Malgré l’établissement des quatre «zones de désescalade», les destructions causées par les frappes aériennes ont dominé l’actualité militaire du mois en Syrie: l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) a compté le 2 octobre plus de 3000 victimes en un mois, dont 1000 civils incluant 200 enfants et 150 femmes – victimes notamment des frappes aériennes russes et syriennes. Mais la principale nouvelle demeure l’annonce le 17 par les Forces démocratiques syriennes (FDS) de la prise de Raqqa, «capitale» de Daech en Syrie. Là encore, les frappes aériennes (cette fois-ci de la coalition dirigée par les États-Unis), ont laissé une ville totalement détruite.
Le 29 septembre, les FDS avaient annoncé avoir pris le siège de l’administration du «Califat», puis, le 1er octobre, contrôler 90% de la ville. Resserrant l’étau autour du dernier réduit ennemi, l’hôpital, le stade et quelques immeubles résidentiels, ils ont affronté une résistance acharnée de djihadistes utilisant leur tactique habituelle: déplacements dans des tunnels préparés longtemps à l’avance, snipers, attaques kamikazes, utilisation comme boucliers humains des civils piégés sur place, au nombre estimé par l’ONU à 8.000. Le 8, les FDS ont indiqué le lancement prochain de l’offensive finale. Le 11, ont été annoncées des discussions pour obtenir l’évacuation des quelque 4.000 civils restants, retenus par 300 à 400 djihadistes. Le 14, les milices kurdes des YPG ont annoncé que la ville pourrait être libérée «aujourd'hui ou demain», les djihadistes étant de plus en plus nombreux à se rendre plutôt que de combattre jusqu'à la mort. Pour limiter les pertes, déjà élevées, des négociations ont débuté pour obtenir une reddition puis une évacuation des djihadistes. Les membres occidentaux de la coalition se sont inquiétés d’un retour au pays de leurs ressortissants, avec le risque de nouveaux attentats... Le 15, après un communiqué annonçant un accord visant à «évacuer les civils restés en ville» et à «assurer que 275 mercenaires (djihadistes) locaux et leurs familles se rendraient», une porte-parole des FDS, Cîhan Şêx Ehmed, a annoncé que la bataille était «dans sa phase finale». Selon un haut responsable des FDS, les djihadistes syriens et étrangers quittant la ville rejoindraient les territoires tenus par Daech dans la province de Deir Ezzor.
Le 17, les FDS ont annoncé la reprise totale de la ville, et Rojda Felat, l’une des commandantes de l’opération «Colère de l’Euphrate» a célébré la victoire en levant le drapeau des combattantes féminines des YPJ là même où Daech menait ses exécutions, place al-Naïm. Le 19, était annoncé le transfert de l'administration de la ville à un Conseil civil de responsables locaux et de chefs tribaux et à une police de 3000 membres et l’intégration de Raqqa à une Syrie «fédérale et décentralisée».
Malgré ses revers successifs, Daech conserve sa dangerosité: le 12, le Croissant Rouge kurde a annoncé qu’une triple attaque suicide à la voiture piégée à Abu Fas, plus à l’est, avait fait au moins 50 morts. Les djihadistes tiennent encore près de la moitié de la province de Deir Ezzor, et notamment les deux villes stratégiques de Mayadine et Boukamal, dans la vallée de l’Euphrate menant à la frontière irakienne. Mayadine a été disputée tout le mois: l’OSDH a annoncé le 6 que les forces du régime syrien y étaient entrées, mais Daech a pu en reprendre le contrôle avant de «s’effondrer» le 14, de source militaire, face à l’armée syrienne… et aux frappes aériennes russes.
Dans la province de Deir Ezzor, Daech subit deux attaques simultanées, par l’armée syrienne et par les FDS. Ces deux forces sont dans un face-à-face ambigu, alternant concurrence et coordination officieuse – sans nul doute les mêmes relations liant leurs soutiens respectifs, Russie et Iran côté régime, États-Unis côté FDS. Côté gouvernemental, outre l’armée et la Garde républicaine, participent à l’assaut sur la capitale provinciale le Hezbollah libanais, différentes milices et combattants tribaux Shaitat. Côté FDS, c’est le Conseil militaire de Deir Ezzor, composé en majorité d’Arabes de cette ville, qui mène l’attaque. Les deux camps cherchent clairement à aborder l’après-Daech avec les meilleures cartes stratégiques possibles: au-delà de la victoire symbolique que représenterait pour le régime la reprise complète de Deir Ezzor, le pétrole de la province est aussi un objectif important, et il s’agit d’empêcher les FDS de répéter l’opération de Raqqa et d’étendre ainsi leur zone d’influence dans l’est. Côté FDS, on ne vise plus maintenant la capitale de la province, qui semble devoir revenir au régime, mais la sécurisation du sud de la province limitrophe de Hassakeh, – et bien sur aussi, vu son importance économique pour la Fédération du Nord syrien, le pétrole. Enfin, les FDS cherchent à réduire leur enclavement, en avançant soit vers l’est, soit vers l’ouest.
Les jours de Daesh sont clairement comptés, en tout cas en termes d’assise territoriale. Le régime, a longtemps évité d’attaquer les djihadistes, qui jouaient le rôle utile de repoussoir vis-à-vis de la communauté internationale. Mais une fois l’opposition mise à genoux avec l’appui des Russes, Damas vise à présent la reprise de l’intégralité de «ses» territoires. Durant ces derniers mois, Damas s’est concentré sur Deir Ezzor et son pétrole, laissant à Raqqa les mains libres à la coalition et aux FDS, qui contrôlent maintenant plus d’un quart du pays où ils ont établi une zone autonome. Une fois Daech éliminé, la Fédération du nord Syrien, avec la forte probabilité d’un désengagement rapide des États-Unis, risque de se retrouver seule face à Damas, et toujours soumise à la menace turque au nord. Plutôt que d’entrer en confrontation directe avec un régime bénéficiant du soutien russe, ses dirigeants pourraient tenter de composer avec lui. Pour ce faire, les Russes semblent plus faciles à approcher que Damas directement, qui a d’ailleurs peu de marge de manœuvre par rapport à ceux qui l’ont sauvé. A cet égard, il est tout-à-fait intéressant de noter que les rapports militaires syriens ont fait état le 19 d’un accord négocié avec les FDS… par la Russie, aux termes duquel des militaires russes ont pu entrer sur le champ de gaz de Koneko, pris à Daech fin septembre. Le 22, les FDS ont annoncé sur leur site web avoir repris à Daech plus au sud le champ pétrolier d'Al-Omar, dans la province de Deir Ezzor, devançant ainsi les forces du régime qui cherchaient aussi à le reprendre depuis Mayadine à 10 km à l’ouest. Al-Omar est l'un des champs les plus importants de Syrie. Selon l'OSDH, les FDS ont aussi repris dans la nuit le champ d'Al-Sayjane, au nord d'Al-Omar…
Mais les FDS ne sont pas les seuls à entretenir des contacts avec la Russie. La Turquie est aussi présente sur ce terrain. Déjà confronté à la Région du Kurdistan en Irak, le président turc ne veut à aucun prix de la pérennisation de la Fédération du Nord Syrien. Si ces deux régions kurdes se rapprochaient, le contrôle d’Ankara sur ses propres Kurdes pourrait devenir impossible… Cette «obsession anti-kurde» d’Erdoğan est telle que dès que le PYD a marqué des points territoriaux, il a pris ses distances avec l’opposition syrienne pour entrer en discussions avec les Russes et les Iraniens. Les FDS peuvent à juste titre s’inquiéter d’une répétition du «deal» russo-turc d’août, dans lequel la Turquie semble avoir obtenu son entrée en Syrie en échange du «lâchage» des rebelles d’Alep, d’autant que M. Erdoğan ne manque pas une occasion depuis des mois de répéter qu’il faudra prendre Afrîn aux «terroristes».
La Turquie vise ostensiblement Idlib, au sud d’Afrîn, la dernière province syrienne du Nord-Ouest encore aux mains des rebelles, et qui constitue l’une des 4 «zones de désescalade» négociée entre Russes, Iraniens et Turcs en mai dernier. Blindés turcs et membres des forces spéciales se sont concentrés près de Reyhanlı, au sud de la province turque du Hatay, à à peine 25 km au Sud-Ouest d’Afrîn, prenant ainsi potentiellement à revers le «canton» le plus occidental du Rojava. Le but officiel de l’opération, qui devrait être entamée d’abord par des éléments de l’Armée syrienne libre (ASL) – les mêmes selon Hürriyet que ceux qui avaient accompagné les troupes turques à Jerablous en août – est de chasser de la province Tahrir al-Sham, une coalition djihadiste dominée par des éléments venus du Jabhat al-Nosra (ex-Al-Qaïda en Syrie). Mais la situation est pour le moins ambiguë. Si le 8, alors que les militaires turcs démantelaient le mur frontalier en préparation de leur avancée en territoire syrien, des échanges de tirs de mortier ont eu lieu avec cette organisation, et que le 10, des éléments ASL pro-turcs l’ont de nouveau affrontée, la télévision kurde irakienne Rûdaw a fait le 9 état de plusieurs témoignages selon lesquels les militaires turcs avaient été escortés par des membres de Tahrir al-Sham pour commencer des opérations de reconnaissance à quelques km à peine au sud d’Afrîn, dans la région de Darat el-Ezzah, et avaient alors été la cible de tirs de mortier depuis les zones tenues par les YPG. Ce même jour, le président Erdoğan a de nouveau déclaré que la Turquie serait «dans l'obligation de détruire» tout «corridor terroriste» qui se formerait dans le nord de la Syrie.
Alors que l’opération turque était annoncée comme menée en accord avec la Russie, le 14, le ministère syrien des Affaires étrangères a publié un communiqué exigeant le retrait «immédiat» et «sans condition préalable» des forces turques, qualifiant l'«incursion» d’«agression flagrante», «sans lien avec les accords entre pays participant aux pourparlers d'Astana, mais [en] violation de ces accords». Corroborant les informations de Rûdaw, le texte précisait que l'incursion turque se faisait en compagnie de membres du Front Al-Nosra, témoignant ainsi des «relations étroites entre la Turquie et les groupes terroristes» (Xinhua). De son côté, Rezan Gilo, responsable des unités d’auto-défense du Rojava, a déclaré sur Kurdistan 24 que «L’incursion turque [visait] à faire échouer le projet kurde dans le Nord syrien et à faire le siège d’Afrîn» [et que] la Turquie n’était «pas intéressée à combattre les organisations terroristes». Ces éléments font apparaître l’incursion turque comme une opération anti-djihadiste «en trompe-l’œil», avec pour véritable but d’empêcher l’extension jusqu’à la Méditerrannée du «corridor PYD» en installant à Idlib des éléments favorables à la Turquie – un objectif curieusement symétrique de celui du régime à Deir Ezzor.
Le 16, 2.000 hommes supplémentaires se sont installés entre Kurdes et opposition syrienne pour préparer un nouveau déploiement, installant postes d’observation et ouvrages défensifs – en particulier sur le Mont Cheikh Barakat, juste en face d’Afrîn, mais aussi à Daret Izza, 30 km au sud, et sur le Mont Seman, qui pourrait avec Azaz, 20 km au Nord-Est, servir de base à l’attaque.
L’opération nécessiterait l’accord de la Russie. Pour l’instant, celle-ci poursuit ses contacts avec les autorités de la «Fédération du Nord Syrien»: le 31, alors que commençait à Astana une septième session devant finaliser les «zones de désescalade» – dont les Kurdes étaient encore exclus par le veto turc – les Russes ont invité celles-ci à un «congrès des peuples de Syrie», annoncé récemment par Vladimir Poutine, qui devrait réunir mi-novembre à Sotchi des représentants des différents groupes ethniques syriens. Le représentant du PYD en Russie, Abd Salam Ali, a déclaré qu’un plan de fédéralisation de la Syrie pourrait y être discuté, tandis que des discussions sur l’avenir de la Région Fédérale doivent se tenir au même moment en Syrie… dans la base militaire russe de Khmeimim.
Les actions judiciaires se sont poursuivies ce mois-ci en Turquie, visant pêle-mêle civils et militaires accusés de participation à la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, journalistes, défenseurs des droits de l’homme, élus et membres du parti d’opposition «pro-kurde» HDP: en résumé, de vrais suspects (mais dont les conditions de jugement ne sont guère garanties), plus tous ceux que le régime y a amalgamés pour les réduire au silence…
Le 4 octobre, 40 accusés reconnus coupables de tentative d'assassinat du président Erdoğan lors du putsch manqué ont été condamnés à la perpétuité, dont l'ex-général de brigade Gökhan Sönmezateş, désigné comme le chef du groupe chargé de cette «mission». Le 9 s’est ouvert le procès de 143 ex-militaires du pont d’Istanbul où les affrontements lors du putsch avaient fait des dizaines de victimes civiles. Ils risquent aussi la perpétuité. Selon une source sécuritaire anonyme, le 10, suite à 70 mandats émis par le procureur de Konya, 30 soldats incriminés par des suspects gulenistes déjà arrêtés ont été arrêtés dans les provinces de Konya, Ankara, Eskişehir, Istanbul, Izmir, Kayseri et Yalova, les autres étant activement recherchés. De même source, une autre opération lancée depuis Tokat dans 14 provinces a mené à l’arrestation de 14 militaires et 5 civils. Enfin, le 30 a repris le procès de masse de plus de 220 putschistes suspectés, dont l’ex-commandant de l’armée de l’air Akin Öztürk et d’autres hauts gradés.
Pour les défenseurs des droits de l’homme, le mois a commencé par la requête du parquet d’istanbul de 7 à 15 ans de prison pour 11 militants dont Idil Eser, directrice d’Amnesty International en Turquie et Taner Kiliç, son président, ainsi qu’un citoyen allemand, Peter Steudtner, et un suédois, Ali Gharavi, tous arrêtés le 5 juillet durant un atelier de formation à la protection des données et accusés d’«assistance à une organisation terroriste armée», sauf M. Kiliç, interpelé en juin et accusé d’«appartenance à une organisation terroriste»: la police aurait trouvé sur son téléphone l’application de messagerie cryptée ByLock, considérée par Ankara comme le principal moyen de communication des putschistes. Notons que tous ont été arrêtés avant le putsch, et que l’acte d’accusation mentionne de manière peu vraisemblable trois organisations terroristes différentes: le «FETÖ» (Fethullahçı Terör Örgütü, nom attribué par Ankara à l’organisation guleniste), le PKK, plus le DHKP-C, un groupuscule d’extrême gauche. Le 25, le tribunal a remis en liberté conditionnelle huit des accusés, dont Idil Eser et les deux ressortissants étrangers, mais maintenu Kiliç en détention. Le 11, le Wall Street Journal a annoncé la condamnation par contumace à deux ans et un mois de prison de sa journaliste Ayla Albayrak pour «propagande terroriste». De double nationalité turco-finnoise, Albayrak avait été inculpée en avril 2016 suite à un article de 2015 traitant du conflit à Silopi entre forces de sécurité et PKK, où elle interviewait notamment le maire, un responsable gouvernemental, et le responsable d’une association locale considérée comme «terroriste» par Ankara. Le 20, cinq journalistes de deux agences agences kurdes lancées le mois précédent, Jin News (agence entièrement féminine) et Mezopotamya, ont été arrêtés, dont la directrice de Jin Sibel Yukler. D’autres audiences sont prévues en début de mois prochain pour les cas des journalistes de Cumhuriyet et de l’écrivaine Aslı Erdoğan, accusés de soutien ou de propagande terroristes.
La traque des membres et élus du Parti démocratique du peuple (HDP) «pro-kurde» s’est également poursuivie. Le 3, la députée HDP de Siirt, Besime Konca, a été déchue de son mandat après un vote au parlement, suite à une procédure de déchéance lancée contre elle en raison de sa «condamnation confirmée par un tribunal», suivant l’article 84 de la constitution. La décision a été lue au Parlement, les autres élus du HDP frappant leurs tables pour protester. Le 5, un tribunal de Diyarbakir a condamné le porte-parole du HDP Osman Baydemir à 1 an 5 mois et 15 jours d’emprisonnement pour avoir traité en 2012 3 policiers de «fascistes et gens de peu». Le 6, c’est la députée HDP de Muş et avocate Burcu Celik Öskan, incarcérée depuis avril dernier, mère d’une petite fille de 3 ans, qui a été condamnée à six ans d’emprisonnement pour «soutien à un groupe terroriste»: elle avait assisté aux obsèques d’un combattant du PKK. Le 9 (Bursa) et le 10 (Ankara), des manifestations commémorant l’attentat-suicide du 10 octobre 2015 près de la gare d’Ankara, qui avait fait 103 victimes et 500 blessés parmi les sympathisants du HDP, et dénonçant la complicité de l’État turc avec Daech, ont été violemment dispersées. La police a aussi arrêté 5 membres du HDP de la province de Bursa après avoir perquisitionné leurs domiciles. Le 19, la Cour d’appel de Gaziantep a approuvé une peine de prison de 4 ans et 7 mois contre Ferhat Encü, l’un des 10 députés HDP emprisonnés, qui risque donc à son tour la perte de son mandat. La routine inculpation-condamnation-privation du mandat est maintenant en «vitesse de croisière»: le nombre de députés HDP est déjà descendu de 59 à 54…
Le RTÜK, Conseil supérieur de la Radio et Télévision (Radyo ve Televizyon Üst Kurulu), a aussi participé à la répression: le 16, il a démis plusieurs de ses membres appartenant au HDP, dont les sièges ont été attribués à des représentants de l’AKP (les membres du Conseil sont désignés en proportion du nombre de sièges de leur parti). Le HDP a officiellement protesté contre cette décision qualifiée d’«illégale».
Selon Amnesty International, depuis l’état d’urgence, déjà renouvelé 4 fois, près de 150.000 personnes sont visées par une information judiciaire, dont 50.000 emprisonnées; plus de 100.000 licenciées. Plus de 3.800 ONG et 180 organes de presse ont été fermés et 2.500 professionnels des médias mis au chômage. Selon l’Association des journalistes turcs, plus de 160 sont en détention préventive. Outre ses deux co-présidents Demirtas et Yüksekdağ, le HDP a 9 députés, 80 maires et des milliers de ses membres incarcérés…
À l’international, la répression provoque toujours des condamnations verbales: le 6, les experts en droit constitutionnel de la commission de Venise, organe consultatif du Conseil de l'Europe, ont critiqué l'éviction des élus locaux HDP, la qualifiant d’«exercice sans contrôle judiciaire d’un contrôle discrétionnaire du fonctionnement des municipalités concernées». Estimant que le décret d’urgence utilisé «va au-delà ce que permettent les normes internationales et la Constitution turque», ils ont demandé l’abrogation des dispositions permettant de nommer des gestionnaires non élus et la définition d’un cadre légal permettant de «réintégrer les élus locaux suspendus ou révoqués si les chefs d'accusation liés au terrorisme pesant sur eux ne conduisent pas à une condamnation pénale». Ils ont été suivis le 13 par 24 membres de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, venant de 16 pays et 5 groupes politiques différents, qui ont publié une déclaration demandant la libération immédiate des députés HDP arrêtés, et notamment de ses co-présidents, ainsi que du député CHP Enis Berberoğlu, et le lancement d’une enquête par les pays membres – des demandes qui ont peu de chances d’aboutir.
Plus concrètement, suite à l’arrestation début octobre d’un de ses employés turcs, l’ambassade des États-Unis à Ankara a annoncé le 8 la suspension de toute délivrance de visa autre que de longue durée – ce qui a provoqué une mesure identique côté turc. Dans un communiqué publié sur le site de l’ambassade, l’ambassadeur John Bass a déclaré n’avoir pu obtenir aucune information sur la cause de l’arrestation ni aucune preuve. A noter qu’Ankara réclame toujours aux États-Unis l’extradition du prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’être derrière la tentative de putsch. Confronté aux demandes de preuves du système judiciaire américain, le Président turc a suggéré d’échanger Gülen contre un pasteur presbytérien américain, Andrew Brunson, arrêté en octobre 2016 sur des accusations douteuses de terrorisme et d’espionnage et depuis détenu en Turquie!
Par ailleurs, le gouvernement turc, ses services secrets (le MIT), le Conseil de l’éducation supérieure (YÖK, Yüksek Öğretim Kurulu) et plusieurs organisations ultranationalistes de la diaspora (liées notamment au Parti de la Patrie, Vatan Partisi de Doğu Perincek, négationniste connu du génocide arménien) ont tous été accusés ce mois-ci d’être intervenus à l’étranger pour intimider des ressortissants engagés dans des activités qui leur déplaisaient ou transmettre illégalement à l’État turc des informations confidentielles sur eux. Selon un rapport de PJMedia du 9 octobre, une conférence sur le génocide arménien co-organisée à Berlin du 15 au 18 septembre par l’université privée turque Sabancı, l’Université du Michigan, le Dornsife Institute of Armenian Studies de l’Université de Sud-Californie et la Potsdam Lepsiushaus, a été la cible d’une violente campagne du YÖK et de Perincek ayant provoqué le retrait de plusieurs chercheurs turcs. Perincek avait notamment déclaré le 6 septembre qu’un des séminaires de la conférence, consacré à la communauté de destin des Kurdes et des Arméniens, était «au service du projet de ‘Kurdistan’, ou plus exactement, du ‘Second Israël’ de l'impérialisme américain». Un autre parti ultra-nationaliste, le Halkin Kurtuluş Partisi, a déposé plainte pour «insulte à l'identité turque» (article 301 du Code pénal turc) contre les présidents des universités Koç et Sabancı et 2 participants à la conférence. Parallèlement, des soupçons d’infiltration de la police allemande par des membres du MIT turc ont de nouveau émergé suite à des articles publiés par l’agence (proche du PKK) ANF et le journal allemand Spiegel, ce qui a provoqué le déclenchement d’une enquête.
Au chapitre des violences opposant le PKK et les militaires turcs, des soldats ont été victimes de bombes déclenchées au passage de leur véhicule tout le mois: le 4 à Yüksekova, dans la province de Hakkari (4 tués, 4 blessés), le 14, à Siirt (7 blessés dont 2 graves), et le 17 dans la région du Zab (Nord Irak), 4 autres ont été tués (deux attaques à la bombe différentes). L’armée a annoncé avoir mené en rétorsion dans cette région des frappes aériennes qui ont tué 8 combattants du PKK. Enfin, selon une source sécuritaire, le 23, une nouvelle bombe utilisant le même processus a tué un soldat à Hakkari.
Enfin, le 5, selon l’agence d’État Anatolie, 5 membres du PKK ont été interceptés et tués par les forces de sécurité sur la côte méditerranéenne dans l’Ouest de la Turquie, à Köycegiz (Mugla), une région très visitée par les touristes étrangers; mais le PKK a ensuite accusé les forces de sécurité turques d’exécutions extra-judiciaires, 5 jeunes hommes ayant été arrêtés dans un car et ayant ensuite disparu, alors que les médias locaux n’avaient fait état d’aucun affrontement…
Après le référendum du 25 septembre, organisé par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) dans sa Région fédérale mais aussi dans les territoires disputés avec Bagdad, et où le «Oui» l'a emporté avec près de 93 % des voix, on a assisté à la reconstitution régionale d’un véritable «Pacte de Saadabad» – ce traité par lequel Irak, Iran et Turquie s’étaient coordonnés en 1937 pour réprimer tout mouvement kurde. Le gouvernement central irakien, lui-même peu respectueux de la Constitution irakienne, a pris prétexte de la «non-constitutionnalité» du référendum pour accumuler rapidement sanctions et nouvelles exigences anti-GRK, programmant son étranglement économique tout en l’attaquant militairement. La communauté internationale, et particulièrement l’Occident, a choisi de regarder ailleurs, oublieux des milliers de pechmergas tombés contre Daech pour défendre ses valeurs.
Posant dès le 27 septembre l’«annulation» du référendum comme condition à l’ouverture de tout dialogue, le premier ministre irakien a rapidement lancé des «mesures légales» anti-GRK, dénoncées par celui-ci comme autant de «punitions collectives». L’interdiction le 29 de tous vols internationaux à partir du Kurdistan – hors humanitaires, militaires ou diplomatiques – a forcé la plupart des étrangers, travaillant sur place sans visa irakien, à quitter celui-ci. Comme condition à la reprise des vols, Abadi a exigé le contrôle des aéroports kurdes. Le 30, l’Iran, qui avait déjà arrêté les liaisons aériennes avec le Kurdistan, a interdit tout passage par voie de terre de produits pétroliers; le parlement irakien a voté la fermeture des postes frontières contrôlés par le GRK, transformant toute marchandise y transitant en contrebande! Bagdad a aussi imposé des restrictions aux banques kurdes. Ces mesures manifestement punitives n’ont suscité qu’indifférence à l’extérieur. Ainsi les Etats-Unis, déclarant ne pas reconnaître le référendum, ont appelé à l’ouverture d’un dialogue pourtant déjà refusé par Bagdad, demandant ainsi implicitement aux Kurdes de céder.
Cette situation a amplifié la crise politique interne déjà rampante au Kurdistan. Le 1er octobre, le «Haut conseil du référendum» a été remplacé par une «direction politique du Kurdistan», présidée comme son prédécesseur par Massoud Barzani, comprenant toujours des membres du PDK, de l’UPK et des autres partis, à l’exception de Goran, le principal parti d’opposition, et chargée de «gérer les conséquences du scrutin, notamment les relations avec Bagdad et les pays voisins» (AFP). Goran s’est immédiatement opposé à sa mise en place, qualifiée de «régression politique».
Le 2, la menace militaire s’est amplifiée avec des manœuvres militaires communes Iran-Irak en Iran face aux postes-frontières kurdes, tandis que Bagdad demandait le retrait des pechmergas des zones disputées, ce que le GRK a refusé. C’est au milieu de ces tensions qu’a été annoncé le 3 le décès à Berlin de l’ancien président irakien et fondateur de l’UPK Jalal Talabani, dont la dépouille a été ramenée à Soulaimaniyeh le 6 pour des obsèques rassemblant un grand nombre de personnalités politiques kurdes, irakiennes et étrangères (voir article séparé). Le 6, l’ambassadeur irakien en Turquie a menacé d’une reprise conjointe turco-irakienne par la force du poste-frontière de Habur…
Le 8, Massoud Barzani, tentant de faire baisser les tensions, a entamé à Soulaimaniyeh des discussions avec les deux vice-présidents irakiens Oussama Noujaifi et Iyad Allawi, venus pour les obsèques. Selon le porte-parole de Noujaifi, Massoud Barzani, proposant de «geler les résultats du référendum» si la Région du Kurdistan arrivait avec Bagdad à un accord garantissant le respect de ses droits, a demandé comme prélable aux discussions la levée des mesures punitives. Pendant les discussions, Bagdad a fait connaître une nouvelle exigence: le contrôle des deux compagnies de téléphonie mobile les plus importantes d’Irak, Asiacell et Korek, basées au Kurdistan. Puis le 10, M. Abadi a déclaré refuser toute discussion tant que le référendum n’était pas annulé. Ce même jour, le gouvernement central, demandant aux pays voisins de ne traiter qu’avec lui pour le pétrole, a décidé de réhabiliter un oléoduc reliant Kirkouk au port turc de Ceyhan, visant à «court-circuiter» le pipe-line utilisé par les Kurdes pour exporter le pétrole de cette province. Cette décision laisse penser qu’à cette date les opérations militaires sur Kirkouk et les postes-frontières irako-turcs étaient déjà décidées…
Le 11, un tribunal de Bagdad ordonnait l'arrestation des organisateurs du référendum, et en soirée le «Conseil de sécurité» du GRK accusait forces gouvernementales et milices chiites Hashd al-Shaabi de préparer une «offensive majeure» sur Kirkouk. Par précaution, les pechmergas ont bloqué plusieurs heures les deux principales routes de Mossoul vers Erbil et Dohouk à l'aide de remblais de sable. Le 12, le GRK réitérait sa proposition de négociations sur le statut des aéroports, des postes frontières et des banques de la Région kurde, alors que, dans le cadre de manoeuvres irako-turques, des blindés turcs prenaient position face au poste-frontière de Habur… Le 13, le «Conseil de sécurité» du GRK alertait de nouveau sur «la concentration de militaires irakiens et de Hashd al-Shaabi au sud de Kirkouk, avec des tanks, de l'artillerie lourde, des Humvees et des mortiers». Les premières opérations militaires irakiennes dans la province de Kirkouk ont débuté quelques heures plus tard, aboutissant à la reprise par les Irakiens de plusieurs positions tenues depuis trois ans par les pechmergas, notamment la Base 102, à l’ouest de la ville, dont les pechmergas se retiraient sans combattre. Le GRK a alors annoncé l’envoi de renfort vers Kirkouk, et en soirée, le président irakien Fouad Massoum, lui-même Kurde et membre de l’UPK, s’est rendu à Soulaimaniyeh pour y rencontrer des responsables. Le 14, un haut responsable kurde déclarait sous couvert de l'anonymat que les Irakiens avaient posé un ultimatum aux pechmergas pour se retirer avant le 15 au matin sur leurs positions d'avant 2014. Le soir du 14, des milliers de pechmergas et de soldats et miliciens irakiens se faisaient face près de Kirkouk, puis l’ultimatum était repoussé de 24 heures, tandis que des discussions s’entamaient à Dokan, dans la province de Soulaimaniyeh, entre le président irakien Fouad Massoum, le président kurde Massoud Barzani et de hauts responsables UPK. Cependant, Bagdad demandait comme condition à l’ouverture de discussions le retrait des pechmergas de la province de Kirkouk et l’annulation du référendum, ce que les Kurdes n’étaient pas prêts à accepter.
Dans la nuit du 15 au 16, après des échanges initiaux de tirs d’artillerie, les Irakiens ont pu avancer rapidement sans rencontrer de résistance et ont repris quasiment sans combat la zone industrielle de Kirkouk et du quartier Tal Al-Ward, au sud-ouest de la ville. Hemin Hawrami, conseiller de Massoud Barzani, a indiqué sur Twitter que cette défaite avait été causée par des «problèmes internes et des accords ambigus» qui ont mené «des commandants à ordonner à leurs peshmergas de quitter leurs positions ». Plus tard, Massoud Barzani a implicitement attribué la responsabilité de la défaite à l’UPK. La fracture semble cependant être passée à l’intérieur même de ce parti, dont une partie des commandants peshmergas, obéissant à Hiro et Bafel Talabani, la veuve et l’un des fils de Jalal Talabani, ont ordonné le retrait de leurs hommes après un accord passé avec Bagdad, à la fureur du gouverneur de la province, Najmaddine Karim, et du vice-président du GRK, Kosrat Rassoul, eux aussi membres de l’UPK, qui n’ont pu qu’assister impuissants à la perte de la ville. Le 16 vers 16h30, la police fédérale irakienne a annoncé avoir pris le contrôle du siège du gouvernorat, d’où elle a retiré le drapeau kurde, ne laissant flotter que le drapeau irakien. Le 17, l’armée irakienne, accompagnée de milices Hashd al-Shaabi et vraisemblablement de pasdaran (Gardiens de la révolution iraniens), a repris cinq des six champs pétroliers de la province de Kirkouk, après un retrait des forces kurdes. Les troupes irakiennes ont aussi pu reprendre le contrôle du Sindjar, quitté par les pechmergas du PDK, rappelés probablement pour protéger Erbil; bien que le Hashd al-Shaabi soit en majoritairement chiite, c’est une milice yézidie, «Lalêsh», qui a été déployée dans Sindjar-ville. Le dernier secteur de la province de Kirkouk encore aux mains des peshmergas a été repris par Bagdad trois jours plus tard, le 20.
Après la perte de quasiment l’ensemble des territoires disputés contrôlés par les pechmergas, le parlement d’Erbil, qui devait discuter le 18 de la succession de Massoud Barzani, a décidé de reporter sa session sine die.
Les mesures punitives de Bagdad se sont cependant poursuivies, avec le 19, l’émission d’un mandat d’arrêt contre Kosrat Rassoul, vice-président du Kurdistan et dirigeant de l'UPK, pour avoir qualifié l'armée irakienne et la police fédérale dans la province de Kirkouk de «forces d'occupation » (le 23, Erbil a «répliqué» par des mandats contre 11 personnalités irakiennes, dont des dirigeants des Hashd al-Shaabi). Le GRK, après une réunion présidée par le Premier ministre Nechirvan Barzani (PDK) et son vice-Premier ministre Qubad Talabani (UPK), s’est déclaré favorable à un dialogue avec Bagdad, demandant la participation de la communauté internationale. Toujours le 19, des échanges de tirs entre Kurdes et Irakiens (militaires et Hashd) ont eu lieu près d’Altoun Kopri, ville équidistante de Kirkouk et d'Erbil (50 km) et à la limite des deux provinces, dont les Irakiens ont annoncé la reprise le lendemain. Sur un appel de Massoud Barzani, les Kurdes de la diaspora ont manifesté devant plusieurs ambassades américaines dans le monde pour protester contre l’absence de soutien au Kurdistan. Le 21, Saad Adisi, porte-parole du Premier ministre irakien a encore durci les conditions d’un dialogue, exigeant qu’il se fasse dans le cadre de l’intégrité de l’Irak, avec la «restitution des aéroports, des postes-frontières, des ressources du pays, des pechmergas, [et] des instances de sécurité kurdes […]» (Rûdaw). Le 22, après une réunion à Erbil, le PDK et l’UPK ont annoncé leur accord pour des discussions sans conditions avec Bagdad sur la base de la constitution irakienne, précisant avoir été «toujours en faveur du dialogue», «la partie irakienne [ayant] choisi une logique militaire». Ce même jour, Goran a demandé la démission du président Barzani (PDK) et du vice-président Kosrat Rassoul (UPK), et «la constitution d'un gouvernement de salut national pour préparer le dialogue avec Bagdad et organiser de nouvelles élections».
Les responsables américains ont-ils commencé à comprendre – un peu tard – qu’ils avaient laissé le champ libre à l’Iran en abandonnant leurs alliés kurdes face aux milices du Hashd? Le 22, le Secrétaire d’État Rex Tillerson a déclaré que les milices combattant en Irak avec le soutien de l’Iran devraient «rentrer chez elles», accusant l’Iran d’utiliser «en Irak, au Yémen et en Syrie», «ses Gardiens de la Révolution et les milices pro-iraniennes pour étendre son influence économique et politique». Le cabinet de M. Abadi a répondu le 23 que les Hashd el-Shaabi étaient composées uniquement d'Irakiens et placés sous son contrôle. Ce même jour, les Irakiens ont déployé des blindés près de l’oléoduc kurde menant en Turquie, déclarant vouloir prendre le contrôle du poste-frontière kurdo-turc d’Ibrahim Khalil (côté kurde) / Habur (côté turc), et celui vers le Rojava (Pêsh Khabur, sur le Tigre), tenus par les Kurdes depuis 25 ans…
Le 24, tandis qu’une attaque du Hashd sur la ville de Makhmour, à 60 km km au sud-ouest d’Erbil, était repoussée, le parlement kurde, en l’absence de l’opposition (Goran et Jamaa Islamiya ont boycotté la session), a voté le report de huit mois des élections législatives, initialement prévues pour le 1er novembre, indiquant qu’une nouvelle date devrait également être fixée pour l’élection présidentielle. Selon Bahzad Zebari, député de l'Union islamique du Kurdistan (Yekgirtû), «le Parlement a décidé de geler les activités de la présidence du Kurdistan» (AFP). Le soir de ce même jour, le GRK s’est déclaré prêt à «geler» les résultats du référendum et a demandé un cessez-le-feu avec Bagdad, tandis que l’ONU réitérait sa proposition d'aider à des pourparlers entre Bagdad et Erbil. En fait de pourparlers et de cessez-le-feu, dès le lendemain de nouveaux combats à l’artillerie lourde opposaient les pechmergas aux militaires irakiens et au Hashd, dont le porte-parole, Ahmed al-Assadi, a rejeté sèchement la proposition de «gel» comme «sans valeur»: «Geler signifie reconnaître le référendum, or la demande du gouvernement irakien était claire: c'est l'annulation» – une position confirmée le 26 au matin par M. Abadi puis reprise d’Ankara par le chef de la diplomatie turque.
En contraste, le Parlement britannique a adopté le 24 sa «Motion 451», une des rares expressions occidentales de soutien aux Kurdes, dans laquelle il «regrette la décision du Premier ministre irakien Abadi, pour des raisons électorales et en collaboration avec le régime iranien, ses Gardiens de la Révolution et ses milices chiites brutalement sectaires, de recourir d’abord à la force pour prendre Kirkouk et d'autres territoires contestés au Gouvernement régional du Kurdistan (GRK); note que le GRK, à la demande du gouvernement irakien, avait renforcé sa présence militaire pour empêcher Daech de capturer Kirkouk lorsque les troupes irakiennes ont fui en 2014 et a respecté la Constitution; regrette en outre que le Premier ministre Abadi prétende respecter la constitution irakienne, alors que des violations sérieuses et flagrantes de ses dispositions fédérales ont poussé les Kurdes à soutenir de manière retentissante une indépendance éventuelle et négociée […]» (->).
Le 26, armée irakienne et Hashd ont attaqué les pechmergas à l’artillerie lourde près du poste-frontière vers le Rojava de Pêsh Khabour, situé sur le Tigre, à la jonction entre Irak, Syrie et Turquie. Le GRK a dénoncé leur usage de véhicules militaires américains fournis pour lutter contre Daech comme inconstitutionnels et contraires aux accords d’octobre 2016 entre GRK, Irak et États-Unis. En Turquie, le Ministre des douanes a annoncé que son pays attendait la reprise de la frontière par Bagdad pour ouvrir un nouveau point de passage à Ovakoy… Le 27, après un nouvel ultimatum aux pechmergas pour qu’ils quittent Pêsh Khabour «sous quelques heures», Bagdad a annoncé l’arrêt des opérations pour 24 heures, et des négociations ont débuté à Mossoul entre officiers Kurdes et Irakiens réunis dans un «Comité technique» sous la supervision de la coalition anti-Daech, pour «travailler sur le déploiement des forces fédérales irakiennes dans toutes les zones disputées, incluant Pêsh Khabour, et les frontières internationales» (communiqué du Premier ministre irakien). Ce cessez-le-feu a été prolongé le 29.
Le 28, la chaîne kurde Rûdaw a annoncé que la Commission irakienne des médias avait publié le 23 un décret ordonnant sa fermeture, l’interdiction de travail de ses équipes et la saisie de leur équipement dans tout l'Irak, sans même notifier la chaîne officiellement. Raison invoquée: l’absence de licence, et la diffusion de programmes «incitant à la violence». Le même jour, la chaîne Kurdistan 24 a écrit à la Fédération internationale des journalistes pour demander une enquête sur son interdiction de fait par le Commandement irakien depuis le début des opérations militaires, ses équipes étant empêchées de couvrir l’actualité.
Le 29, le Parlement kurde réuni à huis-clos a pris connaissance dans une ambiance tendue de la lettre par laquelle Massoud Barzani annonçait sa démission du poste de président à compter du 1er novembre. De violents incidents se sont produits après la session entre ses partisans et la sécurité du Parlement.
Le 30, M. Abadi, dans un entretien avec Patrick Cockburn, du journal britannique The Independant, a exprimé clairement les objectifs qu’il poursuivait depuis et au prétexte du référendum: affaiblir le plus possible le Kurdistan, militairement en réintégrant les pechmergas dans les forces de sécurité gouvernementales ou en les réduisant à «une petite force locale», économiquement en reprenant le contrôle de tous les points de passage internationaux, incluant les oléoducs (->). Kurdistan 24 remarque que ces plans font peu de cas de la constitution irakienne, dont l’article 114 partage la gestion des douanes entre gouvernements fédéral, régionaux et provinciaux, et dont les articles 115 et 121 subordonnent les revenus à la suprématie juridique du Kurdistan… Mais selon le Premier ministre turc Binali Yıldırım, les Irakiens n’en auraient pas moins, avec l’accord turc, installé au poste-frontière de Habur un point de contrôle supplémentaire sur le pont traversant la zone neutre, entre celui tenu par les Kurdes et le poste turc.
L'ancien président irakien Jalal Talabani, familièrement appelé par de nombreux Kurdes «Mam Jalal» (Oncle Jalal), fondateur et dirigeant historique de l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK), l’un des deux principaux partis politiques kurdes d’Irak avec le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), est décédé le 3 octobre en Allemagne à l’âge de 83 ans. La détérioration rapide de son état de santé avait nécessité son transport dans ce pays juste avant le référendum du 25 septembre.
Né le 12 décembre 1933 dans le village montagnard de Kelkan, Talabani avait fait des études secondaires à Kirkouk, alors encore majoritairement kurde, avant d’étudier le droit à l’Université de Bagdad. Séduit par le marxisme, mais aussi nationaliste kurde et admiratif de Mollah Mustafa Barzani, alors exilé en URSS après avoir participé en Iran à la fondation de la République kurde de Mahabad, il adhéra en 1947 au PDK, créé l’année précédente.
Entré au Comité central du PDK dès 1951, Talabani allait épouser Hiro Ibrahim Ahmad, la fille du Secrétaire général du PDK, l’intellectuel et écrivain Ibrahim Ahmad. Durant ses études universitaires, il participa à la création d’organisations de jeunesse kurdes, notamment un syndicat d'étudiants. Contraint en 1956 d’entrer en clandestinité, il n’en sortit qu’après la révolution républicaine de 1958. Ayant obtenu en 1959 son diplôme d’avocat, il accomplit son service militaire en commandant une unité blindée.
En 1961, il participa à la première grande révolte kurde de l’Irak républicain, toujours dirigée par Mustafa Barzani. Mais lorsqu’en 1964, celui-ci, sans avoir obtenu l'accord du Bureau politique du PDK, signa avec Bagdad un accord de paix ne mentionnant pas l'autonomie du Kurdistan, Talabani entra en dissidence avec la faction dirigée par son beau-père, partisan de la poursuite de la lutte. Alors exclu du Bureau politique avec celui-ci et trois autres dirigeants, il dut s’exiler en Iran. Ces divergences les menèrent à partir de 1966 à combattre le PDK au sein d’une milice soutenue par le gouvernement de Bagdad. Après l’accord de paix de 1970 entre Bagdad et le PDK, qui prévoyait la création d’une Région autonome kurde, Jalal Talabani participa à la réconciliation interne au mouvement kurde en Irak, et fut envoyé comme représentant du PDK au Liban, puis en Syrie.
Après la reprise de la guerre entre les Kurdes et le gouvernement central en 1970 et la défaite de 1975, alors que Mustafa Barzani partit en exil et mourut aux États-Unis, c’est à Damas que Jalal Talabani fonda l’UPK, avec l’ambition d’apporter un renouveau au mouvement national kurde. Ce nouveau parti allait devenir le grand rival du PDK. Mais les opérations génocidaires de l’Anfal conduites en 1987-1988 par l’armée irakienne, qui n’hésita pas à utiliser des armes chimiques, allaient mener à un rapprochement des deux formations politiques. Après la défaite de Saddam Hussein au Koweit en 1991, quand se produisit une insurrection au Kurdistan d’Irak, c’est ensemble qu’UPK et PDK participèrent à la mise en place en 1992 du premier Gouvernement Régional du Kurdistan, protégé par une zone d'exclusion aérienne défendue par les Alliés occidentaux, Américains, Britanniques et Français.
Malheureusement, le conflit larvé entre les deux partis dégénéra en 1994 en une guerre civile restée dans les mémoires kurdes sous le nom de birakujî («Guerre fratricide»), qui aboutit à la division du Kurdistan d’Irak en deux zones d’influence, et ne prit fin qu’en 1998. Cependant, lorsqu’il devint clair que les États-Unis avaient l’intention de mettre fin au régime de Saddam Hussein, l’UPK, dirigé par Jalal Talabani, et le PDK, par Massoud Barzani, fils de Mustafa Barzani, se rapprochèrent pour que les Kurdes d’Irak puissent faire entendre leur voix dans les meilleures conditions possibles dans l’Irak post-Saddam. A la chute du régime en 2003, les deux dirigeants firent liste commune pour les législatives de 2005. Alors que Massoud Barzani devint le président de la Région fédérale du Kurdistan, Talabani fut élu par l’Assemblée nationale transitoire le 6 avril 2005 comme le premier Président kurde de la République irakienne. Réélu pour un second mandat le 22 avril 2006, puis pour un troisième le 11 novembre 2010, il allait occuper le poste de président irakien jusqu’en 2014. Sa volonté de travailler au rapprochement entre les différentes communautés du pays fut remarquée.
Cependant, la santé de Jalal Talabani se détériorait. Ayant subi en 2008 avec succès une opération du cœur, il dut pourtant après une attaque cérébrale en 2012 quitter l’Irak pour l’Allemagne où il demeura sous traitement. Durant cette période, les observateurs doutaient que Jalal Talabani puisse regagner l’Irak. Il allait pourtant revenir en juillet 2014, alors que Daech venait de prendre de manière fulgurante le contrôle d’une grande partie du pays, mais à partir de ce moment, il ne joua plus de rôle politique actif.
Sa santé se détériorant de nouveau, il dut être transféré encore une fois en Allemagne, et fut hospitalisé à Berlin, ou il est finalement décédé ce le 3 octobre.
Le 6 octobre au matin, l'avion d'Iraqi Airways ramenant d’Allemagne la dépouille de Jalal Talabani a atterri à Souleimaniyeh, par dérogation à l'interdiction des vols internationaux vers le Kurdistan. Des dizaines de milliers de personnes étaient venues lui rendre un dernier hommage, au point de rendre difficile le transfert du cercueil vers la mosquée, qui dura trois heures. Parmi les présents, le président du Kurdistan, Massoud Barzani, son Premier ministre, Nechirvan Barzani, l'actuel président d'Irak, Fouad Massoum, le ministre irakien de l'Intérieur Qassem Al-Araji, le président du Parlement irakien, Salim al-Joubouri, le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif, et des représentants politiques kurdes de Syrie, d'Iran et de Turquie.
Les hymnes nationaux irakien et kurde ont été joués avant que le cercueil ne soit transporté à la mosquée. Le cercueil du défunt avait été drapé du drapeau kurde et non irakien, ce qui a provoqué une polémique et conduit certains assistants à quitter la cérémonie, une chaîne locale irakienne proche de l’Iran ayant même interrompu la retransmission de la cérémonie. Jusque dans sa mort, Jalal Talabani aura été paradoxalement à la fois un dirigeant politique kurde et un homme d’État irakien.