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Bulletin N° 392 | Novembre 2017

 

 

ROJAVA: PRÉPARATION DES ÉLECTIONS MUNICIPALES DANS UN CONTEXTE D’AVENIR INCERTAIN

A l’étranger, la «Journée mondiale pour Kobanê» le 1er novembre a commémoré un peu partout dans le monde la résistance acharnée opposée en 2014 par cette ville kurde de Syrie à l’attaque lancée par Daech avec la complicité de l’État turc. Le 10, se sont tenues à Londres, en présence de milliers de participants, les obsèques du cinéaste kurde Mehmet Aksoy, tué le 26 septembre dans l’attaque djihadiste du centre de presse FDS près de Raqqa, où il était venu travailler depuis l’Angleterre.

Sur le terrain, les FDS, ont continué à réduire le territoire contrôlé par Daech en Syrie, tandis que quelques centaines d'habitants commençaient à rentrer à Raqqa, libérée le 17 octobre dernier. Pour Deir Ezzor, les combattants FDS de l’opération «Tempête de la Djézireh», lancée le 9 septembre, ont libéré le 7 plusieurs villages près de la ville et à une quinzaine de km de la frontière irakienne, y découvrant même un atelier de fabrication de mines. Le 9, ils ont pris le contrôle de la rivière Khabour, libérant 25 villages, et le 11, 12 autres dans l’attaque contre la dernière enclave de Daech à l’Est de l’Euphrate. Le 13, ils ont entamé des combats avec les djihadistes près du champ pétrolier de Tanaq, repoussant une contre-attaque le 14, avant de poursuivre leur avance dans l’est de la province de Mayadîn, éliminant 34 djihadistes. Daech, incapable de les repousser, a visé le 17 les civils par un attentat-suicide contre un poste de contrôle, qui a fait au moins 35 victimes dans le nord-est de la province de Deir Ezzor, entre les champs d’hydrocarbures de Conoco et de Jafra. Il n’a pu cependant empêcher les FDS d’atteindre le 28 la frontière irakienne.

Ces avancées remarquables ont été ternies mi-novembre par l’émergence de doutes concernant l’accord ayant permis la prise de Raqqa: alors que la coalition avait affirmé avoir reçu l'assurance des FDS que les djihadistes étrangers ne pourraient quitter la ville, la BBC a diffusé le 13 plusieurs témoignages de chauffeurs du convoi d’évacuation témoignant de la présence de plusieurs centaines de combattants lourdement armés, incluant des étrangers, dont certains auraient pu passer en Turquie… Ce pays, pour lequel les FDS sont des terroristes, a estimé que cette information «extrêmement grave» démontrait le bien-fondé de ses mises en garde à Washington. Interrogé à ce propos, le porte-parole de la coalition, le colonel Ryan Dillon, a déclaré  que «sur les 3.500 civils ayant quitté Raqqa […], moins de 300 ont été identifiés comme de possibles combattants de l'EI», admettant donc la sortie possible de plusieurs centaines de combattants.

Ces doutes arrivent au plus mauvais moment pour les FDS, alors que la probable élimination prochaine de Daech les met au risque de la fin de la présence américaine (le 30, a été annoncé le départ de 400 marines) voire du soutien militaire de la coalition. La passivité américaine lors de la récente reprise par l’Irak voisin des territoires contestés avec «ses» Kurdes n’est pas de bon augure pour le Rojava – d’autant plus que le Pentagone a toujours limité son soutien au niveau militaire, refusant de s’engager politiquement. D’autre part, après des années passées à combattre d’autres ennemis plus pressants, FDS et régime syrien se retrouvent maintenant face-à-face en Syrie. Si un compromis demeure possible, un affrontement n’est pas à exclure – notamment pour le pétrole. Cependant, face à l’expansion iranienne, les États-Unis pourraient choisir de poursuivre leur soutien aux FDS pour dénier à Téhéran le corridor vers la Méditerranée qu’il a commencé à établir…

Les négociations internationales sur l’avenir de la Syrie n’avancent toujours pas: Damas refuse toute discussion visant au départ d’Assad (encore souhaité le 30 octobre par le Secrétaire d’État Rex Tillerson), l’opposition en fait au contraire un préalable, et son porte-parole Ahmed Ramadan a accusé le 1er novembre la Russie de chercher à «imposer [dans les négociations] des factions de l’opposition fabriquées par le régime» en référence à des partis se disant d’opposition créés à Damas après 2011. Malgré la création des zones de désescalade, le régime assiège toujours la banlieue Est de Damas où sont piégés 400.000 civils (l’OMS a réclamé le 12 un accès humanitaire). Plusieurs rencontres entre dirigeants ce mois-ci n’ont guère permis de progrès: Trump-Poutine au Vietnam le 14 en marge du sommet Asie-Pacifique, Bachar-Poutine à Sotchi le 20, puis de nouveau à Sotchi le 22 entre les présidents russe, iranien et turc, rencontre à l’issue de laquelle a été annoncé un accord pour l’organisation par la Russie sur son territoire d’un «Congrès du dialogue national syrien» dont la date reste à déterminer, entre régime syrien et opposition, malgré les réserves d'Ankara quant à la présence des milices kurdes. Quant aux pourparlers de Genève, organisés sous l’égide de l’ONU, leur 8e session, démarrée le 28 comme les précédentes sans la présence des FDS, n’a comme les précédentes abouti à aucun résultat tangible.

Dans cette phase charnière, Damas et ses alliés russes et iraniens ont alterné propos conciliants et menaçants à l’égard des FDS et de la «Région fédérale». Le 7, Ali Akbar Velayati, conseiller du Guide suprême iranien, déclarait que Damas allait reprendre aux FDS le contrôle de Raqqa, ajoutant que l’armée syrienne voulait aussi contrôler l’Est de l’Euphrate… De leur côté, les dirigeants des FDS recherchent manifestement un compromis politique: le 17, un cadre du PYD déclarait: «En Syrie, il n’y a plus que deux forces qui comptent sur le terrain: nous et le régime. Soit il y a confrontation et c’est le chaos, soit on ouvre un dialogue en vue d’une solution politique. Nous préférons le dialogue». Le 26, Riad Darar, membre du Conseil démocratique syrien, déclarait que les FDS étaient prêtes à entrer dans une future armée fédérale syrienne (Rûdaw). Il est vrai que les Russes ont déjà proposé une future Syrie fédérale, et que le 17, Ziyad Sabsabi, représentant de la Commission des relations étrangères du Sénat russe, a déclaré qu’en cas de conflit entre le régime de Damas et les FDS, la Russie resterait neutre. Mais Vassili Nebenzia, l’ambassadeur russe aux Nations Unies, n’en a pas moins le 29 accusé la coalition de poursuivre la «partition de la Syrie» parce que les FDS avaient installé un gouvernement local  à Raqqa sans consultation avec Damas…

La Russie a pourtant poursuivi les contacts politiques avec les FDS et leur Région fédérale autoproclamée, invitant même le PYD au Congrès de Sotchi. Mais en partie à cause de l’opposition de la Turquie (le porte-parole du président turc, Ibrahim Kalın, a qualifié le 1er cette invitation d’«inacceptable»), celui-ci n’a cessé de se décaler dans le temps : on a parlé initialement du 18 novembre, puis du choix d’une (autre) date, après qu’une première liste de participants incluant le PYD ait disparu le 5 du site internet du ministère russe des Affaires étrangères… De son côté, la coordination kurde rivale du PYD en Syrie, le Conseil national kurde (Encumena Niştimaniya Kurd li Sûriyê, ENKS), a annoncé le 27 sa participation à la réunion de Genève, par un communiqué officiel de son président, Ibrahim Biro. De source diplomatique arabe (Al-Sharq Al-Awsat, le 29), les États-Unis ont tenté sans succès d’obtenir la participation des FDS.

Autre source d’inquiétude pour les FDS, la tension croissante avec l’armée turque et les milices islamistes qu’elle soutient autour d’Afrîn, en face de laquelle l’armée turque a progressivement acheminé une grande quantité de matériel lourd. Après plusieurs semaines d’affrontements, les islamistes ont bombardé le district de Sherawa à l’artillerie, puis le 7 Shera, les YPG répliquant à l’arme légère. Ce même jour, d’autres tirs des militaires turcs ont visé en soirée depuis le sud de Jerablous Sheyokh Tahtani, à l’Ouest de Kobanê, (Hawar). Des villages de la région de Manbij ont aussi été ciblés. D’autres combats entre FDS et militaires turcs ont éclaté le 12 quand ces derniers sont entrés en Syrie près du village de Meydan Ikbis. Après que le Président turc ait à plusieurs reprises menacé Afrîn d’une attaque, l’agence officielle turque Anatolie a annoncé le 20 que l’armée turque avait répliqué à Idlib à des tirs de mortier visant un de ses postes d’observation et provenant de zones tenues par les YPG. Le lendemain, des combattants des FDS ont quitté Raqqa pour renforcer Afrîn. Selon des chiffres publiés par les YPG, les militaires turcs et leurs supplétifs ont lancé vers Afrîn en 2017 pas moins de 576 attaques à l’arme légère ou lourde, mitrailleuse ou mortier, tuant 12 civils dont un garçon de 14 ans et une femme enceinte. Les Turcs ont aussi semble-t-il mené une «guerre du renseignement» : selon le journal Hürriyet du 17, Talal Sello, un porte-parole d’origine turkmène des FDS «s'est rendu» à des rebelles syriens pro-Ankara et a été transféré en Turquie pour interrogatoire par le MIT sur l’armement et les positions défensives des YPG à Afrîn. Les FDS ont indiqué qu’il s’agissait d'une «opération spéciale des renseignements turcs», M. Sello ayant été soumis à un chantage concernant ses enfants qui se trouvent en Turquie.

La Turquie n’a pas non plus abandonné ses tentatives pour mettre fin au soutien américain aux FDS. Le 24, le ministère turc des Affaires étrangères a annoncé que M. Erdoğan avait obtenu l’assurance du président américain que les fournitures d’armes aux FDS allaient cesser. Un responsable kurde a confirmé qu’un «ajustement» allait avoir lieu une fois Daech éliminé, mais que le partenariat avec la coalition continuerait. L’«ajustement» a été confirmé par le Pentagone le 27, mais le même jour a été annoncée la livraison aux FDS de plus de 100 véhicules Humvees

Le 28, à l'issue d'une réunion du Conseil de sécurité nationale turc (MGK), dirigé par le président Erdoğan, la présidence turque a annoncé vouloir étendre la mission d'observation installée à Idlib jusqu’à Afrîn et dans l’ouest d’Alep. Le même jour, CNN Türk a annoncé que des tirs du PYD en provenance d’Afrîn avaient blessé un militaire dans un poste de douane, tandis que le TEV-DEM (Mouvement pour une Société démocratique), organisation de la mouvance PKK, annonçait de nouvelles attaques turques sur des villages de la zone de Sherawa, accusant Russie et Iran de laisser faire. Le 30, les FDS ont dénoncé une récente intensification des attaques, intensification confirmée par le journaliste Chris Thomson, qui a décrit des bombardements incessants (Al-Masdar News): «Avec des avions de reconnaissance turcs observant la région 24 heures sur 24, l'armée turque et ses groupes rebelles alliés syriens ont bombardé des villages tenus par les Kurdes dans le district de Bilbile. […] Une partie des obus venant de l'intérieur même de la Turquie, le SDF a essuyé des tirs dans les villages de Dikmedash, Maranaz, Aïn Daqna, Yazibax, Basufane, Bedirxan, Barin, Bashur et Iki Dame. À un moment de l'après-midi, l’artillerie a été entendue pendant 40 minutes. Les SDF ont riposté en bombardant des groupes soutenus par la Turquie dans la campagne septentrionale d'Alep, mais se sont abstenus de riposter vers […] la Turquie».

En prévision de la seconde phase des élections dans la Région fédérale du Nord Syrien, la désignation des conseils municipaux, prévue le vendredi 1er décembre, une délégation du Parlement de la Région du Kurdistan d’Irak est arrivée au Rojava le 29 sur invitation des autorités. Elle comprenait entre autres une députée du PDK, Amina Zikri, Zana Abdulrahman (UPK) et Sherko Hama Amin (Gorran). En fin de mois, des informations contradictoires circulaient sur la participation à ces élections du Conseil national kurde (ENKS), qui avait boycotté la première phase des élections.

TURQUIE: LA RÉPRESSION S’ÉTEND À DES MILIEUX LIBÉRAUX, LES VIOLENCES AUGMENTENT

Le mois de novembre a commencé avec la mise en détention préventive le 1er d’Osman Kavala, cofondateur de la maison d’édition Iletişim, président de l’ONG Anadolu Kültür, mécène et personnalité respectée du monde de la culture, arrêté le 17 octobre. Les chefs d’accusation: tentative de «renverser l’État turc», liens avec Gülen et le PKK. Par cette arrestation, M. Erdoğan élargit encore le spectre des poursuites, ouvrant un nouveau «front judiciaire».

 

Parallèlement, les affaires en cours se poursuivent. Aussi le 1er, la presse a publié les premiers comptes-rendus de l’audience (tenue la veille) du procès des 17 collaborateurs du journal Cumhuriyet, dirigeants, journalistes et autres employés. Accusés d’«activités terroristes» et d’assistance simultanée à trois «organisations terroristes armées» (le PKK, l'organisation d'extrême gauche DHKP-C, et le mouvement du prédicateur Fethullah Gulen), ils risquent jusqu'à 43 ans de prison. Certains sont en détention préventive depuis un an, et un comptable depuis 7 mois! Le tribunal a ordonné le maintien en détention préventive des quatre accusés déjà emprisonnés, et a fixé la prochaine audience au 25 décembre.

 

Aussi le 1er, a repris le procès du journal kurde Özgür Gündem. Parmi les accusés, Inan Kizilkaya, son rédacteur en chef et Kemal Sancili, directeur de publication, mais aussi la romancière Aslı Erdoğan, qui a préféré pour l’instant demeurer à l’étranger. Tous sont accusés de «propagande terroriste» pour le PKK. Le tribunal a ordonné la remise en liberté conditionnelle de Kizilkaya et Sancili, mais avec interdiction de quitter le territoire turc. La romancière a dénoncé le 22 l’invraisemblance des chefs d’accusation dans une interview à L’Humanité: «J’ai vécu à plusieurs reprises sous des régimes de dictature militaire. C’était simple, tout noir ou tout blanc: la junte éliminait tous les opposants. Le régime actuel est complètement hors-la-loi, on ne peut plus prédire qui sera arrêté et pour quel motif. […] Un journaliste a été arrêté pour complicité avec DHKP-C (organisation d’extrême gauche), Fetö et le PKK. Comment peut-on être membre de trois organisations différentes, à moins d’être schizophrène?».

 

Le 2, selon Hürriyet, 10 personnes ont été incarcérées sur soupçon d’«appartenance à une organisation terroriste armée» lors de raids à leur domicile ordonnés par le parquet de la province d’Ardahan, dont Özcan Yılmaz, l’un des 2 co-présidents provinciaux.  Deux suspects ont finalement été remis en liberté sous contrôle judiciaire. A Osmaniye, 3 responsables du HDP ont été arrêtés, et à Hakkari, 40 personnes (Washington Kurdish Institute). Le 3, la députée HDP Selma Irmak a été condamnée à 10 ans de prison par un tribunal de Diyarbakir pour «appartenance à un groupe terroriste», en raison de discours prononcés durant des meetings électoraux. Irmak est le 9e député HDP condamné. Le 4, à l’occasion du premier anniversaire de l’emprisonnement de ses co-présidents et de 10 députés, le HDP a publié une déclaration dénonçant comme illégale une circulaire confidentielle du Ministère de la justice ordonnant à tous les tribunaux d’empêcher Selahattin Demirtaş de témoigner durant les auditions.

 

Le 13, le porte-parole du HDP, le député Osman Baydemir, a été brièvement retenu à l’aéroport d’Istanbul. Plusieurs mandats ont été émis contre lui, dont un pour «propagande terroriste» dans un discours prononcé lors du Newrouz 2016. Le 14, le procureur de la ville de Diyarbakir (Amed) a demandé 18 ans d'emprisonnement contre le député HDP Imam Tascier pour «propagande terroriste». Le même jour, la police a arrêté lors de raids à Ankara et Izmir plusieurs personnes pour publications critiquant le gouvernement sur les médias sociaux, dont Evren Celik du bureau des relations extérieures de HPD et Öztürk Türkdoğan, coprésident de l'Association des droits de l'homme (IHD). Le même jour, le député (Kars) et ancien porte-parole du HDP Ayhan Bilgen a annoncé que le bureau HDP du quartier d’Esenler à Istanbul avait été visé par des tirs tôt le matin, sans aucune victime. Bilgen a aussi rappelé devant le groupe parlementaire HDP qu’en plus de ses 2 co-présidents, 11.000 membres du parti avaient été arrêtés, dont 750 responsables de différentes villes et 10 députés. Le 15, les avocats d’Abdullah Öcalan ont annoncé que leur demande pour rencontrer leur client avait été rejetée pour la 704e fois. La dernière visite autorisée remonte au 27 juillet 2016.

 

Le 21, alors que de nouvelles arrestations touchaient le HDP et le Congrès pour une société démocratique (DTK) à Ankara, Antalya et Diyarbakir, le rédacteur en chef de la version en ligne de Cumhuriyet, Oğuz Güven, était condamné à 3 ans et 1 mois de prison, pour un tweet qu’il avait partagé sur le compte du journal sur la mort dans un accident de voiture du procureur de Denizli Mustafa Alper. D’abord menacé de 12 ans de prison, il a été condamné pour des liens à la fois avec l’organisation guléniste et le PKK... Dans sa défense, il a rappelé que le travail des journalistes était pourtant bien de diffuser des nouvelles. Le même jour, une commission parlementaire a donné son accord pour la privation de son mandat parlementaire de Leyla Zana, députée du HDP élue en 2015. La décision a été justifiée par les absences de Zana et le fait qu’elle ait modifié le texte de sa prestation de serment quand elle a été élue. La décision finale à l’encontre de Leyla Zana doit être votée au Parlement. Le 27, selon l’agence Anatolie, la police a durant un raid et des perquisitions anti-PKK lancées tôt le matin incarcéré 10 personnes, dont l’universitaire membre du HDP Fikret Baskaya, 77 ans, relâché après quelques heures. Cette opération faisait suite à l’émission de 17 mandats pour «propagande pro-PKK» sur les réseaux sociaux. Des étudiants ont aussi été arrêtés à Ankara et Adana.

 

A l’étranger, la Turquie a qualifié de «ridicule et sans fondement» un rapport du Wall Street Journal en date du 10 novembre selon lequel des représentants turcs auraient tenté d’obtenir l’enlèvement aux États-Unis du prédicateur Fethullah Gülen, réfugié en Pennsylvanie, en proposant 15 millions de dollars à l’ancien conseiller pour la sécurité du Président américain, Michael Flynn et à son fils. Le journal avait mentionné que le procureur spécial Robert Mueller explorait cette piste dans son enquête. Parallèlement, le procès de l’homme d’affaires turco-iranien Reza Zarrab et du banquier turc Mehmet Hakan Atilla, ancien directeur général adjoint de la banque publique Halkbank, qui se poursuit aux États-Unis, embarrasse le président turc. Zarrab, un magnat de l'or, avait déjà été en 2013 au cœur de la retentissante affaire de corruption impliquant des ministres et des cercles proches du pouvoir qui avait provoqué la brouille entre Erdoğan et Gülen. Les dirigeants politiques du pays continuent à suivre la même ligne de défense qu’en 2013: ils répètent à qui veut les entendre que l’affaire n’est qu’un complot du prédicateur. Cela pourrait ne pas suffire à empêcher des sanctions américaines contre le secteur bancaire turc…

 

Le mois de novembre a connu un nombre particulièrement important d’événements violents. Opérations de la guérilla contre les forces de sécurité, arrestations ayant donné lieu à des affrontements armés et frappes aériennes se sont succédé tout le mois. Ainsi le 3 à Diyarbakir, en pleine ville, une intervention policière visant à interpeller un membre présumé du PKK a dégénéré en un affrontement armé. Bilan, un policier et un suspect tués, neuf autres policiers blessés. Selon un correspondant de l'AFP, la police a commencé à tirer sur le dernier étage d’un immeuble, puis les insurgés kurdes ont déclenché une bombe artisanale. Mais la plupart des affrontements se sont produits en montagne, et en particulier près de Şemdinli (province de Hakkari), dans l’extrême Sud-est de la Turquie, proche des régions les plus montagneuses d’Irak et d’Iran. Le 2, des combats y ont éclaté entre des membres du PKK venus d’Irak et des militaires turcs. 5 combattants kurdes et 6 soldats turcs, ainsi que 2 gardes de village ont été tués. L’armée a ensuite annoncé avoir éliminé dans le même secteur 12 autres combattants dans une opération appuyée par des hélicoptères. Le total des morts dans les deux camps serait de 25, dont 19 combattants kurdes, selon le ministère de l’Intérieur, qui a annoncé que 9 rebelles avaient aussi été tués dans la province de Tunceli (Dersim) et 3 autres à Şırnak. Le 4, le PKK a lancé une nouvelle attaque à Şemdinli, près du village d’Adilbeg, tuant 3 soldats et frappant un véhicule blindé au missile anti-tank (le PKK a diffusé le 30 sur son canal Gerîla TV une vidéo présentée comme montrant cette frappe). Le même jour, une autre attaque a visé une colline près de Çukurca, un peu plus à l’ouest, tuant au moins un autre militaire. Le 16, un autre accrochage s’est produit à Tunceli où 4 combattants kurdes ont été tués, et le 19, l’agence d’État Anatolie a annoncé la «neutralisation» la veille de 14 combattants kurdes et la capture de 2 autres près de Kulp (Diyarbakir).

 

L’armée turque a aussi été impliquée dans des combats au Kurdistan d’Irak, comme le montre son annonce du 16 que 2 soldats ont péri près d’Avashin-Basyan, dans la province de Dohouk. L’armée de l’air turque a aussi effectué de nombreuses frappes aériennes au Kurdistan d’Irak: le 3 sur le village de Gelî Sargale (district d’Amêdî) et un peu plus à l’Est, dans la région de Rekan (en face justement de Şemdinli), puis le 4, selon le Daily Sabah, sur d’autres cibles du PKK, notamment à Qandîl et Avashin-Basyan. Le 12, selon Rûdaw, ce sont les monts Piramagrun au nord de Sulaimaniyah qui ont été bombardés pour la 2e fois en une semaine, notamment le Mont Asos près de la ville de Mawat, contre la frontière iranienne, puis le 13, plus au nord, la région de Bradost, près de Soran, une frappe qui a tué un civil. Le 29, l’armée a annoncé que de nouvelles frappes sur le Mont Asos le lundi précédent (27), menées en coordination avec les renseignements irakiens et iraniens, avaient tué plus de 80 «terroristes» et détruit un dépôt de munitions, deux véhicules militaires et plusieurs refuges. Ces raids n'ont pas été confirmés de source indépendante.

KURDISTAN: EXIGENCES INCONSTITUTIONNELLES DE BAGDAD, REPRISE DE L’ARABISATION À KIRKOUK

Après le report des élections législatives et présidentielles initialement prévues au 1er novembre, le Parlement kurde a prolongé le 24 octobre son mandat de huit mois. Le 1er a aussi pris effet la démission de la présidence de Massoud Barzani, ses pouvoirs étant maintenant répartis entre le Parlement et le Gouvernement régional (GRK) dirigé par Nechirvan Barzani. Réuni le 6, le GRK a décidé de consultations avec les partis politiques sur les moyens de relancer le dialogue avec Bagdad (NRT). Nechirvan Barzani a invité les ministres du Mouvement du Changement (Goran), qu’il avait suspendus en 2015, à réintégrer leurs postes, mais Goran a refusé, réitérant son exigence d’une dissolution du GRK pour former un «gouvernement intérimaire de salut national» devant «négocier avec Bagdad et préparer les élections» (Rûdaw). Le 18, l’Union islamique (Yekgirtû) a pris une position proche, demandant un gouvernement de transition. Le 7, la Haute commission électorale a appelé GRK et parlement à fixer la date des élections législatives et présidentielle. De son côté, l’UPK, confrontée au décès de son fondateur Jalal Talabani, et à la perte de Kirkouk, lieu d’implantation forte, a réuni ses dirigeants le 4 et envisagé la dissolution du Bureau politique, sans prendre de décision. Kosrat Rassoul, son dirigeant intérimaire, a été hospitalisé en urgence le 11. Transféré vers Berlin en soins intensifs le 16, il en est sorti le 20 et devrait regagner le Kurdistan après sa convalescence.

Le 12 au soir, un séisme d'une magnitude de 7,3 centré sur Derbandîkhan a frappé le Kurdistan irakien et iranien, faisant plus de 300 morts et 2 500 blessés côté iranien, et 8 morts et 200 blessés côté irakien. Suivi par une centaine de «répliques», certaines de 4,7 degrés Richter, il a provoqué des fissures sur le barrage de Derbandîkhan. Le 18, un second séisme de 4,4 degrés a frappé Garmiyan.

 

Le 21, Nechirvan Barzani et Qubad Talabani, Vice-premier ministre, ont rencontré plusieurs partis politiques pour discuter des élections et d’un éventuel gouvernement intérimaire, puis le 25 un second round de discussions avec l’UPK, Goran et la Ligue islamique a concerné la possibilité d’une délégation commune en cas de négociations avec Bagdad. Les tensions avec la capitale imposent l’unité: refusant toujours tout dialogue, M. Abadi a lancé mesure après mesure contre la Région tout en cautionnant dans les territoires repris en octobre une politique d’arabisation digne du régime ba’thiste. Les appels du GRK aux négociations sont restés sans effet jusqu’en fin du mois, aéroports kurdes toujours bloqués…

Le 1er, Abadi a accusé le GRK d’être «revenu sur l’accord» du 29 octobre entre militaires kurdes et irakiens, qui prévoyait selon lui un retrait des peshmergas des postes-frontières de Pêsh Khabour et d’Ibrahim Khalil. Refusant toute administration conjointe, il a menacé: «S'ils ne respectent pas [l'accord], […] s’ils tirent sur nos forces, nous leur montrerons la force de la loi». Le GRK a démenti tout accord, déclarant que les militaires irakiens avaient proposé successivement deux textes différents, auxquels les négociateurs kurdes avaient répondu, et le Ministère des pechmergas, qualifiant ces exigences d’«inconstitutionnelles», a répondu que ses troupes étaient sur des positions défensives qu’elles étaient prêtes à tenir. Rien n’a évolué depuis, puisque le 14, M. Abadi répétait qu’il «passerait prochainement à l’action» pour les frontières, mais «sans utiliser la force»…

 

Il a effectivement lancé de nombreuses mesures anti-Kurdistan, certaines pour l’étrangler économiquement. Une quarantaine d’ambassadeurs kurdes pourraient être démis sous prétexte de «restructuration» (Bas News). La Banque centrale irakienne a ordonné le 9 la fermeture avant le 14 sous peine d’amende de toutes les agences bancaires du Kurdistan, locales et étrangères, un ordre annulé le 15. Pour le budget, Abadi avait déclaré le 31 octobre être prêt à verser les salaires des fonctionnaires du GRK et des pechmergas, puis il a contesté leur nombre, déclarant n’en approuver que 680.000 sur les 1.480.000 décomptés par le GRK. Alors même que le GRK l’a baissé à 1.249.481 grâce à son système de paiement biométrique, Abadi a demandé un audit préalable. Pour les pechmergas, Ahmed Hamah, membre de la Commission des finances du Parlement irakien, a indiqué le 10 que Bagdad accepterait d’en payer 50.000, alors que leur nombre officiel est de 266.000 (Spoutnik). Par ailleurs, des conditions supplémentaires au versement n’ont cessé d’apparaître: le Kurdistan doit confier toutes ses exportations de pétrole à la société d’État SOMO (Directeur de celle-ci), le paiement n’aura lieu qu’une fois que Bagdad aura récupéré le contrôle des puits de pétrole (Abadi, le 4). Parallèlement, Bagdad a discuté avec Ankara la vente directe par la SOMO du pétrole kurde arrivant à Ceyhan, «court-circuitant» ainsi le GRK, et a annoncé le 10 un accord avec l’Iran pour le raffinage à Kermanshah de 30-60.000 barils par jour de pétrole… de Kirkouk, expédiés d’abord par tankers, puis par oléoduc une fois celui-ci prêt. Pour avoir accusé sur Facebook Abadi d’avoir «utilisé les forces armées du pays pour reprendre Kirkouk afin que les compagnies pétrolières étrangères qui l’ont aidé à devenir Premier ministre puissent y prendre le contrôle des champs de pétrole», le journaliste Samir Obeid a été arrêté pour «diffusion de rumeurs et de fausses nouvelles pour tromper l’opinion publique»…

 

Le Premier ministre irakien a aussi tenté de «court-circuiter» le GRK «par le bas», en proposant aux provinces kurdes de payer directement leurs fonctionnaires. Les Conseils provinciaux ont refusé, appelant Bagdad le 5 à utiliser le système biométrique du GRK. C’est peut-être suite à ce refus que le budget 2018 de l’Irak mentionne encore la «Région du Kurdistan», alors que les dirigeants irakiens avaient commencé à parler systématiquement de «Nord-Irak»… À l’international, le journal allemand Spiegel a révélé le 23 qu’Abadi avait interdit au ministre allemand des Affaires étrangères, qui projetait de se rendre à Bagdad début novembre, de visiter Erbil, et que même un appel d’Angela Merkel n’avait pu débloquer la situation. Devant ce refus, le ministre allemand a annulé sa visite en Irak.

Le 6, le Premier ministre du Kurdistan Nechirvan Barzani a déclaré que le Kurdistan était «prêt à remettre le pétrole, les aéroports et tous les revenus des frontières à Bagdad si le Centre [versait] les salaires [des fonctionnaires, et] la part constitutionnelle de 17% du budget fédéral […]». Mais après plusieurs navettes entre Conseil des ministres et parlement irakiens et quelques promesses de rétablir les 17%, le budget du Kurdistan était toujours le 30 à 12,67%. La population du Kurdistan est pourtant estimée à 7-8 millions, soit à 17-20% de celle de l’Irak…

La coalition chiite de l’Etat de droit a aussi demandé à la Cour fédérale suprême des sanctions pénales contre 14 députés kurdes du Parlement irakien ayant voté «Oui» au référendum: l’article 156 du Code pénal hérité de l’époque de Saddam Hussein prévoit la mort pour toute personne ayant «menacé intentionnellement l’unité et la souveraineté de l’État». Revenus siéger malgré tout, les députés kurdes ont quitté la session le 16 quand la question a été mise au vote. La Cour a refusé de se prononcer, jugeant la question hors de ses prérogatives.

D’autre part, des informations inquiétantes proviennent des territoires repris par Bagdad. Après le limogeage du gouverneur de Kirkouk Najmaddine Karim (dont celui-ci a fait appel sans succès devant la Cour suprême), puis la reprise de la province, Bagdad a nommé un gouverneur intérimaire arabe sunnite, Rakan al-Jabouri, dont 6 députés de Kirkouk au Parlement irakien ont demandé le 20 le limogeage pour «abus d’autorité» et «politique raciste». Le 12, Bagdad a limogé par décret 47 officiers de police nommés sur le quota alloué au PDK, réattribuant leurs postes à des Arabes et Turkmènes, puis mi-novembre, a été nommé Chef de la Sécurité à Kirkouk le Major-Général Maan al-Saadi, dont une vidéo a récemment révélé le passé ba’thiste: il avait reçu 4 médailles de Saddam après plusieurs opérations contre les Kurdes. Le 29, le chef de la police de la ville et 12 officiers ont été poursuivis au tribunal au nom de l’article 4 de la loi anti-terroriste!

Constitutionnellement, leur reprise par Bagdad ne change pas le statut des territoires disputés: comme l’ont rappelé le 20 octobre le Département d’État américain et le 27 novembre le Président irakien Fouad Massoum lors de sa visite de la ville, ils demeurent soumis à l’article 140 de la Constitution, qui prévoit le rétablissement de la démographie originelle puis un référendum permettant à la population de décider de son devenir. Le 7, le Vice-président irakien sunnite Osama al-Nujaifi a déclaré depuis Washington que ces territoires pourraient, sur la base de la Constitution, passer sous contrôle «confédéral».  Mais sur le terrain, ces déclarations ressemblent à des vœux pieux: selon Mahdi Moubarak, directeur du Département d’agriculture de Kirkouk, réfugié à Erbil, de nombreuses familles arabes installées par Saddam sur des terres prises aux Kurdes et parties depuis 2003 avec compensation, reviennent maintenant sous la protection de l’armée irakienne et des Hashd al-Shaabi. Selon Majid Mahmoud, membre du Conseil provincial, au moins 120.000 ha appartenant à des Kurdes ont été repris, particulièrement dans les régions riches de Dubiz, Daquq et Yaichi… Par ailleurs, les conditions de sécurité n’incitent guère les Kurdes à revenir: le 10, le Parlement kurde a fermé son bureau de Kirkouk pour préserver la sécurité de ses employés.

Mais c’est au sud de la province de Kirkouk, à Touz Khourmatou, que les exactions anti-Kurdes ont été le plus loin. Selon les Nations Unies, 35.000 personnes, majoritairement Kurdes, sur 100.000, en ont été déplacées. Le 3, la Directrice générale de l’UNESCO a réclamé une enquête sur l’assassinat du journaliste kurde Arkan Sharifi, tué à coups de couteaux chez lui à Daquq (entre Kirkouk et Touz Khourmatou) par 8 hommes masqués vêtus de treillis militaires, parlant turkmène et disant appartenir aux Hashd al-Shaabi. Le 8, M. Abadi a bien mentionné une enquête… sur «des dizaines de plaintes de familles arabes» au sujet de proches dont elles disent être sans nouvelle depuis leur arrestation par la Sécurité kurde. Le 14, le responsable de la Sécurité de Touz Khourmatou avait estimé à 1.500 le nombre de domiciles kurdes pillés et détruits. Le 28, une vidéo diffusée sur Rûdaw a révélé 2.000 maisons pillées et 3.000 confisquées, marquées de slogans turkmènes…

On est bien loin du respect de la Constitution dans lequel s’est drapé Abadi. L’ex-président de la Région du Kurdistan Massoud Barzani a d’ailleurs accusé la «Cour suprême» d’avoir «fermé les yeux sur la violation de 55 articles de la Constitution commis par le gouvernement irakien», et a mis en cause sa légitimité: «Tous doivent savoir que la Cour [suprême] a été établie avant l'approbation de la Constitution, et qu’elle aurait dû être annulée après [celle-ci] en 2005 et une autre Cour établie sur la base des provisions de l’article 92».

La Cour avait en début de mois déclaré qu’en raison de l’absence de contact avec l’une des deux parties, le GRK, elle ne pouvait se prononcer sur la constitutionnalité du référendum du 25 septembre. Mais le 6, sur requête du gouvernement, elle a émis une décision basée sur l'article 1 de la Constitution mentionnant «l'unité de l'Irak», selon laquelle aucune région ni province irakienne ne peut faire sécession, puis le 20, toujours sur la base de l’article 1, contredisant sa décision précédente, elle a déclaré le référendum inconstitutionnel. La décision prévoit en outre d'«annuler l'ensemble des conséquences et des résultats qui en ont découlé».

Le 27, le Premier ministre kurde Nechirvan Barzani a dénoncé une décision «unilatérale» prise sans entendre le GRK, mais a déclaré que celui-ci la respecterait et s’est déclaré «prêt au dialogue». Il a aussi demandé sur la base de «l’annulation des conséquences» du référendum l’annulation de toutes les mesures punitives prises depuis celui-ci, et a appelé à «appliquer la Constitution dans sa totalité» (sous-entendu, pas uniquement les articles sélectionnés par M. Abadi pour justifier les sanctions anti-kurdes…). Il a enfin déclaré: «Ils nous demandent de leur transférer le contrôle des postes-frontières et des aéroports. […] Nous n'avons pas de problème avec une supervision [de Bagdad]. Mais est-ce que cela signifie que les Kurdes travaillant aux postes-frontières et aux aéroports ne sont pas des Irakiens ou bien que Bagdad ne veut employer que des personnes parlant arabe?»