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Bulletin N° 383 | Février 2017

 

 

ROJAVA: LES KURDES S’APPROCHENT DE RAQQA, LES TURCS PIÉTINENT DEVANT AL-BAB

L’avancée vers Raqqa de l’alliance kurdo-arabe des Forces démocratiques syriennes (FDS) s’est poursuivie sur fond de tensions grandissantes entre la Turquie et les États-Unis. Ceux-ci continuent en effet à soutenir militairement les FDS, leur meilleur allié sur le terrain, alors que la Turquie considère leur composante principale, les YPG affiliés au parti kurde de l’unité populaire (PYD), comme un avatar du PKK et son ennemi principal en Syrie. Dernier épisode ayant suscité la colère de la Turquie, l’envoi par le Pentagone aux FDS de véhicules blindés. Le porte-parole des YPG, Redur Khalil, a bien déclaré le 1er février que ceux-ci étaient allés exclusivement aux Arabes des FDS – ce qu’a confirmé le Pentagone – ils seront bien placés sous commandement FDS… Le 2, Ahmed Jarba, commandant des «Forces d’élite syriennes», un contingent arabe de 3.000 combattants affilié aux FDS actuellement déployé dans le triangle Deir Ez-Zor-Raqqa-Hasakeh et en cours d’entraînement avec les Forces spéciales américaines, a annoncé que l’attaque finale sur Raqqa serait menée uniquement par des Arabes.

La Turquie n’a pas été convaincue, alors que les FDS approchent de plus en plus de Raqqa, qui s’est trouvée le 3 sans eau après la destruction de sa principale canalisation par des frappes aériennes. Comme en Irak, au début de l’opération contre Mossoul, les deux ponts sur l’Euphrate permettant de sortir de la ville par le sud ont été détruits par des frappes aériennes afin de gêner les mouvements des djihadistes, et des accrochages ont commencé au nord de celle-ci. Le 4, les FDS ont annoncé le début de la 3e phase de leur offensive, dans laquelle ils isoleront totalement la ville en coupant notamment la route de l’Est – ils avaient dans les 2 premières phases sécurisé les rives de la rivière Balikh, puis l’ouest de Raqqa et le barrage de Tabqa. Le 6, ils ont repris deux villages à l’est de Raqqa, Hadi et Natali, éliminant au moins 13 djihadistes, et ont avancé le 8 jusqu’à deux collines stratégiques à 11 km de la ville, libérant plusieurs villages au nord-est du barrage de Tabqa. Le colonel John Dorrian, porte-parole de la coalition anti-Daech, a annoncé le 10 que l’isolation complète de Raqqa était «une question de quelques semaines». Le 21, les FDS ont pris une quinzaine de villages près de la ville. A noter que le 17, les avions russes ont effectué plusieurs frappes contre Daech autour de Raqqa, visant des unités et des camps d’entraînement. C’est la deuxième série de frappes russes près de la ville depuis fin 2015, et elle semble venir en soutien immédiat de l’opération des FDS…

Confrontée à ces progrès rapides, la Turquie a tenté de tirer parti de la transition politique en cours aux États-Unis pour obtenir un changement de ligne politique, le président turc ayant appelé son homologue américain pour proposer une opération conjointe sur Raqqa… Selon le journal Hürriyet daté du 18, lors d’une réunion à la base d’Incirlik entre les chefs d’état-major américain Joseph Dunford et turc Hulusi Akar, la Turquie aurait fait deux propositions différentes d’opération commune: 1- Une attaque commune des Forces spéciales des deux pays et des rebelles syriens partant de Tell Abyad, actuellement tenue par des combattants multiethniques des FDS, auxquels on aurait demandé de se retirer d’un couloir par lequel la force conjointe serait descendue vers le sud. 2- Une attaque au départ d’al-Bab, ce qui aurait supposé un chemin de 180 km à travers un terrain montagneux. Le Pentagone, à son tour, ne semble pas avoir été convaincu… Le 13, Rodi Osman, représentant du PYD à Moscou, a déclaré que les Kurdes pouvaient parfaitement libérer Raqqa par eux-mêmes, ajoutant que le Rojava n’avait pas besoin de militaires turcs cherchant seulement un prétexte pour occuper la région…
Parallèlement, l’armée syrienne, pour la première fois depuis le début du conflit, est apparue au sud de Manbij – et de la zone où opèrent justement la Turquie et ses alliés rebelles. Cette avancée l’a amenée au contact des FDS, et Talal Silo, leur porte-parole, a déclaré que cette nouvelle situation, qui crée potentiellement un lien entre Alep, maintenant tenue par le régime, et Manbij, pourrait si elle se maintient être bénéfique pour les civils de la région: le Nord-Est, qui possède 70% du pétrole syrien et de riches terres agricoles, étant complémentaire de l'Ouest, où se trouve l’industrie. Silo s’est empressé de déclarer qu’il n’y avait encore eu aucune discussion en ce sens avec le régime, mais on peut penser que les autorités du Rojava préfèrent le voisinage de l’armée syrienne, qui a d’autres priorités que les FDS, à celui de l’armée turque, pour laquelle elles sont l’ennemi principal.

L’armée turque, qui a selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) renforcé ses troupes en début de mois, a poursuivi quant à elle sa propre opération sur al-Bab, devant laquelle elle piétine littéralement depuis des semaines et où elle a perdu 65 soldats. Le 8, le Premier ministre turc Binali Yıldırım a déclaré que les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL) soutenus par la Turquie contrôlaient maintenant les quartiers extérieurs de la ville. Le 9, Ankara déclarait se coordonner avec les Russes pour éviter tout incident, mais le 10, une frappe aérienne russe faisait pourtant 3 morts et 11 blessés parmi les soldats turcs. Alors même que la Russie présentait des excuses, des accrochages ont commencé dans la banlieue sud de la ville, encore tenue par Daech, entre milices pro-régime et rebelles soutenus par les Turcs. Ceux-ci ont annoncé le 14 contrôler la plus grande partie de la ville, mais l’OSDH a annoncé que Daech contrôlait encore totalement celle-ci, accusant le 17 la Turquie de «crimes contre le peuple syrien»: les frappes et bombardements turcs auraient provoqué depuis le 15 la mort de 45 habitants, dont 14 femmes et 18 enfants, et depuis le début de l’offensive turque, quelque 430 civils auraient perdu la vie en ville et dans les villages environnants. Le Ministre syrien des Affaires étrangères a également écrit au Conseil de sécurité pour condamner «la violation par la Turquie de la souveraineté de la Syrie», et le 26, de nouveaux combats ont éclaté au sud de la ville entre éléments de l’ASL soutenus par les Turcs et milices pro-régime… Les deux camps sont en concurrence pour prendre Raqqa, même si l’armée syrienne semble plus proche du but: Erdoğan avait inclus le 12 Raqqa dans les objectifs de l’opération turque, avant de réitérer le 28 sa volonté de marcher sur Manbij une fois al-Bab prise. L’armée turque a aussi poursuivi ses attaques contre les FDS, notamment à Tell Rifaat, et selon les YPG les Turcs ont aussi bombardé à l’arme lourde deux villages à l'est de Kobanê, Esafa et Qawikli. Après que le vice-Premier ministre turc Numan Kurtulmus ait déclaré que la prise de Raqqa par les YPG constituerait une menace pour la Turquie, le PYD a averti le 16 que le Conseil militaire de Manbij était prêt à résister. Les attaques turques sur Tell Rifaat ont continué, et selon des sources locales l'armée turque a avancé dans la région d'Afrin, où elle occupe plusieurs hectares depuis janvier. Plus à l’est, dans le gouvernorat d’Hassaké, deux hélicoptères Cobra ont pénétré au Rojava pour bombarder le village de Tell Alo, tandis qu’ne autre force se heurtait près de la ville d'Amoude à une forte résistance des combattantes kurdes des YPJ, dont une commandante a déclaré: «Après trois heures d'affrontements sporadiques, l'armée turque a été forcée de se retirer […] du côté turc de la frontière».

SYRIE : TENSIONS DANS LES DISCUSSIONS RÉGIONALES… ET DANS LES RELATIONS INTER-KURDES

Alors que le régime sort militairement renforcé de ces derniers mois grâce au soutien russe, avec notamment la reprise d’Alep, la publication le 7 d’un rapport d’Amnesty International selon lequel, entre 2011 et 2015, il a exécuté au moins 13.000 personnes, en 20 à 50 pendaisons chaque semaine, dans la prison de Saïdnaya, au nord de Damas, appelée «l'abattoir» par les détenus, ne semble guère avoir eu d’impact diplomatique. Sur ce plan, les activités se sont intensifiées autour d’un «partenariat» quelque peu inattendu: Russes et Turcs ont finalement accepté de mettre leurs divergences en sourdine, chacun admettant que l’autre devait faire partie d’une solution à la crise… Conséquence sur le terrain, Moscou a laissé la Turquie entrer en Syrie pour contenir les YPG, tandis qu’Ankara faisait pression sur les rebelles qu’elle soutient pour qu’ils évacuent Alep. La Russie ne s’est pas pour autant alignée sur les positions turques concernant le PYD: selon l’agence Spoutnik, un responsable des Affaires étrangères russes, Alexander Botsan-Kharchenko, a rappelé en conférence de presse que ni le PKK ni le PYD ne sont considérées en Russie comme des organisations terroristes… Par ailleurs, le processus diplomatique initié par les deux partenaires avec l’appoint de l’Iran s’est révélé très difficile à faire avancer. Le 6, Mohammed Alloush, chef de la délégation de l'opposition syrienne à Astana, a déclaré que celle-ci ne participerait pas aux négociations de Genève si ses revendications n’étaient pas d’abord satisfaites: libération des prisonniers politiques, garanties quant au cessez-le-feu, fin du siège du régime sur plusieurs villes tenues par les rebelles. Les discussions, qui devaient débuter le 15, ont été retardées au lendemain, puis au 20, avant de finalement redémarrer le 23…

De son côté, la Russie a appelé plusieurs fois à la participation des Kurdes: le 9, le représentant russe au bureau des Nations-Unies de Genève, Alexeï Borodavkin, a déclaré que les pourparlers de Genève devraient se faire en face-à-face entre régime et opposition et devraient inclure les Kurdes, et le lendemain, Sergueï Lavrov a annoncé dans les Izvestia que les diplomates russes avaient joué les médiateurs entre juin et décembre 2016 dans des discussions indirectes entre le régime de Damas et le PYD visant à préserver l’unité de la Syrie, expliquant que la question kurde était l’un des facteurs clés de l’unité de la Syrie en tant qu’État et de la stabilité de l’ensemble du Moyen Orient. Le 27, Mikhaïl Bogdanov, vice-ministre russe des Affaires étrangères et envoyé présidentiel spécial pour le Moyen Orient, s’est exprimé en termes similaires.

Chacun des acteurs ayant sa propre idée de quels Kurdes convier aux pourparlers, on a commencé à voir réapparaître dans les dépêches le Conseil national kurde (CNK ou ENKS, Encumana niştimanî ya kurdî li Sûriyê), regroupant une quinzaine de partis opposés au PYD. Le 1er février, des représentants du CNK ont été reçus par Massoud Barzani, Président de la Région du Kurdistan d’Irak, pour discuter des résultats des pourparlers d’Astana. Barzani, dont le parti, le PDK, ne reconnait pas l’administration établie par le PYD au Rojava, a promis de continuer à soutenir le CNK. Le 3, selon une source diplomatique turque, des représentants du CNK, déjà présents aux discussions d’Astana, ont rejoint à Ankara des membres de l’opposition syrienne pour discuter de leur participation aux pourparlers de Genève. Le 13, il a été confirmé qu’une délégation du CNK, conduite par Fouad Aliko, serait à Genève. Le 18, Kamiran Haj Abdo, du Bureau des relations étrangères du CNK, a annoncé l’ouverture d’une représentation à Berlin pour le 8 mars. Le 27 enfin, une délégation du CNK dirigée par Ibrahim Biro est arrivée à Washington pour discuter du fédéralisme en Syrie et des relations avec le PYD, notamment avec la question du devenir des «pechmergas syriens» affiliés au CNK, la «Force Roj». Au nombre de 3 à 5.000, ces déserteurs kurdes de l’armée de Damas participent actuellement avec les forces du GRK à la lutte contre Daech sur le territoire irakien, le PYD, qui affecte de les considérer comme des éléments de l’Armée syrienne libre (avec des groupes de laquelle il a eu des accrochages dans le passé), refusant de les laisser rentrer au Rojava s’ils ne s’intègrent pas aux YPG, selon lui la seule force armée officielle du Rojava. A noter que selon son porte-parole officiel, le major Sivan Derîkî, la Force Roj a rejeté la demande du PYD d’aller s’opposer aux Turcs à Jerablous, mais aussi celle de la Turquie de participer à l’opération contre al-Bab… Si le PYD considère que le CNK ne représente pas les Kurdes, mais plutôt l’opposition syrienne, comme l’a déclaré le 14 son co-président, Salih Muslim sur Ronahi TV, les membres du CNK, inversement, ne reconnaissent pas l’adminis-tration mise en place par le PYD et se refusent donc à lui demander une autorisation avant d’organiser un rassemblement ou une manifestation – ce qui conduit régulièrement à leur arrestation. Ainsi le journaliste Alan Ahmed avait été arrêté le 15 août 2016 alors qu’il couvrait pour un média du parti Yekiti les funérailles d'un peshmerga décédé dans l'opération de Mossoul. Plusieurs libérations, en novembre lors d’une visite de Bernard Kouchner et de Peter Galbraith, avaient fait espérer une baisse des tensions, mais elles sont remontées en décembre après l’attaque à Qamishli d’une manifestation du CNK par des jeunes pro-PYD. D’autres arrestations et libérations ont eu lieu en février.

Ces tensions récurrentes entre CNK et PYD avaient déjà conduit en janvier dernier plus de 270 journalistes et activistes kurdes de Syrie à publier un appel à des pourparlers, l’«Appel de Brême». Le Mouvement pour une Société Démocratique (Tevgera Civaka Demokratîk‎, TEV-DEM), la coalition dirigeant officiellement le Rojava, dont le PYD est le membre dominant, avait salué l’initiative, et… demandé au CNK de rejoindre son projet fédéral. Le CNK avait répondu en demandant un retour aux accords d’Erbil et de Dohouk, qui prévoyaient la création d’un «Conseil suprême kurde» regroupant en théorie CNK et PYD, mais que le PYD, seul à disposer de combattants et contrôlant donc le terrain, n’a jamais réellement pris au sérieux. Le CNK a aussi exigé la libération de ses prisonniers politiques détenus au Rojava.

TURQUIE: LA RÉPRESSION PRÉ-RÉFÉRENDUM CONTINUE DANS LE SILENCE DE L’EUROPE…

Sans surprise, le Président Erdoğan a approuvé le 10 la réforme constitutionnelle votée par le Parlement, qui doit donc à présent être soumise à référendum. Dès le lendemain, la Commission électorale a annoncé que celui-ci se tiendrait le 16 avril. On entre donc dans le dernier acte du processus, tant souhaité par Erdoğan, d’extrême renforcement de ses pouvoirs.

Face à ce processus, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent à l’extérieur du pays pour exprimer des inquiétudes. Le 29 du mois précédent, l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe avait déclaré craindre que la constitution révisée ne garantisse plus «la séparation des pouvoirs et […] l’indépendance de la justice, qui sont nécessaires aux sociétés démocratiques». Le 3, la chancelière allemande Angela Merkel a profité d’une visite officielle à Ankara pour dîner avec des députés du HDP. Le responsable du groupe parlementaire HDP Idris Baluken, celui des relations internationales Hisyar Ozsoy et le député de Mardin Mithat Sancar lui ont déclaré que le meilleur moyen de résoudre à long terme le problème des réfugiés n’était pas «un accord à courte vue», mais une résolution politique de la question kurde… Le 21, après que les autorités turques aient interdit le 17 à une délégation du Conseil de l’Europe de visiter Demirtaş en prison, le HDP a déposé auprès de la Cour européenne des droits de l'homme une requête qualifiant l'emprisonnement des ses deux coprésidents de «violation du droit à la liberté et à la sécurité, et la liberté d'expression». Le HDP accuse le gouvernement d’avoir emprisonné sans motif légitime tous ceux qui risquaient de faire entendre leur voix pour s’opposer aux changements constitutionnels voulus par Erdoğan.

Pourtant, les arrestations d’élus du HDP se sont de nouveau succédées tout au long de ce mois. Le 1er, deux députés de Şanlıurfa, Dilek Öcalan (une nièce du leader du PKK Abdullah Öcalan) et Ibrahim Ayhan, ont été incarcérés sous l’accusation de «propagande terroriste» pour avoir assisté en février 2016 aux funérailles d’un combattant du PKK. Si le 4, l’ancien maire de Mardin Ahmet Türk, âgé de 74 ans, qui avait joué un rôle important dans les négociations de paix entre PKK et gouvernement, démis de ses fonctions et incarcéré en novembre dernier sur des accusations de terrorisme, a été relâché après des inquiétudes sur sa santé, la députée Leyla Zana a été le 8 brièvement appréhendée par la police à Diyarbakir pour être emmenée témoigner devant le tribunal dans une enquête lancée par le procureur d’Ağrı. Elle a été ensuite remise en liberté sous contrôle judiciaire. Zana avait passé dix ans en prison sur l’accusation de liens avec le PKK après avoir parlé kurde lors de son investiture au Parlement en 1991, avant d’être libérée en 2004 puis réélue au parlement en juin 2011.

Le 6, une opération anti-Daech a été selon l’agence Anatolie lancée dans 29 des 81 provinces de Turquie ; 763 personnes ont été arrêtées et des armes, des munitions et des documents ont été saisis. Selon la police Daech était en train de préparer un attentat. L’opération aurait pu être décidée apṛès des révélations de l’auteur de l’attentat du 1er janvier à Istanbul, Abdulgadir Masharipov, capturé vivant. Puis le 13, c’est la mouvance PKK qui a été visée, avec 544 personnes arrêtées dans 25 provinces et les grandes villes d’Istanbul et d’İzmir. Selon le Conseil exécutif du HDP, plus de 318 de ses membres, dont des administrateurs et des coprésidents de districts de provinces, ont été arrêtés dans les villes et les provinces d’Istanbul, İzmir, Van, Adana, Adıyaman, Kocaeli, Siirt, Bingöl, Malatya, Bursa et Ağrı. Puis le 14, dans des raids menés tôt le matin, la police antiterroriste a, toujours selon l'agence Anatolie, arrêté 86 personnes suspectées de liens avec le PKK. Le 16, Le 16, des procureurs requéraient 23 ans de prison contre le porte-parole du HDP et député de Kars, Ayhan Bilgen, placé en détention provisoire le 31 janvier, et 15 ans contre Ferhat Encü, député de Şırnak, pour appartenance au PKK. Libéré le 15 après 104 jours en détention, Encü a été arrêté de nouveau le 21.

Le 17, une délégation organisée par la Commission civique UE-Turquie, comprenant des ressortissants européens et américains, des membres du parlement européen et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, des universitaires, des journalistes et des membres d’organisations de la société civile, s’est vue interdire de rendre visite au co-président emprisonné du HDP, Selahattin Demirtaş. La demande écrite envoyée au Ministre turc de la justice n’ayant pas reçu de réponse, l’administration pénitenciaire n’a pas laissé entrer la délégation. L’un des membres de la délégation, T. J. Milley, de l’université de Cambridge, a fait au nom de celle-ci une déclaration publique devant la prison d’Edirne, demandant que le processus de paix soit repris, dénonçant la détention d’A. Öcalan, et déclarant que «le mouvement de la liberté des Kurdes ne peut pas être défait militairement, il faut trouver une solution politique». « Nous continuerons à revenir jusqu’à ce que nous obtenions l’autorisation de rencontrer nos collègues emprisonnés ».

Le 21, le responsable du groupe parlementaire HDP Idris Baluken a été de nouveau arrêté à Ankara, après qu’un tribunal de Diyarbakir ait émis le 17 un mandat contre lui,  le parlement a privé la co-présidente du HDP, Figen Yuksekdağ, de son statut de députée en raison de sa condamnation en 2013 pour «propagande pour le PKK», et les procureurs ont requis contre Yuksekdağ jusqu’à 83 ans de prison pour «incitation à la violence» et «propagande pour une organisation terroriste». Le 22, un tribunal de Dogubayazit a condamné Selahattin Demirtaş à 5 mois de prison pour «insulte à l’Etat». Le 24, le HDP a désigné un nouveau porte-parole en remplacement d’Ayhan Bilgen: Osman Baydemir, député de Şanlıurfa et ancien maire de la province de Diyarbakir entre 2004 et 2014.

Autres cibles de la répression : les journalistes, et particulièrement ceux qui osent publier des informations sur les proches du président turc et les soupçons de corruption qui les touchent, ou ceux qui portent témoignage des exactions commises par les forces de sécurité dans les provinces kurdes du pays. C’est le cas de Deniz Yücel, correspondant du journal Die Welt, à la double nationalité turque et allemande, qui avait osé faire les deux. D’abord arrêté le 14 pour avoir repris des courriels publiés par un groupe de hackers turcs du compte de Berat Albayrak, ministre de l'Énergie et gendre du président turc, il a vu son interrogatoire très vite dériver vers ses reportages à Cizre et Yüksekova, et ses entretiens réalisés en 2015 avec Cemil Bayık, co-président du Conseil exécutif du KCK (l'aile politique du PKK). Il a été arrêté de nouveau le 27, cette fois pour «propagande pour une organisation terroriste» et «incitation à la violence».

La violence, justement, s’est également poursuivie. Du côté de la guérilla, deux attentats ont ce mois-ci visé des fonctionnaires: le 18 à Viranşehir, dans la province de Şanlıurfa, l’explosion commandée à distance d’une bombe placée dans une voiture, dans le jardin d’une résidence hébergeant des juges et des procureurs, a tué un enfant et un employé, et fait 17 blessés. L’attentat n’a pas été immédiatement revendiqué. Et le 27, les militants du PKK ont fait exploser une bombe au passage d’un train transportant du fret dans la ville de Diyarbakir, faisant dérailler plusieurs wagons. Il n’y a pas eu de blessés. Quant à la violence exercée par l’État, elle s’est également poursuivie. L’armée de l’air turque n’a cessé d’opérer des frappes sur les positions supposées du PKK dans les montagnes du Kurdistan d’Irak: le 7 au soir dans le district de Sidakan, puis les 18, 19 et 20 (frappes qui selon le PKK ont fait 4 morts et 5 blessés dans ses rangs), l’armée annonçant le 21 avoir détruit 10 grottes et abris utilisés par le PKK au Kurdistan d’Irak et dans la province turque d’Hakkari, le 22 au matin, dans la région d’Amêdî, au Nord-Est de la province de Dohouk (les habitants avaient évacué les villages visés), le 22 en début d’après-midi sur Qandil, le 27 dans la région d’Avasin-Baysan. Les militaires turcs ont aussi continué leurs opérations au Kurdistan de Turquie: le 19, le HDP s’est inquiété dans un communiqué de la situation du village de Xirabê Baba (Kuruköy), dans le district de Mardin-Nusaybin. Un couvre-feu imposé le 1er février sur 9 villages de la région, levé pour 8 d’entre eux, a été maintenu sur Xirabê Baba, qui a laissé sans nouvelles durant 9 jours, tandis que circulaient sur le net des rumeurs d’incendies de maisons, d’exactions, de tortures et d’exécutions extra-judiciaires… et des vidéos inquiétantes présentées comme tournées par des soldats, tandis qu’une délégation du HDP s’est vu refuser l’accès au village. Selon une dépêche de Peace in Kurdistan datée du 20, 3 habitants ont été exécutés, 39 torturés et on est sans nouvelles de 2 autres.

Face à la répression et aux exactions, l’Europe s’est pour l’instant contentée de condamnations verbales, sans parvenir à aucune décision politique, sanctions ou suspension officielle du processus d’adhésion turque. Cette attitude pusillanime se poursuivra-t-elle si la Turquie se transforme institutionnellement en ce «Sultanat post-moderne» rêvé par M.  Erdoğan? Il sera alors bien tard pour agir.

KURDISTAN D’IRAK: APRÈS DAECH, QUEL DEVENIR POUR LES TERRITOIRES DISPUTÉS?

Sur le plan militaire, c’est le 18 du mois que, après avoir repris à Daech 15 villages au sud de la ville, les troupes irakiennes ont commencé à bombarder la partie Ouest de Mossoul, après que les avions aient largué des millions de tracts prévenant les habitants de l’imminence de l’attaque. Le dimanche 19 au matin, l’attaque proprement dite a démarré. Les troupes irakiennes n’ont pas tenté de traverser le fleuve en ville, cette voie étant bien trop exposée, mais ont avancé depuis le front sud vers l’ancien aéroport international, qui pourra une fois repris servir de base pour la suite. Les officiers s’attendent cependant à une bataille plus difficile qu’à Mossoul-Est, notamment dans la vieille ville avec ses rues étroites où ne peuvent pénétrer les véhicules blindés, et où de nombreux civils sont encore présents – l’ONU a déclaré craindre le déplacement de 400.000 d’entre eux. Et même si l’on estime qu’un millier de djihadistes ont été éliminés durant les phases précédentes de l’offensive, Daech disposerait encore de 5.000 combattants…

Les combats ont commencé autour de l’aéroport le 20, et les Irakiens ont annoncé le 23 au matin y avoir pénétré, avant d’annoncer un peu plus tard le contrôler entièrement. Puis le 24, au prix de combats très durs, ils sont entrés dans un quartier de Mossoul-Ouest, Al-Maamoun. Le 25, ils ont continué à avancer dans les quartiers sud de Mossoul-Ouest, tandis qu’un millier de civils réussissait à fuir. Le même jour, la chaîne de télévision kurde Rûdaw a annoncé que sa reporter Shifa Gerdî avait été tuée par l’explosion d’une bombe lors du passage de son véhicule et que son caméraman avait été blessé. Gerdî, une femme journaliste kurde, est le 2e journaliste irakien tué en couvrant la bataille de Mossoul, le 1er l’avait été en octobre dernier. Le 27, les Irakiens ont pris le pont le plus au sud sur le Tigre. Endommagé par des frappes aériennes, il pourrait cependant, une fois réparé ou complété d’un pont flottant, leur permettre d’amener des renforts vers la rive Ouest du fleuve pour avancer dans la partie de la ville encore tenue par Daech. De nouveau, un millier de civils, pour la plupart affamés et assoiffés après avoir marché plus d’une heure dans le désert, sont arrivés tôt le matin sur les lignes gouvernementales.

Le 24, l’armée de l’air irakienne a frappé pour la première fois Daech en territoire syrien, les autorités irakiennes déclarant être prêtes à continuer si nécessaire. Les djihadistes se montrent toujours déterminés au combat, compensant leur plus petit nombre par l’usage de drones commerciaux qu’ils modifient dans une dizaine d’ateliers avant de les envoyer vers les lignes ennemies pour obtenir des informations et diriger les attentats-suicides. Ils tentent sans cesse d’organiser de nouveaux attentats, comme celui utilisant une voiture piégée qui a fait au moins 48 morts à Bagdad le 16. Le 1er du mois, les Asayish (sécurité kurde) de Kirkouk avaient déjà annoncé avoir arrêté dans un village la nuit du 30 janvier six personnes suspectées de préparer un attentat dans cette ville, et le 12, cinq autres dans le district de Hawija, qui auraient tenté de rejoindre Daech.

Sur les plans économique comme politique, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) est toujours confronté à une crise. Ne recevant plus de Bagdad depuis 2014 son budget fédéral mensuel de 1 milliard de dollars, il a dû se battre pour financer ses dépenses, y compris les salaires de ses plus de 1,3 millions de fonctionnaires. Le 1er février, il a annoncé que son nouveau système biométrique de paiement, qui identifie les fonctionnaires par leurs empreintes digitales, avait révélé un grand nombre d’abus: certains recevaient jusqu’à 5 salaires! De plus, le porte-parole du GRK, Safîn Dizayî, a récemment estimé que seulement 740.000 des 1,4 millions de fonctionnaires accomplissaient réellement un travail utile… Le 7, le Président Barzani a ordonné aux pechmergas de s’enregistrer sur ce système s’ils voulaient être payés. Le 15, la Présidence de la Région a publié un rapport sur les réformes économiques accomplies jusqu’à ce jour indiquant entre autres que les paiements à 23.000 personnes et les pensions à 20.000 autres avaient été arrêtés, de même que les achats de véhicules pour les hauts responsables et d’essence pour les centrales électriques, auparavant de 2 à 3 milliards de dollars. Enfin des enquêtes ont été lancées sur une vingtaine de responsables administratifs enrichis de manière suspecte et de commandants militaires. En plus des réductions de salaires, le GRK a également annulé 89 projets. Résultat, sur un budget annuel 2016 proche de 5,4 milliards de dollars (dont 80% provenant des recettes pétrolières), les dépenses, qui en 2013 «pesaient» environ 10 milliards de dollars, sont descendues à un peu plus de 5,5 milliards. Selon la Commission des Investissements du Kurdistan, ceux-ci ont été en 2016 à leur niveau le plus bas sur les dix dernières années, deux milliards de dollars contre quatre l’année précédente.

Bien que le porte-parole du GRK Safîn Dizayî ait annoncé le 24 que, les perspectives économiques s’améliorant pour 2017, les réductions de salaires pourraient peut-être être supprimées partiellement ou totalement, le marasme économique a eu des conséquences indéniables sur le moral de la population, et notamment la jeunesse. Selon le ministre des Affaires sociales Muhammad Hawdiani, depuis 2003, près de 55.000 personnes étaient rentrées au Kurdistan après des années d'exil en Occident, mais après la détérioration des finances il y a deux ans, une nouvelle vague de jeunes Kurdes est repartie vers l'étranger pour chercher une vie meilleure. Selon le ministère irakien de la migration, plus de 25.000 personnes originaires du Kurdistan, en majorité des jeunes hommes, ont quitté le pays depuis 2015 pour chercher l’asile dans un pays européen, mais les chiffres pourraient être considérablement plus importants… Une des conséquences inattendues de cette situation est un certain retour en grâce de l’activité agricole. Le volume des exportations agricoles du Kurdistan a beaucoup augmenté en 2016 avec 38.000 tonnes, et le 21, le Ministère de l’agriculture du GRK a annoncé projeter de supprimer les taxes à l’exportation sur les produits agricoles vers les pays voisins et de proposer aux vendeurs des aides en transport afin de soutenir celles-ci.

Sur le plan politique, l’heure est toujours aux discussions inter-partis pour tenter d’avancer, mais sans beaucoup de résultats tangibles, même si les discussions récemment tenues entre le PDK et l’UPK pointent vers une réactivation possible du parlement kurde au printemps. De plus, les dissensions internes continuent à l’UPK, avec la démission le 10 d’un membre important du bureau politique, Azad Jundiani. Une réunion a pris place le 12 entre les chefs des deux factions opposées de l’UPK pour tenter de rapprocher les points de vue. Un communiqué du Bureau politique a annoncé d’autres réunions. Le 14, le comité de direction conjoint UPK-Gorran (Mouvement du changement), créé lors de la signature de leur accord le 17 mai dernier a tenu une réunion dans les locaux de Gorran à Sulaimaniya pour tenter de décider si l’UPK passera un nouvel accord avec le PDK pour former un nouveau gouvernement. L’UPK, toujours tiraillée entre ses relations avec le PDK et Gorran, avait indiqué au PDK qu’elle discuterait avec celui-ci après sa réunion avec Gorran. Le 25, l’UPK a publié une série de propositions pour résoudre aussi bien la crise politique et la crise financière paralysant la Région du Kurdistan. Faisant état de l’importance des relations entre UPK et PDK, le document déclare qu’elles doivent être renouvelées et développées, tout en demeurant ouvert à l’idée d’une réunification avec Gorran. Il pose un ordre de priorités pour résoudre les différents problèmes: 1- Résolution de la crise politique et économique interne; 2- Mise en œuvre de l’article 140 de la Constitution de 2005; 3- Tenue du référendum d’indépendance.

Concernant la présidence de la Région, l’UPK propose que les partis se mettent d’accord à la majorité sur un candidat et constituent un comité directeur pour prendre les décisions nécessaires jusqu’aux élections. Concernant la gestion du pétrole et le devenir du Kurdistan, l’UPK constate que ces problèmes ne peuvent être résolus sans un règlement politique avec Bagdad, car la plupart des ressources pétrolières se trouvent dans les territoires disputés. L’UPK appelle donc à la définition d’un calendrier de mise en œuvre de l’article 140 de la Constitution de 2005, que Bagdad a retardé durant 9 ans, et qui établissait précisément un mécanisme de règlement. Pour le référendum d’indépendance, caractérisé comme un droit démocratique et un devoir national, l’UPK propose de le placer sous la supervision des Nations Unies ou d’autres agences internationales, en même temps que les élections législatives et présidentielles prévues cette année. L’UPK suggère aussi l’usage de voies alternatives pour exporter le pétrole – comme l’Iran – une suggestion mettant en cause sans le dire le chemin d’exportation pétrolier exclusif par la Turquie. Concernant la situation sociale, l’UPK suggère une loi permettant de placer sur un compte la part de salaire non versée aux fonctionnaires afin de pouvoir leur restituer plus tard.

Enfin, deux affaires concernant les droits de l’homme au Kurdistan irakien ont connu un écho médiatique durant ce mois. Le 13, le Président de la Commission indépendante des droits de l’homme du Kurdistan d’Irak, Diya Boutros, a accusé les forces de sécurité kurdes (Asayish) et les Hashd al-Shaabi (Unités de mobilisation populaire, en majorité chiites), d’avoir torturé des enfants de 12 à 17 ans suspectés de liens avec Daech dans deux camps de détention, à Dibaga et Hassan Sham, pour les faire avouer. Environ 200 enfants auraient été détenus dans ces camps. Ces accusations ont été réfutées le 16 par le Chef de la sécurité d’Erbil, Tariq Nuri. Puis la chaîne de télévision américaine Fox News et Investigative Project ont accusé les pechmergas et le GRK de chercher à empêcher les déplacés Yézidis du Sindjar et les Assyriens de la plaine de Ninive de regagner leurs demeures. Selon des avocats représentant les Yézidis, les autorités kurdes laisseraient des Kurdes s’approprier les maisons abandonnées. Un représentant du GRK a répondu qu’il fallait d’abord désamorcer les pièges explosifs laissés par les djihadistes, et le 23, le responsable chargé de répondre aux rapports internationaux, Dindar Zebarî, a réfuté ces accusations en expliquant que les retours étaient ralentis par l’ampleur des destructions et le temps nécessaire pour rétablir les services  (eau, électricité) dans les zones libérées, ajoutant que le GRK se coordonnait régulièrement avec l’ONU à ce propos. Le même jour, la représentante du GRK aux États-Unis, Bayan Sami Abdul Rahman, a déclaré que le GRK ne s'opposait pas à la création de zones autonomes pour les Yézidis et les minorités chrétiennes irakiennes: «Nous n'avons aucun problème avec l'autonomie pour eux», a-t-elle déclaré lors d'une conférence à l'Institut Hudson: «Nous devrions les écouter et nous devrions leur donner ce qui est nécessaire». La question de la réinstallation de ces minorités touche à celle des frontières du Kurdistan, les territoires concernés, et en particulier le Sindjar, se trouvant dans les territoires dits disputés.