son retour que deux officiers du MIT assistaient à l’entrevue.
Auparavant, Erdoğan avait déjà présenté le désarmement du PKK comme une des exigences principales de son gouvernement. De fait, dès le 25 février, on apprenait qu’Öcalan allait appeler à un cessez-le-feu le 21 mars prochain, le jour du Nouvel An kurde. Il annonçait également la possibilité que la guerilla libère des prisonniers turcs, militaires et civils (qui seraient au nombre de 9 ou 10) qu’elle détient depuis des années. Un procès-verbal de l’entretien (21 pages) a été envoyé au commandement de la guerilla ainsi qu’un « plan de paix » de 61 pages rédigés par Öcalan, le tout étant censé rester confidentiel.
Mais la totalité de ce procès-verbal a rapidement été diffusée dans la presse, d’abord par le quotidien Milliyet, et repris par d’autres titres, alors que les trois membres de la délégations niaient être à l’origine des fuites. Il faut se souvenir que l’an dernier, les négociations d’Oslo avaient échoué en raison de fuites similaires.
De façon générale, le ton ne change pas dans les accusations et le mécontentement d’Öcalan envers le PKK et le BDP, donnant un certain crédit à la révélation du journal Sabah qui, en juillet 2012, avait affirmé que c’était le chef du PKK lui-même qui avait demandé au ministre de la Justice le gel des visites de ses avocats :
« Ne me faites pas rencontrer ces avocats. Ils déforment et transmettent faussement mes paroles. Mes messages ne sont pas remis aux destinataires prévus. Le BDP et le PKK me trahissent. Je ne veux plus communiquer avec eux. »
Öcalan accuserait ainsi le PKK de mettre des obstacles à ses efforts pour instaurer la paix, tout en mettant en garde la Turquie de vouloir lui dicter ses conditions, espérant qu’il n’y ait pas « d’incompréhension » de la part de l’AKP. Il critique la volonté d'hégémonie de ce parti et affirme que si on ne lui laisse pas le contrôle des négociations, ou que celles-ci échoue, la Turquie se prépare à un avenir aussi catastrophique que l'Irak ou la Syrie. Le retrait du PKK de Turquie devrait être bilatéral, selon lui, et décidé par le parlement et non seulement par le Premier Ministre. Cela effectivement donnerait une certaine légitimité à un ordre qui risque fort de heurter l’opinion turque, mais un retrait total des forces armées et de sécurité sur les zones frontalières ou dans les régions kurdes est peu probable. Quant au plan d'autonomie réclamé par le BDP, le PKK (ainsi que sa branche syrienne), Abdullah Öcalan ne le considère plus que comme un moyen de « saboter » les négociations et il insiste davantage sur la démocratisation nécessaire de la Turquie, tout en envisageant une impunité générale des membres du PKK (sans amnistie, jugée non nécessaire), ce qui exclut la dissolution totale du mouvement. Le retour des déplacés dans leurs villages (détruits par l'armée) est aussi indiqué comme condition nécessaire au retrait.
En plus de son propre mouvement, le leader du PKK pointe sa bête noire du moment, la confrérie Gülen dont le pouvoir occulte se confondrait avec celui de l’État profond et s’attaquerait au MIT et au Premier Ministre pour saboter le processus politique en cours.
Il se peut que l’entretien ait été quelque peu gauchi pour renforcer l’impression d'une connivence entre Recep Tayyip Erdoğan et Abdullah Öcalan, dans le but de mettre le Premier Ministre en difficulté par rapport aux nationalistes. Ainsi, le leader du PKK soutient la possible présidence d'Erdoğan et parle même d'alliance avec l'AKP : « Nous pouvons sceller une alliance présidentielle avec l'AKP sur ces bases. Mais il [le président] doit être similaire aux États-Unis, un sénat comme un parlement et une assemblée des peuples qui pourrait être appelée un Parlement démocratique, ou quelque chose de similaire à la Chambre des représentants aux U.S.A, ou à la Douma en Russie, ou une version de la Chambre des communes en Grande-Bretagne.»
Erdoğan a condamné ces fuites en leur déniant tout fondement : « Jusqu’à ce que nous fassions une déclaration et confirmions, toutes les rumeurs sont des mensonges et sont sans fondement. C’est clairement une tentative de sabotage par certains cercles qui ne veulent pas le développement de la Turquie. » Dans la foulée, il a aussi rejeté toute amnistie des combattants du PKK contrairement à ce qu’affirmait – ou souhaitait ? – Öcalan, ainsi qu’installer le chef du PKK dans une résidence surveillée.
Le BDP a nié être l'auteur des fuites, tout en assurant qu'il enquêterait en interne.
Un autre commandant militaire du PKK, Duran Kalkan, a commenté, le 27 février, à l’ANF, les derniers événements politiques : sur les demandes de la Turquie et l’appel à déposer les armes, Duran Kalkan confirme le manque d'enthousiasme du PKK reproché par Öcalan, et affirme qu’Öcalan avait appelé à une libération des prisonniers de la part des Turcs comme des Kurdes (les prisonniers politiques kurdes se chiffrant par milliers) et que « personne n’attend de nous un geste unilatéral » et que c’est aux deux parties de faire des « gestes politiques ».
Sur la question du retrait de la guerilla du territoire turc, Duran Kalkan demande, cette fois à l'unisson de son leader, si l’armée turque et les forces ont aussi l’intention de se « retirer » des régions kurdes : « C’est une approche qui peut aider à aboutir à une solution. Si chacun fait ce qui lui est demandé, je peux dire, au nom du PKK, que le mouvement kurde armé ne lèvera jamais un obstacle à la démocratisation de la Turquie et à une solution à la question kurde. Le PKK et ses leaders sont déterminés à se battre jusqu’à ce que le peuple kurde gagne sa liberté. » Enfin, le commandant militaire conclut que le PKK doit exprimer ses positions sur la façon dont une solution doit être négociée, en ajoutant que son mouvement acceptera « tout accord qui aura pour fondement l’accord du peuple ».
Mais il ressort de sa déclaration, par ailleurs diffusée sur Firat News, l’agence de presse du PKK, que le « processus de paix » tel qu’Öcalan l’élabore avec le MIT est effectivement loin d'enchanter la guerilla, ce qui était prévisible. La question est de savoir si, comme en 1999, elle fera semblant de s’incliner dans une demi-mesure (cessez-le-feu mais sans désarmement), auquel cas rien ne changerait, ou si, sous la pression, soit du BDP, soit des bureaux européens, la guerilla redescendra finalement de ses montagnes.
Une délégation du BDP s’est rendue la semaine dernière au Kurdistan d’Irak pour porter à la guerilla du PKK le message d’Öcalan. Cette fois, en plus d’ Altan Tan et de Sırrı Süreyya Önder, il s’agit des responsables politiques du BDP et du DTK Ahmet Türk et Aysel Tuğluk et de Selahattin Demirtaş et Gultan Kışanak qui sont partis à Sulaïmanieh. Pervin Buldan, quant à elle, s’est envolée en Europe pour transmettre le message d’Öcalan à ses représentants.
Ahmet Türk a tenu une conférence de presse conjointe avec Mele Bextiyar du parti de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) dont il assure la direction par interim depuis l’attaque cérébrale qui a frappé Jalal Talabani. Il a indiqué que les contacts avec les cercles politiques du Kurdistan du sud se poursuivraient, afin de recueillir leur avis sur le processus en cours. Mentionnant les bombardements turcs qui ont lieu, en ce moment, sur Qandil et donc sur le territoire du Kurdistan d’Irak, il les a jugés susceptibles d’ « affaiblir le processus de paix ».
Le journal Sabah affirme, pour sa part qu’une rencontre s’est tenue avec Karayılan, Kalkan, la délégation du BDP et des responsables du Kurdistan d'Irak, car un retrait militaire du PKK pourrait se faire sous la garantie et la surveillance des Peshmergas (pour le moment Erbil n'a fait aucune déclaration). Sülbüs Peri, une autre responsable de l’organisation, a indiqué comme Duran Kalkan quelques jours auparavant, qu’un retrait unilatéral était impossible à envisager, réclamant aussi des garanties concernant la sécurité de ce retrait.
Au forum de Davos, le 24 janvier dernier, le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzani, avait insisté sur la nécessité de résoudre la crise politique en Irak et de relancer le processus politique, en pointant le caractère dangereux de la situation.
Les litiges ne se sont pas du tout apaisés le mois suivant et les difficultés politiques de gouvernance en Irak se sont, cette fois, cristallisées sur le vote du budget irakien pour 2013 qui ne parvient pas à être approuvé par le parlement de Bagdad. La cause principale est le conflit à multiples facettes qui oppose le gouvernement central à la région kurde.
Aussi, bien que le cabinet du Premier Ministre ait approuvé le budget de 118 milliards de $ élaboré en octobre dernier, celui-ci n’a toujours pu être voté par le Parlement tant il est contesté, pour diverses raisons, de la part de députés chiites, sunnites ou kurdes.
Un des désaccords qui traînent depuis plusieurs mois est celui des sommes dues aux sociétés travaillant dans la Région kurde qui exportent le pétrole en Irak. L’été dernier, les Kurdes avaient déjà suspendu les livraisons de brut pour défaut de paiement. Après plusieurs promesses de régularisation, les exportations avaient repris à l’automne dernier mais sans atteindre le niveau de 250 000 barils par jour stipulé dans les accords, après que l’Irak ait payé un premier montant de sa dette.
Le 13 février le vote du budget a été reporté sine die en raison de la somme jugée insuffisante par les Kurdes (644 millions de $) pour régler les impayés dus aux sociétés pétrolières. Ils réclamaient 4,2 trillions de dinars (3,5 milliards de $) pour couvrir les paiements en souffrance depuis 2010.
La somme réclamée par les Kurdes apparaît aussi trop importante à des sunnites, tels Jaber Al-Jabri, de la liste Iraqiya, qui est aussi membres de la commission des finances, d’autant que l’Irak est déficitaire de 4,5 milliards de dollars. La liste parlementaire de Nouri Maliki, État de droit, réplique que les Kurdes doivent d’abord s’acquitter de dédommagements en vers le gouvernement central pour n’avoir pas fourni les 250 000 barils par jour promis depuis novembre 2012.
Le ralentissement des exportations a irrité d’autant plus Bagdad que, d’un autre côté, le GRK a commencé d’exporter, début janvier, plus de 15 000 barils par jour de pétrole et de condensat vers la Turquie, par des camions et qu’ils ont le projet de construire un oléoduc qui relierait directement le Kurdistan à la Turquie, sans devoir passer par l’Irak.
Autre contentieux, le pourcentage du budget alloué à la Région kurde par le gouvernement central. Ces dernières années, il était de 17% (calculé sur la base que la population du GRK doit représenter 17% des Irakiens). Aujourd’hui, alors que la population vivant au Kurdistan d’Irak ne cesse d’augmenter, selon les Kurdes, des députés irakiens contestent ce chiffre et la tenue d’un recensement, même si elle était acceptée par les Kurdes ne ferait que retarder le vote du budget. En attendant, la liste État de droit et Iraqiya (sunnites) demandent aux Kurdes de se contenter de 12%.
La part qui doit revenir à la Défense est aussi jugée trop importante et des députés suggèrent de redistribuer l’argent aux familles touchées par les dernières inondations. Cette proposition, par contre, n’est pas pour déplaire aux Kurdes, qui voient avec inquiétude les achats d’armements signés par Nouri Maliki, ce qui leur apparaît comme une menace dirigée principalement contre eux.
Par contre, l’entretien des Peshmergas kurdes est de nouveau rejeté par la coalition pro-Maliki, surtout depuis les récentes tensions qui opposent les forces arabes et kurdes dans la Diyala et autour de Kirkouk. « Les Peshmergas ont pointé leurs armes sur les poitrines du personnel militaire irakien et ils veulent maintenant que nous payions leurs équipements et leurs salaires » a résumé avec une emphase concise Mohammad Al Sayhood, un député d’État de droit.
Mais les Kurdes refusent tout net de voter le budget si cette demande là aussi n’est pas accordée. Le budget des Peshmergas n’a pas été payé depuis 2007, accords ou non, et Bagdad doit ainsi à Erbil, selon le ministre kurde des Finances, environs 6,4 milliards de $. Cette question a même réconcilié au moins temporairement les partis kurdes de la majorité et ceux de l’opposition, puisque même les députés du parti Gorran sont d’avis de bloquer le vote en cas de refus persistant. Selon le paragraphe 5 de l'article 13 du projet de budget pour l’Irak en 2013, fondé sur l'accord mutuel entre le conseil des ministres irakien et son homologue kurde, tous les impayés depuis 2007 concernant les Peshmergas devront être réglés sur la base de paiements anticipés. Mais les députés réclament davantage : que le budget alloué aux Peshmergas figure comme une part du budget global voté pour tout l’Irak. Muayyad Tayyib, porte-parole de la liste Alliance kurde (la liste majoritaire) explique que cela éviterait ainsi de repousser année après année les paiements. L’Irak réclame également une baisse de leurs effectifs et que, de 200 000 hommes, les Peshmergas passent à 20 000, ce dont il n’est évidemment pas question pour les Kurdes, déterminés à résister sur le terrain, en cas de conflit, à une armée irakienne grosse de 820 600 hommes (qui seront, il est vrai, bien moins motivés que les Kurdes pour défendre Kirkouk). Selon le ministère des Peshmergas, pour le moment, les forces kurdes sont entretenues depuis des années par le Gouvernement régional du Kurdistan, sans aucun subside irakien.
Comme tous les intermédiaires et négociateurs possibles sont souvent à l’œuvre en Irak, c’est, à la fin de février, le Conseil suprême islamique qui a voulu servir de médiateur, via son directeur Ammar Al-Hakim et a pu annoncer qu’un accord avait été trouvé ou était sur le point d’être trouvé sur les litiges autour du pétrole avec l’Alliance kurde. La veille, le ministre des Ressources naturelles du GRK, Ashti Hawrami, le vice-Premier Ministre du Kurdistan, Roj Nouri Shaways, Abdel Karim Al Leabi, ministre du pétrole irakien et Ali Shukri, ministre irakien des Finances et de la Plannification, auraient tenu une réunion privée pour parvenir à une entente sur le paiement des sociétés pétrolières actives au Kurdistan. Le 2 mars, Safeen Diyazee, porte-parole du GRK s’est dit « non-pessimiste » concernant la résolution de la crise, considérant que la délégation de son gouvernement était repartie de Bagdad sans résultats concrets mais que cela ne «signifiait pas qu’elle avait échouée». Il a relancé aussi l’idée d’un recensement pour déterminer la proportion de la population kurdistanî. Le 3 mars, Mahmoud Othman, député kurde indépendant à Bagdad et vétéran politique très écouté, a révélé que Massoud Barzani était favorable à la tenue d’une conférence nationale rassemblant toutes les composantes politiques irakiennes, sans exception, pour résoudre la crise et tous les conflits en suspens. On venait en effet d’apprendre la démission du ministre des Finances irakiens, Rafaie Al-Issawi, démission dont les sunnites d’Anbar ont eu la primeur, car c’est au cours d’une de leurs manifestations contre Nouri Mailiki que le ministre sunnite a annoncé qu’il se retirait de ses fonctions. Le motif n’en est pas du tout les litiges budgétaires, mais au fait que selon lui, le gouvernement central ne répond pas aux demandes et aux besoins des sunnites irakiens, après 70 jours de manifestations. « J’ai pris le parti de ma communauté », a-t-il conclu. La raison est est peut-être aussi le fait que ses propres gardes du corps ont avoué (sous la torture ou non) être complices d’assassinats terroristes commis avec les gardes du corps de Tarik Hashimi, le vice-président irakien réfugié en Turquie. Maliki a refusé cette démission, arguant « d’irrégularités financières et administratives » ce qui ne va pas contribuer à apaiser le climat.
Les députés de l’Aliance kurde ont réussi une fois encore à bloquer le vote du budget, que Nouri Maliki a tenté de faire passer en force, après avoir décliné une invitation à se rendre à Erbil alors qu’une prochaine visite du Premier Ministre kurde, Nêçirvan Barzanî est attendue à Bagdad.
Autre inconvénient possible à la crise parlementaire, mais qui tournerait à l’avantage des Kurdes, est la possible annulation du contrat d’armement signé entre Bagdad et Moscou en octobre dernier, d’un montant de 4 milliards de $. Bagdad aurait même revu ses projets d’achat à la baisse, n’envisageant plus que de dépenser un milliards de $, contre pénalité (source Kommersant). Mais Hoshyar Zebarî, le ministre des Affaires étrangères irakiens (un Kurde) a cependant indiqué que ce contrat restait toujours valable et que les hélicoptères Mi-28N et les canons sol-air Pantsir S1 devraient commencer d’être livrés en juin prochain.
Dès novembre 2012, ce contrat avait fait polémique, avec des accusations de corruption, énoncées par le propre porte-parole du Premier Ministre irakien, et réfutées par son ministre de la Défense ce qui laisse deviner le climat d’unité et de cohérence au sein du Cabinet Maliki. Un peu plus tard, Ali Al-Dabbagh, porte-parole du gouvernement irakien les avaient reconfirmées. Il avait ajouté, dans la foulée que les conditions du contrat seraient «entièrement revues».
Aussi, plus que les difficultés à voter leur budget c’est peut-être le climat détestable qui règne à Bagdad qui peut laisser sceptique sur les livraisons effectives des armes russes.
Depuis le 28 janvier, 15 évêques chaldéens étaient réunis à Rome en synode pour élire un nouveau patriarche, le cardinal Emmanuel Delly ayant démissionné pour raisons de santé. C'est Mgr Louis Sako, archevêque de Kirkouk qui a été finalement choisi.
Né en 1948 d'une famille de Zakho, au Kurdistan d'Irak, Louis Sako fait ses études à Mossoul et a été ordonné prêtre en 1974. Il est titulaire d'un doctorat en sciences patristiques et d'un autre en histoire ancienne de l'Irak et d'une maîtrise en jurisprudence islamique. De 1997 à 2001 il a enseigné au Collège pontifical patriarcal de Bagdad. Élu évêque en 2002 et confirmé par Jean-Paul II en novembre 2003.
Le diocèse de Kirkouk étant le lieu de conflits politiques et armés entre Kurdes, Arabes et Turkmènes, et la cible de terroristes qui s'en prennent aussi bien aux chrétiens qu'aux musulmans, Louis Sako s'est montré très actif pour promouvoir sur place l'entente entre les communautés religieuses et un Irak réconcilié et unifié. Il est aussi au Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Indépendamment des évêques de la diaspora, pour cette église très locale, c'est un bon compromis entre les dignitaires purement irakiens peut-être trop "bagdadi" et les évêques du Kurdistan.
Se déplaçant fréquemment hors d'Irak pour faire entendre la voix des minorités chrétiennes, il parle couramment le français, et a reçu plusieurs récompenses pour son action : En 2008 il a reçu le prix Defensor Fidei et le prix Pax Christi en 2010.
Le 23 février 2013, l’Institut kurde de Paris fêtait ses 30 ans d’existence et avait organisé, à cette occasion, un colloque à l’Assemblée nationale intitulé : « Kurdistan et diaspora kurde : 1983-2013» avec la présentation suivante :
« Les années 1980 occupent une place sombre dans les annales historiques kurdes, tant elles sont déterminées par un phénomène massif de répression et de destruction exercées par les États à l’encontre de toute résistance kurde, armée ou pacifique, mais aussi des populations kurdes : au Kurdistan d’Iran, les folles journées révolutionnaires de 1978-1979 laissent place au jihad lancé par l’ayatollah Khomeiny contre la société kurde dans son ensemble, au Kurdistan d’Irak la destruction des campagnes va crescendo pour déboucher sur une politique génocidaire vers la fin de la décennie, et dans la Turquie des généraux la kurdicité elle-même est criminalisée, ou alors associée à une pathologie à soigner par une dose accrue de kémalisme et la torture. La fondation d’un Institut kurde à Paris, rendue possible à la suite d’une alternance politique en France, découle autant d’une urgence consistant à sauver la culture de ce peuple que tout semblait vouer à une destruction irréversible, que de la volonté de fédérer les intellectuels kurdes chassés par la répression politique, doublée d’une guerre atroce entre l’Iran et l’Irak qui fera près d’un millions de victimes.
Trente ans après, alors que le Moyen-Orient passe par une nouvelle période marquée par la violence dans de nombreux pays, l’heure est au bilan. Il va cependant de soi que ce bilan ne saurait être exclusivement celui de l’Institut kurde ou de la diaspora qui a lourdement marqué l’évolution du Kurdistan depuis des décennies. Il importe en effet de prendre la mesure des transformations politiques considérables, se traduisant, notamment, mais pas exclusivement, par l’émergence d’une région fédérée kurde en Irak, ou de réfléchir aux conséquences socio-économiques de l’urbanisation rapide qu’a connue le Kurdistan dans sa totalité au cours des années 1980-2010, entraînant dans son sillage l’émergence d’une jeunesse désormais partiellement aux commandes, aux profils sociologiques radicalement différents de l’intelligentsia nationaliste des décennies 1950-1970. La prise en compte du fait générationnel dans l’histoire récente du Kurdistan est d’autant plus cruciale qu’une partie des figures qui avaient dominé les domaines politiques ou culturels, d’Abdul Rahman Ghassemlou, dirigeant du PDK-Iran, au cinéaste Yilmaz Güney, des poètes Cegerxwîn ou Hejar aux savants Noureddine Zaza ou Ismet Chériff Vanly, appartiennent désormais au Panthéon national kurde. Si dans les années 1980 encore, la diaspora restait le seul espace où un brassage pacifique entre les Kurdes de divers pays était possible, l’intégration interne, économique, mais aussi culturelle voire politique, du Kurdistan s’est largement accélérée dans les années 1990-2000 ; les frontières interétatiques, déjà fragilisées par les nouvelles technologies de communication, le sont désormais aussi par un mouvement des populations.
Force est enfin de constater que les domaines linguistiques et culturels connaissent depuis une ou deux décennies un renouveau inédit dans l’histoire kurde ; en contraste avec la situation de 1983 où le mot « kurde » même faisait peur dans de nombreuses universités, les « études kurdes » en Europe et aux États-Unis connaissent également une véritable montée en puissance, des dizaines de thèses sur l’histoire et la société kurde étant soutenues chaque année. »
La première table ronde était présidée par M. Bernard Dorin, ambassadeur de France, et avait pour thème « le Kurdistan de 1983 à 2013 ». Y participaient le professeur Hamit Bozarslan, de l’EHESS, le Dr. Khaled Saleh, vice-chancelier de l’université du Kurdistan, Chris Kutschera, journaliste et spécialiste de la question kurde, Sevê Izouli-Aydin, avocate a la cour, et Celîlê Celîl, professeur émérite.
Khaled Saleh : « le Kurdistan d'Irak entre Saddam Hussein et Nuri al-Maliki » : Retraçant les rapports entre la Région du Kurdistan et l’État irakien, Khaled Saleh les a décrits comme une alternance de crises, de violences et de négociations ouvertes, avec des arrières-pensées stratégiques de part et d'autre. Ainsi, une autonomie très large avait été accordée aux Kurdes, au début des années 1970, qui devait être totalement appliquée dans un délai de 4 ans. Mais restant lettre morte, cet accord a été rompu par un nouvel épisode de violence armée. Et pour finir, dans les années 1980, le Kurdistan a subi une vague de destruction et d’actes de génocide, qui a détruit presque la totalité des villages kurdes.
La fin de Saddam Hussein a fait espérer un nouveau départ, un « redémarrage des programmes ». Au début du nouvel Irak, après la chute de Saddam, Nouri Maliki était un personnage quasi-inconnu en Irak, dont le seul soutien efficace provenait des Kurdes, qui était le groupe le plus uni et le plus avancé dans le jeu politique, ayant connu une expérience d’autonomie 10 ans avant la chute du Baath. Les Kurdes, à cette époque, tenaient la clef des négociations. Maintenant, si l’on se reporte aux derniers événements de Kirkouk, des gens qui étaient, auparavant, marginaux en politique menacent à présent de mener une autre campagne militaire contre les Kurdes.
L’Irak souffre d’être encore sous l'influence des idéologies et des comportements politiques qui avaient cours dans les années 60 et 70 et jusque dans les années 1990, où des accords pouvaient être acceptés, signés, et finalement rétractés très facilement, surtout quand une nouvelle personne arrivait au pouvoir. C’est le principal danger qui pèse sur les perspectives de la Région du Kurdistan. De 2003 à 2005, il y avait un climat propice à un changement des mentalités et à une reconstruction de l’Irak, mais cela a changé peu à peu. De 2003 à 2004, on parlait encore de l’ « arabisation » des territoires kurdes (hors Gouvernement Régional du Kurdistan) mais pour des raisons peu claires, les Kurdes ont finalement accepté, dans la Constitution (sur proposition américaine), d’appeler ces territoires « territoires disputés », ce qui changeait fortement la façon d’aborder la question : « territoires disputés » laisse entendre qu’il y a deux points de vue, deux façons de voir les choses, alors qu’ « arabisation » met l’accent sur l'injustice d'une politique. L’autre problème important est le partage du pouvoir et des revenus qui fait l’objet d’un contrôle sourcilleux de la part de Bagdad. Mais pour le Kurdistan, toute remise en cause de ce partage du pouvoir, du partage des revenus et de la question des territoires revendiqués déclenche chez eux un réflexe de défense nationale contre ce qui peut en découler.
Passer de Saddam à Maliki n’a pas modifié la donne initiale et les problèmes de fonds : Que veut-on créer en Irak ? un espace où l’on puisse respirer, et vivre dans la dignité ? Depuis les années 1980-1990 un pas a été franchi, depuis l'époque du génocide, mais il faut être toujours attentif aux problèmes de fonds auxquels font face l’État irakien ainsi que les Kurdes, et ce au-delà des individus et des positions.
Chris Kutschera : L’histoire des « Kurdes iraniens entre lutte armée et résistance civile » : La révolution iranienne a surpris tout le monde, y compris le Dr. Abdulrahman Ghassemlou, Secrétaire général du PDKI, cet événement l’a amené à la tête d’une résistance armée forte de milliers de Peshmergas. Son erreur a été de croire à un effondrement rapide du régime islamique, après le renversement du Shah. Après 1983, le PDKI et le Komala se replient à la frontière irakienne et enfin à l'intérieur du Kurdistan d’Irak.
Les deux assassinats des leaders du PDKI (Ghassemlou et Sherefkandi) lui ont porté des coups terribles et ce parti a sombré dans un travers fréquent au cours de l’histoire kurde, celui de la « guerre des chefs et des sous-chefs », dans un monde encore imprégné par les organisations tribales. Le PDKI et le Komala se sont ainsi divisés en plusieurs mouvements, allant jusqu’à s’affronter violemment. Les années qui suivent les assassinats sont des années de plomb.
En 2004, on assiste à une renaissance de la société civile kurde sous la libéralisation relative du président Khatami, avec les étudiants, comme à Sanandajd, des médecins, avocats, journalistes, tous attentifs à ce qui se passait dans les autres parties du Kurdistan, tout en se défiant des partis traditionnels, toujours attachés au cadre iranien de la question kurde. En 2004 fut aussi fondé le PJAK, considéré comme un avatar du PKK, qui lutte pour un « Iran démocratique et fédéral ». Des jeunes Kurdes iraniens, admiratifs du PKK, rejoignent le PJAK et les affrontements commencent avec les Gardiens de la Révolution. Alors que le PKK avait longtemps été toléré, voire plus, en Iran, un rapprochement entre la Turquie d’Erdoğan et Téhéran a changé la donne.
Après plusieurs années d’affrontements, le PJAK a conclu, à l’automne 2011, un cessez-le-feu avec les Iraniens et s'est redéployé à la frontière, alors que l’armée iranienne cessait, de son côté, ses opérations militaires et suspendaient les exécutions des prisonniers politiques kurdes. Défaite ou véritable cessez-le-feu ? En tout cas, on voit à nouveau de nombreux jeunes Kurdes d’Iran se battre dans les rangs du PKK contre la Turquie, alors que les relations entre Téhéran et Ankara sont de nouveau tendues, puisque que la Turquie soutient l’opposition syrienne.
Le Kurdistan iranien, comme celui de Turquie, a des problèmes de délimitation géographique que ne connaît pas la Région du Kurdistan d’Irak. Selon les Kurdes iraniens, le Kurdistan comprend les provinces de l'Azerbaïdjan occidental, le Kurdistan, l’Ilam et le Kermanshah. L’Azerbaïdjan occidental a des villes largement peuplées d’Azéris chiites, comme Urmiah, Koy, Makou, Miandoab. En 1946, Qazi Mohammad avait déjà refusé de prendre position sur le rattachement de la ville d’Urmiah à la république de Mahabad, pourtant demandé par des chefs tribaux azéris. La province de Sanandadj a une population à peu près homogène (Kurdes sunnites) Kermanshah et Ilam ont une population hétérogène, en grande partie chiite. Le Kurdistan d’Iran réclame une solution plus complexe que celle de l'article 140 de la constitution irakienne soutenu par le Kurdistan d’Irak, pour résoudre le problème des territoires « disputés» iraniens.
Récemment, les deux dirigeants rivaux du PDKI, Mustafa Hijri et Khaled Azizi ont pu se rencontrer (grâce aux efforts du Dr. Frédéric Tissot, ancien consul de France à Erbil) ce qui peut laisser espérer une coopération des deux branches rivales issues du PDK-I à défaut de leur coopération. Les bouleversements du Printemps arabe vont-ils atteindre l’Iran ? Les Américains jouent-ils la carte kurde contre le régime de Téhéran ? Dans ce jeu, le PDKI ne fait pas encore le poids et il n’y a pas de contacts, du moins officiels, entre le PJAK et les USA.
La carte du Kurdistan iranien, au contraire de celle du Kurdistan irakien, n’est pas prometteuse.
Sève Izouli-Aydin, « Le sort des Kurdes en Syrie » : Sève Izouli-Aydin commence par évoquer les années terribles qui ont suivi le Coup d'État en Turquie, quand même les Kurdes des villages syriens frontaliers autour de Qamishlo vivaient dans la terreur des incursions turques, et l’effet que fit l’annonce, à la BBC, de la création de l’Institut kurde de Paris.
Puis elle a présenté la population des Kurdes syriens dans ses grandes lignes démographiques, en évoquant le cas des Kurdes « apatrides » enregistrés comme étrangers ou non-répertoriés du tout, qui vivent paradoxalement dans les régions parmi les plus riches de la Syrie, en raison de leurs ressources en eau. En 1970, une loi sur la redistribution des terres agricoles a dépossédé de leurs terres ces Kurdes apatrides pour les donner à des colons arabes venus d’autres régions syriennes.
Le premier parti kurde syrien fut fondé en 1956 (le PDKS). Aujourd’hui, on en compte plus d’une dizaine, avec quatre partis particulièrement actifs et influents. Depuis la fin des années 1960 on peut donc parler d’une véritable « opposition des Kurdes de Syrie », avec des partis, des associations, des revendications, un programme, et une capacité importante de mobilisation au sein de la population.
Avant la révolution syrienne de 2011, il y a eu le soulèvement de 2004, après les attaques de supporters kurdes, lors d’un match de football, par des supporters arabes clamant des slogans hostiles à Barzani, échauffourées qui furent ensuite réprimées par des tirs de milices du Baath. Cette répression déclencha une série d’émeutes dans les villes kurdes et la statue de Hafez al Assad fut abattue dans la ville d’Amude, bien avant la révolte arabe de 2011. D’autres lois, dans les années 2000, visaient les Kurdes, en interdisant toute transaction immobilière dans leurs régions, ou interdisaient d’employer des apatrides, ou des règlements agricoles freinaient toute activité dans les régions kurdes.
Avec la révolution de 2011, le 7 avril, un décret de Bachar Al Assad rétablit les Kurdes dans leur nationalité. Mais c’était loin d’être la seule revendication des Kurdes, contrairement à ce qui se disait ou lisait dans la presse, puisque « la reconnaissance des droits fondamentaux et démocratiques est au niveau zéro » : liberté d’expression, durée des garde-à-vue, séparation des pouvoirs, une TV indépendante, libertés des partis politiques, élections libres et régulières, levée de l’interdiction sur des partis. Il s’agit en fait de toute l’instauration d’un État de droit. La restitution de la nationalité aux Kurdes syriens n’est donc pas à présenter comme un « cadeau », c’est un des nombreux droits fondamentaux dont les Kurdes ont été privés.
Les Kurdes ont toujours été contre la dictature syrienne mais ils se méfient des Frères musulmans qui tentent de récupérer la révolution syrienne avec l’aide de l’AKP turque, malgré le caractère laïque de la majorité de la Syrie. Les Kurdes ont aussi des revendications particulières, et refusent une seconde « république arabe syrienne ». Ils sont aussi pour un État laïc et démocratique. Ils veulent inscrire dans la constitution l’égalité entre hommes et femmes.
Celîlê Celîl, « Les communautés kurdes de l'ex-URSS après l’effondrement du communisme »: Cette région a joui d’un potentiel intellectuel remarquable, en raison des travaux effectués par les Kurdes de l’ex-URSS, intellectuels, artistes, scientifiques. Les Kurdes d’ex-URSS (les trois républiques du Caucase) ont connu différentes dynamiques. Ainsi, l’Azerbaïdjan des années 30 a vu progressivement le déclin de la dynamique kurde. En Géorgie, leur nombre a diminué depuis 1991.
Jusqu’à la fin du communisme, les Kurdes souhaitaient préserver leur identité : les villages étaient groupés, proches les uns des autres, et ces groupements ruraux sont devenus la base de l’identité kurde, traités dans des ouvrages, des magazines, par des intellectuels, des enseignements. Mais plusieurs milliers de Kurdes ont été déportés en Asie centrale et en Sibérie par Staline, ce qui a créé une nouvelle diaspora au Kazakhstan, encore très stable.
Puis de nouvelles portes se sont ouvertes, culturelles, après la mort de Staline. En 1955, il y a eu publication d’un journal kurde à Erevan, suivi d’ouvrages littéraires. Le monde intellectuel kurde avait à nouveau voix au chapitre, ainsi que le monde scientifique kurdophone, jusqu'au début de la glasnost et de la perestroika. Ce fut alors une nouvelle ère, un enivrement de la liberté mais aussi une source de chaos. Des conflits religieux se sont transformés en conflits ethniques, avec des groupes armés, et la guerre a amené des changements en Arménie et en Azerbaidjan, notamment pour les Kurdes. Il y a eu des milliers de victimes en Azerbaïdjan, des Kurdes musulmans et yézidis ont quitté le pays, contraints. La plupart sont partis au Kazakhstan, au Kirghizistan.
20 ans après l'effondrement du bloc soviétique, un bilan : En Géorgie, une guerre a posé des problèmes à beaucoup de minorités, mais les Kurdes ont plus de droits ; des organisations ont vu le jour, des associations, mais qui ont peu d’influences économiques et politiques. En Azerbaïdjan, il n’est plus interdit d’être kurde mais des milliers de Kurdes ont oublié leur langue. Dans le Karabagh et d'autres régions qui souhaitent être intégrées à l'Azerbaïdjan, des Kurdes ont fait face à une forme de persécution et ont aussi abandonné culture et langue. En Arménie, il y a maintenant une division entre les Kurdes yézidis et les Kurdes musulmans : deux groupes se sont formés, avec soi-disant deux langues et deux cultures différentes. Aucun droit politique n’a été accordé aux Kurdes (pas un député kurde au Parlement). La société kurde a ainsi perdu son unité. Les associations culturelles ont disparu, n'étant plus soutenues par l’État. Des journaux vont aussi disparaître, et les programmes TV sont limités à une heure.
Les points positifs : l’alphabet cyrillique a fait place à l’alphabet latin. Le journal Riya Taze l’utilise aussi. C'est une évolution importante pour les Kurdes de l’ex-URSS, car c'est un instrument d’échange et de lien entre les autres Kurdes et les différentes diaspora.
De façon globale, en ex-URSS, les Kurdes jouissent d’une certaine autonomie culturelle mais leurs droits ne sont pas suffisants et l’éparpillement de la diaspora rend les choses difficiles. Seule la diaspora au Kazakhstan est assez forte et plusieurs scientifiques et intellectuels kurdes des États du Caucase s’y sont rendus pour continuer leurs travaux.
Hamit Bozarslan, « le Kurdistan de Turquie, du coup d'État militaire à l'AKP » : En 1983, le facteur important était l’existence d’une terreur massive, la langue kurde est interdite pour la première fois depuis les années 1920. Le Kurdistan, comme l’illustre le film Yol, est une prison, elle-même dans une autre prison, la Turquie. Mais un mouvement kurde et une socialisation kurde existent, transgénérationnels. Dans les années 1960, on voit la naissance d’un mouvement kurde autonome. Dans les années 1970, se créent beaucoup de mouvements et d’organisations kurdes. En 1977, un maire ouvertement kurdiste, Mehdi Zana, gagne les municipales. Sous la répression, un mouvement émerge, très radicalisé et très fragmenté en 1971, et la fin de la révolte de Mustafa Barzani, en qui les Kurdes de Turquie espéraient et qu'ils voyaient comme leur « grand-père » brise aussi ce mouvement, mais leur permet aussi de se prendre en main, en Turquie.
1977-78 : création du PKK et du KUK. Après le coup d’État de 1980, les Kurdes de Turquie s'ouvrent au Moyen-Orient et forment la majeure partie de la diaspora en Europe. Le PKK livre d'ailleurs ses premiers combats contre Israël, au Liban, et non contre la Turquie. La diaspora est formée de militants très jeunes, 18 - 20 ans, les plus âgés ont la trentaine. Ils sont politisés depuis l’adolescence, et sont en Europe très fragmentés.
En 1970, les Kurdes voulaient créer une organisaiton, puis passer à la lutte armée. En 1980, dans la diaspora, ils veulent au moins sauver la culture (fondation de l'Institut kurde de Paris). Bilan : des milliers de villages détruits, une grosse urbanisation des Kurdes de Turquie, la disparition de la mémoire tribale et rurale.
Mais il y a un nouveau paysage kurde : la kurdicité est devenue la base même de la lutte politique, même si l’AKP a une implantation non négligeable, car même ses représentants locaux se présentent comme kurdistes. Le parti BDP exerce une hégémonie et le mouvement kurde a gagné une centralité au Kurdistan et en Turquie.
Il y a eu une génération 1968, puis une génération 1978, puis 1988, 1998 et 2008 : le mouvement kurde peut maintenant assurer une transmission transgénérationnelle, mais chaque génération est dans une rupture, et invente son propre langage politique, avec différents profils : Ahmet Türk (70 ans), Öcalan (64), mais aussi des maires en cravate ou des jeunes femmes qui ont une réelle influence politique, inscrivent ce mouvement dans la durée.
En Turquie, le langage politique a changé : il n’y a plus de négation du fait kurde, mais le langage nationaliste les définit comme « ennemis de l'intérieur, une menace biologique contre les Turcs ». Ou bien les Kurdes, groupe non civilisé, doivent être civilisés par les ministères de la Justice, de l’Économie, de l’Éducation. L'AKP leur apporte une reconnaissance mais demande en contrepartie qu'ils se mettent au service de la turcité musulmane (comme le comité Union et Progrès l'avaient demandé aux Arméniens en 1914).
Chez les Kurdes, il y a aussi évolution du langage politique : En 1982-83, c'est le règne du marxisme-léninisme, mêlé avec Frantz Fanon, et puis le culte de la personnalité d’Öcalan qui distinguent les Kurdes de Turquie des autres Kurdes qui n'ont pas ce même culte autour de leurs dirigeants, même très populaires, comme Ghassemlou ou Barzani.
Mais aujourd’hui, il n'y a plus de normes à l'échelle internationale, comme avant, l'influence de l'URSS, ou de l'Albanie. C'est plus Bruxelles et Washington qui dictent le ton, et l'on tient des discours écologiste, féministe, défenseur des homosexuels, etc., parmi les Kurdes. Le Kurdistan de Turquie est devenu aussi un espace de création artistique et de pluralité esthétique : musique, théâtre, et toutes sortes d'expressions. La recherche sur le Kurdistan s’est énormément développée. De plus en plus de jeunes chercheurs sortent de la question kurde en tant que telle, pour se consacrer à des tas d'autres sujets – enfance, habitat, etc. – au sein de la société kurde, dans une analyse apaisée, signe de banalisation.
Mais le Moyen Orient a une situation précaire, versatile, on peut craindre une nouvelle période de violence pour la décennie à venir, même si on n’est plus dans les années 1980, les plus sombres et les plus dramatiques pour les Kurdes.
La seconde table ronde était modérée par M. Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de Paris et avait pour thème « La société kurde au tournant du millénaire », avec les interventions de Mme Nazand Begikhani, Université de Bristol , M. Khalid Khayati, Linköping University, M. Philip Kreyenbroek, Université de Göttingen, M. Ephrem-Isa Yousif, philosophe et écrivain.
Nazand Begikhani, Université de Bristol (absente, intervention lue par Mme Khanna Omarkhali), « La question féminine au Kurdistan et dans la diaspora ». Les crimes d’honneur se produisent au sein d’une famille ou d’une communauté qui permettent ces agressions. Les crimes d’honneur dans la région du Kurdistan d’Irak et dans la diaspora ont fait l'objet de recherches financées par le Gouvernement régional du Kurdistan, sur la base de ses travaux de terrain. Ces travaux de recherche ont été initiés après la lapidation de Doa Khalili, une adolescente yézidie au Kurdistan irakien. Le Premier Ministre de la Région, a lancé plusieurs mesures pour lutter contre ce fléau, dont une enquête d’évaluation.
Il est important d’élaborer une compréhension de ce que veut dire ‘honneur’. Le collectif, famille, clan, nation ont des codes avec échelle d’honneur ou de déshonneur. Les femmes doivent être chastes, obéissantes et pudiques. Il y a des attentes sur leur tenue vestimentaire, l’amour, le mariage, le divorce. Des relations romantiques, le fait d'être vue en compagnie masculine, la perte de la virginité avant le mariage les mettent en danger, d'où une pratique de dissimulation, par peur des observations, cancans, rumeurs. La société en souffre dans son ensemble, pas seulement les femmes. Il n'y a pas de chiffres précis de ces crimes d'honneur, mais ils sont très répandus au Kurdistan irakien, ils sont même quotidiens, même si les choses changent, très lentement : La pratique est peu à peu stigmatisée comme un ‘déshonneur’ et non plus un honneur. Plus de 50 ONG travaillent sur les violences faites aux femmes : information, militantisme, protection (foyers de refuge), mais ces services sont surchargés et susceptibles d'être attaqués par les familles des victimes.
Les crimes d’honneur n’étaient pas intégrés dans les programmes politiques du GRK, sauf ces dernières années, qui ont vu les premiers jalons des luttes contre ces pratiques, ce qui donne au Kurdistan irakien un rôle clef, même si ces crimes restent endémiques dans le spectre plus large des violences faites aux femmes, violences elles-mêmes comprises dans un contexte de violence politique et historique, d’où les progrès lents.
Les crimes d’honneur sont une manifestation des inégalités hommes-femmes qui contribuent à renforcer cette inégalité.
Ephrem-Isa YOUSIF, « Les christianismes au Kurdistan » : Il y a une présence très ancienne du christianisme en Mésopotamie, et les villes qui sont aujourd'hui kurdes furent des berceaux du christianisme, avec un rôle éminent des traducteurs syriaques dans la transmission des classiques grecs, en Irak comme au Kurdistan. Mais une chute spectaculaire de la présence chrétienne en Mésopotamie a lieu après les invasions mongoles, ou celle des Timourides, et aussi avec les grandes épidémies (peste noire). On voit alors le repli des chrétiens dans les montagnes et régions kurdes, Hakkari, Soran, Baban, etc. 90% de ces chrétiens sont, sous l’empire ottoman, au Kurdistan, avec une grande proximité de culture avec leurs voisins.
Au moment de la résistance kurde en Irak, des chrétiens se placent aux côtés de Barzani et participent à la révolution pour demander des droits pour le Kurdistan. Ils s’intègrent aux peshmergas dès la première heure, au pays comme à l'étranger. Aussi, après les accords d’Alger en 1975 et le départ de Barzani, il y a représailles de Bagdad. Parmi les 4000 villages détruits, il y a 182 villages chrétiens. L’Anfal concerne aussi les chrétiens du Kurdistan. Durant l’exode de 1991, ils fuient avec les Kurdes et se retrouvent avec eux dans les camps de Turquie.
Dans la région autonome, les chrétiens du Kurdistan reviennent ensuite avec les Kurdes et on assiste à une renaissance chrétienne au Kurdistan, à partir de 1993. L'enseignement de la langue araméenne est encouragé par le gouvernement kurde, des partis politiques assyriens ou chaldéens se forment. Le gouvernement autonome encourage aussi la culture des chrétiens avec des centres culturels, ou le lycée de Mgr Rabban à Duhok, ouvert à tous, où l’on enseigne le kurde comme l’araméen aux élèves des deux sexes et de toute origine. Il y a 3 ans, fut créée la Direction de la culture et des arts syriaques à Ankawa, avec des bureaux à Duhok et Suleymanieh. Il y a un an et demi, un musée de la culture des arts des chrétiens du Kurdistan a été ouvert à Ankawa.
Tout au contraire, avec la chute du Baath en Irak, la chasse aux chrétiens a été ouverte à Mossoul, Bagdad, Basra : il y eut un nouvel exode, à l’étranger ou au Kurdistan. Plus de 100 000 chrétiens s’installent dans la Région kurde, qui les aident à se réinstaller, rebâtir les villages et leur apporte un soutien linguistique, à l'éducation, à l'intégration dans la société kurde pour les chrétiens irakiens de langue arabe. Dans la plaine de Mossoul, 5 villes chrétiennes et des villages dépendant de Mossoul, dominée par Al- Qaida, ont été pacifiés, protégés et stabilisés par les Kurdes. Mais ils ne sont pas inclus dans le GRK et dépendent administrativement de la province de Mossoul qui leur est hostile. Un cours universitaire de la langue syriaque est actuellement réclamé par les chrétiens auprès des autorités kurdes, demande appuyée par l’institut kurde.
Kendal Nezan revient ensuite sur la participation des chrétiens au mouvement de libération du Kurdistan, avec quelques grandes figures historiques : le père Paul Beidar, membre de la direction du mouvement kurde dans les années 1960, Marguerite George, qui avait une brigade féminine, François Hariri, qui fut le premier gouverneur chrétien d’Erbil, un des plus proches collaborateurs de Massoud Barzani, avant d’être assassiné par des islamistes.
Enfin le nouveau patriarche chaldéen, ancien évêque de Kirkouk, est un chrétien de Zakho, ce qui change le centre de gravité du christianisme en Mésopotamie, de Bagdad au Kurdistan.
Philip Kreyenbroek, « Évolution de l'espace religieux dans les 30 dernières années » : les Kurdes et les non Kurdes se sont rendus compte de la complexité religieuse de la société kurde : la plupart des Kurdes sont des musulmans sunnites (majorité chaféite) avec une minorité de chiites duodécimains en Iran, et de nombreux ordres soufis qui jouent un rôle essentiel dans la culture kurde. S'y ajoutent des groupes chrétiens qui font partie intégrante de l’espace religieux kurde et de la société kurde, comme ce fut le cas des juifs dans le passé, avant leur émigration, et une série de groupes minoritaires religieux, comme les alévis, yézidis et yaresan (kaka’i ou Ahl-é Haqq).
Des groupes religieux encore plus restreints jouent un rôle, comme les shabak ou les Barzani qui ont gardé dans leur communauté des éléments religieux très anciens mais dont on sait peu de choses. La perception en Occident a également changé, depuis le moment où l'on découvre les Kurdes dans les années 1970-1980, avec les premiers réfugiés politiques, alors que les représentations turques en Europe font pression pour que l'on continue de croire à la non-existence des Kurdes, tous « citoyens turcs avec la même religion que les Turcs ». On savait peu de choses sur les spécificités et diversités des Kurdes, diversités culturelles, linguistiques et aussi religieuses, et à l'époque le PKK avait tendance à minimiser ces différences, considérant que cela nuisait à l’unité des Kurdes.
La vie religieuse des différentes communautés kurdes musulmanes n’a pas encore été étudiée dans le détail, comme pour le reste des sunnites du Moyen Orient, ce qui donne à l’Occident une image faussée : celle que tous les sunnites y ont une culture homogène. Cela ne permet pas d’expliquer l’émergence d’un groupe extrémiste kurde comme Ansar Al Islam ou l'augmentation des pratiques d’excision dans une culture où c’était un phénomène inexistant, ainsi que les tensions entre des groupes musulmans et les yézidis ou les kaka’i.
Le soufisme et ses confréries de derviches au Kurdistan souffre aussi d’un manque de recherches, notamment l’évolution des qaderis et leurs rapports avec les autres groupes dans la Région autonome. Les alévis, depuis les années 1980, en Turquie et dans la diaspora, cherchent à trouver leur identité de façon active et en Allemagne. Alévis kurdes ou turcs viennent à Göttingen essayer de comprendre les racines kurdes de l'alévisme, qui a pris beaucoup d’éléments aux mouvements religieux kurdes plus anciens, alors que les mythes et les légendes alévis s’effacent peu à peu dans les mémoires, avec la disparition des anciennes générations.
Les yézidis ont connu les évolutions les plus importantes : victimes de persécutions et de discriminations en Turquie, dans les années 1970-1980, l’Allemagne de l’Ouest leur a offert l’asile politique à titre collectif. Leur pratique religieuse était alors discrète, de même en Irak, où la religion yézidie était considérée par beaucoup de musulmans comme « impure ». Mais avec l’Anfal, l’attention du monde s’est portée sur les Kurdes, ainsi qu'en 1991. La constitution de la zone autonome a entraîné chez les dirigeants du mouvement des questions sur l'identité kurde. En 1991, Massoud Barzani parle de la religion yézidie comme de la religion kurde « originelle » ce qui a été affiché sur tous les murs de la communauté yézidie. Les universités occidentales se sont alors intéressées aux yézidis et les diaspora ont commencé de faire entendre leurs voix. Aujourd’hui de nombreux yézidis souhaitent étudier le corpus de leurs textes sacrés, jusqu’ici transmis uniquement de façon orale, ce qui est une évolution majeure.
Les Ahl-é Haqq en Iran connaissent des tensions graves entre ceux qui se reconnaissent comme musulmans et donc tolérés par le régime, et ceux qui se voient comme en dehors de l'islam et donc persécutés, ce qui induit une grande division de la communauté. Les musulmans ahl-é haqq ont attiré l'attention des universitaires ces dernières années, alors que l’autre groupe est considéré, dans ces travaux, comme « arriéré » et « ignard », ce qui contribue malheureusement à la persécution du gouvernement iranien à leur égard.
En Irak, l‘atmosphère de peur qui était celle que vivaient les yézidis en 1991, existe encore parmi les Kaka’i dans la région autonome kurde et ils continuent à rester discrets. Un des grands avocats de la diffusion de leur culture, l’ancien ministre de la Culture, un kaka’i, a reçu des menaces de mort [de sa communauté] après avoir annoncé qu’il souhaitait sortir un livre sur sa religion. En raison de ces réticences, des informations cruciales sur les kaka’i et d'autres groupes parlant le gurani ne sont pas disponibles.
Au cours des 30 dernières années, de grands changements ont eu lieu, surtout dans la perception de l’espace religieux, en dehors du Kurdistan, où l’on considérait que tous les Kurdes, Turcs ou Arabes étaient musulmans. Et la complexité religieuse de la sociéte kurde est mieux connue. Cette ouverture devrait, dans le cas des yézidis, être une amélioration pour tous les membres de cette communauté. Mais notre connaissance de certaines religions kurdes reste insuffisante.
Khalid Khayati, « La formation de la diaspora kurde en Europe » : Il faudrait, comme pour la question kurde, parler de questions multiples liées à la diaspora kurdes : langue, littérature, questions sociales. Rogers Brubakers, un sociologue américain travaillant sur la diaspora, a donné cette définition : Pour lui, une diaspora a trois composantes importantes : la dispersion, car toute population considérée comme diaspora est une population qui s’est dispersée, par des déplacements forcés, des départs contraints ; un regard tourné vers la patrie, car la communauté maintient un lien émotionnel ou concret avec sa patrie ; le maintien d’une identité spécifique, différente de celle du groupe d’origine resté dans la patrie, car son identité est mixte.
La diaspora kurde est une diaspora de très vaste diffusion : sa carte s’étend du Kurdistan à l’Asie centrale, la Russie, l'Europe, des villes irakiennes, Syrie, Iran et Turquie, en dehors de la région kurde. Le premier groupe arrivé en Europe est un groupe d'intellectuels dont le Bulletin du Centre d’Études du Kurdistan donne la liste ; une 2ème vague étudiants kurdes crée la première organisation d'étudiants kurdes, qui célèbrent le Newroz pour la première fois en Europe en 1956. Mais il n'y a pas de diaspora réelle avant les années 1980, avec l‘arrivée de réfugiés. Avant cela, on voit aussi une arrivée massive de main d’œuvre kurde en Europe occidentale, surtout en Allemagne, mais on ne pouvait les considérer comme faisant partie d’une diaspora et c’est plus tard qu’ils se sont identifiés à la diaspora kurde, avec une évolution politique et le fait que la seconde génération s’est intéressée à ses origines.
La formation de la diaspora kurde s'est faite dans une préservation de son identité, avec une culture transnationale et des symboles de représentations, de sentiments et d’émotions dans plusieurs domaines. L'identité kurde dans la diaspora se construit autour d’un discours de victimisation, d’une identité de victime, comme pour les Arméniens. Ce n’est pas le produit d'une imagination mais c'est enraciné dans des expériences traumatisantes réelles, tragiques, comme le génocide, les attaques chimiques en Irak, la répression sévère des Kurdes en Turquie, la privation de leur identité et de leur langue interdite, et la destruction des villages kurdes ; il y a aussi une répression très dure en Iran, avec une peine capitale utilisée à des fins ethniques.
Les Kurdes vivent aussi des politiques de discrimination et d’exclusion sociales en Europe. En Suède, ils vivent dans des zones de ségrégation et n’ont pas accès à un travail décent. C’est aussi lié au mode de vie que les Kurdes ont dans leurs lieux de résidence. Parmi de nombreux problèmes internes à cette diaspora, il y a la pathologie de la politique kurde, celle du « diviser pour mieux régner », entre différentes organisatons politiques, et certains groupes se considèrent comme ennemis mutuels. Cela est transmis parfois à la seconde génération dans la diaspora.
Il y a aussi un lien et une association des Kurdes avec la violence : le nom des Kurdes est évoqué quand on parle de crime d'honneur, de violence liée à l'honneur. Mais ce sentiment de victimisation dispose d'une dynamique : les Kurdes ont créé un grand nombre d’organisations, d’institutions et de réseaux transnationaux, comme l'Institut kurde, pour renforcer et revitaliser l'identité au sein de la diaspora.
La diaspora kurde est un lieu de réunion pour bon nombre de Kurdes, ce qui est une conséquence positive. Khaled Khayati, Kurde d'Iran, a ainsi rencontré des Kurdes de Turquie au sein de la diaspora. Des dialectes kurdes éradiqués en Turquie existent en Suède, dans la diaspora, qui est aussi un lieu de visibilité démographique où ils peuvent se montrer en public, où ils ont un droit de cité. C’est aussi un lieu de réalisations culturelles artistiques et universitaires, un lieu de promotion des valeurs démocratiques. La diaspora met ainsi une pression sur le Kurdistan d'Irak pour la démocratie, l'égalité des sexes, le droit des femmes et de l'enfant.
La diaspora kurde illustre le concept de citoyenneté transfrontalière : il n’y a pas un seul État, un drapeau, une langue, on peut appartenir à plusieurs nations. C’est aussi la diaspora la plus politisée au monde, avec une sur-représentation en Suède, par exemple : Aujourd‘hui, il y a 7 députés kurdes sur 349 au Parlement suédois, 4 hommes, 3 femmes, de différentes organisations politiques. Des intellectuels kurdes sont représentés dans la vie culturelle et publique suédoise.
Il faudrait créer un ministère de la diaspora kurde au sein du Gouvernement régional du Kurdistan.
La troisième et dernière table ronde était présidée par Mme. Joyce BLAU, professeur émérite, INALCO et portait sur le thème « Langue, littérature et création artistique au Kurdistan», avec la participation de Michiel Leezenberg, Université d'Amsterdam, Reşo ZÎLAN, Institut kurde de Paris, Mme. Clémence SCALBERT, Université d'Exeter, M. Salih AKIN, Université de Rouen, Mme. Khanna OMARKHALI, Université de Göttingen.
Joyce Blau fait un bref historique des études kurdes en rappelant la poignée d’universitaires qui, dans les années 1960, s’intéressaient aux Kurdes, en France : Roger Lescot, Celadet Bedir Khan, Gérard Chaliand. La création de l’IKP a fondé un centre de ressources et d’informations considérables.
Michiel Leezenberg, « Débats linguistiques au Kurdistan » : Titre alternatif possible à son intervention : la langue kurde et la « super-diversité ».
Bülent Arinç, au Parlement turc, a dit que le kurde est une langue sans civilisation. Il a tort même si des différences de longue date existent entre les dialectes des régions du Kurdistan. On peut distinguer quatre étapes de processus du développement de la langue kurde et de son avènement dans la culture et la littérature :
Les 17e et 18e siècles sont l’étape de la vernaculisation et la standardisation de la langue kurde. Beaucoup de gens connaissent l’œuvre poétique de Khani et son « Nûbara biçûkan » (dictionnaire), mais peu savent qu’il y a des ouvrages de grammaire et de sciences linguistique et religieuse dans le même temps, où l’on voit le commencement d’une tradition éducative en kurde et d’une civilisation littéraire chez les Kurdes. Combien ont entendu parler d’Ali Termukhi ? Ce fut pourtant un des personnages les plus importants de l’histoire intellectuelle et littéraire kurde, le premier homme à avoir écrit une grammaire kurde, que tous ignorent ou presque, car «Tesrifa kurmancî » est un tout petit livre, en kurde, sur la langue kurde, utilisé dans les classes primaires des madrassas du Kurdistan du nord, et tous les anciens élèves de ces madrassas connaissaient ce livre par cœur, d’où le rôle incroyable que ce livre, écrit dans le kurde septentrional, a joué dans l’unification de la langue et la langue littéraire kurde, et qui a joué ainsi un rôle dans le sentiment d’identité nationale. La phase de l’éducation religieuse en kurde dans les madrassas en kurde est une étape capitale. Mais cette tradition littéraire et religieuse kurde s’est développée dans le même temps dans un contexte très persanisé, c’est-à-dire cosmopolite plus que nationaliste.
Un siècle plus tard, fin 19e début 20e siècle, c’est une phase de construction des nations mais, chez les Kurdes, ce serait plutôt la destruction d’une nation : Le développement linguistique est plus laïc que religieux. On voit la formation d’un alphabet latin par les Bedir Khan en Syrie et en Union soviétique (par exemple avec Erebê Şemo). On élabore aussi un alphabet latin puis cyrillique. Mais c’est aussi le développement d’un nouveau dialecte comme langue nationale, le soranî, qui jusque-là n’était pas vu comme une langue standard, malgré son essor.
La troisième phase, c’est celle de l’Institut kurde de Paris et des Kurdes en diaspora : durant des années de répression culturelle totale, des intellectuels kurdes, surtout en Suède, Mehmet Emin Bozarslan, Mehmet Uzun, Reşo Zîlan, font d’importants travaux pour perpétuer l’existence d’une langue littéraire kurde et moderne, ce qui demandait des efforts héroïques pour cette génération éduquée à penser en turc. Les Kurdes du sud n’ont jamais eu ce type d’assimilation, d’où de grandes différences dans la tradition littéraire des deux langues kurdes.
La phase 4, au début de ce siècle, est celle d’une consolidation, et aussi, paradoxalement, d’une globalisation. Au Kurdistan du sud, les activités culturelles et linguistiques sont facilitées. Au Kurdistan du nord, « l’ouverture kurde » a créé des opportunités réelles pour étudier la langue kurde à l’université et au collège, et dans quelques années, cela pourrait descendre jusqu’à l’école primaire.
La langue kurde a donc des opportunités incroyables, mais aussi des tendances centrifuges avec la politisation des dialectes et des écritures. Au Kurdistan du sud, écrire en caractères latins signifie que l’on est sympathisant du PKK ; des variétés du kurde sont reliées à des sympathies pour un parti politique ou un autre. Il y aussi un processus d’urbanisation, de migration nationale et internationale, TV satellite et Internet (Facebook) ce qui a rendu paradoxalement le sentiment national kurde plus fort. La technologie mondiale globalisante = super diversité, nouvelles formes culturelles, dialectes, variations de langue : développement d’une culture hip-hop en kurde.
Il y a aussi un débat sur la langue standardisée : Au Kurdistan du sud des intellectuels ont voulu rendre récemment le soranî comme langue standard pour tous les Kurdes, dans une centralisation de la langue, d’où une grande polémique, car les Kurdes se sont toujours dressés contre la centralisation des autres États. C’est le paradoxe des Kurdes : avec le Gouvernement régional du Kurdistan, Intenret, etc., il est bien plus facile de former une communauté nationale, mais en même temps, il y a plus de possibilités de diversifications de la langue kurde, à l’encontre de l’idéologie qui veut qu’une unification linguistique et culturelle facilite l‘unification politique. C’est une pensée du 19e s., même si elle semble légitime : elle ne correspond plus à la réalité d’un monde globalisé.
On ne peut pas aujourd’hui unifier la langue kurde. Dans une conférence, l’an dernier, à Amed-Diyarbakir, chacun a ainsi parlé sa propre langue kurde et chacun s’est à peu près compris… ou non, mais chacun voulait une langue unifiée, tout en pensant qu’il était important de cultiver son propre dialecte. C’est une conclusion assez réaliste : il existe des différences anciennes de dialectes, de traditions littéraires, mais un sentiment d’unité culturelle. Il faut donc accepter la réalité que le kurde est une langue qui a au moins quatre standards :
– le kurde du Kurdistan du nord ou kurmancî écrit en caractères latins.
– le zaza qui se développe au Kurdistan du nord comme langue écrite et peut-être d’autres dialectes.
– le kurde soranî du Kurdistan. du sud écrit dans un alphabet plus ou moins persan.
– le kurde behdinî du Kurdistan du sud écrit aussi en lettres persanes, et qui n’est pas tout à fait identique au kurmancî.
Khanna OMARKHALI, « Études kurdes en Europe » : Jour après jour, la culture kurde gagne en importance, de tous côtés, dans différents pays, en plus du Kurdistan. La raison n’en est pas uniquement l’importance de la question kurde dans les changements que connaît le Moyen Orient, mais aussi le fait que les Kurdes commencent à être une part importante de la population européenne et la question de l’enseignement de la langue kurde dans les études supérieures commence à être une question qui se pose dans plusieurs universités européennes.
Pour une brève histoire des études kurdes en Europe durant ces 30 dernières années : Au début du 19e siècle, beaucoup de savants européens, en plus des Kurdes, commencent à s’intéresser à la langue et à la littérature kurdes, avec un certain nombre de publications, par exemple la grammaire de Garzoni. En Russie, les études kurdes commencent aussi au 19e siècle avec des publications. La Russie peut être considérée comme le berceau des études kurdes avec les villes de St Petersbourg-Leningrad, Erevan, Moscou, où les études kurdes ont formé un champ d’étude indépendant, avec une équipe de spécialistes unique au monde dans le nombre et la variété de ses études.
Au 20e siècle, les études kurdes commencent d’être très actives dans les années 30, à l’université de Leningrad et forment la base des études kurdes modernes. En 1959, ce groupe d’études kurdes devient une unité indépendante dans l’Institut des études orientales de Leningrad avec trois grandes disciplines : histoire, langue, études médiévales des Kurdes, menées par Orbelian, Zuckerman, Kurdoev, Rudenko, Mussaelian Vassilieva, Smirnova, O. Celîl, Yousupova. Le point fort des études kurdes de St Petersbourg était la linguistique et les travaux sur les différents dialectes du Kurdistan : mukrî, kurmancî, soranî, zaza. La littérature était également un des points forts de ce groupe, avec Rudenko pour leader, qui a traduit un certain nombre d’œuvres de poètes kurdes anciens. Ce centre a pu former des kurdologues actifs non seulement en URSS, mais plus tard au Kurdistan.
Maintenant il y a deux écoles et deux directions des études kurdes en Russie : St Petersbourg et Moscou, cette dernière se consacrant plus à la politique, l’économie, les relations internationales, l’histoire des Kurdes. C’est en 1979 que fut fondé ce groupe d’études kurdes à Moscou (département des Proche et Moyen Orients).
Ces vingt dernières années, un nombre significatif d’instituts non académiques et des chercheurs individuels ont soutenu et promu la culture kurde, dont l’Institut kurde de Paris en 1983 et, par exemple, sa revue Kurmancî. Il y a aussi en France l’enseignement de la langue kurde à l’INALCO initié par Roger kurde Lescot et Kamuran Bedir Khan. En Allemagne, il y a le centre Navend, et à l’université de Göttingen, on enseigne la langue kurde, la littérature, les religions non islamiques. À Vienne, Celîlê Celîl a abondamment publié sur la littérature kurde.
Mais aujourd‘hui, la majeure partie des programmes de kurdologie sont incorporés dans les études iraniennes ou islamiques. Ainsi en 2004 ,à St Petersburg, le groupe indépendant des études kurdes a été intégré dans le département du Proche Orient. Un nombre plus grand de chercheurs s’intéressent aux études kurdes avec un essor des thèses portant sur les questions politiques. Il y a eu en 2010 l’ouverture du département de kurde à Mardin, en Turquie. Le Gouvernement régional kurde soutient les études kurdes à l’étranger, avec des centres ou le département d’Exeter, par ex. En 2011 le Kurdish Studies Network a été lancé sur Internet. Les contacts entre les chercheurs deviennent plus faciles dans le monde.
Clémence SCALBERT, « évolution du champ littéraire kurmancî »: Dès l’émergence des premières organisations kurdistes dans les dernières années de l’empire ottoman et dans le nationalisme kurde, la culture a joué un rôle majeur (et le nationalisme kurde a aussi contribué à reformuler cette culture). Mais peut-on assimiler toute expression culturelle kurde au nationalisme ? Comment et avec quelles conséquences une expression culturelle minoritaire peut-elle s’autonomiser du politique ? Il n’y a pas de langue standard comme outil de création diffusé par l’enseignement. Aux origines, si l’on voulait apprendre le kurde, il fallait le faire par soi-même, s’approprier et créer une langue d’écriture. Au départ, il y a très peu d’ouvrages en kurde, donc très peu de ressources sur lesquelles construire une littérature kurde contemporaine. Il y a aussi un développement de la diglossie qui devient très caractéristique des pratiques de la population kurdophone, avec une coexistence des langues kurde et turque et parfois la perte de la langue kurde.
La langue kurde, qui est le matériau brute de la création littéraire kurde, a aussi une connotation politique : écrire en kurde c’est affirmer son identité kurde, ce n’est pas un choix automatique.
On voit également une déterritorialisation du travail d’écriture, du fait des conditions politiques, dès les premières années de la république turque (avec « Hawar » en Syrie) et la constitution de la diaspora kurde d’Europe dans les années 1970 et surtout celle de Suède, dans les années 1980, avec la formation d’une littérature kurde car le soutien de l’État suédois à l’édition et à la création permet un développement de cette littérature. Avant la fin des années 1970, la création littéraire est le fait de quelques acteurs limités en nombre, qui ont des activités diversifiées, un même auteur pouvant écrire des essais, dictionnaires, fictions, etc. Puis la création se différencie à la fin des années 1970 et après le coup d’État de 1980 mais reste toujours très liée au politique, même si cette nouvelle génération d’après le Coup d’État se tourne plus vers le littéraire une fois dans la diaspora.
Les conditions ont maintenant beaucoup évolué en Turquie et cela a eu un rôle positif sur la création littéraire kurde : Il y a une diminution du rôle de la diaspora dans la création, où le nombre de livres édités baisse alors qu’il augmente beaucoup en Turquie et au Kurdistan de Turquie. Le kurde devient aussi une partie de la littérature de Turquie, alors que par contre, la littérature kurde de Turquie et celle d’Irak restent dans deux univers différents, qui sont chacune plus intégrée dans leurs champs nationaux respectifs. S’il y a eu autonomisation du champs littéraire kurde, avec publications, maisons d’édition, etc, l’hétéronomie reste très forte dans l’usage de la langue.
L’idée qu’une littérature kurde doit être écrite en kurde reste toujours très forte, mais une brèche s’ouvre avec des poètes qui travaillent dans la langue turque. L’intervention d’acteurs étatiques dans le champs littéraire kurde (université, TRT 6 ) fait qu’aujourd’hui la littérature kurde n’est plus forcément un acte de résistance et la littérature kurde n’est donc plus seulement une littérature engagée. Ce peut être une invite à revisiter les textes littéraires kurdes et leur relation avec les autres littératures de la région ainsi que revoir les dynamiques de résistance et de domination.
Reşo ZÎLAN, Institut kurde de Paris « Études linguistiques dans la diaspora » Les études linguistiques dans la diaspora, de la part de Kurdes et de non Kurdes, ces trentes dernières années, ont accompli des travaux importants sur la langue kurde. Ces travaux sur la langue kurde par la diaspora kurde apparaissent dans les années 1960. La raison en est qu’à cette époque, une diaspora kurde s’implante à l’étranger, car c’est dans les années 1960 que commence une émigration intensive des Kurdes, avec, notamment, la révolution kurde du Kurdistan du sud, et l’aggravation de la répression des régimes politiques au Kurdistan, de même en Turquie, ou bien on voit une émigration pour des causes économiques. Commence alors une expatriation d’intellectuels qui, dans cette diaspora, peuvent travailler sur la langue et la culture kurdes, contrairement au Kurdistan de Turquie. Avec des publications de livres, de revues, ou dans des émissions de radio et de télévision, ils écrivent et parlent en kurde. Mais il leur faut passer d’une langue de villages à une langue plus générale, une langue adaptée à la vie moderne. Et c’est ainsi que ces intellectuels ont travaillé peu à peu à élaborer une langue et une culture.
Plusieurs projets ont vu le jour, dont celui de l’Institut kurde de Paris, pour préserver le dialecte kurmancî, menacé d’assimilation, qui a fondé une revue, « Kurmancî », autour d’un groupe de chercheurs, écrivains, linguistes, romanciers, venus de différentes partie du Kurdistan, qui ont travaillé tous ensemble. C’est au printemps de 1987 que la revue a démarré. Ils se réunissent depuis deux fois par an, dans différents pays, comme la France, la Belgique, le Danemark, l’Allemagne, la Suède. Le Gouvernement régional du Kurdistan a aussi hébergé 2 réunions et 2 autres ont eu lieu au Kurdistan du nord, l’une à Wan et l’une à Beyazîd. L’on arrive au 50ème numéro avec plus de 50 réunions. Ces numéros ont été reliés, deux fois (un volume de 20 numéros imprimé en Suède, un volume de 40 numéros imprimé à Istanbul). Environ 80-85 personnes ont participé jusqu’à aujourd’hui dans les séminaires de la revue Kurmancî, et malheureusement, trois de ces collaborateurs sont décédés depuis.
Kurmancî travaille sur 1/ des questions de langue et d’orthographe, 2/ sur la connaissance de proverbes, de classiques, et de mots méconnus de la langue 3/ sur un lexique des différents parlers des régions kurmancî ; 4/ sur les mots et les termes typiques de la vie kurde, comme les tapis, les vêtements, le bétail, les laitages, armes, etc. avec une liste idiomatique ; 5/ sur la langue des enfants, la langue kurde et les langues voisines, le kurde et les langues antiques (parthe, pehlevi,etc. 6/ les qewl (chants religieux) et beyt (couplets) des yézidis ; 7/ la terminologie scientifique, le droit, l’économie, la géographie, l’anatomie, le vocabulaire administratif, politique, informatique, militaire, grammatical, littéraire, mathématique, la cosmétique, le football, etc. 8/ un dictionnaire de la faune et de la flore avec les variantes dialectales.
Il y a aussi la revue « Vate », qui travaille sur le dialecte zazaki, qui a démarré l’été 1993 et s’est depuis réunie une vingtaine de fois, publiant sur la culture, la langue, la littérature, avec le soutien de l’Institut kurde. Il y a actuellement des dictionnaires kurdes publiés dans presque toutes les langues. Il y a aussi plusieurs dictionnaires kurdes sur Internet.
Salih AKIN, « Langue(s) et identité(s) dans la diaspora en Europe » : Un programme financé par les ministères des Affaires étrangères de l’Allemagne et de la France, s’intitule « évaluation contrastive des implications sociales de la linguistique dans la langue kurde comme langue d’immigration », recherche qui associe les universités de Rouen et de Potsdam.
Cette recherche a quatre objectifs :
– mesurer la transmission de la langue première en Allemagne et en France
– évaluer les compétences langagières des élèves issus de l’immigration kurde en première langue et en langue de scolarisation (français ou allemand)
– chercher à déterminer si la maîtrise de la langue parentale par les enfants joue un rôle dans les résultats scolaires
– chercher à étudier le lien qui pourrait exister entre la langue et l’identité dans le contexte de la diaspora.
Dans le cadre de cette intervention, seul le 4ème point a été abordé. Quelques résultats ont été obtenus dans des entretiens en français et en kurde, au sujet du lien langue-identité dans le contexte de la diaspora, avec des Kurdes de Turquie qui ont tous eu accès à l’éducation, ayant fait des études secondaires et universitaires. À l’exception d’une des personnes enquêtées qui déclare que sa langue maternelle est le turc, tous les autres Kurdes ont identifié le kurde comme leur langue maternelle, même l’un d’eux, Ahmed, qui vient de la région de Haymana, à Ankara, d’une communauté de Kurdes déplacée de très longue date. Il est ensuite demandé aux enquêtés s’ils ont reçu un enseignement dans leur langue maternelle : il y a toujours absence d’une éducation en langue maternelle et sa transmission est non didactique, dans le cercle familial essentiellement.
La politique d’interdiction déclenche chez les enquêtés des souvenirs d’une situation conflictuelle. Ezdan se souvient du traumatisme subi à l’école comme lieu d’assimilation par excellence et le kurde est peu a peu asphyxié, même dans les cercles familiaux. Pour le lien avec les origines : «Tu ne peux pas t’attacher à une histoire, une culture, si tu ne parles pas la langue de cette culture» (Faris).
Il est paradoxal de parler des effets bénéfiques de la diaspora, mais les exilés kurdes se sont débarrassés des contraintes et des interdictions pesant sur leur langue et dans la diaspora, ont pu se réapproprier leur langue et leur culture d’origine, avec la possibilité d’apprendre à lire et à écrire en kurde. L’exil, qui est vu par beaucoup comme un mécanisme de dépossession de la langue, est, dans le cas des Kurdes, le moyen de redécouvrir la langue maternelle, une renaissance intellectuelle. La langue maternelle est vue comme un moyen d’expression authentique et comme un symbole de lutte et de résistance. Sa pratique devient un devoir. Ainsi Mehmet Uzun avouait que si le kurde n’avait pas été en danger de disparition, il aurait certainement écrit en suédois, mais en écrivant en kurde, il s’engageait.
« Abandonner la langue maternelle dans le contexte de la diaspora, c’est une trahison », dit un des enquêtés, ce qui est une conception extrême de la loyauté linguistique, seul moyen de faire le travail de mémoire. Le récit du fait passé n’est pas le vécu de fait, surtout en exil. Mais les convergences des témoignages permettent de mettre à jour l’ampleur de la violence linguistique subie et fait apparaître le lien fort entre l’identité ethno-culturelle et l’appartenance à la diaspora. La langue maternelle est le principal vecteur de la mémoire collective dans le déracinement de l’exil.
La discussion finale était présidée par M. Gérard Chaliand, écrivain et géopoliticien avec, pour intervenants, M. Bernard Dorin, Ambassadeur de France, M. Kendal Nezan, M. Jonathan Randal, journaliste, ancien correspondant du Washington Post, M. Frédéric TISSOT, Consul général de France à Erbil, de 2008 à 2012.
Gérard Chaliand se souvient que 51 ans auparavant, en 1959, alors qu’il travaillait surtout sur « l’anticolonialisme pratique » , on lui a demandé d’écrire un article de 30 ou 40 pages sur « une cause dont personne ne parle », les Kurdes : Il reçoit en main un livre de Basile Nikitine, un de Thomas Bois. En 1960, a eu lieu le 5ème congrès des étudiants kurdes à Berlin-Est, où étaient présents notamment Ismet Cheriff Vanly et Abdulrahman Ghassemlou. Les Kurdes, en dehors des spécialistes, étaient pratiquement inconnus. Ils sortaient alors de trente années de répression, en Turquie, en Irak, en Iran et la répression n’a pas cessé en 1975 avec les Accords d’Alger. Mais au fil du temps, le hasard aidant, notamment au printemps de 1991 où les caméras de TV ont pu montrer l’exode au Kurdistan d’Irak, et puis, autre hasard, quand les USA ont décidé de remodeler le Moyen Orient et d’attaquer l’Irak, les Kurdes se sont retrouvés dans une situation inattendue : Pour la première fois, les Kurdes ont été confrontés à la gestion d’une société et pas seulement à l’insurrection.
La situation est positive, bien que fragile, imparfaite, dans l’ordre de l’économie, de l’éducation, menacée, mais beaucoup a été fait et il vaut mieux saluer ce qui a été fait que de déplorer ce qui n’a pas encore été fait.
Bernard Dorin fait deux propositions pour l’avenir : Frappé de ce qui a été dit sur le problème des « délimitations territoriales » il lui semble fondamental d’avoir une carte où situer le Kurdistan soit « les quatre Kurdistan » . Un document est à cet égard précieux, l’Atlas Norodov Myra, l’Atlas des peuples fait en Union Soviétique, extrêmement précis, linguistique, qui montre où sont les Kurdes partout dans le Proche Orient. Il propose également de s’inspirer de sa proposition d’un « Conseil des Sages » déjà fait pour l’Afrique à l’occasion des obsèques de Senghor, qui élaborerait une politique continentale, globale. Un « Conseil des quatre Kurdistan » pourrait se réunir trimestriellement pour discuter de l’état de leur partie du Kurdistan et chercher une aide éventuelle dans les autres parties. Un Conseil pan-kurde culturel permettrait des contacts réguliers avec des représentants officiels choisis dans les différentes parties kurdes afin de créer un « spectre d’unité de la nation kurde ».
Jonathan Randal évoque les souvenirs de ses premiers contacts avec l’Institut kurde, sa bibliothèque et le cercle kurde qu’il a alors rencontré dont Ghassemlou, et l’aide qu’il a reçue de Kendal Nezan et Joyce Blau lors de l’écriture de son livre, « After Such Knowledge What Forgiveness ? » Il revient ensuite sur la trahison de Kissinger envers la révolution kurde et Mustafa Barzani qui disait vouloir faire du Kurdistan un 53ème État américain, et après un résumé historique des trahisons que les Kurdes ont connues de la part des grandes puissances, regardant aujourd’hui la «success story» du Kurdistan d’Irak, il n’oublie pas que le président américain George Bush père a incité les Kurdes et les chiites à se révolter contre Saddam en 1991, leur faisant payer un prix terrible ; il rappelle aussi la tentative de George Bush fils de faire entrer des troupes américaines et turques via la frontière turque et si les dernières évolutions diplomatiques entre le GRK et la Turquie sont positives, les Kurdes d’Irak doivent rester méfiants. Il termine enfin par un rappel du destin tragique et mouvementé des chrétiens de Mésopotamie et du Tour Abdin depuis deux siècles et la menace de leur disparition.
Frédéric Tissot insiste sur le rôle capital de la diaspora kurde qui a fait en sorte que dans les pays occidentaux, on sache enfin ce qu’est un Kurde et aussi le rôle possible qu‘elle a encore à jouer pour qu’il y ait un jour un Kurdistan. Il tient à faire remarquer que la diversité linguistique et culturelle des Kurdes n’est pas toujours une richesse au Kurdistan, mais aussi un handicap, surtout sur le plan politique, évoquant ainsi la guerre civile de 1994-1996, et qui rend la région difficile à gérer au quotidien, que ce soit à l’intérieur du GRK, par exemple, ou bien dans les rapports avec Bagdad. La diaspora doit encore continuer son travail incessant pour que cette diversité et cette richesse bénéficient à l’ensemble des parties du Kurdistan. Il termine enfin par la réticence des chancelleries étrangères à reconnaître la réalité kurde et il appelle la diaspora à participer à la construction du futur des Kurdes.
Kendal Nezan approuve l’idée d’un énorme travail qui reste à faire et espère passer le relais aux plus jeunes générations. Il expose aussi la difficulté de faire subsister financièrement une institution indépendante ouverte à tous les Kurdes et aussi aux chrétiens du Kurdistan, sans dépendre des partis politiques kurdes. Il salue aussi la mémoire de toutes les personnalités étrangères qui ont soutenu l’institut, dont Danielle Mitterrand, ainsi que les grandes figures intellectuelles kurdes de toutes les parties du Kurdistan qui ont apporté leur prestige lors de la fondation de l’Institut kurde. Il appelle le travail collectif de l’Institut à se poursuivre et annonce la parution prochaine du dictionnaire de kurde élaboré par l’Institut.