Depuis sa prise du Canton d’Afrîn le 18 mars dernier, la Turquie mène dans ce territoire une politique de déplacement de population et de nettoyage ethnique qui semble préparer une annexion pure et simple.
Selon le droit international, ces actions sont constitutives de crimes de guerre, mais cette situation sans précédent, où un membre de l’OTAN tourne le dos à toutes les valeurs théoriques de l’Alliance, n’a suscité aucune réaction concrète des autres membres ni de l’ONU… Début avril, l’organisation de défense des Droits de l’homme Human Rights Watch (HRW) a publié sur l’invasion turque un rapport faisant état de nombreuses morts civiles. Prenant l’exemple d’une frappe (parmi des dizaines) qui a tué 26 civils dont 17 enfants, l’ONG conclut à la responsabilité totale de l’armée turque, qui n’a aucunement cherché à éviter les morts civiles. Cela n’empêche pas la Turquie d’écrire cyniquement, dans sa réponse au dernier rapport d’évaluation de la Commission européenne sur sa candidature, que l’opération «Rameau d’Olivier» «constitue un exemple de la manière de combattre le terrorisme sans causer préjudice aux civils»…
En réalité, les militaires turcs et leurs supplétifs syriens se comportent comme une armée d’occupation, incarcérant les résidents soupçonnés d’être pro-PYD, déplaçant des familles entières, les empêchant de regagner leur résidence, notamment dans les villages, leur extorquant des «droits de passage» aux points de contrôle… Les combattants de la soi-disant «Armée syrienne libre» (ASL), majoritairement djihadistes, poursuivent leurs pillages, kidnappent des civils (comme le Dr. Ebdulmecîd Şêxo, Doyen de la Faculté des Beaux-Arts), réclamant parfois une rançon à leur famille, commettent viols et autres exactions. Le 20, des habitants ont témoigné que certains combattants pro-turcs occupant des villages yézidis s’y comportaient exactement comme Daech ou Al-Qaïda, dynamitant les temples, traînant les habitants à la mosquée pour les convertir de force ou exigeant leur conversion contre des vivres (Rojinfo). Le 28, 11 yézidis d’Afrîn ont été enlevés chez eux par des hommes armés et masqués… Alors que les noms de certains villages yézidis ont été remplacés par des noms à référence sunnite, la Turquie a aussi importé sa prohibition de la langue kurde, changeant en ville de nombreux panneaux pour y introduire le turc. Tandis qu’un groupe jihadiste a vidé les silos, on parle de ventes de vivres à des profiteurs de guerre, loin des caméras propagandistes montrant des distributions gratuites. Dans le village stratégique de Qudah (Qada), surplombant la frontière, les militaires turcs ont arraché des centaines d’oliviers (Afrin media center).
Les milices pro-Damas ont profité de la situation pour extorquer elles aussi des «droits de passage» aux déplacés (jusqu’à 1.000 US$ par personne), en empêchant beaucoup d’entrer dans Alep. Selon les estimations des Nations Unies, lorsque les miliciens pro-turcs sont entrés dans Afrîn, il restait en ville entre 50.000 et 70.000 personnes, 137.000 autres ayant préféré fuir. Depuis, la Turquie a poursuivi l’altération de la composition ethnique du canton en amenant d’Idlib avec leurs familles des combattants djihadistes, dont plus de 1.000 évacués en début de mois de la Ghouta orientale, notamment de la région de Douma. Certains des civils relogés dans des maisons kurdes ont d’ailleurs exprimé leur désaccord, et le 29, des affrontements ont éclaté quand les arrivants ont refusé de remettre leurs armes aux combattants pro-turcs…
Dénonçant le «blackout médiatique» dans lequel s’opère le nettoyage ethnique conduit par la Turquie (Rojinfo), l’OSDH (pourtant réputé proche de l’opposition) a appelé l’ONU à «assurer le retour [des civils] dans leurs foyers et leur sécurité». Le 19, le Bureau ONU de coordination des affaires humanitaires a accusé indirectement l’armée turque et ses supplétifs d’empêcher l’accès humanitaire aux déplacés, alors que certaines familles sont bloquées sans fournitures de base entre zones syriennes et turques avec des femmes enceintes ou des bébés. Le 27, le Croissant-Rouge kurde a indiqué que 2.800 diabétiques manquaient de médicaments. Les mines posées par Daech dans des villages de Shehba ou d’Afrîn font aussi toujours plus de victimes. Le 28, l'ancien dirigeant du PYD Salih Muslim a appelé l’ONU à protéger les résidents voulant rentrer chez eux. Dénonçant les dangers futurs des manipulations démographiques en cours, il a souligné la nécessité d'une «pression internationale sur la Turquie» pour stopper ses «actions imprévisibles» (Deutsche Welle). Dans la région de Shehba, l’administration du Rojava a ouvert 6 camps de 10 à 40.000 places chacun: Tell Rifat, Fafînê, Ehres, Kefernayê, Sherawa et Nûbûl-Zehra (province d’Alep). Dans Alep même, il y aurait 100.000 déplacés.
Comme à Azaz et Jerablous après ses opérations précédentes, la Turquie a installé à Afrîn le 12 puis à Jandairis le 19 des Conseils locaux qui ne sont que les paravents d’une administration coloniale turque annexant de fait le Canton à la province turque de Gaziantep. C’est dans cette ville que s’est tenu récemment le «Congrès de libération d’Afrîn», téléguidé par la Turquie, auquel certains partis kurdes anti-PYD ont accepté de participer, ce qui a évidemment ranimé les dissensions intra-kurdes: les partis ayant accepté le cadre de l’autonomie démocratique du PYD dénoncent les premiers comme traîtres. Le PYD avait demandé à l’ENKS de quitter la Coalition nationale syrienne après que celle-ci ait exprimé son soutien à l'offensive turque, ce que celui-ci avait refusé, suspendant temporairement son adhésion au Conseil national syrien pendant l'opération turque. 16 partis kurdes, dont le Parti de la gauche kurde et le Parti démocratique kurde en Syrie, ont publié une déclaration commune déclarant illégitime «l’assemblée formée à Gaziantep sous la supervision du MIT» (les services secrets turcs). Après la mise en place des conseils locaux pro-turcs, les organisations pro-PYD ont dénoncé certains membres de l’ENKS (Conseil national kurde de Syrie, rival du PYD) comme des «collaborateurs» en partie responsables de la mort des 1.500 combattants et civils victimes de l’invasion, et ont appelé l’ENKS et le parti Yekîtî à les exclure. Le 2, Faysal Yusuf, un membre de l’ENKS, a été arrêté à son domicile à Qamişlo (Rûdaw). Le 6, un tribunal du Rojava a émis des mandats d'arrêt contre Ibrahim Biro, ancien président de l’ENKS, et Fuad Eliko, représentant de l'ENKS auprès de la Coalition nationale syrienne (ANF). Ils sont accusés de complicité dans l’opération turque. Le 9, l’ENKS, après une réunion tenue la veille, a appelé à l’expulsion d’Afrîn de l’armée turque et de ses supplétifs syriens et a demandé la garantie d’une «protection internationale». Le 13, c’est Ne'mat Dawûd, secrétaire du Parti de l'égalité démocratique kurde et membre de la présidence de l’ENKS, qui a été arrêté à Qamishlo.
La prise d’Afrîn n’a pas mis fin à la pression exercée par la Turquie sur le reste du Rojava, bien au contraire. Depuis des semaines, le président Erdoğan martèle que son objectif suivant est Manbij, à 100 km à l’est. Mais là se trouvent des forces de la coalition anti-Daech, Américains, Français et (selon l’OSDH) Britanniques, récemment renforcées par de nouveaux hommes et de l’artillerie lourde. La Turquie a donc entamé une guerre psychologique contre la coalition dont elle est membre! Pour la seconde fois depuis juillet 2017, l’agence d’État Anatolie a publié des informations sur les positions des militaires occidentaux au Rojava… Ceci dans le contexte d’une confusion inédite de la politique syrienne des États-Unis, puisque le Président Trump venait de contredire ses propres militaires (le 29 mars puis de nouveau le 3 avril) en annonçant un départ prochain des troupes, quelque 2.000 soldats stationnés dans 4 bases. La Turquie a coupé l’eau à Manbij en fermant le barrage de l’Euphrate (ce qu’elle n’avait jamais fait pendant les années où la ville était tenue par Daech…), provoquant aussi des coupures d’électricité, et aussi fermé les barrages sur le Bêlix (Bélikh). Plusieurs agriculteurs travaillant dans leurs champs ont été tués par des tirs transfrontaliers. Ces menaces ont provoqué le 7 des manifestations antiturques à Manbij. Le 29, l’aviation turque a bombardé sans faire de victimes le village d'Ashma, près de Kobanê. Ce même jour, Shervan Derwish, porte-parole du Conseil militaire de Manbij, sorti de l’hôpital le 18, a déclaré qu’il ne se laisserait pas intimider – sa première déclaration publique depuis la tentative d'assassinat contre lui, probablement téléguidée de Turquie, en mars dernier…
Ayant par son attaque sur Afrîn permis à Daech de se renforcer (l’organisation a même repris du terrain au sud de Damas), la Turquie apparaît à ses partenaires de l’OTAN comme un allié objectif des djihadistes. Au point que le 12, le futur secrétaire d’État Mike Pompeo a fortement approuvé le sénateur Menendez qui déclarait devant le Comité sénatorial des relations étrangères: «La Turquie est censée être notre alliée dans l'OTAN», mais elle «combat ces mêmes Kurdes qui nous ont permis de vaincre [Daech]», et que le 27, le ministre des Affaires étrangères luxembourgeois, Jean Asselborn, dénonçant l’invasion turque comme «facteur de tensions et de préoccupations», a réclamé qu’elle soit débattue au sein de l’OTAN.
La résurgence de Daech, en effet, inquiète: le 30, un engin explosif a tué à Manbij 2 combattants de la Coalition (dont un Américain), en blessant 5 autres. Depuis mi-mars, des accrochages réguliers se produisent entre Daech et l’armée de Damas près de Deir Ezzor. Malgré la menace turque pesant sur elles, les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont entrepris de contrer Daech, proposant même le 4 des opérations conjointes avec les Irakiens. Le 18, elles ont annoncé avoir capturé un djihadiste germano-syrien soupçonné d’implication dans les attentats du 11 septembre 2001 (AFP). Le 24, les combats entre FDS et Daech ont repris à l’est de l’Euphrate après le retour sur le front de combattants revenus d’Afrîn.
Autre facteur de tension, une attaque chimique imputée au régime sur Douma (banlieue Est de Damas) le 7, ayant fait selon l’OSDH 80 morts, dont 40 suffoqués, a provoqué le 14 des représailles aériennes des forces américaines, britanniques et françaises. Damas a nié toute responsabilité, accusant le groupe rebelle Jaish al-Islam. Le 29, l’armée de Damas a tenté sans succès de prendre aux FDS plusieurs villages dans la province de Deir Ezzor, perdant 9 combattants et faisant 6 morts chez ses adversaires.
Durant tout le mois, la solidarité avec Afrîn et le Rojava s’est exprimée dans de nombreux pays, où des manifestations ont dénoncé l’agression turque et la passivité complice des dirigeants internationaux. Le 1er, une manifestation à Londres a demandé en particulier l’arrêt des ventes d’armes à Ankara et le rapatriement du corps de la combattante YPJ britannique Ann Campbell (26 ans), tuée le 16 dans une frappe turque. Le même jour, une manifestation s’est déroulée à Lorient. Le 3, une délégation du Parlement britannique venue au Rojava a tenu une conférence de presse à Qamishlo avant de gagner Kobanê le lendemain. Le 4, est arrivé un convoi de 18 camions apportant des fournitures collectées au Kurdistan irakien. D’autres manifestations se sont tenues en Suisse à Bâle et Berne. À Genève le 5, un ultranationaliste turc a tenté de perturber un rassemblement kurde avant de s’enfuir en voiture, blessant légèrement 3 personnes. D’autres rassemblements ont été organisés en Italie (Venise, Livourne et Florence), en Allemagne (Hambourg, Stuttgart, Munster et Hanovre), et jusqu’en Australie (Melbourne).
Par ailleurs, les alliés du régime syrien se sont attirés les foudres du Président turc en demandant le retour d’Afrîn au gouvernement de Damas: le 5, İbrahim Kalın, porte-parole de M. Erdoğan, a rétorqué au Président iranien Hassan Rouhani que l'armée turque resterait à Afrîn, et le 10, M. Erdoğan a critiqué «l'approche erronée» de Sergueï Lavrov qui avait fait la même demande, déclarant: «Nous savons très bien à qui nous devons rendre Afrin. […] Directement aux habitants d'Afrin […]. Mais le timing nous appartient. C'est nous qui le déterminerons, pas M. Lavrov». Par ailleurs, toujours furieux du soutien exprimé aux Kurdes du Rojava fin mars par le président français, M. Erdoğan a menacé la France le 7: «Tu soutiens [les terroristes] en les accueillant au palais de l'Élysée […]. Tant que les pays occidentaux continueront à soutenir des terroristes, ils continueront à être la cible d'attaques terroristes en réaction».
L’événement majeur du mois d’avril est certainement l’annonce faite le 18 par le Président turc de la tenue anticipée des élections présidentielle et législatives le 24 juin prochain au lieu du 3 novembre 2019. L’annonce a été faite après une réunion avec le chef du parti ultranationaliste MHP, Devlet Bahleçeli, qui avait appelé mardi à des élections anticipées… Quelques heures après, le Parlement turc a pour la septième fois prolongé de trois mois l'état d'urgence grâce auquel le Président gouverne par décrets depuis juillet 2016. La date limite pour déclarer les candidatures aux deux élections a été fixée au 4 mai, laissant peu de temps aux partis politiques pour se préparer, comme l’a relevé l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. M. Erdoğan a sans doute voulu prendre de court ses adversaires, mais sa décision est aussi un aveu de faiblesse: ses soutiens s’érodent, l’économie se dégrade…
À l’extérieur, M. Erdoğan poursuit sa campagne militaire antikurde. Après Afrîn, c’est le Kurdistan d’Irak qui sert de cible. A l’intérieur, l’annonce de l’avancement des élections a inauguré une nouvelle amplification de la répression contre le HDP, principal parti kurde de Turquie mais aussi contre quiconque représente un danger potentiel pour le pouvoir: journalistes, universitaires, membres de la société civile, citoyens critiques… La fuite en avant totalitaire continue donc. Plus que jamais, les Kurdes sont l’ennemi principal, intérieur comme extérieur. Il est vrai que, représentant au moins un cinquième de l’électorat, ils pourraient faire basculer le résultat, comme l’a déclaré leur leader emprisonné, l’ex-coprésident du HDP Selahattin Demirtaş: «Nous sommes la serrure. Nous sommes la clé». Et le 25, le député HDP Lezgin Botan, parodiant les discours d’Erdoğan menaçant les États-Unis d’une «gifle ottomane», a menacé M. Erdoğan d’une «gifle kurde» aux élections, pour lesquelles le HDP a lancé le 30 un appel aux observateurs internationaux.
Sentant son soutien vaciller, le pouvoir AKP utilise tous les moyens pour gagner du temps. Ainsi de la Commission d’enquête chargée depuis l’été 2017 d’examiner les cas des fonctionnaires sanctionnés par «décrets d’urgence». Dirigée par un partisan connu d’Erdoğan, elle sert surtout à retarder les saisies de la Cour européenne des droits de l’homme, qui ne peuvent intervenir qu’après épuisement de tous les recours nationaux. La commission travaille donc le plus lentement possible. Sur 108.660 demandes déposées, en rejetant immédiatement 9.700, elle en a pour l’instant examiné 12.000, et a réintégré à leurs anciens emplois… 310 plaignants. Il lui reste 96.660 demandes à examiner.
Les chiffres de la répression sont effrayants: 245 journalistes et travailleurs des médias turcs étaient en prison au 4 avril, la plupart en détention préventive avant leur procès (SCF), faisant de la Turquie le plus grand geôlier de journalistes du monde. Pour les universitaires, un rapport de la BBC en langue turque en comptait en juillet dernier 23.427 démis depuis le 16 juillet 2016. Et pour empêcher le HDP de faire campagne, le pouvoir a entrepris d’arrêter encore davantage de ses membres. Arrestations et condamnations constituent une liste encore plus impressionnante que les mois précédents.
Le 3 avril, 15 étudiants ayant déployé des banderolles dénonçant l’invasion et le massacre d’Afrîn ont été arrêtés. M. Erdoğan les a traités de «terroristes» et de «communistes» et annoncé leur exclusion de l’université (Hürriyet). Le même jour, la police a arrêté à Halfeti (sud du pays) dans la maison de Mehmet Öcalan, frère du dirigeant kurde emprisonné, 9 personnes venues fêter l’anniversaire de ce dernier et des journalistes. A Ankara, 3 personnes ont été arrêtées chez elles. Des gâteaux d’anniversaire aux couleurs kurdes ont été confisqués. Le lendemain, la Cour d’appel a confirmé la peine de 17 mois de prison du député HDP Osman Baydemir pour «insulte à un officier de police» (il avait en fait reproché à un policier d’influencer les électeurs lors du référendum). Le même soir, la police d'Istanbul a arrêté quelque 25 membres du HDP durant un raid contre son bureau d'Avcılar, dont les coprésidents du district Mahmur Çakan et Şebnem Değerli. Le 9, la Cour pénale d’Erzurum a alourdi de 6 à 7 ans 3 mois et 10 jours la peine pour «propagande» pro-PKK et «incitation à la haine publique» de la députée HDP de Muş Burcu Çelik Özkan. Elle avait assisté aux obsèques d'un combattant PKK; le procureur avait requis contre elle… 27 ans. Le 10, le procureur général d’Ankara a lancé mardi des enquêtes contre huit députés du HDP pour «propagande terroriste», exigeant la levée de leur immunité.
Du 11 au 13 s’est tenue la 3e audience d’un des procès de Selahattin Demirtaş. Comme pour les audiences précédentes, aucun observateur étranger n'a été autorisé à assister au procès. Le dirigeant kurde a rappelé dans sa défense comment les gülenistes avaient tenté de saboter les négociations de paix entre gouvernement et PKK et collecté contre les Kurdes du HDP impliqués dans les discussions des éléments à présent utilisés contre lui… Le tribunal a décidé d’ajourner l’affaire jusqu’au 18 juillet et de le maintenir en détention jusque là. Le 13, Figen Yüksekdağ, l'autre ancienne co-présidente du HDP, a été condamnée à Van à six mois de prison pour avoir «violé les interdictions électorales» – un motif de condamnation inédit, se rapportant à un discours prononcé le 27 octobre 2015… Le 19, Gülser Yıldırım, députée HDP de Mardin, incarcérée fin 2016 en même temps que Selahattin Demirtaş, a été condamnée à sept ans et six mois de prison pour «appartenance à une organisation terroriste». Elle avait participé à des marches de protestation contre les couvre-feux imposés des mois durant aux villes kurdes en 2016, et aux funérailles de combattants du PKK. Le même jour, 2 nouveaux députés HDP, Osman Baydemir (Urfa) et Selma Irmak (Hakkari), ont été déchus de leur mandat (AFP) suite à leurs condamnations. Le 28, la police d’Istanbul a mené à Güngören un raid contre une réunion publique de préparation du 1er mai du HDP, incarcérant 41 membres du parti et journalistes présents, dont le co-président HDP d'Istanbul Cengiz Çiçek. Après interrogatoire, 31 personnes ont été relâchées, les autres maintenues en garde à vue (Mezopotamya). Un autre raid et plusieurs incarcérations ont aussi eu lieu dans la province de Denizli.
Le 30, s’est tenue au complexe pénitenciaire de Silivri la 5e audience d’un autre procès de Selahattin Demirtaş, accusé avec Sirri Süreya Önder, député HDP d’Ankara, de «propagande terroriste» pour des discours prononcés lors du Newrouz 2013. Si Önder était présent, Demirtaş a soumis un rapport médical selon lequel sa santé l’empêchait d’assister à l’audience. Les observateurs étrangers ont été cette fois admis dans la salle, mais quand le juge a fait appel à la police pour expulser les avocats de la défense sauf un, ceux-ci ont tous quitté la salle en protestation. Önder a annoncé durant l’audiance que le HDP ferait de Demirtaş son candidat aux présidentielles le 4 mai. Le procès a été ajourné au 8 juin, Demirtaş devant y comparaître par vidéo.
La répression des journalistes s’est encore durcie. Le 2, un mandat Interpol («bulletin rouge») a été émis contre l'ancien rédacteur en chef de Cumhuriyet, Can Dündar, exilé en Allemagne – toujours pour les révélations de livraisons d’armes du MIT (services secrets turcs) aux islamistes syriens en 2014. Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a appelé Interpol à rejeter les demandes turques. Dündar risque 20 ans de prison pour espionnage… Le 3, le journaliste Hasan Cemal a été condamné à 3 mois et 22 jours avec sursis pour des articles de 2013 documentant le retrait de Turquie du PKK après la conclusion de l’accord de paix. Les procureurs ont aussi requis 15 ans de prison contre Çağdaş Kaplan pour un article sur les discriminations anti-kurdes à l’université (Stockholm center for freedom). Le 11, 4 journalistes du journal pro-kurde Özgürlükçü Demokrasi (Mehmet Ali Çelebi, Reyhan Hacıoğlu, Hicran Ürün et Pınar Tarlak), contrôlé depuis le mois précédent par un administrateur pro-AKP, ont été arrêtés pour appartenance présumée à une organisation terroriste. A Van, le journaliste kurde Naif Yaşar a également été arrêté. Le même jour, 3 journalistes du journal pro-kurde Demokratik Ulus (son rédacteur en chef Nuray Candan, son éditeur Kemal Sancılı et l'ancien éditeur Ziya Çiçekçi) ont reçu chacun 2 ans de prison pour «propagande terroriste», peine ensuite augmentée à 3 ans et 9 mois. La Cour a choisi d’ignorer les annulations de peine déjà prononcées par une Cour d’appel supérieure… L’avocate et militante des Droits de l’homme Eren Keskin, visée par 143 procès différents pour des totaux de 12 ans de prison et 355.920 livres turques d'amendes, a vu sa peine de 6 mois pour avoir «ouvertement insulté les institutions de la République de Turquie» confirmée en appel – et ensuite convertie en une amende de 3.000 livres. Elle avait accepté d’être rédactrice en chef du journal pro-kurde Özgür Gündem, fermé depuis par décret d’urgence. À Diyarbakir, le procureur a requis 3 ans de prison contre la journaliste Nurcan Baysal pour «incitation à la haine et à l'inimitié», suite à ses tweets critiquant l’invasion d’Afrîn… Le 20, 4 journalistes d’Istanbul, Semiha Sahin, Pinar Gayip, Ferhat Pehlivan et Gulsen Imre, proches du Parti socialiste des opprimés (ESP), fondé en 2010 par, entre autres, Figen Yuksekdag, ont été, après une détention d’une semaine, formellement arrêtés pour «appartenance à une organisation terroriste» – en fait pour leurs «posts» sur les médias sociaux de 2014 à 2017 (Cumhuriyet).
Enfin le 30, s’est tenu à Istanbul, dans le complexe pénitentiaire de Silivri, la 4e audience du procès pour gülenisme de 20 journalistes de Feza Gazetecilik (société propriétaire du quotidien Zaman), et de l’Agence de presse Cihan Media. Les cadres de Cihan Hakan Taşdelen et Ahmet Metin Sekizkardeş et son Directeur général Faruk Akkan ont été condamnés à 9 ans de prison, 3 autres journalistes ont reçu 7 ans et 6 mois, 3 autres 4 ans et 1 autre 3 ans 1 mois et 15 jours de prison, la plupart pour «appartenance à une organisation terroriste». 3 autres accusés ont été acquittés. Dans les poursuites contre les employés du journal Zaman, qui vise 31 prévenus, dont 17 incarcérés depuis août 2016, le procureur a requis la prison à vie pour 9 journalistes accusés d’avoir «violé la constitution». Les seules «preuves» contre eux sont les articles de certains d’entre eux, dont certains remontent à 2013 incriminent les proches, les associés et le président Erdoğan lui-même pour des faits de corruption. Le procès débutera le 10 mai à Çağlayan (Stockholm center for freedom).
La liste des condamnations du mois se poursuit avec de nombreux universitaires et autres représentants de la société civile. Le 4, le Dr. Veli Polat (Université d’Istanbul) et le Prof. Zübeyde Füsun Üstel (Université Galatasaray) ont reçu 1 an et 3 mois de prison pour avoir signé en janvier 2016 avec 1.128 universitaires turcs et étrangers la pétition «Nous ne participerons pas à ce crime». Le Dr. Polat a eu droit au sursis, mais pas le Prof. Üstel, qui «n’a pas exprimé de remords» (Stockholm center for freedom). Le 9 avril, 3 autres universitaires, Erhan Keleşoğlu, İrfan Emre Kovankaya et Sharo İbrahim Garip, les 2 premiers licenciés depuis par leur Université, ont reçu pour la même raison des peines avec sursis pour «propagande pour une organisation terroriste». Le 17, a débuté le procès du pasteur américain Andrew Brunson, accusé de liens avec le réseau Gülen et avec le PKK (accusations étranges pour un pasteur protestant…), et espionnage! En larmes, Brunson a nié ces accusations. Arrêté en octobre 2016 après plus de 20 ans en Turquie, où il dirige avec son épouse une église protestante, il risque jusqu’à 35 ans de prison. La prochaine audience a été fixée au 7 mai. Le même jour, le chanteur connu Suavi Saygan a été condamné à 11 mois et 20 jours de prison pour avoir «insulté» le président turc Recep Tayyip Erdoğan lors d'un discours prononcé à Izmir fin octobre 2016. Sa peine a été convertie en amende de 14.000 LT (3.500 dollars).
Le 20 avril , 3 autres universitaires ont reçu des peines avec sursis pour «propagande terroriste» pour des déclarations datant de plusieurs années. Le politologue Koray Caliskan (Université Boğazici), l'historienne Ayşe Hür et le théologien de gauche İhsan Eliaçık ont reçu respectivement 18 mois et 22 jours, 15 mois, et 6 ans 3 mois. Hür avait caractérisé dans un tweet le PKK non pas comme une organisation terroriste mais plutôt «un mouvement […] de guérilla recourant à des actes terroristes». Eliaçık était intervenu en 2014 dans une réunion de lettrés islamiques soutenant le processus de paix alors en cours avec le PKK.
Le 21 avril, l’institutrice Ayşe Celik, mère d’un bébé de 8 mois, est arrivée à la prison accompagnée par des députés HDP et CHP. Elle avait été condamnée en avril 2017 à 15 mois pour «propagande pour une organisation terroriste» après avoir en janvier 2016 téléphoné en direct à une émission de télévision pour dénoncer les morts des opérations militaires dans les villes kurdes. La situation de centaines de mères incarcérées avec leurs enfants en bas âge dans des conditions indignes a suscité la condamnation du Commissaire aux Droits de l’homme de l’ONU.
Les autorités AKP ont aussi poursuivi leur répression de la culture kurde. Des panneaux indicateursen langue kurde ont été retirés à Diyarbakir (Mezopotamya), des organisations culturelles fermées et des biens patrimoniaux détruits. A Kilis, le nom de la «Mosquée des Kurdes» (17e siècle) a été changé en «Mosquée des Turcs». Le 30 à Nusaybin, des administrateurs municipaux pro-AKP ont fait détruire au bulldozer une statue commémorant 16 citoyens tués à balles réelles par les forces de sécurité en 1992. Ils protestaient contre les dizaines de meurtres perpétrés à Cizre par ces mêmes forces de sécurité. Le 18, le gouverneur d'Ankara a refusé les slogans kurdes pour les rassemblements annuels du 1er mai, prétextant qu’ils étaient «incompréhensibles» (Rûdaw). Le 24, le Président (AKP) du Parlement turc, İsmail Kahraman, s'est mis en colère en direct à la télévision quand Metal Danış Beştaş, la chef du groupe parlementaire HDP, a utilisé l'expression «provinces kurdes» en se plaignant de la répression gouvernementale en cours. Kahraman a dénoncé une «violation de la constitution», menaçant d’exclure Beştaş de la session, avant de se calmer. Le député HDP Osman Baydemir avait été il y a un mois exclu de deux sessions législatives et condamné à une amende de 12 000 TL pour avoir parlé du «Kurdistan».
Ce mois-ci, les opérations militaires turques entamées au Kurdistan d’Irak en mars ont connu une extension importante, avec de nombreuses frappes aériennes: le 1er au soir près de Sidakan (province d’Erbil) et à Qandil, le 4 encore à Sidakan, puis le lendemain sur des villages autour de Khalifan et Lelkan, forçant 120 familles à partir et blessant 2 civils, le 6 avril trois raids ont visé le district d’Amedî (NRT), le 7 la région de Bradost, de nouveau frappée. Le 11, avec le mont Kitkin Mighara et le mont Khwakurk. Le 14, 3 frères ont été retrouvés morts près d’Amédî, frappés alors qu’ils visitaient leurs vergers dans leur village situé près de la frontière… Le 12, les familles de 4 autres Kurdes tués le mois dernier dans des circonstances analogues ont annoncé vouloir assigner la Turquie devant la Cour internationale de justice (NRT). D’autres frappes ont visé Qandil le 25, endommageant des vergers (NRT). Le 27, des affrontements violents ont pris place à Sidakan.
L’armée turque a annoncé à plusieurs reprises avoir «neutralisé» des combattants du PKK: 14 au Kurdistan selon une annonce du 6 avril, puis 108 annoncés le 7 avril (Le Figaro), 3 le 8 près de Şırnak, 7 le 10 durant les 2 jours précédents en Irak et en Turquie, 4 le 19 dans la province de Diyarbakir, et le 28, 41 dont 13 côté turc (provinces de Tunceli, Siirt, Diyarbakir et Şırnak)et 28 côté irakien durant la semaine précédente (Bas News)… Le PKK a également fait des annonces du même type, revendiquant le 16 la mort côté turc de la frontière de 3 soldats et 1 blessé (Rûdaw), le 17 la mort de 5 soldats et le 20 la mort de 11 autres au Kurdistan d’Irak, puis toujours côté irakien, 5 supplémentaires le 26, tandis que le même jour, 1 était tué et 4 autres blessés côté turc près de Lice. Le 30, le HPG (branche armée du PKK) a annoncé 3 nouvelles attaques contre l’armée turque au Kurdistan (NRT).
Difficilement vérifiables, ces revendications croisées témoignent cependant d’une forte intensification des combats, notamment au Kurdistan irakien. Différents rapports indiquent que l’armée turque a violé le territoire irakien sur une profondeur de 20 km – elle était signalée le 20 dans la région de Barzan – et y a installé sur des sommets 8 bases permanentes reliées par des routes, notamment près de Kanî Reş et de Xhwakurk (Rûdaw), et côté turc sur le mont Balkaya (Şemdinli), pour surveiller la frontière… Le seul qui n’a pas vu les militaires turcs est M. Abadi: il a nié le 10 avril toute incursion turque, répétant que l'ancien accord irako-turc autorisant un déploiement turc dans les zones frontalières n'était plus valide…
Similairement, côté turc, de nouvelles impositions de couvre-feux dénotent de nouvelles opérations: le 24, l’accès à 30 zones des villes de Çukurca, Şemdinli et Yüksekova (Hakkari) a été interdit jusqu’au 8 mai. Le 25, un couvre-feu 24h/24 de durée indéfinie a été annoncé sur 17 villages et 53 hameaux des districts de Lice et Kulp (Diyarbakir), après la mort d’un soldat (Stockholm center for freedom). Le 30, un couvre-feu de 2 semaines a été imposé sur 26 villes et villages kurdes (NRT).
Après l’adoption le mois dernier d’un budget fédéral considéré comme injuste par les Kurdes d’Irak, le conflit avec le gouvernement central s’est en partie transporté dans l’arène juridique, avec une plainte du Président irakien contre le Président du Parlement de Bagdad pour les violations constitutionnelles contenues dans le projet de loi budgétaire. Ce mois a aussi été marqué par la poursuite au Kurdistan des troubles sociaux provoqués par les difficultés économiques de la population, et l’espoir de leur résolution progressive avec l’adoption par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) d’un nouveau mode de calcul des salaires de ses fonctionnaires. La campagne électorale a aussi commencé, où se sont engagés des partis kurdes divisés. Enfin, la situation militaire a été marquée simultanément par la résurgence de Daech et d’importantes intrusions turques.
Le 3 avril, les agriculteurs kurdes ont déposé plainte auprès du tribunal administratif pour obtenir enfin le paiement de leur blé vendu à Bagdad durant 4 ans. Le procès a été fixé au 1er juillet – trop tard au goût des plaignants. Durant sa visite à Sulaimaniyeh, le premier ministre irakien Abadi a rejeté la responsabilité de l’affaire sur le GRK… Le 4, c’est Fouad Massoum, le Président (kurde) d’Irak qui a a intenté une action en justice devant la Cour fédérale suprême contre le Président du Parlement pour les violations légales et constitutionnelles du budget fédéral 2018: 14 violations, dont celles relatives au budget alloué au GRK, qui ne répond pas selon le président au critère constitutionnel d’équitabilité, et d’autres concernant les empiètements sur l'autorité financière du GRK et du Parlement kurde.
Le 9, suite à une plainte contre le GRK du ministre irakien du Pétrole Jabar al-Louaibi, la Cour suprême a annoncé pour le 6 mai des auditions concernant la légalité des exportations de pétrole lancées en 2014 par la Région du Kurdistan après que Bagdad ait cessé de lui verser son budget.
Sur le plan social, avril a commencé alors que les grèves des fonctionnaires, notamment dans la province de Sulaimaniyeh, duraient depuis des semaines, en particulier pour les secteurs de la santé et de l’enseignement – le semestre ayant quasiment été blanc.
Cependant, le 28 mars, le Conseil des ministres du GRK a adopté un nouveau système de calcul des salaires de ses fonctionnaires revenant partiellement sur les mesures d’austérité imposées depuis 2 ans: les retenues salariales seraient plafonnées à 30% pour les hauts salaires et à 10% pour les autres, tout salaire de moins de 336 US$ étant versé intégralement. Le nouveau système ne s'applique pas aux employés dont les salaires ont été réduits de 75%. Le 1er, le ministre des Finances du GRK, Rêbaz Hamlan, a annoncé que son ministère était prêt à payer les fonctionnaires avec le «nouveau système» dès que les listes des ministères concernés lui parviendraient. Le même jour, le gouverneur de Sulaimaniyeh a confirmé l’entrée en vigueur du système lors d’une rencontre avec des représentants des manifestants, ajoutant que la décision récente du gouvernement irakien de payer les pensions des victimes kurdes de l’Anfal permettrait au GRK d'économiser des milliards de dinars et faciliterait l’abandon du système si contesté des retenues salariales.
Ces annonces n’ont pas mené immédiatement à l’arrêt des manifestations. Celles-ci ont continué le 2, des milliers de personnes, dont de nombreux enseignants, se rassemblant et installant même des tentes devant le tribunal de Sulaimaniyeh (NRT). Mais le lendemain, la section de Sulaimaniyeh du Syndicat de la santé a accepté de suspendre temporairement la grève si le GRK s’engageait à verser les salaires mensuellement et dans leur intégralité. Le 4, les enseignants ont salué les récentes annonces du GRK, tout en maintenant leur principale demande, la fin immédiate des réductions de salaire, et appelé pour le lendemain à une importante manifestation, ajoutant qu’ils arrêteraient leur mouvement si le GRK s'engageait à payer mensuellement les salaires intégralement et proposait un mécanisme de remboursement progressif de toutes les retenues imposées depuis 2016.
Le 5, les fonctionnaires de la santé et de l'éducation ont reçu leur salaire calculé selon le «nouveau système», et le 8, les classes ont repris dans la majorité des écoles des provinces de Sulaimaniyeh et de Halabja, bien que les manifestations se soient poursuivies à Garmiyan. Le 8 et le 9, le GRK a payé les enseignants kurdes de Kirkouk. Le 15, cependant, les gardes protégeant juges, ministres et hauts fonctionnaires, non inclus dans le nouveau système de calcul, ont organisé une manifestation devant la cour d'appel d'Erbil dont ils ont bloqué l’accès. Le 22, des gardes du corps du ministère de l'Intérieur se sont mis en grève pour le retour de leurs salaires aux montant d’avant l’austérité.
Les différents partis kurdes ont commencé leurs préparatifs pour la campagne électorale en vue des élections du 12 mai. Le PDK reste confiant d’arriver en tête dans la Région du Kurdistan, même s’il a maintenu sa décision de boycotter la consultation à Kirkouk, qu’il considère comme «occupée». Le mouvement du Changement (Goran), le Groupe islamique du Kurdistan (Komal), et la Coalition pour la démocratie et la justice (CDJ) de l’ancien Premier ministre GRK Barham Salih ont formé l'alliance «Patrie» (Nishtiman), présente dans les territoires disputés, tandis que l'UPK et l'Union islamique du Kurdistan (KIU) mènent des campagnes distinctes. Le Mouvement Islamique du Kurdistan (Bizutinewe) a lui aussi décidé le boycott. Barham Salih a remplacé à la tête de la liste de coalition «Patrie» l’ancien président du Parlement kurde, Yousif Mohammed (Goran), démissionnaire. Le 6 avril, 5.800 machines de comptage de bulletins alimentées par leurs propres batteries sont arrivées. Elles doivent permettre d’accélérer le décompte des voix et prévenir la fraude électorale.
Dans une situation «post-Daech» non encore revenue à la normale, la question du vote des nombreux déplacés demeure sensible, notamment pour les Kurdes, ceux ayant dû quitter Kirkouk en octobre, pour la plupart hébergés dans la Région du Kurdistan. La Commission électorale irakienne n’ayant pas prévu l’ouverture de bureaux de vote à l'extérieur de la province, ils risquaient de se voir privés de leurs droits électoraux... Le 21, selon Rûdaw, la Commission a annoncé pour dissiper ces craintes que des bureaux dédiés aux personnes déplacées de Kirkouk, Ninive (Mossoul) et al-Anbar seraient bien installés au Kurdistan et que leurs cartes d’électeurs seraient envoyées aux fonctionnaires du GRK. Le 22 avril, le responsable de la Commission à Sulêmaniyeh a annoncé que 33 bureaux de vote dédiés aux déplacés seraient ouverts dans cette province.
Au Kurdistan la campagne pour les élections législatives fédérales, officiellement ouverte le 15 (un jour après le reste de l’Irak en raison de la commémoration de l'Anfal), s’est rapidement caractérisée par ses tensions. Le 17, Nouvelle Génération a accusé l’UPK de chercher à empêcher ses candidats de mener campagne à Sulaimaniyeh (NRT), et le 28, le responsable de la liste Nouvelle génération à Dohouk, Kamiran Berwarî, a déclaré avoir été attaqué dans le bazar de Zakho avec 20 de ses supporters.
Dans les territoires disputés, les autorités irakiennes avaient interdit de hisser le drapeau kurde, mais l’UPK est passé outre à Kirkouk lors de son rassemblement de lancement de campagne du 17, auquel assistaient le Vice-Premier ministre GRK Qubad Talabani et le responsable de la force antiterroriste du parti Lahur Talabani. Les Kurdes craignent des élections non équitables dans cette région, contrôlée par l’armée irakienne et les milices chiites. Dans la région de Shingal (Sindjar), le responsable de la liste PDK a accusé les autorités locales de l’empêcher de mener campagne en lui interdisant de coller des affiches, voire en arrêtant les colleurs ou en empêchant ses candidats de prendre la parole (Rûdaw).
A Kirkouk, le correspondant du journal Ashark al-Awsat, parcourant la ville le 30, a décrit une campagne à la tournure sectaire, menée au milieu d’une lourde présence sécuritaire, les affiches des candidats n’apparaissant que dans les quartiers de leur communauté, et que «dans les zones kurdes, les candidats kurdes ont été empêchés de lever le drapeau du Kurdistan. Le drapeau a même été banni des affiches électorales et la Région [du Kurdistan] n'est mentionnée dans aucun discours de campagne. Les candidats ne sont pas autorisés, même implicitement, à se référer à «l'identité kurde de Kirkouk»…
Dans un développement inédit, le Premier ministre irakien Haider al-Abadi a décidé de mener campagne au Kurdistan, le premier politicien irakien non-kurde à tenter l’expérience. D’abord arrivé à Sulaimaniyeh le 25, il a été accueilli le lendemain à l’aéroport d’Erbil par le Premier ministre du GRK, Nechirvan Barzani, devant lequel il a glorifié «la fraternité kurdo-arabe», mais a aussi déclaré «Aujourd'hui, nous sommes sous la tente de l'Irak, et quiconque veut la séparation, des hyènes le déchireront»… Abadi tentait de se poser en vainqueur de Daech et des vélléités séparatistes du Kurdistan, mais le succès n’a guère été au rendez-vous. L’annulation de son meeting à Dohouk, 3e ville du Kurdistan, a provoqué la colère des membres de sa liste sur place, et a été attribué au peu d’assistance de ses meetings précédents à Sulaimaniyeh et Erbil, auxquels les médias kurdes s’étaient vu refuser l’entrée. Le PDK a déclaré que le but de la présence de la coalition Nasr («Victoire») d’Abadi au Kurdistan était surtout de tenter de diviser les voix kurdes…
Par ailleurs, l'occupation d'Afrin par la Turquie a donné à Daech l'opportunité de se réorganiser et d’augmenter de nouveau ses attaques dans les territoires contestés, où la sécurité s’est beaucoup dégradée depuis le départ des pechmergas. Le 6, des caches d’armes contenant des munitions, des explosifs, des lanceurs de roquettes, et un mortier de 81 mm ont été trouvées dans la province de Diyala. Le 7, les djihadistes ont tué 3 civils et en ont blessé 2 autres en installant un faux poste de contrôle de police au nord de Kirkouk. Des affrontements avec les forces irakiennes ont pris place le 9 au sud de cette ville. Le 11 au soir, Daech a pu reprendre 2 villages dans la province de Kirkouk, et a également lancé des attaques à Mossoul, Hawija et Tell Afar. Le 15, dans dans le quartier Khadhra de Kirkouk, un attentat à la voiture piégée visant le convoi d’un candidat du Front turkmène près d’un point de contrôle a fait 1 mort et 11 blessés (Rûdaw). L’attentat a été revendiqué le 24 par Daech. Devant cette situation sécuritaire catastrophique, la Coalition a tenté d’obtenir du gouvernement irakien qu’il autorise le redéploiement des pechmergas au moins à la périphérie des villes les plus vulnérables. Les discussions à ce propos entre militaires irakiens et kurdes n’ont pas abouti jusqu’à présent.
Dans les autres nouvelles concernant les territoires contestés, le ministère irakien des Migrations et des Déplacés a décidé le 3 de faire réparer 250 maisons appartenant à des familles kurdes de la ville de Touz Khourmatou qui avaient été détruites ou gravement endommagées lorsque la ville avait été prise par les forces irakiennes et des milices Hashd al-Shaabi à l'automne dernier. Des milliers d’habitants kurdes de la ville sont toujours déplacés, ce qui fait que, si les établissements scolaires kurdes ont pu rouvrir récemment, le nombre de classes en fonctionnement a beaucoup diminué (Rûdaw). Mais la rénovation des demeures pourrait ne pas suffire à persuader les habitants déplacés à rentrer: le 16, un Kurde a été sérieusement blessé par deux turkmènes chiites se déplaçant à moto. A Makhmour, au sud d’Erbil, le maire kurde de la ville a indiqué le 7 que les fonctionnaires du GRK qui avaient quitté la ville pour Erbil à l’arrivée des troupes irakiennes, devraient pouvoir y revenir pour reprendre leurs responsabilités administratives après cinq mois d'absence.
Dernier point, la présence militaire turque dans la Région du Kurdistan s’est faite encore plus pesante ce mois-ci, au point de pousser le 3 le président irakien Fouad Massoum à appeler la Turquie dans une interview au journal Al-Hayat à retirer ses troupes d'Irak: alors que les opérations majeures contre Daech sont terminées, «les troupes étrangères n'ont aucune excuse pour rester sur le sol irakien», a déclaré Massoum.
La situation économique catastrophique du Kurdistan d’Iran trouve mois après mois un écho dramatique dans les assassinats récurrents de portefaix kurdes (kolbars) par les forces de sécurité du régime. Ce mois-ci, après les grandes manifestations du début d’année, la fermeture prolongée des postes frontières avec la Région du Kurdistan d’Irak a provoqué de grandes grèves des bazars de la plupart des villes kurdes.
Le 4, les commerçants de Marivan ont entamé une grève pour demander la réouverture des frontières à Baneh, Marivan, Piranhasar et Sardasht, fermées depuis décembre 2017. Ces mois de fermeture ont provoqué une forte augmentation du chômage. Selon un représentant de la ville de Marivan, 8.000 personnes sont sans emploi dans la ville, ce qui provoque une forte récession pour les commerçants. On estime à 75 000 ou 80 000 le nombre des kolbars de ces zones frontalières, qui seraient mis au chomage par la fermeture des frontières. Les autorités ont promis la réouverture mais n’ont rien fait. Le 5 avril, 4 kolbars kurdes ont été arrêtés par les garde-frontières iraniens et emmenés dans un lieu inconnu (Bas News). Le soir du 7, des pasdaran ont ouvert le feu sur 2 jeunes gens du Kurdistan d’Irak, dont l’un a été tué et l’autre blessé et arrêté. Le 8 au soir, ce sont des garde-frontières iraniens qui ont tiré dans la région de Shawal sur quatre habitants de Kalar, au Kurdistan d’Irak, venus chasser près de la frontière iranienne, tuant un enseignant de 24 ans et blessant au moins deux membres du groupe (Kurdistan-24).
Le 11, pour protester contre la fermeture du poste frontalier de Siranband-Baneh entre le Kurdistan irakien et l'Iran par le régime iranien, des dizaines d'hommes d'affaires et de commerçants kurdes se sont mis en grève dans les villes de Marivan et de Saqqez. Le 15 au matin, les commerçants du bazar de Baneh et de Javanrud ont à leur tour appelé à la grève. Entre temps, un commerçant kurde est décédé de ses blessures le 14 quelques jours après avoir été victime d’un accident alors qu’il avait été pris en chasse par les forces militaires gouvernementales. Les 18 et 19, la grève des commerçants des villes frontalières des provinces du Kurdistan, de Kermanshah et de l'Azarbaijan occidental s'est encore étendue., les commerçants des villes de Sardasht, Mahabad, Boukan et Piranshahr ayant rejoint les grévistes. À Baneh, les protestataires ont refusé d’écouter les promesses de Said Jalili, représentant de Khamenei venu écouter leurs demandes, l’ont couvert de huées et ont poursuivi leur mouvement.
Le 20, alors que la grève entrait dans son 6e jour, la police a intensifié ses tentatives pour intimider les travailleurs des magasins en grève, détenant brièvement des dizaines de personnes, leur ordonnant de signer des promesses d’arrêter leur grève avant de les relâcher, menaçant d’autres tenanciers d’avoir à rouvrir leurs magasins ou d'être arrêtés. Les opposants kurdes du régime accusent celui-ci de vouloir forcer les commerçants kurdes à commercer avec les autres provinces d’Iran, tandis que le régime rejette la responsabilité de la fermeture sur une demande de sécurité du gouvernement irakien. Le PDKI a annoncé son soutien à la grève et dénoncé les politiques délibérées de non- ou de sous-développement économique du Kurdistan iranien. Dans son rapport annuel, l'organisation de surveillance des droits de l'homme kurde Hengaw rapporte que rien qu'au cours de la première moitié de l'année dernière, 150 kolbars ont été tués par les forces iraniennes.
Le 22, certains commerçants au Kurdistan d’Iran ont repris le travail, déclarant vouloir donner aux autorités iraniennes plusieurs semaines pour donner suite aux promesses en réponse à leurs doléances. Des habitants ont rapporté que les magasins avaient rouvert à Javanrud, Mahabad, Saqqez, Sardasht et Sarpol Zahab, et le 23 à Marivan et à Piranshahr. Par contre, la grève s’est poursuivie le 23 à Baneh pour le 9e jour, après que les commerçants du bazar aient rejeté les appels du gouvernement à retourner au travail. L'économie de Baneh est plus dépendante des kolbars que les autres zones. Le même jour, , un kolbar a été abattu par les pasdaran près d’Oshnavieh (Shino). Comme la grève se poursuivait le 24, le gouvernement iranien a arrêté et emprisonné 19 manifestants (NRT). Dans un geste de protestation symbolique, les manifestants ont organisé des repas vides pour montrer la situation des familles kurdes incapables de se nourrir… (WKI) Selon le site Secours rouge, des affrontements ont eu lieu à Marivan dans la nuit du 24 entre habitants et pasdaran après qu’un colonel des pasdaran, Kaveh Kohneh-Poushi, ait tué un habitant avec un autre pasdar. Les habitants ont brûlé les maisons des deux criminels.
Le 25, alors que la grève se poursuivait pour le 10e jour à Ciwanro, Baneh, Marivan, Bokan, Mahabad, Saqqez, Sardasht et Piranshar, et que des manifestants descendaient dans la rue à Marivan, les pasdaran ont tiré en l’air pour les disperser (Rojinfo). Le 26, un millier d’habitants de Baneh ont manifesté pacifiquement devant un bâtiment du gouvernement local, demandant le retrait du gouverneur, qu’ils accusent de ne pas transmettre au gouvernement leurs demandes de réouverture des frontières. La grève se poursuivait le 28 à Baneh, selon le site NRT.
Par ailleurs, les autorités iraniennes ont arrêté de nombreuses personnes qui avaient participé aux manifestations anti-régime du début de l’année, ou manifesté leur soutien au référendum d’indépendance du Kurdistan d’Irak. Ainsi l’activiste kurde Ronak Aghaii, arrêtée par les services de renseignement en septembre 2017 et emmenée à Ourmia pour avoir «hissé le drapeau du Kurdistan» lors des rassemblements à Mahabad en soutien au référendum sur l'indépendance du Kurdistan irakien, par la suite condamnée à six mois d'emprisonnement, a été emmenée à la prison de Mahabad le 4 avril 2018 pour purger sa peine.
Concernant les suites des manifestations anti-régime, les autorités avaient fin janvier annoncé vouloir juger 300 manifestants. L’Agence de presse des militants pour les droits humains (HARANA) a rapporté que 3.700 personnes avaient été arrêtées par le régime iranien dans 80 villes. D’autres manifestations ont duré une semaine dans la ville à majorité arabe d'Ahwaz avant que les forces de sécurité du régime ne parviennent à les réprimer.
Des traitements indignes et injustes infligés à des prisonniers continuent à être régulièrement révélés. Ainsi le 2, une source a fait état de la situation d’un prisonnier politique kurde de 28 ans originaire d'Oshnavieh (Shino), Amir Peighami. Bien que sa jambe ait enflé jusqu’à atteindre trois fois la taille normale, les autorités pénitentiaires lui refusent un traitement médical à l’extérieur, avec pour conséquence qu’il risque de perdre la jambe.
Un autre cas de condamnation injuste, celui du militant kurde Ramin Hossein Panahi pour appartenance présumée au groupe nationaliste kurde Komala, a suscité l’indignation de 3 experts des droits de l'Homme de l’ONU, qui ont appelé le 19 l'Iran à annuler la peine de mort à laquelle il avait été condamné sous de fausses accusations, et que la Cour suprême iranienne a confirmée début avril. Arrêté en juin 2017 à Sanandaj après avoir été blessé dans une embuscade tendue par les pasdaran, Panahi, qui aurait été torturé en prison et auquel on a refusé l’accès à un médecin, aurait entamé une grève de la faim au début de l'année. Selon son avocat Hossein Ahmadiniaz, «La cour préliminaire a déterminé qu'il était un combattant et a prononcé une peine de mort même s'il a été prouvé au tribunal qu'il n'était pas armé et n'a ouvert le feu sur personne».
Le 23, l’agence de de défense des droits de l'homme Hangaw a rapporté la pendaison de 5 hommes d'origine kurde condamnés pour meurtre (NRT).
Enfin, le 27, alors que commençaient les préparatifs du 1er mai, la sécurité a convoqué pour les intimider au moins 13 militants syndicaux dans les provinces du Khuzestan et du Kurdistan. A Sanandaj, les militants des droits du travail Sharif Saedpanah, Habibollah Karimi, Ghaleb Hosseini, Khaled Hosseini et Mozaffar Salehnia ont été convoqués devant le tribunal révolutionnaire. Ils devaient passer en jugement le 28 pour avoir «organisé et participé à des rassemblements de protestation».