Menées dans des conditions totalement antidémocratiques, les élections présidentielles du 23 juin ont apporté à M. Erdoğan la victoire qu’il recherchait, puisqu’il a été réélu dès le premier tour avec 52,55% des voix, tandis que son parti, l’AKP, obtenait 42,5% aux législatives. Il échappe ainsi encore une fois aux accusations de corruption qui le poursuivent. Cependant, en considérant les énormes moyens déployés, son score apparaît étriqué et la victoire de l’alliance AKP-MHP n’est pas totale, loin s’en faut: malgré des conditions de campagne scandaleuses, le HDP «pro-kurde» arrive en tête dans 11 provinces et, dépassant de 2 points le seuil de représentation de 10%, obtient 67 députés, dont 25 femmes, améliorant même sa représentation précédente (59 députés dont 16 femmes) et arrivant devant le MHP. À Diyarbakir, ses partisans sont descendus dans la rue pour célébrer cette victoire. Le CHP (kémaliste) est second, mais avec seulement 22.63% et son candidat, Muherrem Ince, obtient 30,67%. Le candidat HDP, Selahattin Demirtaş, se place en 3e position avec 8,36% obtenus du fond de sa cellule, depuis laquelle il a pu diffuser par téléphone quelques déclarations publiques.
Antidémocratiques, les conditions l’étaient à l’extrême: vote sous état d’urgence (prolongé 7 fois depuis juillet 2016), censure de médias par ailleurs à 90% pro-Erdoğan: selon les propres chiffres du Conseil turc de l’audiovisuel (RTÜK), du 14 mai au 22 juin, M. Erdoğan et l’AKP ont bénéficié de 181 heures d’antenne (dont 66 h sur la TRT-6 kurdophone) contre seulement 32 mn (dont 0 mn sur TRT-6…) au HDP et M. Demirtaş! Enfin, la campagne a été rythmée par les agressions des bandes fascistes MHP et parfois des nervis des candidats AKP. Selon un rapport de sa Commission juridique, le HDP a subi 57 attaques depuis le 18 avril (annonce des élections anticipées par M. Erdoğan) lors des quelques rares rassemblements électoraux qu’il a pu organiser, et plus de 200 de ses membres ont été arrêtés, s’ajoutant à une dizaine de députés, une soixantaine de maires élus, et près de 5.000 cadres en détention provisoire depuis 2016. Par ailleurs, la nouvelle loi électorale permettant la prise en compte des bulletins non tamponnés par un bureau de vote légalise littéralement le bourrage d’urnes (lors du référendum constitutionnel de 2017, où Erdoğan l’avait emporté avec seulement 1,4 million de voix d’avance, 2,5 millions de bulletins non tamponnés avaient été validés…). Interdisant la présence dans les bureaux de vote d’observateurs civils et non partisans, la loi autorisait celle des forces de sécurité: des militaires et gardes de village ont pénétré armés dans plusieurs bureaux des provinces kurdes (Mezopotamya).
S’attendant à perdre de nombreuses voix kurdes, Erdoğan a tenu meeting le 3 à Diyarbakir pour tenter de les récupérer. Accusant le HDP de «brûler des mosquées», il a vanté sans rougir «la proximité de l’État avec le peuple» et la «paix inédite depuis 40 ans» (RFI). Mais visant surtout les voix d’extrême-droite, il a surtout surfé sur la vague nationaliste post-Afrîn et visé les voix d’extrême-droite par une rhétorique guerrière incessante: menaces d’opérations dans le Nord de l’Irak contre Qandil (la base montagneuse du PKK), Sindjar et même Makhmour, si Bagdad ne «nettoyait» pas ces zones des «terroristes». Alors que les frappes aériennes se poursuivaient, les troupes au sol sont entrées de près de 30 km à l’intérieur de l’Irak, s’approchant à 50 km de Qandil. Le 11, M. Erdoğan a déclaré en meeting: «Nous drainerons le marais de terreur à Qandil». Qu’importe qu’aucun gouvernement turc n’ait jamais pu «nettoyer» du PKK cette région à la topographie formidable. Il s’agit plutôt de limiter un temps ses opérations en Turquie en contrôlant ses lignes d'approvisionnement et ses voies d'infiltration – un effet immédiatement perceptible par les électeurs… M. Erdoğan a aussi appelé au jugement rapide de Demirtaş, qu’il ne cesse d’accuser d’avoir «du sang sur les mains», allant jusqu’à suggérer qu’il mériterait la peine de mort si celle-ci était rétablie (AFP). Celui-ci a déposé plainte contre le Président turc le 2 pour «violation de la présomption d'innocence» – une plainte qui n’a évidemment aucune chance d’aboutir dans la République de peur d’Erdoğan.
Durant la campagne, la ligne du CHP sur la question kurde a paru légèrement évoluer. Son candidat, Muharrem Ince, s’est engagé à former s’il était élu une commission parlementaire interpartis à ce propos (Hürriyet), avant de promettre dans un meeting à Diyarbakir une éducation en langue kurde (ce qui lui a valu les attaques d’Erdoğan). Le 19, le vice-président du CHP, Gürsel Tekin, a déclaré qu’une vice-présidence pourrait aller à un Kurde (Rûdaw). Ces déclarations doivent être replacées dans leur contexte: la tentative d’attirer les voix des Kurdes déçus par l’AKP.
Durant toute la campagne, et jusqu’après la proclamation des résultats, le HDP a été la cible principale de la violence des bandes de l’AKP et du MHP, alors que la police a souvent refusé d’intervenir (comme à Gaziantep), quand elle n’a pas soutenu ou assisté les attaquants… Ainsi, à Ceylanpınar, la police, munie de fusils d'assaut, de canons à eau et de véhicules blindés, a arrêté et fouillé le convoi électoral du HDP avant d’attaquer la réunion du Coprésident du HDP Sezai Temelli, sous prétexte de «rassemblement illégal» (toutes les autorisations nécessaires avaient été obtenues). A Istanbul, des membres du HDP attaqués par une bande MHP au village de Huseyinli ont été emmenés par la gendarmerie avec les fascistes. A Karacabey (Bursa), quand un groupe scandant des slogans racistes et «Allahu Akbar» a attaqué un stand électoral du HDP, la police a laissé faire, avant d’arrêter… un membre du HDP. A Buca (Izmir), la police a attaqué aux gaz lacrymogènes un dîner de rupture du jeûne (iftar) de jeunes du HDP et en a arrêté 14 au prétexte de slogans antigouvernementaux. Le 14 à Kocaeli, 6 membres du HDP ont été blessés quand des nationalistes ont attaqué leur stand électoral. Disposant d’une vidéo de l'attaque, la police ne s’est pas pressée d’ouvrir une enquête. Le même jour, 4 membres du HDP faisant du porte-à-porte ont été attaqués et blessés à Malatya (ANF). Le 17, à Büyükada (une «Île des Princes» près d'Istanbul), des membres du CHP ont été poignardés en tentant d’empêcher un groupe fasciste d’attaquer un stand électoral du HDP (SCF). Selon un membre du HDP présent, la police a pris le parti des assaillants. Le 23, la veille du vote, la police d'Ankara a arrêté 400 responsables du HDP, dont des responsables de bureaux de vote, sous prétexte de «planification d'actions provocatrices» durant le vote. A Van, la police a dispersé un meeting HDP avec des canons à eau (vidéos internet).
Après le vote, les locaux du HDP à Esenler, Espentepe, Sultanbeyli et Umraniye à Istanbul, ainsi que dans le district de Keçiören, à Ankara, ont été attaqués. À Esenler, une foule scandant des slogans contre les «Bâtards d’Apo» (surnom d’Öcalan) et «Chaque Turc est un soldat» a exigé que le HDP retire ses banderoles électorales (Ahval). Le 27, la coprésidente du HDP, Pervin Buldan, a rapporté avoir été menacée par le ministre de l'Intérieur Süleyman Soylu suite au meurtre d’un contrôleur électoral de l’AKP à Doğubeyazıt: rendant le HDP responsable, il lui a déclaré au téléphone qu’elle «ne pouvait plus vivre ici» (Cumhuriyet).
De toutes les agressions, la plus grave est celle de Suruç, où plusieurs membres d’une famille pro-HDP, après avoir été blessés par balles, ont été lynchés dans leurs chambres d’hôpital par les soutiens du candidat AKP local, İbrahim Halil Yıldız, apparemment sur les ordres de celui-ci. Un rapport préliminaire du HDP publié le 16 juin fait état d’une première querelle au bazar le 12 entre commerçants pro-HDP et soutiens AKP. Ces derniers, armés, sont revenus le 14 et ont ouvert le feu et blessé des commerçants qui refusaient de retirer les couleurs kurdes, jaune, rouge et vert, de leur boutique. La suite est effrayante: les soutiens du candidat AKP ont retrouvé les blessés dans leurs chambres d’hôpital et les ont lynchés, une attaque confirmée par le responsable local du CHP, Servet Gören. L’incident a fait au total 4 morts et 12 blessés. Le 16, la police a arrêté 19 personnes, dont un candidat HDP. Une délégation du HDP qui a visité l’hôpital a constaté qu’aucune preuve des meurtres n’avait été conservée, et qu’en particulier, les vidéos avaient disparu. Le même candidat AKP a refait parler de lui le jour de l’élection: accompagné dans plusieurs bureaux de vote par sa sécurité armée, il aurait frappé et mis en fuite des assesseurs du HDP avant d’obliger des électeurs à voter en faveur d'Erdoğan et de l’AKP… (Mezopotamya)
La répression s’est poursuivie durant la campagne. Le 2, la police a arrêté à Van 7 musiciens et acteurs simplement parce qu’ils avaient mis en scène des pièces en kurde (SCF) et à Diyarbakir l’artiste Şêrko Kanîwar (ANF). Le lendemain, le caricaturiste Nurî Kurtcebe a été incarcéré pour un an pour «insulte au Président». Le 6, la police d’Istanbul a attaqué une manifestation de fonctionnaires limogés demandant leur réintégration, incarcérant une candidate HDP présente, Sema Uçar. Le 11, le journaliste Berzan Güneş de l'agence Mezopotamya a été emprisonné pour ses publications sur les réseaux sociaux. Le 12, l'ancien député HDP de Şırnak Ferhat Encü a été condamné pour «insulte au gouvernement» à 10 mois de prison, finalement commués en amende. Le 13, Nagehan Alçı, une journaliste pro-AKP, a annoncé avoir été condamnée à 105 jours de prison pour avoir dit que la torture dans la prison de Diyarbakir avait été une des raisons de l’ascension du PKK… Le 19, la chanteuse du groupe kurde Koma Rosida a été arrêtée pour «propagande pour une organisation terroriste» – elle avait utilisé le mot «Kurdistan» dans une chanson durant un meeting HDP à Ağrı (T24). Le vice-président du HDP, Sezgin Tanrıkulu, a été arrêté pour les mêmes accusations (Ahval). Le 23, la chanteuse germano-kurde Hozan Cane a été arrêtée pour terrorisme à son retour d’un meeting HDP à Edirne: dans son documentaire sur le génocide des Yézidis par Daech en 2014, elle apparaissait en compagnie de combattants du PKK (Turkey Purge). Le 29, la députée HDP Leyla Güven, tout juste élue à Hakkari, poursuivie pour «activités terroristes» en raison de ses critiques de l’opération sur Afrîn, a été libérée pour manque de preuves puis réarrêtée le jour même après que le procureur ait contesté sa libération devant une juridiction supérieure (SCF). Le 30, d’anciens employés de l’agence russe Spoutnik ont annoncé que celle-ci avait fermé son site web kurde à la demande de la Turquie (Ahval)…
La Turquie a aussi tenté d’empêcher plusieurs observateurs étrangers d’assister aux élections. L’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) en avait déployé plus de 350, et partis d’opposition ou ONG turques en avaient également invités. La Turquie a refusé l'entrée à plusieurs observateurs OSCE venus de Suède, comme Jabar Amin, un député Vert suédois d’origine kurde invité par le HDP, dont le matériel électronique et le passeport ont été confisqués (Kurdistan 24). D’autres observateurs ont été harcelés, interdits d'accès aux bureaux de vote, voire même incarcérés jusqu’à la fermeture des bureaux, comme la sénatrice communiste française Christine Prunaud et deux militants de ce parti à Ağrı. Une délégation du Parti de Gauche a été maintenue en garde à vue deux heures à l’aéroport d’Istanbul, menacée d'expulsion et d’interdiction définitive du territoire…
L’OSCE a tiré la sonnette d’alarme à propos du déroulement de ces élections dans les rapports publiés sur son site (en anglais et en turc), notant que si «les électeurs avaient un véritable choix», il fallait relever «l’absence de conditions permettant aux concurrents de participer sur un pied d’égalité», notamment le fait que «le président sortant et son parti ont bénéficié d'un avantage notable, ce qui s'est traduit par une couverture excessive par les médias, publics et privés, affiliés au gouvernement».
Par ailleurs, «le cadre juridique restrictif et les pouvoirs conférés par l'état d'urgence limitaient les libertés fondamentales de réunion et d'expression, y compris dans les médias», et les «modifications à la législation électorale […] adoptées à la hâte et sans consultations […] ont supprimé d'importantes garanties» quant à la transparence le jour du vote. L’OSCE revient à plusieurs reprises sur ces modifications de dernière minute, insistant en particulier sur le fait qu’elles «ont affaibli des garanties importantes en remplaçant les représentants des partis politiques par des fonctionnaires comme présidents des comités de bureaux de vote, en autorisant le déplacement des bureaux de vote pour des raisons de sécurité, en renforçant le pouvoir des forces de sécurité dans les bureaux de vote et en validant les bulletins non tamponnés».
Enfin, l’organisation tire un bilan sombre de la présente situation de la démocratie en Turquie en relevant que non seulement «les droits et libertés fondamentaux ne sont pas pleinement garantis par la Constitution et le cadre juridique», mais que «les libertés de réunion et d'expression sont encore davantage restreintes dans la pratique, en particulier par les décisions des gouverneurs de provinces [prises dans le cadre] de l’état d'urgence», avant de conclure que «malgré la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et les recommandations antérieures du BIDDH et du Conseil de l'Europe, le seuil de 10% continue de limiter le pluralisme politique» (le rapport préliminaire de l’OSCE daté du 27 juin peut être lu sur le site de l’Institut kurde (->); le site de l’OSCE propose aussi bien sûr ce texte plus une série de documents complémentaires (->).
A l’étranger, Washington a accueilli la réélection d’Erdoğan de manière glaciale alors que le pasteur Brunson demeure emprisonné (AFP), et l’Union européenne lui a refusé ses félicitations en raison des conditions électorales iniques. Au début du mois, alors que le ministre turc des Affaires étrangères annonçait la réception prochaine des premiers chasseurs américains F-35 Lightning II, le secrétaire d'État américain Mike Pompeo l’a démenti devant un comité sénatorial, déclarant que la vente n’était pas encore décidée, en raison notamment de l'achat par la Turquie du système de défense antiaérien russe S-400, qui enfreint une loi américaine. Le 18, 44 membres de la Chambre des représentants ont adressé au secrétaire à la Défense James Mattis une lettre s’opposant à cette vente (Spoutnik). A Bruxelles, la Rapporteure Turquie du Parlement européen, Kati Piri, a appelé le 4 à la libération de Demirtaş.
Le 20, Zehra Doğan, peintre et journaliste kurde cofondatrice de l’agence de presse féminine JINHA, emprisonnée depuis juin 2017, a reçu le prix «Courage in Journalism» de la Fondation Internationale des Femmes pour les Médias (IWMF), basée à Washington (SCF).
Concernant les opérations militaires, l’armée turque a poursuivi ses opérations aussi bien au Kurdistan d’Irak, dans la région de Sidakan, que côté turc. A partir de 11 bases installées à la frontière turco-irakienne, les militaires ont lancé des patrouilles qui sont rapidement devenues des cibles d’embuscades du PKK. Le 24 cependant, celui-ci a annoncé suspendre toutes ses activités militaires durant les élections afin de «permettre aux électeurs du Kurdistan du Nord (Bakûr) de voter».
Plusieurs incidents ont suscité des accusations de racisme antikurde. En début de mois, la télévision chinoise CCTV a diffusé les images, tournées fin mai, d’un véhicule blindé écrasant une femme âgée qui allait à la poste. Le conducteur a été interrogé puis relâché. Selon une ONG turque, depuis 2016, 23 civils auraient été victimes de véhicules militaires. A Şemdinli, des militaires ont battu à mort puis abandonné pour mourir dans la montagne des bergers kurdes. Découverts par des proches, ils ont été hospitalisés. Le Procureur de Şemdinli a refusé de recevoir une délégation d’avocats à propos de cette affaire (Mezopotamya).
Le 2 juin, 2 soldats turcs ont été tués et un autre grièvement blessé côté irakien dans l’attaque contre le chantier d’une route (Dünya). L’armée de l’air a de son côté annoncé avoir neutralisé au moins 15 combattants PKK côté irakien et à Tunceli et Siirt (Reuters). Le lendemain, 3 soldats ont été tués près de Hakkari (AFP). Le 4, la guérilla kurde a revendiqué au moins 16 morts depuis le 29 mai dans des attaques sur Şemdinli, Çukurca, Siirt, Uludere, et côté irakien, Bradost. Le même jour, le ministre turc de l'Intérieur a annoncé que l’armée progressait vers les bases du PKK à Qandil (Anadolu). Le 7, M. Erdoğan, menaçant l’Irak d’une opération anti-PKK, a pour la première fois mentionné Makhmour, une ville au sud de Mossoul et d’Erbil. L'armée a également déclaré que 34 militants avaient été «neutralisés» dans le nord de l'Irak entre les 1er et 8 juin. Le 9, le gouverneur de Şırnak a annoncé qu’une frappe aérienne avait tué au moins 9 membres du PKK. Selon une source sécuritaire anonyme, un policier est mort dans l’opération. Par ailleurs, l’armée a annoncé la destruction par des frappes nocturnes durant le week-end de 14 cibles PKK au Kurdistan d’Irak, près de Qandil, Khwakourk et Avasin-Basyan. Le 15, l’aviation turque a revendiqué la mort de 26 militants PKK à Qandil, puis de 35 le 17, frappés lors d’une réunion de haut niveau (Reuters). Le lendemain, un commandant des HPG, Amed Malazgirt, a démenti ces chiffres et a accusé la Turquie de viser plutôt des zones civiles (Rûdaw). Les maires de Rawandouz, Choman et Sidakan ont bien confirmé les frappes, mais ont tous déclaré qu’il n’y avait pas eu de dégâts matériels, jetant le doute sur leurs résultats militaires…
Le 19 et le 20, l’armée turque a de nouveau revendiqué la mort de 10 militants kurdes dans des frappes aériennes sur plusieurs villages des régions d'Avasin-Basyan et de Sinat Haftanin. Ce même jour le PKK a revendiqué 2 militaires morts et 2 blessés par une roquette tirée sur un convoi près de Cukurca (Hakkari). Le 22, l’armée a revendiqué de nouveau la mort de 15 militants dans des frappes au Kurdistan d’Irak, tandis qu’un porte-parole du PKK promettait une «résistance acharnée» à l’«invasion massive» turque (AFP). Le 30, l’armée turque a revendiqué la mort de 4 militants kurdes dans de nouvelles frappes aériennes près d'Avasin Basyan.
La confusion règne toujours en Irak concernant les résultats des législatives, avec des disputes institutionnelles sans fin à propos des recomptages, des annulations et des fraudes. En parallèle, les discussions se poursuivent discrètement entre partis pour parvenir à former un gouvernement, mais là aussi, fin juin, la solution ne semblait pas encore à portée de main…
Pour l’économie, le Kurdistan oscille entre optimisme et pessimisme: après la diminution initiale de la menace Daech, la croissance des échanges extérieurs a repris (le Ministère du Commerce du GRK l’a estimée à 20% par rapport à 2015), mais les relations tendues avec Bagdad ainsi que la recrudescence récente des activités djihadistes posent des limites à cette tendance. Avec les territoires disputés, le pétrole demeure l’une des principales pommes de discorde entre Bagdad et Erbil. Malgré les objections du gouvernement irakien, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a poursuivi ses discussions avec le géant pétrolier russe Rosneft, qui a annoncé le 1er juin espérer doubler sa production au Kurdistan d’ici fin 2018, de 5.000 à 10.000 barils quotidiens. L’accord GRK-Rosneft de développement des infrastructures du Kurdistan conclu le 25 mai dernier au Forum économique de Saint-Pétersbourg inclut la construction d'un nouveau gazoduc qui permettra en 2020 d'exporter annuellement vers la Turquie et l'Europe 20 milliards de m3 de gaz. Chacun son partenaire: Bagdad a de son côté annoncé l’entrée en vigueur de l’accord signé avec l’Iran en novembre 2017 – juste un mois après la reprise champs pétroliers de Kirkouk aux pechmergas kurdes, qui prévoit l’envoi quotidien de 30 à 60.000 barils de pétrole brut de Kirkouk vers la raffinerie de Kermanshah. En échange, l’Iran renverra aux provinces du sud de l’Iraq autant de pétrole raffiné. L’Iran est intéressé, car Kirkouk se trouve plus près du Nord du pays que ses propres champs du Khouzistan… Le 28, la Cour suprême fédérale irakienne a de nouveau reporté sa décision concernant les exportations pétrolières indépendantes du GRK, cette fois-ci au 14 août, citant l’absence de législation claire sur la question (Rûdaw).
Au Kurdistan, la question des salaires demeure sensible. Le 1er juin, les pechmergas ont exprimé leur colère sur Facebook après que le Ministère des finances ait annoncé un nouveau calendrier de paiement les faisant attendre la fin du Ramadan… Le PDK a assuré qu’il défendrait leur paiement rapide. Le Parlement d’Erbil devait se réunir le 11 pour tenter une nouvelle fois d’adopter un projet de loi controversé portant une réforme salariale, mais les désaccords entre GRK et Parlement ont encore retardé la session. Le projet prévoit de mettre fin à la perception simultanée de plusieurs salaires et de limiter le nombre de bénéficiaires de pensions de retraite, ce qui permettrait d’économiser 100 à 120 milliards de dinars et de mettre fin au système impopulaire des retenues sur salaires. Mais le projet a provoqué de nombreuses protestations pour d’autres articles, notamment celui allouant aux députés une retraite de 4 millions de dinars (3.375 US$) alors que la retraite minimum n’est que de 300.000 (253 US$)…
Enfin, 3 mois seulement après la levée du blocus aérien du Kurdistan, la compagnie Fly Erbil a fait le 18 décoller vers Stockholm son premier vol. Prévu pour 2015, le lancement avait été retardé après l’irruption de Daech. La compagnie qui volera essentiellement vers l’Europe, compte passer rapidement de 3 à 10 appareils.
Si les élections du 12 mai ont au Kurdistan conforté les deux partis traditionnels, PDK (25 sièges contre 19 en 2014) et UPK (18), elles n’ont apporté à aucune formation irakienne la majorité suffisante (165 sièges sur 329) pour gouverner seule. Au niveau national, c’est la coalition Sairûn (sadriste-communiste) du religieux chiite Muqtada al-Sadr qui est arrivée en tête avec 54 sièges, suivie par la coalition Fatah du chef Hashd al Shaabi Hadi al Amiri (47 sièges) et celle du Premier ministre sortant Haider al Abadi (42 sièges). Dans un contexte d’accusations réciproques de fraude, les négociations pour tenter d’arriver à un gouvernement de coalition ont commencé, un processus auquel les partis kurdes entendent participer.
Le 2 juin, le Président Fouad Massoum a déclaré invalide la décision du 29 mai du Parlement d’annuler les votes de l’étranger et des camps de déplacés, tant en raison de l’absence de quorum que du fait qu’elle constitue un empiètement sur les prérogatives du pouvoir judiciaire et donc une violation de la séparation des pouvoirs. Le 5, cependant, le Premier ministre a annoncé que son gouvernement suivrait cette décision et lancerait dans tous les bureaux de vote du pays un recomptage manuel de 5% des bulletins minimum. Le 6, une explosion de munitions stockées dans une mosquée du quartier de Sadr City à Bagdad, bastion des miliciens sadristes, a fait 18 morts et plus de 90 blessés; Muqtada al-Sadr a alors lancé un ordre de désarmement des milices dans tout l’Irak. Le même jour, le Parlement décidait de geler le travail de la Commission électorale et a affecté 9 juges à un recomptage manuel global des votes, annulant de nouveau ceux des personnes déplacées, de la diaspora et du personnel de sécurité de la région du Kurdistan – des décisions prises sans PDK et UPK, qui avaient boycotté la session. La Commission électorale a annoncé qu’elle ferait appel de cette décision «inconstitutionnelle». Le 7, le Conseil supérieur de la magistrature a suivi le Parlement et annoncé la nomination des 9 juges. Le recomptage des bulletins de vote a commencé peu après. Les 6 partis kurdes qui avaient contesté les résultats électoraux, la Coalition pour la démocratie et la justice de Berhem Salih (CDJ), le Mouvement du changement (Goran), l'Union islamique du Kurdistan (Yekgirtû), le Groupe islamique du Kurdistan (Komal), le Parti communiste du Kurdistan et le Mouvement islamique du Kurdistan (Bizutinewe) ont exprimé leur soutien. Le PDK a au contraire dénoncé le 9 comme «anticonstitutionnelle et illégale» l’annulation des votes des peshmergas, des personnes déplacées et de la diaspora (Rûdaw).
Le 10, un incendie d’origine criminelle a éclaté dans un entrepôt de Bagdad où étaient entreposés plus d’un million de bulletins de vote… Après l’explosion du 6, l’incendie a encore attisé les tensions; le lendemain, Sadr a de nouveau pris la parole pour avertir contre le risque de guerre civile, tandis que la coalition Al-Wataniya d’Ayad Allawi appelait à de nouvelles élections…
Le 13, PDK et UPK, apportant leur soutien à la tentative d’une alliance chiite regroupant les coalitions Sairûn (Sadr) et Fatah (Hadi al-Amiri), ont annoncé négocier ensemble à Bagdad avec les partis irakiens leurs conditions de participation au gouvernement – une déclaration reprise le 17 avec l’annonce d’une prochaine alliance, alors que d’autres partis kurdes déclaraient refuser de participer à toute alliance PDK-UPK, qu’ils accusent de fraudes. Selon Saadi Pira, porte-parole UPK, les demandes kurdes comprennent «la mise en œuvre de la constitution» (signifiant le respect de l’article 140 sur les territoires disputés, en particulier Kirkouk), et […] la résolution de la question du budget» (Kurdistan 24). De son côté, le leader du PDK, Massoud Barzani, a indiqué que son parti ne rejoindrait aucune alliance avant que l'agenda sur les droits des Kurdes ne soit précisé (Rûdaw). Toujours le 13, des milliers de peshmergas ont manifesté à Sulaimaniyeh pour protester contre l'annulation de leurs votes, accusant certains partis kurdes de complicité. Le 20, la CDJ a réitéré son appel au recomptage et son rejet des résultats des districts pour lesquels elle disait avoir la preuve de fraudes. Le 21, la Cour suprême irakienne a annoncé sa décision: approbation du recomptage manuel, mais refus de l’annulation de votes, inconstitutionnelle et constituant une «confiscation de la volonté des électeurs» (Rûdaw). Le Parlement a approuvé cet arrêt; le PDK comme Goran ont exprimé leur accord avec le recomptage manuel, qui a débuté au Kurdistan le 23, en présence d’observateurs et de membres des partis.
Quant aux élections législatives du Kurdistan, initialement fixées au 1er novembre 2017 puis retardées par la crise post-référendum, elles se tiendront le 30 septembre. La Commission électorale du Kurdistan avait recommandé le 6 novembre que les trois élections – présidentielle, provinciale et parlementaire – se tiennent simultanément, mais cette suggestion a été rejetée et seules les législatives auront lieu à l'automne. Le Parlement régional compte 111 sièges, dont 11 réservés par quota aux minorités chrétiennes, turkmènes et arméniennes. Dès le 1er juin, le chef spirituel des Yézidis, Mir Tahsin Said Beg, a interpelé le GRK pour obtenir un siège de quota dans la province de Dohouk. Au Parlement sortant le PDK est le premier parti avec 38 sièges, suivi par Goran avec 24, puis l’UPK avec 18 sièges. Le 19, le GRK a annoncé avoir renoncé à réviser les listes électorales et avoir quasiment terminé l’élaboration de nouvelles listes à partir des formulaires de rations alimentaires du 31 décembre 2017. Ceci devrait permettre l’élimination de 100.000 doublons ou décédés (Rûdaw).
Après deux délais supplémentaires pour s’enregistrer auprès de la Commission électorale, 38 partis et 3 coalitions électorales ont finalement déposé un dossier. Les coalitions sont Serdem («Modernité»), regroupant Parti démocratique socialiste du Kurdistan, Parti des travailleurs du Kurdistan (Kurdistan Workers’ and Toilers’ Party) et Union démocratique du Kurdistan, l’«Union nationale», regroupant des partis assyriens et chaldéens, et le «Front de la réforme» islamique, composé de l’Union (Yekgirtû) et du Mouvement (Bizutinewe). Goran, le Groupe islamique (Komal) et la CDJ iront finalement aux élections isolément. Enfin, la Commission a indiqué avoir rejeté les dossiers de 3 partis «ne correspondant pas aux critères», l’Alliance égalité turkmène, le Parti démocratique yézidi-turkmène et le parti de l’alliance assyrienne.
L’échéance électorale a réactivé le débat sur la présidence de la Région. Goran demande toujours la suppression du poste ou sa nomination par le Parlement et non au suffrage universel – le présent mode de désignation, soutenu par le PDK.
L’autre grand conflit entre Bagdad et Erbil demeure la gouvernance des territoires disputés. Le 3 juin, la justice irakienne a émis un mandat d’arrêt contre Rêbwar Talabanî, le président kurde du Conseil provincial de Kirkouk, pour avoir soutenu le référendum du 25 septembre et fait hisser le drapeau kurde sur les bâtiments officiels de la province (AFP). Bagdad et Erbil ont échangé des dizaines de mandats de ce genre après le référendum. Le 5, Talabani, réfugié à Erbil depuis octobre, a indiqué qu’on lui reprochait aussi d’avoir quitté son poste; il a fait appel, déposé sa propre plainte pour les menaces sur sa vie, et obtenu la suspension du mandat. La Cour fédérale a ajourné l'affaire à février 2019 (Rûdaw). Le 6, Rûdaw a annoncé qu’un tribunal de Kirkouk avait émis fin mai un mandat d'arrêt contre l’ancien gouverneur de Kirkouk, Nejmeddine Karim, accusé d’avoir utilisé un projet pour détourner des fonds. Comme Talabani, Karim a été aussi inquiété pour son soutien au référendum d’indépendance et le lever de drapeaux kurdes à Kirkouk. Le 7, le leader du PDK, Massoud Barzani, a rencontré Karim et qualifié le mandat contre lui de «décision illégale».
Au même moment, Rûdaw a dénoncé des opérations de changements démographiques organisées par le gouverneur intérimaire de la province, Rakan al-Jabouri: il aurait transféré vers Kirkouk les résidences de personnes déplacées au moyen de cartes de rations alimentaires. Selon Rûdaw, depuis octobre 2017, 391 familles turkmènes et arabes d'autres provinces ont vu leurs cartes de rationnement transférées à Kirkouk – dont 371 en mai, sans fournir de preuve de résidence. Jabouri a nié toute volonté de changement démographique, parlant de considérations humanitaires. Mais le 17, il a envoyé au ministère irakien de la Jeunesse et des Sports une lettre demandant le remplacement par un Arabe du responsable kurde du Département des sports de la ville. Celui-ci a témoigné qu’il s’agissait du 3e courrier de Jabouri en ce sens. Depuis son accession Jabouri a limogé 11 responsables kurdes de la sécurité et l’administration…
A Kirkouk, les questions de fraude et de recomptage des votes ont accru des tensions déjà élevées. Quand les 9 juges chargés de superviser le recomptage manuel ont annoncé le 24 que celui-ci ne concernerait que les bureaux où des plaintes officielles avaient été déposées, ils ont déclenché un tollé, notamment du parti Turkmeneli, mais aussi des partis kurdes d’opposition, qui ont décidé de faire appel de cette décision. L’UPK, de son côté, s’est opposée à un recomptage global, déclarant que, les bulletins n’ayant pas été stockés dans des conditions de sécurité appropriées, les urnes avaient été ouvertes entretemps (Kurdistan 24).
Au Sindjar, des tensions ont éclaté le 6 entre milices chiites Hashd al-Shaabi et milices yézidies Ezidxan de Haider Shesho, leader du Parti démocratique yézidi, qui refusent de se laisser désarmer, arguant que depuis mars 2018 elles sont officiellement enregistrées auprès du ministère des pechmergas du GRK.
Enfin, tout au long du mois, on a assisté dans les territoires repris aux pechmergas en octobre dernier à une véritable réémergence de Daech, que les forces de sécurité irakiennes semblent incapables d’enrayer. Le 8 au soir, Kirkouk a été frappé par au moins 3 explosions qui ont fait 2 morts et plus de 10 blessés. D’autres attaques ont frappé la province de Diyala, près de Khanaqin, au point d’inciter des familles kurdes à partir. Le 10, une bombe a explosé à Halabja, sans faire de victime. Le 11, des djihadistes ont enlevé 5 personnes au sud de Kirkouk dont un notable kakaï. Le 13 juin, les dirigeants de cette communauté, dont les membres évacuent de plus en plus de villages au fur et à mesure des attaques, ont accusé armée et milices irakiennes de «négligence» et d’être «incapables d'assurer leur sécurité», et ont demandé l’incorporation au Kurdistan de Kirkouk et d'autres zones contestées (Rûdaw). D’autres kakaïs qui avaient choisi de rejoindre les Hashd al-Shaabi pour combattre Daech, n’ayant pas été payés par Bagdad depuis 8 mois, ont décidé le 19 de se retirer de la région (Kurdistan 24). Par ailleurs, les unités irakiennes à Kirkouk sont accusées de comportements hostiles à l’égard de la population. Une membre du Conseil provincial, Almas Fazil (UPK), a révélé le 20 avoir déposé plainte contre elles à propos du meurtre de deux civils. A Khanaqin, le bazar s’est mis en grève le 21 contre la détérioration de la situation sécuritaire et les habitants ont demandé le retour des pechmergas.
Le 24, les djihadistes ont décapité à Hamrin (Diyala) une mère et sa fille travaillant pour la Commission électorale irakienne. Le 25, les forces de sécurité irakiennes ont déclaré que 6 de leurs membres avaient été kidnappés par des militants de Daech sur l'autoroute Kirkouk-Bagdad (VOA). Daech a exigé dans une vidéo en échange de leur vie la libération sous trois jours de prisonnières sunnites. Le même soir, Daech a pris le contrôle d’un village kakaï près de Daquq, tuant une personne et en blessant deux autres. Les monts Hamrin sont devenus un lieu de concentration de djihadistes, qui utilisent de faux points de contrôle pour opérer des enlèvements (Rûdaw). Le 28, une délégation multiconfessionnelle comprenant kakaï, chrétiens et musulmans a visité le bureau des Nations-Unies à Sulaimaniyeh pour demander le redéploiement des pechmergas dans leur région. Mais le leader du Front turkmène irakien, Arshad al-Salihi, s’y est déclaré hostile, car il causerait des problèmes «irréversibles» (Dailysabah.com)…
Le 30, pechmergas et avions de la coalition internationale ont mené une opération conjointe contre Daech près de Makhmour, à 60 km au sud-ouest d'Erbil (Rûdaw).
Alors que les Forces démocratiques syriennes (FDS) poursuivent leur avance contre Daech dans l’Est de la Syrie, les supplétifs de la Turquie continuent leurs exactions à Afrîn, et la Turquie, en pleine fièvre pré-électorale, menace l’ensemble du Rojava, Ankara demandant notamment aux États-Unis l’évacuation de la ville de Manbij par les combattants des YPG kurdes… Des contacts ont aussi commencé entre FDS et Damas.
Le 1er juin, les YPG ont revendiqué la mort d’un grand nombre de combattants de l’opération Rameau d’olivier à Afrîn lors d’attaques lancées fin mai sur 2 bases turques, l’une à 7 km à l’est, l’autre à 8 km au nord de la ville, au cours desquelles 3 de leurs propres combattants ont été tués (Rûdaw). Dans les zones tenues par les combattants pro-turcs, les tensions se sont poursuivies. Le 4, le responsable du Conseil civil indépendant de Jandaris, le Dr. Ahmed Sileman, créé par les résidents après l’invasion turque pour gérer la ville, a été enlevé par des hommes armés et emmené dans un lieu inconnu. La Turquie avait créé son propre conseil… Le 15, les YPG ont revendiqué la mort de 15 combattants ennemis près de Sherawa et du centre-ville d'Afrîn (AMN News). Le 27 enfin, l’OSDH a rapporté la mort d’au moins 9 personnes, 5 civils et 4 miliciens pro-turcs dans un double attentat, non immédiatement revendiqué. Une moto piégée a explosé près d’une position turque en centre-ville, puis une voiture piégée a visé une patrouille de miliciens. Le bilan est ensuite monté à 15 victimes, tuées ou blessées. Ces 2 explosions se sont produites quelques heures après des affrontements à l’arme légère entre 2 groupes djihadistes. Déjà, le 13, une dispute pour un narguilé avait dégénéré en un combat armé ayant fait plusieurs morts… La sécurité s’est tellement dégradée que certaines familles de la Ghouta orientale réfugiées à Afrîn ont choisi de repartir (Rûdaw). La veille, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), la milice Ahrar al-Sham avait forcé sept familles arabes à quitter les maisons kurdes où elles avaient été réinstallées: ayant signé des contrats de location avec les propriétaires, elles ont été accusées d’«avoir traité avec les forces kurdes», expulsées et menacées de prison si elles revenaient.
Dans la ville, des protestations ont éclaté après que les djihadistes aient placardé des affiches instruisant d’obéir à la charia montrant la silhouette d'une femme en niqab... Les affiches ont été ensuite enlevées par la police militaire turque mais ont provoqué des protestations publiques de femmes kurdes accusant les djihadistes de chercher à les exclure de la vie publique. Certaines témoignent être insultées en pleine rue dès qu’elles s’habillent à l’occidentale. A Bulbul, où habitent encore 100 familles kurdes contre 600 avant l’invasion, un résident a témoigné de pressions pour se rendre à la mosquée et faire porter le hijab aux femmes (The Independent). De nombreux Kurdes pensent que cette pression fondamentaliste vise à les faire partir pour imposer le nettoyage ethnique.
Les menaces turques continuent aussi sur le reste du Rojava. Selon l’agence kurde ANHA, citant des sources locales, à l'est de Kobanê, les militaires turcs ont ouvert le feu le 6 pendant 20 minutes sur le village d'Ali Shar, provoquant la panique des habitants. Le village avait déjà été bombardé auparavant.
Mais la pression maximale s’exerce sur Manbij, à 30 km de la frontière turque, où sont stationnées des troupes américaines et françaises. Le 31 mai, l’administration Trump avec réfuté tout accord de retrait des YPG, mais le 6, deux jours après une rencontre entre le secrétaire d’État américain Mike Pompeo et son homologue turc Mevlut Çavuşoğlu, celle-ci a pourtant été annoncée… Cependant, il semble bien qu’il s’agisse d’un retrait en trompe-l’œil, les Kurdes ayant dès après la rencontre déclaré avoir retiré leurs «conseillers militaires», chargés de former des combattants antijihadistes locaux, et laissé le contrôle de la ville au Conseil militaire de Manbij, une entité certes majoritairement arabe, mais créée et encadrée par les Kurdes… Washington et Ankara avaient défini fin mai les contours d'une «feuille de route» concernant la ville, mais les interprétations des deux capitales divergent: pour Washington, pas de calendrier de mise en œuvre, pour Ankara, inspections militaires conjointes américano-turques en ville dans les 45 jours et, sous 60 jours, formation d'une administration locale remplaçant l’ancien Conseil civil… Le Conseil militaire de la ville a déclaré avoir reçu des garanties sur son maintien par la coalition, et indiqué que les militaires étrangers étaient toujours présents (AFP).
Le 7, l'armée américaine a commencé à patrouiller dans les rues de Manbij, alors que le Conseil militaire annonçait rejeter la «feuille de route» qui prévoit une administration militaire turque, ajoutant être capable de «préserver la sécurité et les frontières de la ville contre toute menace extérieure» (Reuters). Le secrétaire américain à la Défense, Jim Mattis, a réitéré l’importance pour les États-Unis des FDS dans la lutte contre Daech, tandis que le colonel Thomas Veale, porte-parole de la coalition, faisait leur éloge pour avoir «créé les zones les plus stables de la Syrie»…
Le 18, quelques véhicules blindés turcs ont commencé à patrouiller près de la ville (Mevlüt Çavuşoğlu a fait une déclaration à visée pré-électorale évidente…), mais ne sont pas entrés dans les zones contrôlées par les FDS, demeurant sur la rive nord de la rivière Sajour, qui sépare ces zones de la ville de Jerablous, contrôlée par des miliciens pro-turcs. Le porte-parole du Conseil militaire de Manbij, Şerfan Derwiş, a déclaré: «Les forces américaines patrouillent de notre côté. Les forces turques ne sont pas entrées dans nos zones à Manbij et n'ont pas traversé les lignes de front»… Damas a condamné le lendemain ces «incursions des forces turques et américaines» dans le secteur. Les déclarations de Çavuşoğlu: «Nos forces ont commencé à entrer et à patrouiller dans la zone située entre l'opération Euphrate Shield et Manbij» ont été contredites rapidement par le colonel Sean Ryan, porte-parole de la coalition: «Je peux vous dire que les soldats turcs n'iront pas à Manbij; […] Le Conseil militaire de Manbij contrôle toute la région».
Ces déclarations contradictoires interviennent deux jours après que Daech ait commis son premier attentat dans Raqqa depuis sa perte de la ville en octobre 2017. Revendiquant la mort de plusieurs combattants kurdes, l’organisation djihadiste a menacé de nouvelles attaques. Selon d’autres sources, il y a eu au moins 1 mort quand un engin piégé a explosé au passage d'un véhicule militaire près d'une base de soldats américains et français. Devant cette résurgence de Daech, la coalition semble plus que jamais avoir besoin de l’alliance sur le terrain des FDS.
Le 5, l’OSDH a annoncé que 55 combattants pro régime avaient été tués en 2 jours dans des attaques de Daech dans la vallée de l'Euphrate, puis le 16, que les FDS avaient pris aux djihadistes dans la province de Hasakeh le village de Tall al-Shayr, puis le lendemain son voisin al-Dashisha, dernier bastion djihadiste dans l'est du pays et point de contrôle stratégique pour passer en Irak. Les Kurdes ne se trouvaient plus qu’à 3 km de la frontière irakienne. Plus de 30 djihadistes ont été tués dans les combats. Dans la province voisine de Deir Ez-Zor, Daech contrôle encore trois grands villages, Hajine, Soussa et Al-Shaafa. Le 17, des frappes aériennes nocturnes sur la ville d’al-Hari (Deir Ez-Zor) ont tué au moins 52 combattants pro-régime, principalement irakiens et iraniens. Damas a accusé la coalition, qui a démenti. Les frappes pourraient être dues à Israël.
Le 22, Daech a lancé une attaque sur Raqqa, déterminant les FDS, qui ont déjoué 2 tentatives d’infiltrations, à y déclarer le 24 l'état d'urgence et un couvre-feu complet d’une semaine accompagné de nombreux points de contrôle.
Le 26, les FDS ont annoncé avoir totalement libéré de Daech la province d'Hasakeh. Un des objectifs suivants pourrait être, dans la province de Deir Ez-Zor, la ville de Hajin, sur la rive orientale de l'Euphrate.
Parallèlement, des contacts ont commencé entre la Fédération du Nord syrien et le régime de Damas, alternant toujours avec des menaces d’attaque d’Asad (la dernière, datée du 31 mai avait provoqué un avertissement du Pentagone). Le 2, une délégation de l'opposition syrienne «officielle» a visité Qamishli, alors que Damas demandait aux Américains de se retirer de la base militaire d’al-Tanf… Damas aurait en parallèle passé avec les Kurdes un accord de partage concernant le pétrole du champ pétrolifère Al-Omar (Deir Ez-Zor): pétrole brut contre essence (Damas n'a pas commenté). Le 7, le journal syrien Al-Watan a confirmé une rencontre entre le Front démocratique syrien et l’administration kurde, qui a abouti à la possibilité de négociations. La porte-parole du Front, Mays al-Kareidi, a déclaré que les Kurdes avaient assuré ne pas avoir d’intentions séparatistes ni hostiles, mais avaient des «exigences concernant la démocratisation de la société et la gestion administrative». Le 10, le Conseil démocratique syrien (CDS), expression politique des FDS, a annoncé être prêt à des pourparlers avec Damas sans conditions préalables. Le 14, le président syrien a déclaré sur Russia Today être prêt à des négociations, tout en se réservant la possibilité d’une action militaire en cas d’échec…
Rien ne montre davantage la misère dans laquelle le régime iranien maintient le Kurdistan d’Iran que les suicides réguliers de ses habitants. Dans la seule province iranienne du Kurdistan, plus de 6.000 personnes sont sous surveillance par crainte de suicide, et le 31 mai, selon l'Organisation de défense des droits de l'homme Hengaw, deux sœurs de Mariwan, Amina et Farida Saidi, 30 et 35 ans, qui survivaient à peine en vendant des légumes de montagne, ont toutes deux mis fin à leurs jours. Le 30 mai, un soldat kurde de Piranshar s'est tiré une balle dans la tête. L’an dernier, il y a eu 60 tentatives de suicide (39 hommes et 21 femmes), dont 4 mortelles (Rûdaw).
Les provinces kurdes sont parmi les provinces les plus pauvres et avec le taux de chômage le plus élevé du pays. Celui de la province du Kurdistan est de 16,3%, le troisième plus élevé d’Iran. Selon l’agence kurde Kurdpa, les provinces kurdes du Kurdistan, d’Ilam, de Kermanshah et du Lorestan sont celles qui ont eu l'an dernier le plus grand nombre de suicides de tout l'Iran. Confrontés à des difficultés économiques insupportables, de nombreux Kurdes n’ont d’autre choix pour survivre que de transporter des marchandises au travers de la frontière avec la région voisine du Kurdistan d’Irak et les revendre en profitant des différences de prix entre les deux États. Ce commerce transfrontalier, pourtant vital pour les populations, est bien sûr considéré comme de la contrebande par les forces de sécurité du régime. D’où des informations régulières sur la mort de ces porteurs, appelés en kurde kolbers, sous les balles des gardes-frontières ou des Gardiens de la révolution iraniens (pasdaran). Le 6 juin, l’organisation Hengaw a rapporté que 4 kolbers avaient été tués et 7 autres blessés durant les deux semaines précédentes. De plus, la plupart des points de passage avec le Kurdistan d’Irak sont demeurés fermés durant des mois, ce qui a mis au chômage des dizaines de milliers de Kurdes d’Iran, augmentant dramatiquement leurs difficultés économiques et entraînant des semaines de manifestations et de grèves.
Le 6 juin, le responsable des affaires économiques de la province du Kurdistan, Hussein Firozy, a déclaré à l’agence d’État IRNA que des postes de douane allaient rapidement ouvrir aux points de passage semi-officiels pour les kolbers des régions de Baneh, Mariwan et Sarvabad, et a demandé aux officiels de ces régions de recevoir ceux-ci pour qu’ils puissent enregistrer leurs cartes. Téhéran a en effet tenté de réglementer la profession en émettant des cartes, dont selon les données officielles, 68.000 personnes sont à présent munies. Mais des annonces semblables dans le passé n’avaient pas été suivies d’effet, les tueries de porteurs s’étant poursuivies… Le 7, les forces de sécurité iraniennes ont de nouveau ouvert le feu sur des kolbers non armés dans 2 incidents distincts, faisant 3 morts et 3 blessés, et dans l’attaque à l’artillerie et aux mitrailleuses d’un groupe d’une quinzaine en route vers l’Irak, en ont encore blessé 2 autres.
Le 12, le régime iranien a rouvert partiellement un point de passage dans la province du Kurdistan, annonçant qu’il imposerait des taxes sur les marchandises le traversant. Les tirs sur les kolbers n’ont pas pour autant cessé. Deux ont été blessés par balles dans la région de Chaldiran, l’un d’eux devant être transférée à l’hôpital à Ouroumieh; puis la semaine suivante, les forces du régime ont pris en embuscade un nouveau groupe près de Sardasht, en blessant plusieurs et confisquant leurs marchandises. Toujours près de Sardasht, un autre kolber est décédé d’une crise cardiaque alors qu’il transportait un chargement…
Parallèlement, plusieurs affrontements ont opposé les forces de sécurité aux pechmergas du PDKI (Parti démocratique du Kurdistan d’Iran), qui a repris la lutte armée en mars 2016. Le 5 au soir, deux militaires iraniens ont été tués près de la frontière à Sardasht. Mais en l’occurrence, si l’agence IRNA a accusé des «groupes contre-révolutionnaires» kurdes, aucun parti n’a revendiqué l’opération, et le représentant du PDKI à Erbil a attribué l’événement à des combats entre Gardiens de la révolution (pasdaran) et d’autres forces intérieures iraniennes. Le 8, des combats entre pasdaran et pechmergas du PDKI dans la région de Shno (Oshnavieh) ont abouti selon le PDKI à la mort de 9 Gardiens (pasdaran) et 18 blessés. Le Conseil des Gardiens de la Révolution (CGR) a annoncé de son côté la mort de 9 «terroristes», alors que le PDKI a déclaré n’avoir subi aucune perte. Enfin, le 26, le PDKI a annoncé la mort d’un haut gradé peshmerga lors d’affrontements avec les pasdaran le 23 «dans les montagnes de Ziwa et Kona Lajan à Piranshar». Le régime a de son côté confirmé la mort d’un officier et d’un soldat.
Concernant la répression des prisonniers politiques, les détenus de plusieurs prisons ont protesté le 19 contre la condamnation à mort d’un jeune homme kurde, Ramin Panahi, après que le régime iranien l’ait accusé de faire partie d’un parti kurde interdit. L’affaire de Panahi a attiré l’attention d’Amnesty International en raison de son procès injuste. Le régime a par ailleurs exécuté un autre prisonnier politique kurde, Mohamed Salas, crime dénoncé par Amnesty International dans un communiqué.
Dans un tout autre domaine, les ambassadeurs de Suède et de Norvège en Iran ont visité le 11 juin la province kurde de Kermanshah et rencontré son gouverneur. Le but de leur visite était d’observer les dégâts causés par le séisme de magnitude 7,3, le plus meurtrier de 2017, qui a dévasté la région en novembre, faisant plus de 620 morts et 12.000 blessés, mais aussi de faire le suivi de leur aide humanitaire. En effet, le gouvernement iranien avait refusé l’aide de la Turquie, du Japon, du Qatar et de la Géorgie, offerte quelques jours après l’événement, mais la Suède avait versé 200.000 € d’aide aux personnes touchées, et souhaite continuer à apporter une aide sous forme d’équipement médical. La population kurde touchée par la catastrophe s’était sentie totalement abandonnée par le gouvernement iranien.