Les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) ont lancé depuis Kobanê le mercredi 1er juin une grande offensive intitulée «Libérez Manbij» (Free Manbij). Située à environ 50 km au sud-ouest de Kobanê, à un peu moins de mi-chemin d’Alep, la ville de Manbij commande la dernière région contiguë à la Turquie encore tenue par Daech. Sa prise par les FDS couperait totalement les djihadistes de la frontière turque – à partir de laquelle jusqu’à présent ils continuent à se ravitailler et à recevoir équipements militaires et combattants étrangers. La prise de Manbij isolerait donc un peu plus la «capitale» de Daech, Raqqa, au sud-est, en prévision de l’attaque contre celle-ci. Elle permettrait aussi aux Kurdes de Syrie de relier d’est en ouest leurs «cantons» de Kobanê et d’Afrîn, comme ils ont pu le faire l’an dernier entre Kobanê et la Djézireh grâce à l’intégration en juillet 2015 de la ville kurde frontalière de Girê Spî (Tell Abyad en arabe). Ainsi la «Région fédérale» proclamée le 17 mars dernier dans le nord de la Syrie se trouverait-elle totalement unifiée géographiquement, ce qui faciliterait sa défense. Et si Daech perd Manbij, ce sera sa défaite stratégique la plus importante en Syrie depuis justement la perte de Girê Spî.
Cette attaque sur Manbij constitue en fait la phase finale d’une opération entamée depuis plusieurs semaines. Elle a paru progresser assez lentement après son lancement, parce que les combattants se sont d'abord attachés à prendre systématiquement des dizaines de villages et de fermes de plus en plus près de la ville.
Si les FDS comprennent bien environ 5.000 combattants arabes, l’essentiel de leurs combattants est constitué de 30.000 membres des Unités de protection du peuple, YPG (hommes) et YPJ (femmes), affiliées au Parti de l’unité démocratique (PYD) kurde. Manbij se trouve sur la rive droite de l’Euphrate, à l’ouest du fleuve. La Turquie a eu beau répéter sur tous les tons depuis des mois que ce fleuve était une «ligne rouge» que les Kurdes du PYD ne devaient franchir sous aucun prétexte, les FDS l’ont bel et bien franchi pour avancer vers leur objectif, et qui plus est avec l’appui des Américains! Les États-Unis ont en effet décidé de soutenir les FDS, qu’ils considèrent comme les combattants les plus efficaces contre Daech, déployant pour ce faire près de 300 membres de leurs Forces spéciales. Le Pentagone qualifie pudiquement ces hommes de «conseillers», mais une partie d’entre eux sont intégrés au sein même des combattants kurdes – de même, d’ailleurs que des membres des forces spéciales françaises.
Malgré tout le déplaisir que la présence à l’ouest de l’Euphrate des combattants kurdes peut provoquer chez les militaires turcs, on voit mal comment ceux-ci pourraient maintenant lancer des bombardements – comme ils l’ont déjà fait – sur des unités incluant des forces occidentales…
Même au sein des milieux diplomatiques turcs, l’orientation presque exclusivement anti-kurde du gouvernement, au détriment certain de la lutte contre Daech, ne fait pas l’unanimité. En témoignent les déclarations d’Aydın Selcen, ancien consul turc à Erbil (Kurdistan d’Irak): le lendemain du lancement de l’offensive sur Manbij, Selcen a déclaré dans une interview à l’agence russe Sputnik que la Turquie n’était plus dans une situation lui permettant de protester contre l’aide internationale apportée aux Kurdes de Syrie. Impliquant que son pays devrait revoir sa politique syrienne, il a expliqué que c’était bien parce que les groupes syriens soutenus par la Turquie s’étaient montrés incapables de lutter efficacement contre Daech que les États-Unis s’étaient engagés avec les FDS. Il a ajouté que vu la vitesse à laquelle les FDS avançaient, la prise des villes d’Azaz (au nord d’Alep, en face de la ville turque de Kilis) et Marea (à 15-20 km au sud-ouest d’Azaz), encore tenues par les djihadistes, n’était qu’une question de temps (il est vrai que l’effondrement rapide des défenses de Daech sur la rive ouest de l’Euphrate dès le début de l’attaque indiquait une possibilité d’avance très rapide sur Manbij).
Sans doute plus grave, l’ancien consul a également mis en garde que les djihadistes de Daech et d’Al-Nosra risquaient de devenir de plus en plus dangereux pour les provinces frontalières de la Turquie, Hatay, Gaziantep et Kilis, au fur et à mesure qu’ils perdraient du terrain en Syrie et en Irak: «Si nous n’entrons pas en relations avec les communautés kurdes de Syrie et d’Irak – le PYD et les unités des YPG en Syrie – nous ne pourrons pas garantir la sécurité de nos territoires frontaliers». Cependant, il y a peu de chances pour que le gouvernement opère un tel virage à 180°: le 7 juin, le ministre turc des Affaires étrangères, Mesut Çavuşoğlu, déclarait encore que la Turquie n’accepterait pas la présence de membres des YPG à l’ouest de l’Euphrate, ajoutant qu’ils devraient quitter la rive droite du fleuve une fois l’opération terminée. Le ministre a ajouté que les États-Unis avaient promis à leur allié turc que ce serait bien le cas – d’où on peut conclure que la Turquie a de fait été contrainte d’accepter la présence des FDS dans l’opération sur Manbij en échange d’une promesse des États-Unis…
Tout en avançant vers Manbij, les FDS ont simultanément accentué leur pression sur Daech plus à l’est: dès le 4, tandis que l’armée du régime syrien pénétrait dans la province de Raqqa par le sud avec le soutien des Russes, les FDS, soutenues par la coalition occidentale, avançaient par le nord.
Comme à son habitude, Daech n’a pas hésité à utiliser des moyens barbares dans sa tentative de résistance à l’avancée des FDS. Se servant de civils comme otages, il a selon le porte-parole des FDS, Sherfan Darwish, commencé a enlever systématiquement des civils kurdes. Ces enlèvements se sont poursuivis tout le mois, au point que les estimations données le 25 juin faisaient état de 900 Kurdes de Syrie enlevés dans la province d’Alep en trois semaines. Certains d’entre eux, amenés à Manbij, ont été forcés d’y participer à la construction de fortifications, d’autres ont dû combattre sous l’uniforme djihadiste. Au moins 26 des personnes enlevées ont été exécutées parce qu’elles refusaient d’obéir aux ordres. Dans l’autre camp, une fois la ville encerclée, les FDS et les brigades du conseil militaire de Manbij qui combattent avec elles n’ont pu bombarder la ville de peur des pertes civiles.
Le vendredi 10 juin, selon l’OSDH (Observatoire syrien des droits de l’homme, basé au Royaume-Uni), les FDS ont pris la dernière route reliant Manbij à la frontière turque au nord, coupant ainsi approvisionnement et retraite aux djihadistes. L’envoyé spécial américain pour la coalition anti-Daech, Brett Mc Gurk, a confirmé sur Twitter que les djihadistes se trouvaient à présent entièrement cernés dans la ville, ajoutant que l’on soupçonnait que les attentats ayant frappé Paris et Bruxelles avaient été préparés dans cette ville.
Face à l’approche des FDS, Daech a expulsé les travailleurs des moulins et du silo de la ville et transformé les lieux en base miliaire, ce qui a provoqué des frappes aériennes de la coalition qui ont privé la ville de pain pendant une semaine…
Le 17, selon des reporters de la chaîne de télévision kurde Kurdistan-24 intégrés avec les attaquants des FDS, celles-ci, dans de durs combats avec les djihadistes, sont entrées dans Manbij par l’ouest, atteignant la place Kitab, la première en ville sur la route venant d’Alep. Le 23, c’est par le sud qu’une seconde colonne des FDS a pénétré dans la ville, avec le soutien de frappes aériennes de la coalition. Mais les combattants savaient que les combats seraient durs, car selon leur tactique habituelle, les djihadistes avaient truffé les bâtiments de pièges et placé des snipers en embuscade. Les combats se sont poursuivis dans la ville durant les jours suivants. Le 24, l’OSDH a publié les chiffres de 89 combattants FDS et 463 djihadistes tués depuis le début de l’opération.
A la fin du mois de juin, de violents combats entre djihadistes et membres des FDS se poursuivaient dans la ville.
Peut-on encore parler d’État de droit en Turquie ?
Le 3 juin, la Cour constitutionnelle turque a rejeté après délibération l’appel soumis le 26 mai dernier par des députés du HDP (parti d’opposition «pro-kurde») et du CHP (opposition kémaliste, ex-parti unique) demandant l’annulation de la loi de levée de l’immunité adoptée par le parlement le 20. Après ce rejet, le HDP a appelé à des manifestations de protestation et annoncé son intention de déposer une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Malgré une manifestation rassemblant un millier de manifestants à Istanbul le 6, et une autre plus tard le même jour à Diyarbakir, le président turc a apposé le 8 sa signature sur la nouvelle loi. Bien qu’un certain nombre de parlementaires de l’AKP, le parti au pouvoir, fassent également l’objet d’enquêtes pour corruption, la nouvelle loi vise essentiellement à chasser du parlement turc les députés du HDP, dont au moins 50 sur 59 font l’objet d’enquêtes pour complicité avec le PKK suite à des déclarations stigmatisant la politique kurde de l’Etat. Ainsi le co-président du HDP, Selahattin Demirtaş (lui-même avocat) est-il visé par 87 procès différents, pour des réquisitions totalisant 486 ans de prison! L’éviction du parlement du HDP, second parti d’opposition en Turquie, permettrait à M. Erdoğan d’imposer beaucoup plus facilement les changements constitutionnels qui constituent son unique objectif politique depuis des mois: la «présidentialisation» du pouvoir – déjà très largement appliquée de manière totalement anticonstitutionnelle.
Même si Demirtaş – tout en mettant en cause l’objectivité du système judiciaire turc – a affirmé ne pas craindre un procès, le HDP a bien évidemment exprimé son inquiétude devant cette menace existentielle, qui ôterait également tout sens à ses appels répétés au PKK comme à l’Etat pour qu’ils déposent les armes… Le choix symbolique par le président turc de cette date de ratification, juste un an après les élections du 7 juin 2015, ne peut qu’évoquer un esprit de revanche: c’est à cette date que le HDP avait, par son succès électoral, frustré M. Erdoğan de la majorité qui lui aurait permis de faire avancer ses projets. Le HDP relève aussi que M. Erdoğan a signé le 5 – juste avant la ratification – un décret portant mutation de 3.228 juges et procureurs: «Nous soupçonnons que M. Erdoğan n’a ratifié la loi qu’après avoir procédé dans le système judiciaire aux arrangements nécessaires pour pouvoir contrôler le processus de poursuite des parlementaires avec l’aide de juges et de procureurs acquis à lui-même et à l’AKP».
Alors que les élus HDP voient leur immunité parlementaire remise en cause et que l’Union européenne s’inquiète du champ d’application de la loi anti terroriste turque – au nom de laquelle des milliers d’universitaires et de journalistes ont été inculpés pour avoir simplement osé critiquer l’orientation du gouvernement – la Turquie vient d’accorder une large immunité aux forces de sécurité «menant des opérations de contre-terrorisme» dans les provinces kurdes du pays. En effet le parlement turc a voté le 24 juin l'immunité de poursuites judiciaires aux membres des forces armées pour tous les actes commis dans le cadre des opérations militaires au Kurdistan de Turquie. Les Kurdes connaissent bien ce type de dispositions juridiques, déjà utilisées contre eux dans la période 1920-1940, puis dans les années 90 – la période sombre de la « sale guerre » contre le PKK. C’est pourtant M. Erdoğan qui, avant de devenir président en 2014, avait consacré une grande partie de son mandat comme Premier ministre à mettre en place une «surveillance civile» de l'armée… Véritable virage à 180°, la nouvelle loi, en annulant certaines de ces réformes, va rendre beaucoup plus difficiles les investigations concernant les violations des droits de l’homme survenues au cours de ces opérations – les associations de défense des droits de l'homme mais aussi les Nations Unies ont exprimé leurs préoccupations à ce sujet. Et les alertes concernant de telles violations ne cessent de s’accumuler. Le HDP, qui avait déjà publié une estimation d’environ 1000 victimes civiles des opérations militaires, a publié le 6 juin deux appels à réagir à la communauté internationale. Le premier concerne une nouvelle attaque des forces de sécurité sur le village de Roboski, déjà victime le 28 décembre 2011 d’un massacre perpétré par l’armée de l’air qui avait fait 34 morts parmi de jeunes paysans et contrebandiers kurdes. Faisant remarquer que 5 ans plus tard aucun des responsables de cette tuerie n’a toujours été amené devant les tribunaux, les auteurs dénoncent un nouveau massacre, cette fois à l’artillerie, perpétré depuis la base militaire voisine de Gülyazı. Répétition de la sinistre attitude des autorités en 2011, la gendarmerie, arguant d’instructions du gouverneur de Şırnak, a refusé aux ambulances l’accès au village. Les proches des blessés ont dû utiliser leurs tracteurs pour transporter ceux-ci à l’hôpital, dont ils se sont ensuite vus interdire l’entrée! Le second appel du HDP concerne la disparition de Hurşit Güler, responsable pour la région de Şırnak du Parti démocratique des régions (DBP), suite à son arrestation devant témoins le 27 mai, après 77 jours de couvre-feu. Le gouverneur de la province a nié qu’il se trouve entre les mains des autorités, ce qui ne peut que générer les plus vives inquiétudes quant à son état de santé…
Enfin, si les autorités turques ont annoncé le 15 du mois la fin des combats à Şırnak, Nusaybin et Sur, elles n’en ont pas moins continué à superviser la démolition au bulldozer des quartiers concernés. Même des maisons qui n’avaient pas été endommagées lors des affrontements ont été démolies et brûlées. Par ailleurs, de nombreuses expropriations ont été prononcées, afin de permettre le rasage intégral de quartiers spécifiques. Il faut se poser la question: le gouvernement turc a-t-il pour intention de raser les villes kurdes rebelles? A cet égard, le décret prononçant la confiscation générale de Sur (la cité médiévale de Diyarbakir, entourée de murailles) apparait comme particulièrement inquiétant. A Yuksekova, en plein Ramadan, le gouverneur du district a même ordonné le démontage des tentes installées sur les ruines des habitations, où des associations humanitaires allaient distribuer aux résidents de la nourriture pour rompre le jeûne.
Quelle est l’efficacité d’une telle politique? Elle risque d’avoir pour conséquence principale, comme le craint le HDP, d’amplifier encore le sentiment, déjà répandu chez les jeunes Kurdes, que la seule manière d’obtenir leurs droits est la lutte armée. Et le durcissement constant mis en œuvre depuis le tournant militariste de l’été 2015 n’a guère eu d’impact sur le nombre d’attaques et d’attentats dans le pays – sinon précisément à la hausse. Le gouvernement a beau annoncer régulièrement l’éradication prochaine du PKK, celui-ci a encore multiplié en juin les actions meurtrières. Erdoğan a annoncé le chiffre (invérifiable) de 7.500 combattants «neutralisés» depuis le début des opérations, mais a dû admettre que près de 500 soldats et policiers avaient été tués. Il faut bien constater l’échec des forces de sécurité à empêcher ces actions du PKK, et surtout celles du TAK, les «Faucons de la liberté du Kurdistan»: ceux-ci ont revendiqué une attaque à la bombe très meurtrière lancée le mardi 7 juin contre un bus de la police anti émeutes, qui a fait 11 morts dont 7 policiers dans le quartier de Vezneciler à Istanbul.
Cependant, l’attaque la plus meurtrière du mois de juin est sans conteste celle menée le 29 juin à l’aéroport Atatürk d’Istanbul selon un mode opératoire rappelant celui de l’attentat de Bruxelles. Attribuée à Daech, elle a fait 42 morts et 239 blessés. Selon les enquêteurs, les trois terroristes sont tous des ressortissants de l’ex-URSS: Russie, Ouzbékistan et Kirghizistan. On doit rappeler que dès l’émergence de Daech, le gouvernement turc avait choisi de fermer les yeux sur les activités des djihadistes dès lors qu’ils combattaient les Kurdes, quant à eux désignés comme l’ennemi principal de l’État turc. Cette alliance objective avec les djihadistes du gouvernement turc a-t-elle fini par se retourner contre ce dernier? Souhaitons en tout cas que la Turquie ne se trouve pas à terme engloutie dans ce déferlement de violence dont M. Erdoğan porte en dernière analyse l’entière responsabilité.
Le mois de juin a mal commencé pour le gouvernement turc en termes de relations internationales. Le 2, le parlement allemand a pris à la quasi-unanimité (une voix contre et une abstention) la décision symbolique de considérer comme génocide les massacres des Arméniens et autres chrétiens en 1915. La résolution du Bundestag mentionne aussi la passivité de l’Empire allemand, alors allié de l’Empire ottoman; le co-président des Verts allemands, Cem Özdemir, un homme politique d’origine turque, a déclaré à ce propos: «Le fait que nous ayons été complices de ce crime terrible ne signifie pas qu’aujourd’hui nous serons complices de sa négation». Rappelons que nombreuses sont les communautés kurdes à avoir depuis longtemps adopté une position similaire en reconnaissant à la fois le fait de génocide et la responsabilité que certains de leurs membres y ont prise à l’époque.
L’Arménie a bien évidemment accueilli cette décision avec satisfaction, mais la Turquie a sans surprise rappelé son ambassadeur en Allemagne «pour consultations». Le nouveau Premier ministre turc, Binali Yildirim, a qualifié dans une conférence de presse cette décision d’«irrationnelle», ajoutant qu’elle «mettrait à l’épreuve l’amitié» entre les deux pays et osant même préciser que ce qui s’était produit en 1915 était «un événement ordinaire […] dans les conditions de la guerre» !! Le président Erdoğan a quant à lui déclaré que cette décision aurait «des conséquences graves sur les relations turco-allemandes», ajoutant que le rappel de l’ambassadeur était un premier pas et que son gouvernement considérerait éventuellement d’autres mesures. Ce renouvelement des tensions tombe assez mal pour Yildirim, qui quelques jours après sa prise de fonction le mois dernier, avait déclaré que la Turquie devrait «accroître [le nombre de] ses amis et diminuer [celui de] ses ennemis», reconnaissance implicite des problèmes de relations internationales résultant de la politique menée avant sa nomination.
En effet, la politique étrangère de la Turquie vis-à-vis de la Syrie et de Daech et la violence de sa politique intérieure, provoquant de plus en plus d’interrogations parmi ses partenaires, ont mené à un isolement international croissant. Ankara, considérant le départ d'Assad comme seule issue possible à la guerre civile en Syrie, a fait par ailleurs le choix d’appuyer l’opposition islamiste, choisissant comme ennemi principal non pas Daech, avec lequel il a entretenu longtemps des relations extrêmement équivoques, mais le PYD, parti kurde de Syrie. Le résultat a été une tension croissante avec l’alliance anti-Daech, en particulier les Etats-Unis, mais aussi avec les partenaires de la Turquie au sein de l’OTAN. Avec la Russie, parler d’augmentation des tensions est un euphémisme depuis qu’Ankara a abattu un appareil russe sans en considérer les conséquences économiques… Résultat, un échec turc sur tous les fronts: le soutien russe a aidé Assad à rester au pouvoir, le soutien américain contre Daech est allé au PYD, et les relations avec les djihadistes ont fini par s’envenimer au point de conduire aux attentats les plus meurtriers jamais perpétrés sur le sol turc, tandis que l’économie (tourisme et hydrocarbures russes…) en supportait les conséquences.
Le vote du Bundestag a mené à des gesticulations de mauvaise humeur turque qui sortent du cadre ordinaire de la diplomatie: le 22 juin, un porte-parole du ministère allemand de la Défense a annoncé qu’Ankara avait interdit à une délégation officielle allemande de plusieurs députés, conduite par le sous-secrétaire allemand à la Défense Ralf Brauksiepe de visiter courant juillet ses propres troupes sur la base aérienne d’Incirlik, au sud de la Turquie ! L’Allemagne entretient sur cette base dans le cadre de la coalition internationale contre Daech environ 250 soldats, six avions de reconnaissance et un avion de ravitaillement…
Mais c’est aussi la politique intérieure de la Turquie, en particulier pour ce qui est du respect de l’État de droit, qui suscite les inquiétudes parmi ses partenaires. Ainsi la justice turque poursuit ses tentatives pour réduire au silence toute critique. S’il y a lieu de se réjouir que l’universitaire britannique Chris Stephenson ait finalement été acquitté le 23 de l’accusation de «propagande pour une organisation terroriste» qui pesait sur lui, il semble bien que son cas ne constitue guère qu’une exception dans un «emballement judiciaire» généralisé. Arrêté mi-mars à l’entrée du procès de 4 universitaires jugés pour des accusations similaires qu’il était allé soutenir, cet enseignant d’informatique marié en Turquie s’était vu menacé de un à cinq ans de prison pour avoir porté sur lui des invitations pour la fête kurde de Newrouz ! Il avait aussi eu le tort – comme environ 2000 universitaires dans le pays – d’avoir signé une pétition critiquant l'action militaire de la Turquie dans sa région kurde. On peut se demander si son acquittement ne doit pas beaucoup à sa nationalité étrangère et au besoin du pays d’une meilleure image à l’étranger. De plus, cette décision arrive à point nommé pour faire oublier la mise en détention provisoire quelques jours auparavant pour les mêmes motifs de deux journalistes, Erol Onderoğlu (représentant en Turquie de Reporters sans frontières) et Ahmet Nesin, et de l’universitaire et militante des droits de l’homme Sebnem Korur Fincanci. Tous trois avaient pris part à une campagne du quotidien pro-kurde Ozgur Gundem qui avait invité quotidiennement des personnalités à diriger comme « invités » un numéro du journal. Des groupes de défense des droits des médias, l'ONU et la Commission européenne ont demandé leur libération.
Autre facteur de tension internationale, la loi « anti-immunité » signée le 8 juin par le président Erdoğan. Le HDP, parti d’opposition « pro-kurde » qu’elle vise particulièrement, a annoncé sa décision d’en appeler à la Cour européenne des droits de l’homme et a entamé durant ce mois des discussions portant sur la situation intérieure en Turquie avec des responsables de l’Union européenne. Son co-président, Selahattin Demirtaş, a visité le 2 juin le Parlement suisse à Berne, puis s’est rendu le 13 à Bruxelles avec une délégation composée des députés Leyla Birlik et Hişyar Özsoy et du représentant du HDP en Europe Eyüp Doru. Après une participation à la réunion du Conseil des partis de gauche, où Demirtaş a pris la parole, les discussions se sont poursuivies durant toute la semaine : rencontre le 14 de Kati Piri, rapporteure du Parlement européen sur la Turquie, le 15 de Federica Mogherini, responsable des relations diplomatiques de l’Union européenne, et le 16 de Johannes Hahn, Commissaire en charge des négociations d’adhésion. Le 18, la délégation HDP a tenu à Strasbourg des discussions au Conseil de l’Europe, rencontrant son commissaire aux Droits de l’homme Nils Muiznieks et son secrétaire général Thorbjørn Jagland. Elle a exprimé son inquiétude quant à l’évolution de la situation en Turquie et dans ses provinces kurdes et demandé au Conseil et à la communauté internationale de rappeler le pays à ses obligations. Le 14, les relations UE-Turquie avaient été marquées par la démission à compter du 1er août du représentant de l’UE en Turquie, Hansjoerg Haber, de nationalité allemande. Aucune raison particulière n’a été invoquée mais les relations de M. Hansjoerg avec la Turquie s’étaient fortement dégradées après qu’il ait critiqué le pays pour son refus de remplir les derniers critères exigés par l’UE pour obtenir l’accès sans visa des citoyens turcs, au point qu’il avait été convoqué pour une réprimande par le Ministère des affaires étrangères… Ces difficultés relationnelles renvoient à la demande par l’UE d’une modification de la loi anti-terroriste turque – une demande qui a le don de mettre le président en rage.
Face à ces difficultés à l’international, la Turquie, jugeant qu’elle ne pouvait affronter simultanément tout le monde sur tous les fronts, a-t-elle décidé d’une inflexion de sa politique extérieure? Le président turc a fait parvenir le 28 juin une lettre d’excuses au président russe pour l’affaire de l’avion, et à peu près au même moment la Turquie a annoncé une normalisation prochaine de ses liens avec Israël. Celle-ci interviendrait après une rupture des relations de six ans suite à l’incident de la flottille turque pour Gaza, prise d’assaut en mai 2010 par les commandos israéliens, provoquant la mort de neuf citoyens turcs. Cependant, il y a peu de chances pour que M. Erdoğan abandonne la rhétorique guerrière et anti occidentale de ses discours, qui satisfait ses partisans les plus convaincus…
Le 19 juin, le bloc «Fraternité», le plus important du Conseil provincial de Kirkouk avec 26 sièges sur 41, a officiellement rejeté le projet de formation d’une entité semi-indépendante dans la province, exprimant sa préférence pour l’intégration dans la Région du Kurdistan en application de l’article 140 de la constitution.
Ce projet avait été présenté par le gouverneur de la province, le Kurde Nejmeddin Karim, mais avait déjà été rejeté par son propre parti politique, l'Union patriotique du Kurdistan (UPK). La position des dirigeants de l’UPK, à nouveau exprimée le 29 juin, est que Kirkouk «n'a pas d'autre choix que de s’intégrer à la Région du Kurdistan irakien». Pour Karim, gouverneur de longue date de la province et aussi membre du bureau politique de l’UPK, cette intégration est quasiment inenvisageable à ce stade en raison de l’opposition d’une grande partie des forces politiques locales. C’est pourquoi il a émis la proposition d’une entité semi-indépendante, qu’il pense plus acceptable dans un premier temps. Ainsi qu’il l’a récemment expliqué dans une interview à la télévision kurde Rûdaw, Karim pense que le passage par une telle étape permettrait finalement de rapprocher davantage Kirkouk de la Région kurde.
Ces désaccords révèlent les difficultés politiques autant que l’importance de l’enjeu: située juste au sud de la frontière officielle actuelle de la Région du Kurdistan, la province concernée est très riche en pétrole et abrite une population mélangée de Kurdes, majoritaires, et d’une forte minorité d’Arabes, de chrétiens et de Turkmènes. Tout ceci en fait l'une des zones les plus contestées entre Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et gouvernement central de Bagdad. Si Bagdad ne veut pas «lâcher le pétrole» qui lui rapporte des revenus substantiels, pour les Kurdes, la ville, pour laquelle ils éprouvent un fort attachement culturel et affectif et qu’ils nomment la «Jérusalem kurde», est la capitale naturelle d'un Etat autonome du Kurdistan et doit donc dans un premier temps s’intégrer dans la Région GRK. C’est qu’ils considérent la ville et la province comme historiquement kurdes, avant que leur composition démographique n’ait été modifiée par la force au moyen de déportations, de destructions et de véritables opérations de colonisation intérieure, assorties de modifications autoritaires des limites administratives de la province. L’article 140 de la constitution de 2005 prévoyait justement un processus politique négocié permettant d’annuler ces modifications pour qu’un référendum puisse se tenir et permettre aux résidents d’origine de la province de se prononcer sur le devenir de celle-ci, mais cet article n’a jamais été mis en œuvre, essentiellement en raison de la résistance du gouvernement central. Le problème n’est guère nouveau: le désaccord sur le sort de Kirkouk était déjà à l’origine de la rupture entre Kurdes et gouvernement central dans les années 1970…
Bien qu’il pense que le passage direct sous administration GRK est impossible, le gouverneur Karim n’en est pas moins extrêmement critique du gouvernement central, qu’il accuse d’avoir abandonné la province. Dans une conférence de presse donnée le lundi 27 juin, il a réitéré sa proposition de «Région de Kirkouk», déclarant notamment: «Toute ma vie, j'ai considéré Kirkouk comme se trouvant dans le cadre du Kurdistan et je souhaite que la province soit administrée par le Kurdistan parce que je sais qu’elle serait alors protégée». Il a ajouté que le gouvernement central avait violé les droits de la province à plusieurs reprises, notamment quand les pleins pouvoirs administratifs avaient été attribués aux dix-huit autres provinces irakiennes, celle de Kirkouk demeurant exclue de cette mesure car les élections provinciales en 2013 n’avaient pu s’y tenir. Une autre pomme de discorde entre Bagdad et Kirkouk concerne les revenus du pétrole extrait dans la province, Kirkouk considérant donner beaucoup et recevoir peu : alors que le ministère irakien du pétrole reçoit 50 000 barils par jour du champ pétrolifère de Khabaza, il n’a envoyé en contrepartie aucun paiement depuis un an et demi. Ahmed Askari, responsable du comité du pétrole et du gaz au Conseil provincial de Kirkouk, a déclaré le 16 juin : «Bagdad nous doit environ 1,3 milliard de dollars». L'administration de Kirkouk a menacé de cesser les envois vers Bagdad pour payer en pétrole brut ses dettes envers plusieurs sociétés d’exploitation pétrolière.
Ainsi Kirkouk se trouve devant trois possibilités: rester attaché à Bagdad (évidemment le choix préféré du gouvernement central, qui a réitéré ce mois-ci qu’il considère toute autre option comme inacceptable), devenir partie intégrante de la Région du Kurdistan (la position des Kurdes en général et de l’UPK en particulier) ou devenir une Région indépendante – la proposition du gouverneur, et selon lui la seule solution réaliste aux problèmes de sa province. Le refus par le bloc «Fraternité» du projet de Karim ne signifie pas l’enterrement définitif de celui-ci. Selon la constitution irakienne de 2005, une province peut devenir une région semi-indépendante sans consultation populaire si la proposition remporte les deux tiers des voix au Conseil provincial : c’est cette possibilité que le vote négatif au Conseil vient d’écarter. Une autre voie pour l’établissement d’une telle entité demeure un référendum populaire, qui peut être organisé après une demande signée d’au moins 10% des votants de la province.
Cette voie est cependant critiquée par bon nombre de Kurdes. Dans un entretien sur la chaîne de télévision kurde Rûdaw, le professeur Dalawer Ala'Adeen, Président du Middle East Research Institute (MERI), basé à Erbil, a exprimé ses doutes sur la possibilité concrète qu’une province de Kirkouk érigée en une Région analogue à celle du Kurdistan puisse ensuite jamais fusionner avec celle-ci: «Une Région de Kirkouk aura son propre Parlement, son gouvernement, sa présidence et son système judiciaire, tout comme le GRK. Une fois ces institutions mises en place, les deux Régions évolueront de manière indépendante et divergente. Une union avec le GRK deviendra non-pertinente, voire impossible».
Mais Kirkouk pourrait bien de toute manière être appelée à s’exprimer sur son avenir d’ici la fin de l’année. Elle se trouve depuis août 2014 sous le contrôle des pechmergas, qui y ont remplacé l'armée irakienne quand celle-ci s’est enfuie sans combattre face à l’avance de Daech : il fallait empêcher que les djihadistes ne s’en emparent. La plus grande partie de la province est donc concrètement contrôlée par le GRK. D’autre part, Massoud Barzani, le président de la Région du Kurdistan, a appelé en février dernier à un référendum d’autodétermination pour décider ou non de l’indépendance de la Région du Kurdistan par rapport à l’État irakien. Ce référendum devrait selon Barzani se tenir avant la fin de l’année – plus précisément avant l’élection présidentielle américaine, prévue en novembre. A l’intérieur des frontières constitutionnelles actuelles, la question posée porterait sur le devenir de la Région: indépendance ou maintien au sein de l’Irak. Il semble d’ores et déjà certain que l’immense majorité des Kurdes choisira la première solution, comme lors de la dernière consultation non officielle, tenue juste après la chute du régime ba’thiste en 2003. Le référendum pourrait très bien être organisé dans les territoires contestés entre Bagdad et GRK se trouvant actuellement sous le contrôle de ce dernier, comme Kirkouk, et comporter une question spécifique demandant si les résidents préfèrent lier leur sort à la Région du Kurdistan ou au reste de l’Irak.
Une autre question devra cependant être résolue pour que le référendum d’autodétermination puisse effectivement se tenir: la crise politique interne à la Région du Kurdistan devra trouver une solution pour que le Parlement d’Erbil puisse reprendre ses sessions et voter les décrets nécessaires. Et cela demandera la coopération de tous les partis politiques de la Région, quels que soient leurs désaccords par ailleurs…
Le 6 juin, l’organisation littéraire PEN International a lancé un appel aux autorités iraniennes pour la libération du journaliste, écrivain et défenseur des droits de l’homme kurde iranien Mohammad Sediq Kaboudvand, en grève de la faim à la tristement célèbre prison d’Evin depuis bientôt un mois, en même temps que deux autres détenus, Mohammad Abdullahi et Ayoub Asadi. Emprisonné pour ses articles critiques, Kaboudvand, titulaire du prix du Journaliste de l’Année de la presse britannique pour 2009, a vu sa santé se détériorer rapidement depuis le début de sa grève de la faim. Amnesty International a également lancé un appel à sa libération, et lors de la Journée pour la Liberté de la presse, le 3 mai dernier, le Département d’Etat américain avait choisi son cas comme exemplaire. Celui-ci a été arrêté sur son lieu de travail le 1er juillet 2007 et ses documents, ordinateurs et livres confisqués. Son crime: avoir fondé et dirigé le journal interdit Payam-e mardom-e Kurdistan ainsi que l’«Organisation des droits de l’homme du Kurdistan». Accusé d’«actions contre la sécurité nationale», il a été condamné à 11 ans de prison. Gardé plusieurs mois à l’isolement, il aurait fait plusieurs attaques cardiaques durant sa détention sans recevoir aucun traitement.
Kaboudvand a finalement décidé d’interrompre sa grève de la faim le 11 juin, mais de manière générale, la répression s’est aggravée en Iran à la suite de la conclusion de l’accord international sur le nucléaire iranien, et les minorités ethniques et religieuses en sont parmi les premières victimes, ce qui inclut au premier chef les Kurdes, qui constituent 10% de la population carcérale du pays, se voient refuser un certain nombre de droits pourtant inscrits dans la constitution de la République islamique, comme la libération sur parole pour raison médicale, et sont souvent envoyés en «exil intérieur» dans des prisons éloignées du Kurdistan pour que leurs proches ne puissent les visiter…
C’est dans ce contexte que, les 16 et 17 juin, un communiqué du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) a annoncé que ses pechmergas ont affronté des Gardiens de la Révolution iraniens (pasdaran) à Shno (Oshnavieh) et à Sardasht dans des combats qui ont duré dix heures. Le communiqué du PDKI revendique la mort de plus de 20 pasdaran, soldats et officiers, survenue après une attaque des forces iraniennes contre une patrouille de ses pechmergas escortant des cadres du parti près des villages de Sergiz et Qereseqe, dans le district de Shno. Le Secrétaire général du PDKI, Mustafa Hijri, a déclaré: «La République islamique veut présenter une image de paix dans la région du Moyen-Orient en guerre en utilisant la force et la violence contre les différentes voix à l'intérieur du pays, y compris les Kurdes et les autres nations».
Fondé en 1945, le PDKI est le parti kurde le plus ancien d’Iran. A l’origine indirecte de la fondation du PDK irakien, il est surtout connu pour la proclamation en 1946 de la République de Mahabad – la seconde République kurde de l’Histoire après celle proclamée en 1927 au «Kurdistan de Turquie» actuel (Kurdistan du Nord ou Bakur) dans la région de l’Ararat par l’organisation kurde Khoybun. Le PDKI avait interrompu la lutte armée sur le territoire du «Kurdistan d’Iran» (Kurdistan oriental ou Rojhelat) après sa défaite face au régime islamique en 1984; la plupart de ses pechmergas et son leadership s’étant alors retirés du côté irakien de la frontière. Le PDKI avait fin février 2015 annoncé renvoyer des pechmergas au Kurdistan oriental pour reprendre à terme la lutte de résistance contre l’oppression du régime. Ces affrontements apparaissent comme la mise en œuvre de cette orientation, décidée dans le contexte d’aggravation de la répression ayant suivi l’accord sur le nucléaire.
Le PDKI n’est pas le seul mouvement kurde menant des opérations de guérilla au Kurdistan contre les forces du régime. Le Parti de la liberté du Kurdistan (PAK, Partî Azadîyî Kurdistan) a également annoncé mener des attaques, «suite au niveau insupportable atteint par la répression au Kurdistan, où les forces du régime exécutent régulièrement des civils» de manière extrajudiciaire. Le PAK avait en particulier attaqué en avril dernier les forces de sécurité du gouvernement à Sanandaj. Et les 13, 15 et 16 juin (au moment où se déroulaient les affrontements entre PDKI et pasdaran), des combats ont aussi opposé dans la même région les Gardiens de la révolution et le PJAK (Partiya Jiyana Azad a Kurdistanê), une organisation politique appartenant à la même mouvance que le PYD syrien et le PKK en Turquie et qui mène depuis des années des opérations au Kurdistan oriental.
Suite à ces événements, l'Iran a commencé le dimanche 26 à bombarder l'intérieur de la région du Kurdistan irakien, arguant de la présence de bases des forces de l'opposition kurde iranienne dans les zones visées. Des pilonnages intensifs ont visé les zones de Haji Omran, Berkma et Barbzin à Sidakan, à quelques kilomètres à l'intérieur des frontières de la Région du Kurdistan d'Irak, dans le district de Soran de la province d'Erbil. Cinq à six bombes ont été lancées dans la matinée en moins d’une minute, effrayant la population locale. L'Iran a également pilonné à l’artillerie les zones frontalières de Haji Omran, dans le district de Choman de la province d'Erbil: les villages de Doli Alana, Rash Harman et Kuna Re. Les tirs dans la zone de Sidakan ont provoqué un important incendie dans cette région essentiellement agricole. C’est la première fois en dix ans que l’Iran bombardait cette zone, fréquemment ciblée par la Turquie, et le lendemain, le secrétariat du premier ministre du KRG a demandé à l’Iran comme à la Turquie de cesser leurs attaques contre les zones frontalières de la Région du Kurdistan d'Irak, soulignant également à destination des mouvements kurdes que la région ne devait pas être utilisée pour mener des attaques contre les pays voisins: «Au cours des derniers jours, les frontières de la Région du Kurdistan ont été soumises à des attaques de la République islamique d'Iran et de la République de Turquie qui ont blessé un certain nombre de civils de la Région du Kurdistan, ont forcé des dizaines de villageois à abandonner leurs maisons et ont endommagé le bétail, les cultures et l'environnement naturel. Nous nous opposons à l'utilisation des territoires et des frontières de la Région du Kurdistan par certains des groupes d'opposition iraniens et du PKK pour lancer des attaques contre les pays voisins. Nous demandons à toutes les parties de cesser d'utiliser le territoire de la Région du Kurdistan pour lancer des attaques contre les voisins de la Région et de respecter la stabilité, les obligations juridiques et les relations amicales de la région du Kurdistan avec ses voisins».
Le lendemain de cette déclaration, le 28, alors que la Turquie lançait une nouvelle opération aérienne contre le PKK dans le district de Ranya, près de Sulaymaniya, de nouveaux combats ont eu lieu entre pechmergas du PDKI et pasdaran dans la région de Sarvabad (non loin de la frontière irakienne et face à Halabja). Selon l’Iran, 11 «contre-révolutionnaires» ont été tués. 3 pasdaran ont également été tués. Le commandant des forces terrestres des pasdaran, le Général Mohammed Pakpour, a menacé de frapper les bases du PDKI sur le territoire irakien si les attaques des pechmergas continuaient, et le 29, plus de 80 familles ont effectivement dû quitter leurs villages suite à des bombardements d’artillerie iraniens sur les zones du Kurdistan d’Irak proches de la frontière iranienne.
Pour la première fois, un film documentaire consacré aux combattants kurdes, les pechmergas, en lutte contre les djihadistes de Daech, se trouvait en sélection officielle hors compétition au festival de Cannes. Il s’agit du film de Bernard Henri-Lévy, intitulé précisément Pechmerga.
Le réalisateur, accompagné de trois caméramen, dont un Kurde qui a d’ailleurs été blessé durant le tournage, a remonté durant des mois le front de près de 1000 kilomètres le long duquel les combattants kurdes font face aux djihadistes, quasiment depuis la frontière iranienne jusqu’à la frontière syrienne. Depuis l’attaque de Daech en juillet 2014, ce sont plus de 1000 d’entre eux qui ont perdu la vie dans ce combat.
Le film donne un visage à ces combattants et permet de faire sortir les Kurdes de cette image éternelle qu’on leur attribue depuis le début de leur lutte politique pour leurs droits, celle de montagnards qui «aiment faire la guerre». Or il est clair dans toutes les scènes du film de Bernard Henri-Lévy que l’on est fort loin de cette imagerie simpliste tendant au racisme: les Kurdes n’aiment pas plus la guerre que n’importe qui, ils subissent depuis des décennies la malédiction d’avoir à la faire pour se défendre et défendre leurs droits. La menace exercée par les djihadistes de Daech sur la Région du Kurdistan d’Irak est existentielle, il n’y a avec ces ennemis de la civilisation aucune négociation possible, et nombreux sont les anciens pechmergas qui ont repris du service pour défendre leur territoire menacé.
A côté de ces circonstances politiques et de la défense de leur Région du Kurdistan, le film montre aussi que ces pechmergas se battent également pour des valeurs universelles et une approche très ouverte de l’islam qu’Henri-Lévy dit ne jamais avoir rencontrée ailleurs. Cela apparaît notamment dans cette scène où ses contacts pechmergas appellent le réalisateur en arrière du front pour lui montrer avec fierté les ruines d’une ancienne synagogue. Le film montre également, malgré l’appui aérien de la coalition anti-Daech, combien les combattants kurdes sont seuls au sol contre les djihadistes. Comme l’écrit l’ancien consul de France au Kurdistan F. Tissot: «Notre survie dépend de leurs morts». En effet, au-delà du documentaire de guerre avec ses anti-héros, des hommes, du simple pechmerga au «jeune général aux cheveux blancs», qui meurent en faisant ce qu’ils considèrent comme leur travail, il y a aussi un appel à les soutenir.
Le metteur en scène a expliqué à la fin d’une projection à laquelle il était présent que ce qui l’a convaincu de faire ce film, c’est une scène qu’on lui a envoyée du Kurdistan – celle qu’il a placé en tête du film, avant le générique, pour montrer que ce n’est pas son équipe qui l’a tournée. On y voit un jeune combattant monter à l’attaque et frôler la mort, sans qu’on puisse être sûr ensuite qu’il est réellement indemne… Bernard-Henri Lévy a passé tout le tournage à chercher qui était ce pechmerga et s’il était encore en vie. Il n’a pas pu le retrouver.
Enfin, si le film donne un visage aux combattants kurdes, il ne parvient pas à faire de même avec leurs ennemis djihadistes. Ces militants de Daech qui se veulent si effrayants pour le monde entier, et jouent de leur «communication 2.0» pour le paraître, décapitant leurs prisonniers devant les caméras, dans Pechmerga, n’apparaissent jamais à l’image. Durant tout le documentaire, ils semblent s’enfuir sans presque combattre, préférant tendre à leurs adversaires des pièges explosifs dans les villes qu’ils ont prises. L’image qu’ils donnent au total derrière leur propagande mégalomane est celle d’une lâcheté de tous les instants.
Face au courage quotidien des combattants kurdes, c’est aussi cela qui est salutaire dans ce film. Pouvons-nous dominer nos terreurs et nous mettre réellement à soutenir ceux qui se battent concrètement contre elles sur le terrain?
Après sa présentation au Festival de Cannes où il a rencontré un vif succès auprès du public et des médias, le documentaire Pechmerga est sorti dans des salles de cinéma parisiennes où il est resté à l'affiche pendant près d'un mois.