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Bulletin N° 407 | Février 2019

 

 

ROJAVA: FIN ANNONCÉE DE DAECH, WASHINGTON LAISSERAIT EN PLACE UNE FORCE DE QUELQUES CENTAINES D’HOMMES

De l’aveu même des médias pro-gouvernementaux, l’État turc poursuit à Afrîn une véritable politique de colonisation. Assisté de ses mercenaires djihadistes syriens et de la soi-disant «Armée Syrienne Libre» (ASL), Ankara a entamé l’islamisation et la turquification du territoire, y installant des institutions comme les lycées «Imam Hatip» ou sont formés les imams des mosquées dépendant du Diyanet, la Direction turque des affaires islamiques. Celui créé à Afrîn a été visité fin janvier par le gouverneur du Hatay. Les enseignants qui y sont formés enseigneront le turc dans l’une des 243 écoles ou lycées gérés par la Turquie à Afrîn, Azaz, Jerablous ou al-Bab. Selon Sabah, 5 muftis et 299 cadres formés par le Diyanet ont aussi été envoyés dans les mosquées. Parallèlement, l’Observatoire syrien des Droits de l’homme (OSDH) rapporte de nouveaux pillages. Le 16, Rûdaw a diffusé le témoignage d’un couple âgé du village de Kuran: faisant irruption chez eux, des djihadistes de Ahrar al-Sharqiya les ont ligotés et battus avant de piller leur maison. Des militants de Jabhat al-Sham ont aussi vandalisé le sanctuaire yézidi du village de Qestela Cindî (sous-district de Shera), ainsi que des tombes kurdes, affirmant qu'elles ne respectent pas les normes islamiques…

En réponse, les attaques contre les occupants s’intensifient. Les «Forces de libération d’Afrîn» (FLA) ont annoncé le 9 avoir mené les 6 et 7 février près de Shirawa et Jandaris une série d’attaques contre des véhicules et des bases de Ferqet al-Hamza («Division Hamza») et de Jaysh al-Sharqiyah, en représailles contre les crimes de guerre de ces deux groupes, enlèvements, torture et meurtres de plusieurs civils. Un commandant local de Jaysh al-Sharqiyah et 6 autres combattants ont été blessés (ANHA). Le 13, le groupe «Colère des olives» (Ghadib al-Zaytoun) a revendiqué plusieurs attaques ayant fait au moins 12 morts parmi les commandos de l’ASL et blessé 3 policiers et 4 civils à un point de contrôle frontalier près d’al-Ray (AMN). Le 20, les FLA ont annoncé la mort d’au moins un soldat turc et 3 combattants de l’ASL dans une embuscade tendue entre Bastouta et Karzala, où 5 autres soldats ont été blessés (AMN). Les 24 et 25, les FLA ont éliminé au moins 7 combattants de l’AFL, les 3 premiers par une bombe déclenchée au passage de leur véhicule près d’Afrîn, les autres le lendemain dans l’attaque d’un point de contrôle. Le 26, des rapports ont aussi fait état de la mort du commandant en second de la brigade «Sultan Mourad», Anwar Al-Hussein, tué par une bombe placée dans une motocyclette (AMN). Le harcèlement des occupants se poursuivra: le 17, le Conseil militaire des Forces démocratiques syriennes (FDS) a déclaré qu’une fois Daech réduit, ses combattants se concentreront sur l’élimination des cellules djihadistes dormantes, mais aussi sur la libération d’Afrîn (ANHA).

Ces exactions et violations des Droits de l’homme provoquent, enfin, quelques réactions internationales. Le 20, la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen a demandé par 47 voix contre 7 la suspension des négociations d’adhésion avec la Turquie, exprimant également ses «inquiétudes sérieuses» concernant la situation «en matière de respect des droits de l'homme, de l'État de Droit et de liberté des médias» en Turquie même. Le 28, la Commission d’enquête des Nations-Unies sur la Syrie a conclu dans un rapport à «des motifs raisonnables de croire que des membres de groupes armés à Afrîn ont commis des crimes de guerre de type prise d'otages, traitements cruels, torture et pillage» (Rapport n° A /HRC/40/70 destiné à la session du 25/02 au 22/03, Advance Edited Version du 31/01/ 2019: ->).

Dans l’Est, les FDS ont suspendu en début de mois leur assaut sur le dernier bastion de Daech à la frontière irakienne, le village de Baghouz, en raison de la présence de nombreux civils utilisés comme boucliers humains par les djihadistes. Après la reddition en quelques semaines de 3.100 combattants, les 500 ou 600 qui restent, majoritairement étrangers, semblent déterminés à mourir au combat. Selon l’OSDH, depuis décembre, plus de 36.000 personnes, principalement des femmes et des enfants, ont quitté les lieux (AFP).

Le 1er, une bombe a blessé un commandant du Conseil militaire de Manbij à son domicile, puis plus tard une autre a visé une patrouille des FDS près d’Abriha (Deir Ezzor), faisant seulement des dégâts matériels (OSDH). Le lendemain, une troisième a tué le chauffeur d’un car transportant des enseignants à Manbij et blessé au moins 4 passagers (OSDH). Le 7, les FDS ont annoncé avoir arrêté 63 membres de cellules dormantes à Raqqa.

Le 9, un porte-parole des FDS, Mustefa Balî, a annoncé la reprise de «violents combats» après le lancement de l’assaut final sur Baghouz, soutenu par des tirs d’artillerie (dont ceux des batteries françaises CAESAr, depuis l’Irak voisin) et des frappes aériennes de la Coalition. Les djihadistes ont résisté avec acharnement, utilisant otages, mines et tunnels pour ralentir la progression des FDS. Le 11, des frappes aériennes ont tué 16 civils tentant de fuir vers l’Irak et les FDS ont perdu 12 combattants dans une contre-attaque à la roquette (WKI). Selon le porte-parole de la Coalition, le colonel Sean Ryan, le 12, les progrès étaient «lents et méthodiques»; les FDS déminaient la zone et tentaient de repérer les tunnels des djihadistes. Des centaines de civils ont encore quitté le réduit dans la nuit du 12 au 13 (AFP). Après des contre-attaques suicides repoussées les 14-15, les FDS ont de nouveau stoppé leur offensive le 16 pour permettre de nouvelles évacuations de civils. Leur porte-parole, Adnan Afrîn, a déclaré: «Nous ne nous attendions pas à un tel nombre de civils, sinon nous n’aurions pas relancé la campagne il y a 4 jours». Le 19, l’offensive était toujours suspendue, mais le 20, des camions évacuaient plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui seraient fouillés et interrogés afin d’identifier les djihadistes infiltrés. Il restait encore «un nombre important» de civils dans Baghouz, et les FDS ont continué à tenter d’obtenir une capitulation des combattants restants, retranchés dans des tunnels au milieu d’un «océan de mines» (AFP). Le lendemain, près du village de Shahîl, plus à l’Ouest, un nouvel attentat à la voiture piégée, avec une bombe déclenchée à distance, a fait au moins 20 morts, dont 6 combattants FDS et 14 employés du champ pétrolier d’al-Omar (Deir Ezzor). En fin de mois, les combats autour de Baghouz étaient toujours suspendus.

Le sort des prisonniers djihadistes, et en particulier des étrangers, continue à faire question. Les autorités kurdes indiquent ne pouvoir garantir leur maintien en détention si elles sont elles-mêmes attaquées par la Turquie, alors que leurs pays d’origine, confrontés à une opinion publique hostile, rechignent à les «récupérer»… Le 4, Washington a littéralement tiré les oreilles aux Européens, les appelant à rapatrier et à juger ces prisonniers sur leur sol. Le 8, des responsables kurdes syriens ont indiqué qu’il n’y avait aucun progrès pour le rapatriement des prisonniers français… Les autorités kurdes ont aussi proposé l’alternative d’un tribunal international sous autorité des Nations-Unies pour juger les crimes de Daech. Le 25, une source gouvernementale irakienne a annoncé que 14 djihadistes français avaient été remis à l’Irak par les FDS. Au total, 280 djihadistes présumés ont été transférés vers Bagdad en coordination avec la Coalition internationale, le sort de quelque 50 adultes et 80 enfants toujours détenus par les FDS demeurant en balance (AFP). Le 28, des proches de djihadistes français, dénonçant l’inaction de Paris, ont déposé plainte contre la France auprès du Comité des droits de l'enfant de l'ONU.

La Turquie a tenté d’utiliser ce problème des prisonniers pour appuyer sa demande d’une «zone de sécurité» à la frontière turco-syrienne, qu’elle menace de créer elle-même si elle n’est pas entendue. Les FDS rejettent évidemment une option qui permettrait à la Turquie de les évincer, défendant plutôt une zone-tampon à cheval sur la frontière, avec la présence de forces de la Coalition côté turc – ce qu’Ankara est peu susceptible d’accepter (AFP). Ankara a aussi poursuivi sa forte pression sur Washington à propos de Manbij, ville constituant un verrou l’empêchant de mener ses projets d’occupation du Nord syrien. Le président turc ne cesse de parler de «restituer Manbij à ses vrais propriétaires», les «millions de Syriens qui rentreront chez eux quand nous sécuriserons l’Est de l’Euphrate». La Turquie rend les États-Unis responsables du retard dans la mise en œuvre de la feuille de route négociée en juin dernier… Autour de la ville, les troupes syriennes ont commencé l’installation de postes d’observation et, de source militaire syrienne, déployé des missiles antichars téléguidés, des obusiers D-30 ainsi que des systèmes de lance-missiles multiples (Spoutnik).

Face à la menace turque, les autorités de la Fédération du Nord Syrien tentent par tous les moyens de retarder le départ des troupes américaines tout en recherchant d’autres moyens de protection. Tout le mois, le futur de la Fédération a fait l’objet d’un intense ballet diplomatique impliquant Ankara, Washington, mais aussi Damas et Moscou. Le 31 janvier, le Sénat américain a voté un amendement avertissant qu’un «départ précipité» des troupes de Syrie comme d’Afghanistan «permettrait aux terroristes de se regrouper […] et de créer un vide que l’Iran ou la Russie pourraient remplir au détriment des intérêts américains» (Kurdistan 24). Le 1er février, Ilham Ahmed, co-présidente du Conseil démocratique syrien, émanation politique des FDS, se trouvait à Washington, où elle a pu rencontrer le Président américain (Al-Monitor).

Parallèlement, l’agenda du retrait américain demeurait flou. Le 7, le Wall Street Journal parlait de fin avril, mais le Département d’État a démenti, et le Général Votel, chef du CentCom (Commandement central) a déclaré le 8 n’avoir aucune date limite et considérer de nombreux paramètres, dont «la protection de nos partenaires, les Kurdes» (Washington Examiner). Le même jour, Ilhan Ahmed déclarait à Breitbart News que le CDS aurait préféré ne pas avoir à rechercher l’aide de la Russie et du dictateur Bachar el-Assad: «Nous avons dû choisir, les tanks et les bombardements turcs ou placer les forces du régime à la frontière entre nous et la Turquie. […] Nous préférerions continuer à développer notre projet démocratique».

Le 12, le Secrétaire à la Défense Patrick Shanahan a déclaré que Washington prévoyait d’installer le long de la frontière turque une «force d’observation» constituée de troupes non-américaines de la Coalition: «De petits contingents de troupes britanniques et françaises, déjà sur place aux côtés des Américains, resteraient dans la région avec les FDS et peut-être aussi avec des forces américaines de sécurité privée et des observateurs de l'ONU, [et] les États-Unis fourniraient une couverture aérienne» (Kurdistan 24). Le 15 à la conférence sur la sécurité de Munich, le sénateur Lindsey Graham a confirmé que les États-Unis avaient demandé à leurs partenaires européens de déployer des troupes en Syrie après leur départ, mais ceux-ci, dont la France et l'Allemagne, ont rejeté cette proposition: «Il est totalement hors de question d'avoir des Français au sol sans les Américains» sur le terrain, a déclaré à l'AFP une source française.

Les Américains ont mis en garde les FDS contre tout rapprochement avec Damas; le général LaCamera, commandant de la Coalition, a averti: «Nous continuerons à entraîner et armer [les FDS] tant qu'elles resteront nos partenaires, [mais] une fois la relation rompue [avec nous], parce qu'elles s'allient au régime, avec qui nous n'avons pas de relation, ou avec la Russie [...], nous ne serons plus leurs partenaires». En face, Bachar el-Assad a averti les FDS de ne pas compter sur Washington: «Personne ne vous défendra, sauf l’armée arabe syrienne»… «Si vous ne vous préparez pas à défendre votre pays et à résister, vous ne serez que des esclaves chez les Ottomans». Le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Verchinine, a de son côté appelé les FDS au dialogue: «S'il n'y a plus de troupes étrangères dans le nord-est de la Syrie, […] la meilleure solution serait un dialogue entre les Kurdes et Damas», a-t-il déclaré depuis Munich. Cependant, les négociations achoppent sur la décentralisation, demandée par les Kurdes, refusée par Damas, tout juste disposé à appliquer la loi 107 de 2012 qui prévoit d’accorder davantage de prérogatives aux municipalités… Le 19, une conseillère du Président syrien, Bouthaina Shaaban, interrogée à Moscou, a rejeté toute idée d’autonomie pour les Kurdes: «L'autonomie signifie la partition de la Syrie. Nous ne pouvons [l’]accepter en aucune manière» (Reuters).

Le 17, un représentant kurde de Syrie, Aldar Khalil, a également demandé aux Européens depuis Paris de ne pas abandonner les Kurdes, lançant particulièrement un appel à la France: «La France peut faire une proposition au Conseil de sécurité pour notre protection: […] une force internationale entre nous et les Turcs, ou protéger notre ciel» (AFP). Le 21, Ilhan Ahmed a réitéré la demande d’un soutien logistique et d’une protection, déclarant n’avoir toujours reçu aucune réponse des pays occidentaux (Asharq Al-Awsat).

Autre inquiétude des autorités kurdes du Nord Syrien, la possibilité d’une réactivation de l’Accord turco-syrien d’Adana. Signé le 20 octobre 1998, il prévoyait l’interdiction de toute activité du PKK en Syrie et un droit de poursuite des «terroristes» sur 10 km côté syrien pour les troupes turques, même si elles ne pouvaient demeurer dans le pays et devaient se coordonner avec Damas. En janvier, Lavrov avait envisagé que Turquie et Syrie se basent sur cet accord pour assurer en commun la sécurité de leur frontière. Le 20, Badran Jiakurd, un responsable de l’administration kurde syrienne, a rejeté toute réactivation de cet accord, considérée comme une «déclaration de guerre contre les Kurdes et les autres composantes du Nord syrien»…

Finalement, le 21 au soir, face au refus des Européens d’assurer seuls le relais, Washington a indiqué qu’il laisserait sur place «un petit groupe de maintien de la paix d'environ 200 soldats», plus une présence sur la base américaine d'al-Tanf, dans le sud du pays (AFP). Le 22, le nombre prévu est passé à 400. Les FDS ont exprimé leur approbation, espérant que cette présence encouragerait d’autres membres de la Coalition à maintenir des forces dans le pays.

TURQUIE: POURSUITE DES GRÈVES DE LA FAIM, LISTE UNIE AUX MUNICIPALES DE 7 PARTIS KURDES

Le mouvement de grève de la faim initié depuis sa prison par Leyla Güven le 8 novembre dernier pour protester contre l’isolement du leader du PKK, Abdullah Öcalan, et plus généralement contre la répression anti-kurde, s’est poursuivi en Turquie comme à l’étranger. Malgré le redoublement de mesures répressives du gouvernement, il n’a cessé de s’étendre. Güven elle-même, remise en liberté conditionnelle le 25 janvier, poursuit son jeûne à son domicile de Diyarbakir, comme 250 détenus et plus de 300 personnes au total. Le dimanche 3, devant des milliers de manifestants rassemblés à Istanbul pour soutenir les jeûneurs à l'appel du HDP (Parti démocratique des peuples, «pro-kurde»), le député Garo Paylan a invité le gouvernement à céder «avant qu'il n'y ait un décès» (AFP). Le 5, des députés HDP ont annoncé qu’ils passeraient la nuit blanche en soutien aux jeûneurs et aux membres du parti emprisonnés, et la co-présidente du HDP Pervin Buldan a déclaré: «La survie de Leyla Güven et de nos amis est de la responsabilité du pays». Son collègue Sezai Temelli a indiqué que l’objectif du mouvement était d’«apporter au pays démocratie, paix et liberté».

À Marseille, des manifestants kurdes se sont rassemblés le 6 devant le «World Trade Center», où se trouvent les bureaux de la Commission européenne, pour demander la liberté d’Öcalan. À Strasbourg, la journaliste jeûneuse Gulistan Ike a dû être hospitalisée le 8 (Rojinfo). Le 11, la police d’Istanbul a empêché de défiler le long de l’avenue Istiklal une quarantaine de députés HDP venus place Taksim soutenir Leyla Güven en portant un dossard à son effigie. Après un bref sit-in et une déclaration de Sezai Temelli, les participants se sont dispersés. Le 13, Güven, dont la santé n’a cessé de se dégrader, a dû être brièvement placée en soins intensifs avec des douleurs à la poitrine et une tension élevée. Elle est rentrée chez elle en ambulance quelques heures plus tard après avoir confirmé par écrit son refus de prendre des médicaments. Le 15, des milliers de manifestants ont défilé à Qamishli, au Rojava, pour marquer le 20e anniversaire de l’arrestation d’Öcalan au Kenya par les services secrets turcs. Ce même jour, une marche organisée par le HDP pour soutenir Güven, partie de 15 villes différentes, et convergeant sur Diyarbakir, a été empêchée d’approcher de la demeure de celle-ci par la police, qui n’a laissé passer qu’un petit groupe de députés.

Le 20, le HDP a publié une lettre où son ancien co-président Selahattin Demirtaş, lui-même emprisonné depuis le 4 novembre 2016, demande aux députés européens leur soutien pour terminer le mouvement: «La grève de la faim de mes amis a atteint les frontières de la mort. Leur seule demande au gouvernement turc est qu’il mette fin immédiatement à l'isolement imposé à M. Abdullah Öcalan dans la prison de l’île d'İmralı, en vue de l'instauration de l'État de Droit et d'un climat politique de dialogue et de paix. Cette demande, légale et légitime, est réaliste et peut apporter une contribution concrète et directe à la sécurité, à la paix et à la stabilité en Turquie, en Syrie et en Europe» (Rûdaw).

Face à ce mouvement non-violent, le gouvernement turc a poursuivi sa répression, visant non seulement les membres de l’opposition, mais aussi les Kurdes en tant que tels, les journalistes, et plus largement tous les membres de la société civile contestant sa politique.

Le 1er du mois, a eu lieu la 10e audience du procès pour «propagande pour une organisation terroriste» de l’ancienne députée HDP Gülser Yıldırım pour ses discours entre 2012 et 2016. L’accusée n’a pas assisté à l’audience, refusant de comparaître depuis sa cellule au moyen du système vidéo SEGBIS, connu pour sa mauvaise qualité. L’accusation a requis 18 ans et 3 mois et ajourné le procès au 4 mars, en demandant cette fois la présence physique de l’accusée (ANF). Mais le tribunal de Gaziantep a le 8 condamné Yıldırım à 7 ans et 6 mois… (WKI) Le 2, l’ancienne députée HDP et co-maire de Diyarbakir Gültan Kışanak, arrêtée en octobre 2016, a été condamnée à 14 ans 3 mois de prison pour «appartenance à une organisation terroriste» et «diffusion de propagande terroriste». L’ancienne députée HDP Sebahat Tuncel, en grève de la faim depuis 3 semaines et absente à l’audience, a reçu une peine de 15 ans.

Le même jour, les autorités et les médias turcs ont annoncé l’arrestation à Adana de Dawoud Baghestanî, un Kurde juif créateur au Kurdistan d’Irak du magazine et de l’institut «Israël-Kurdes». Arrêté avec 3 autres suspects, Baghestanî est selon Sabah accusé d’avoir servi d’intermédiaire entre le PKK d’une part et Israël et les États-Unis d’autre part… (Ahval, Reuters)

Le 3, le Président turc a une nouvelle fois assimilé le HDP au PKK dans une interview sur TRT (télévision publique), déclarant que l’identité des deux formations était «claire comme de l’eau de roche». Le chef du groupe HDP au parlement, Ayhan Bilgen, a répondu le lendemain que le HDP était «égal au peuple», ajoutant: «Si vous criminalisez un parti juste pour des raisons de compétition et d’ambition politique, vous n’avez rien à dire à la société» (Rûdaw).

Le gouvernement semble en effet n’avoir plus rien à dire à la société, se préoccupant surtout de la faire taire… Des centaines d’activistes kurdes ont été arrêtés la première semaine du mois, et les 5 et 7, la police et l’armée en ont arrêté des dizaines d’autres: 29 à Ercis (Van) et 13 à Kurtalan (Siirt), dont des femmes âgées. À Antalya, un conseiller municipal HDP a été emprisonné pour ses messages sur les réseaux sociaux. Le 7, le procureur de Mardin a requis l’arrestation de 16 membres du HDP pour propagande pour le PKK, leur reprochant d’avoir respecté dans un meeting électoral du 30 janvier une minute de silence pour des combattants tués dans des combats avec l’armée turque. Après enquête, la police a incarcéré plusieurs personnes, dont Ali Sincar, co-président HDP de Mardin. Le 12, dix membres du HDP ont été arrêtés à Kocaeli, puis le 15, dix autres à Ankara (où la police avait une trentaine de mandats), 18 à Istanbul et 3 à Erzurum, dans ce cas pour des messages sur les réseaux sociaux datant de 2014 (Ahval). Les raids se sont poursuivis jusqu’au 17, date pour laquelle l’AFP totalise 500 arrestations, notamment le 15 pour l’anniversaire de la capture d’Öcalan… Le ministère de l’Intérieur a confirmé l’arrestation, dans 156 opérations différentes, de 735 personnes accusées de liens ou de soutien au PKK; 226 ont été relâchées, 61 formellement arrêtées, 448 ont fait l'objet de procédures judiciaires…

Dans de nombreux cas, arrestations et raids se sont accompagnés de violences et d’exactions de la police. Le 5, la police a attaqué aux gaz lacrymogènes un rassemblement se tenant devant le bureau du HDP à Ceylanpınar (Şanlıurfa) et a incarcéré la candidate locale, Narin Gezgor. Le 9 à Diyarbakir, selon Ahval, les policiers ont posé leurs pistolets sur la tempe d’enfants de 13 ans en présence de leur mère (Mezopotamya). Selon les mêmes sources, le 17 les policiers ont matraqué au commissariat de Van puis plongé la tête dans les toilettes 3 adolescents de 14 à 17 ans qu’ils avaient arrêtés dans le quartier d’Ipekyolu. L’un d’eux, 14 ans, arrêté alors qu’il allait faire des courses, a témoigné avoir partiellement perdu l’œil gauche suite à ces tortures. Le 15, à l’arrivée à Diyarbakir de la marche de soutien à Leyla Güven, celle-ci a été attaquée par la police. Violemment poussée à terre, la députée Saliha Aydeniz a dû être brièvement hospitalisée pour contrôle.

Malgré ce conteste de violence étatique, le HDP a poursuivi courageusement la préparation des élections municipales du 31 mars, annonçant le 2 qu’afin de faciliter un vote uni d’opposition à Erdoğan, il ne présenterait pas de candidats à Istanbul, Izmir, Ankara, Gaziantep, Şanlıurfa, Adana et Mersin. Le 11, la justice a réactivé les investigations sur les différents partis politiques dont le nom contient le mot «Kurdistan», visant d’abord 2 d’entre eux, le Parti socialiste du Kurdistan (PSK) et le Parti de la liberté du Kurdistan (Partiya azadîya Kurdistanê, PAK). D’autres partis comme le Parti démocratique du Kurdistan – Turquie (PDK-T) ou le Parti «Liberté et Socialisme» (Özgürlük ve Sosyalizm Partisi, ÖSP), qui a récemment changé son nom pour Parti communiste du Kurdistan (Partiya Komunista Kurdistanê, à ne pas confondre avec le PKK), n’ont d’abord pas été formellement inquiétés, même s’ils avaient déjà auparavant reçu des avertissements (Rûdaw). Puis le 22, les procureurs ont demandé la fermeture de 4 partis pour violation de la constitution, qui protège «l’intégrité et l’indivisibilité» du pays. Un responsable du PAK a indiqué que son organisation ne céderait pas et irait jusqu’à la Cour de justice européenne pour défendre sa position: «Ce pourrait être une opportunité», a-t-il remarqué. L’Association des industriels et hommes d’affaires du Kurdistan KURDSIAD, créée en 2014 par des hommes d’affaires de Diyarbakir, avait déjà été fermée en 2017 et son président Abdulbaki Karadeniz condamné à 10 mois de prison, mais 2 ans après, les 8 anciens membres de son Bureau se retrouvent dans le collimateur de la justice… (Al-Monitor).

Ces poursuites arrivent, comme par hasard, alors que 7 organisations kurdes, suite à un processus démarré en janvier, signent à Diyarbakir le 21 (journée internationale de la langue maternelle) un accord de liste commune aux prochaines élections municipales. La co-présidente du HDP, Pervin Buldan, a signé l’accord pour son parti dans les locaux du PDK-T, sous le drapeau kurde et les portraits de Qazi Mohammed et Mollah Mustafa Barzani. En plus du HDP et du PDK-T, sont également membres de l’alliance le BDP (Parti démocratique des régions), le Parti communiste du Kurdistan, le Mouvement de la liberté (Hereketa Azadî), les DDKD (Associations culturelles, démocratiques et révolutionnaires, Devrimci Demokratik Kultur Dernekleri), la Plateforme démocratique kurde et le Parti humain et liberté (Human and Freedom Party). Deux autres partis kurdes, le Parti socialiste du Kurdistan et le PAK ont annoncé qu’ils présenteraient leurs propres candidats dans certaines régions kurdes (Rûdaw).

Le même jour, le conseil municipal de la ville de Batman, entièrement composé d’administrateurs nommés par Ankara depuis le limogeage en 2016 du maire HDP Sabri Özdemir et de tout son conseil municipal, a rejeté la candidature de celui-ci aux prochaines municipales, justifiant sa décision par les charges pesant sur lui. Les avocats d’Özdemir, qui avait devancé en 2014 le candidat AKP de 26 points avec 56% des voix, ont annoncé qu’ils contesteraient cette décision (Kurdistan 24). Le 25, le président turc a réitéré son intention de remplacer par des «administrateurs» après les municipales tous les élus qui «envoient à Qandîl les moyens accordés par l’État» (Ahval). Saisissant l’opportunité d’un meeting commun HDP-CHP durant lequel un membre du HDP avait utilisé le terme «Kurdistan», M. Erdoğan a même accusé le lendemain le CHP (opposition, kémaliste) d’«agir avec Qandil», demandant: «Depuis quand y a-t-il une région de ce nom en Turquie?» (Daily Sabah).

La chasse aux emplois du terme «Kurdistan» s’est accompagnée de la poursuite de la répression des événements culturels kurdes: les «Journées du théâtre kurde» d’Adana, organisées par le HDP et prévues du 10 au 13 au Théâtre Yachar Kémal, ont ainsi été interdites juste avant leur ouverture. Parmi les pièces prévues pour être représentées en kurde, outre Le Tartuffe de Molière, il y avait l’adaptation sur scène du film de Chaplin Le Dictateur (1940), Tenê Ez («Seulement moi»), dédiée à Leyla Güven par le Teatra Jiyana Nû… Le 13, le réalisateur Veyşi Altay et la responsable municipale de Batman Dicle Anter ont été condamnés chacun à 2 ans et 6 mois de prison et à l’interdiction de sortie du territoire pour «propagande pour une organisation terroriste» pour avoir respectivement réalisé et organisé la projection publique de Nû Jîn (Nouvelle vie). Ce documentaire, projeté au cinéma Yilmaz Güney, raconte l’histoire de 3 femmes de Kobanê au moment de l’attaque et de la résistance contre Daech (Ahval). En une rare bonne nouvelle, l’agence de presse Jin News a rapporté le 24 que l’artiste et journaliste kurde Zehra Doğan, emprisonnée depuis fin 2016 pour «propagande terroriste» après avoir dessiné sous la forme d’un scorpion géant l’un des blindés turcs attaquant la ville de Nusaybin, avait été remise en liberté conditionnelle. Celle-ci, qui travaillait pour Jin News avant son arrestation, a annoncé qu’elle allait «reprendre son travail» (AFP).

La répression et les tensions internes ont aussi «débordé» à l’étranger. Le 6, le consulat turc de Hambourg, en Allemagne, a confisqué le passeport du boxeur Ismail Özen, venu pour des démarches. Les employés lui ont indiqué agir sur ordre d’Ankara suite à l’émission d’un mandat d’arrêt contre lui, sans pourtant lui préciser ce qu’on lui reprochait. Özen a indiqué connaître d’autres personnes ayant eu le même problème, et a suggéré que son activisme pro-kurde pourrait être en cause. Proche de Selahattin Demirtaş, il avait plusieurs fois offert ses gants pour qu’ils soient vendus au profit des réfugiés syriens ou des déplacés des violences du Kurdistan de Turquie (Ahval). Le 12, la police allemande a perquisitionné et fermé deux maisons d'édition, Mezopotamien Publishing (Rhénanie du Nord) et MIR Multimedia (Basse-Saxe). Le ministre de l'Intérieur Horst Seehofer les a accusées de servir de couverture pour financer le PKK…

À Strasbourg, plusieurs manifestations se sont tenues pour demander la libération d’Abdullah Öcalan et soutenir Leyla Güven. Le 15, trois marches regroupant 200 personnes parties la semaine précédente du Luxembourg, de Bâle et d'Allemagne ont convergé vers le Parlement européen. Mais la manifestation principale s’est tenue le lendemain avec plusieurs milliers de participants (7.000 selon la police, 17.000 selon les organisateurs), qui ont aussi scandé des slogans reprochant son silence à l’Europe (AFP).

Alors que ces défilés s’étaient déroulés sans incident majeur, la semaine suivante, le 25, un groupe d’une quarantaine de manifestants, le visage masqué, ont pénétré sur le parvis de l’un des bâtiments du Conseil de l’Europe abritant le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), avant de lancer vers les fenêtres pétards, fusées et cailloux et d’attaquer la vitrine du bâtiment à coups de masse. Il s’agit du 3e incident similaire depuis l’été 2018 (Le Figaro). Le CPT est accusé par certains militants d’avoir trahi son rôle en ne dénonçant pas suffisamment les conditions de détention d’Öcalan, qui ne répondent manifestement pas aux critères dits «Mandela» adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 2015. Le montant des dégradations a été estimé à 120.000 €. 17 personnes ont été interpelées et présentées à la justice le 27. Le procès a été renvoyé au 4 avril (Dernières Nouvelles d’Alsace). En contraste, les 14 jeûneurs de Strasbourg, incluant la députée HDP Dilek Öcalan, ont poursuivi leur mouvement pacifique, dépassant les 70 jours sans aliments.

Que sont les « Règles Mandela » ?

Les «Règles Mandela», ainsi nommées en hommage à Nelson Mandela, prisonnier politique maintenu 27 ans en détention, sont des règles indicatives adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 2015 comme forme révisée des «Règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus» (Français: ->, Anglais: ->).

Les règles 58 à 63 concernent le contact avec le monde extérieur. La règle 58 stipule que «les détenus doivent être autorisés, sous la surveillance nécessaire, à communiquer avec leur famille et leurs amis à intervalles réguliers», soit «par correspondance», écrite ou numérique, soit «en recevant des visites». Selon la règle 61, «les détenus doivent pouvoir recevoir la visite d’un conseil juridique de leur choix ou d’un prestataire d’aide juridictionnelle […]».

Les règles 36 à 46 concernent les «Restrictions, discipline et sanctions», et parmi elles, les règles 43 et 44 concernent l’isolement cellulaire. La règle 44 définit l’isolement cellulaire comme «l’isolement d’un détenu pendant 22 heures par jour ou plus, sans contact humain réel», et l’isolement cellulaire prolongé comme «l’isolement cellulaire pour une période de plus de 15 jours consécutifs». La règle 43 stipule que «1- […] Les pratiques suivantes, en particulier, sont interdites: a) Isolement cellulaire pour une durée indéterminée; b) Isolement cellulaire prolongé; […] 3- Les sanctions disciplinaires ou mesures de restriction ne doivent pas consister en une interdiction de contacts avec la famille. Les contacts avec la famille ne peuvent être restreints que pour une période limitée, lorsque cela est strictement nécessaire pour assurer le maintien de l’ordre et de la sécurité».
Enfin, la règle 45 stipule que «L’isolement cellulaire ne doit être utilisé qu’en dernier ressort dans des cas exceptionnels, pour une durée aussi brève que possible, sous contrôle indépendant et uniquement avec l’autorisation d’une autorité compétente. Il ne doit pas être imposé du fait de la nature de la peine du détenu».

On est loin des pratiques constatées en Turquie…

ASSASSINAT DU BÂTONNIER TAHIR ELÇI: LES POLICIERS TURCS MIS EN CAUSE

Tahir Elçi, avocat ayant consacré sa vie à défendre les droits de l’homme et en particulier ceux des Kurdes, a été assassiné le 28 novembre 2015 au milieu d’une conférence de presse qu’il donnait dans les rues du quartier médiéval de Diyarbakir pour demander la fin des violences. À ce moment, le processus de paix entre gouvernement et PKK s’était effondré et les forces de sécurité turques détruisaient les villes kurdes du pays. Après ses funérailles, auxquelles ont assisté des milliers de personnes, la situation à Diyarbakir a atteint un tel niveau de violence qu’une grande partie de ce quartier où il avait justement donné sa conférence de presse a été rasé par les forces de sécurité turques…

Après l’assassinat, le gouvernement a immédiatement accusé le PKK, dont plusieurs militants se trouvaient sur les lieux et avaient échangé des tirs avec les policiers. L’enquête n’a pas donné plus de résultats que toutes celles lancées dans les années 90 pour soi-disant élucider les nombreux meurtres de personnalités kurdes… Par ailleurs, de nombreux témoins ont été choqués de constater que la police n’avait pris quasiment aucune précaution pour empêcher l’accès à la scène de crime ou protéger les pièces à conviction. Ce manque de sérieux dans la conduite de l’enquête et son absence de résultats, qui rappelaient les années les plus sombres de la «sale guerre» d’Ankara contre les rebelles kurdes, a nourri les soupçons contre l’État…

En 2016, le barreau de Diyarbakir a fait appel à l’agence britannique Forensic Architecture, spécialisée dans les enquêtes et analyses sur les scènes de crime à la suite desquelles elle produit des reconstitutions pouvant être utilisées notamment par des groupes de défense des droits de l'Homme ou des procureurs internationaux. Cette agence a mené ses propres investigations, dont elle a communiqué ses résultats en décembre dernier au procureur de Diyarbakir, espérant ainsi obliger l’État turc à redémarrer sa propre enquête. En février dernier, alors que la Turquie ne donnait pas de signe de prise en compte de ces matériaux, Forensic Architecture a rendu public son rapport en le diffusant en anglais et en turc sur le site «Open democracy» (->). Puis le 8 de ce mois, en coordination avec le barreau de Diiyarbakir, dont Elçi fût le bâtonnier, l’agence a présenté ses conclusions dans la ville même où il avait été assassiné, projetant notamment une vidéo d'une vingtaine de minutes reconstituant en 3D le déroulement des faits, réalisée avec des images de vidéosurveillance, des vidéos de journalistes et d’un policier sur place.

À partir de leur travail, les enquêteurs concluent que les militants du PKK, mis en cause de manière exclusive par les autorités, «ne peuvent pas avoir tiré les coups de feu qui ont tué Elçi». Ils rejettent aussi l’argument de celles-ci selon lequel l’avocat a pu être tué par une arme à longue portée. Selon le rapport, «ce processus par élimination suggère que l'un des policiers qui ont tiré pendant l'incident peut avoir été à l'origine du coup fatal». Il s’agit de trois policiers visibles sur les images, et dont une vidéo qui avait largement circulé sur internet après l’assassinat avait déjà donné lieu à des soupçons pour au moins l’un d’entre eux. Le bâtonnier du barreau de Diyarbakir, Cihan Aydın, a déclaré à l’AFP: «D'après ce rapport, trois officiers de police sont fortement soupçonnés»…

Il est malheureusement trop probable que ces nouveaux éléments soient ignorés par la justice turque, autrement motivée à fabriquer des preuves contre les dissidents…

IRAK: LES DIFFÉRENDS PDK-UPK RETARDENT LA FORMATION DU GOUVERNEMENT RÉGIONAL DU KURDISTAN

Fin février, le gouvernement irakien n’était toujours pas complet, quatre ministres restant à nommer. Les deux plus importants blocs chiites du parlement, Sayrûn, de Moqtada Sadr et Haider al-Abadi, et Fatih, de Hadi al-Amiri et Nouri al-Maliki, proche des milices Hashd al-Shaabi, ayant chacun leurs propres candidats, notamment pour le ministère de l’Intérieur, n’ont pu trouver de compromis. Ils ont bien annoncé le 10 qu’ils se rencontreraient rapidement pour mettre fin au blocage (Rûdaw), mais rien n’a avancé, même après que l’ONU ait appelé le 17 le pays à compléter son gouvernement au plus vite. Les partis sunnites, quant à eux, se disputent le ministère de la Défense…

Une fois le budget fédéral officiellement approuvé le 4 par le président Barham Salih, le ministère du Commerce a annoncé le 9 ne plus pouvoir fournir la ration mensuelle distribuée aux citoyens détenteurs d’une carte de rationnement: riz, sucre, farine, huile et carburant de chauffage. Le système remontait à 1996 et au plan «Pétrole contre nourriture», lui-même héritier d’un programme des années 80… Les cartes de rationnement, seule donnée démographique fiable alors que le dernier recensement ayant couvert tout le pays remonte à 1987 (celui de 1997 n’avait pas couvert le Kurdistan), avaient même servi récemment à établir la liste électorale au Kurdistan. Avec la fin de ce soutien économique de l’État aux Irakiens, c’est une véritable page qui se tourne…

Bien que le gouvernement fédéral soit incomplet et la formation d’un nouveau Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) suspendue à un accord PDK-UPK restant à trouver, la normalisation de leurs relations semble pourtant progresser. Le 3, le Vice-premier ministre du GRK, Qubad Talabani, a rencontré le Premier ministre irakien Adel Abdul-Mahdi, suivi le 7 par le Premier ministre Nechirvan Barzani. Le 8, le Bureau général des douanes a annoncé que la décision de supprimer des postes de douane internes prise le mois dernier s’appliquerait le 17. Plusieurs réunions Bagdad-Erbil avaient permis d’unifier les procédures pour tous les postes de douane irakiens (incluant les documents douaniers, qui deviendront bilingues kurde-arabe) et de supprimer les points de contrôle internes de Fayda (entre Dohouk et Mossoul), Shirawa (Nord de Kirkouk) et Laylan (Est de Kirkouk), mis en place après la reprise par l’armée irakienne des territoires disputés en octobre 2017 (Rûdaw). Le 16, Kurdistan 24 a confirmé sur place l’évacuation du poste Erbil-Kirkouk et le passage sans contrôle des marchandises. Cependant, le 18, Rûdaw rapportait que les autorités provinciales de Mossoul ne laissaient pas passer les marchandises de Dohouk. Selon le responsable des douanes de Dohouk, Izzat Fatah, plus de 3.000 camions étaient bloqués en raison de la corruption de «certains responsables de la sécurité», mécontents de devoir renoncer à leurs prélèvements illégaux…

Au Kurdistan, les discussions entre UPK et PDK pour trouver un accord de gouvernement remplaçant leur «Accord stratégique» de 2006 ont buté sur Kirkouk, sous loi martiale de Bagdad depuis mi-octobre 2017. Le PDK, qui a quitté la province, qu’il considère comme occupée, veut d’abord parvenir à un accord de gouvernement et aborder la question de Kirkouk ensuite. L’UPK, toujours présente à Kirkouk, veut à l’inverse inclure dans l’accord sur le GRK une procédure de nomination d’un nouveau gouverneur qui permettrait de revenir à une gouvernance provinciale civile…

Le 5 février, une réunion PDK-UPK a surtout permis de fixer l’organisation des rencontres ultérieures et de désigner un Comité mixte devant élaborer le programme de gouvernement. La date du 18 a été retenue pour la seconde session du parlement comme pour celle du Conseil provincial de Kirkouk. Le Parlement devra élire ce jour son Président et ses Vice-présidents.

Pour Kirkouk, le porte-parole du PDK, Mahmoud Mohammed, a remis le choix du nouveau gouverneur à un accord UPK-PDK à venir, indiquant qu’il faudrait aussi un accord avec Bagdad qui satisfasse toutes les communautés locales. Point particulièrement délicat, le lieu de réunion du Conseil. Celui-ci ne s’est pas réuni depuis la reprise de contrôle par Bagdad, une partie de ses membres, dont son président Rebwar Talabani, ayant fui la ville et subordonnant leur retour au ré-établissement d’une gouvernance civile… Les 2 partis kurdes ont proposé que la réunion se tienne à Erbil, mais le 7, les factions arabe et turkmène du Conseil ont déclaré «illégale» toute réunion tenue ailleurs qu’à Kirkouk. Certains responsables UPK ont également rejeté l’idée.

Le 9, le Président intérimaire et doyen du Parlement, Reving Hruri, a indiqué que les deux partis s’étaient mis d’accord sur la répartition des postes: l’UPK aura la Présidence du Parlement, le PDK la première Vice-présidence, la seconde Vice-présidence revenant à un(e) député(e) d’une minorité, chrétien ou turkmène. Le 14, le Parti turkmène du développement a annoncé avoir reçu la seconde Vice-présidence, dont le titulaire serait décidé en accord avec les trois autres partis – le 18, les Turkmènes ont convenu que deux de leurs députés se succéderaient chacun 2 ans à ce poste. Le 15, après une nouvelle réunion PDK-UPK tenue à Suleimaniyeh, les deux porte-paroles Mahmoud Mohammed (PDK) et Saadi Pira (UPK) ont annoncé un accord définitif, à base de compromis réciproques, sur la formation du GRK, le gouverneur de Kirkouk, et la Présidence de la Région. Concernant la réunion du Conseil provincial de Kirkouk, le Conseil lui-même déterminerait le lieu de réunion du 18…

Cependant, dès le lendemain, les mêmes désaccords ressurgissaient. Le 18, Mahmoud Mohammed écrivait sur le site officiel du PDK: «Nous pensons que la situation de Kirkouk et des autres zones en litige concernées par l’article 140 devrait être normalisée et qu’il faudrait aboutir à un accord avec le gouvernement irakien, puis nommer un gouverneur pour la ville. Mais l'UPK pense qu'un gouverneur devrait être nommé d'abord et la situation de Kirkouk normalisée ensuite». À Kirkouk, le responsable en second de l’UPK, Rawand Mahmoud, déclarait: «Nous pensons que si nous réactivons le conseil provincial et choisissons un gouverneur, 70% des problèmes à Kirkouk seront résolus. […] Nous pourrons alors demander à l’Iraq de retirer sa présence militaire». Durcissant le ton, Ala Talabani, députée et membre du Conseil de direction de l’UPK, déclarait: «Les trois questions – la session du Parlement, Kirkouk et [les relations avec] Bagdad – doivent être traitées ensemble. […] Nous ne signerons aucun accord tant que la question de Kirkouk n’est pas réglée»…

Parallèlement, Goran et le PDK arrivaient à un accord séparé. Selon Kwestan Mohammed, l’une des responsables de Goran, le mouvement avait accepté de participer au gouvernement sous condition d’importantes réformes du fonctionnement du Parlement, notamment, que le programme de gouvernement soit soumis et voté au Parlement, rendant ainsi le GRK responsable de sa mise en œuvre devant celui-ci (Rûdaw).

Après la suspension de l’accord, l’UPK a demandé un report de 24 h de la session parlementaire du 18. Le refus du PDK a entraîné le boycott de la session par l’UPK, dont les députés ont quitté la salle. C’est une députée du PDK, Vala Farid, qui a été élue «temporairement» Présidente du Parlement (AFP), la première Vice-présidence allant à Hêmîn Hewramî (PDK). Les ponts n’ont cependant pas été coupés entre les deux formations: le chef du bloc PDK au Parlement, Umed Khoshnaw, a indiqué qu’une fois un accord obtenu, le PDK retirerait sa présidente et que le poste reviendrait comme prévu à l’UPK (Kurdistan 24). Un porte-parole de l’UPK, Latif Sheikh Omar, a déclaré en conférence de presse que le parti respecterait l’accord du 5 février avec le PDK. Puis le 23, Massoud Barzani, Président du PDK, a écrit à Kosrat Rasoul, Secrétaire général intérimaire de l’UPK une lettre conciliatrice lui proposant une nouvelle réunion entre les deux bureaux politiques pour «résoudre les désaccords». Rassoul a répondu être prêt à reprendre le dialogue… Les députés UPK ont cependant poursuivi leur boycott le 26 pour l’élection de la Commission des lois, le chef du bloc UPK, Begard Talabani, déclarant: «Pour reprendre notre participation […], nous attendons l’accord entre les deux bureaux politiques ». 2 sièges de la Commission des lois sur 9 ont été laissés vacants pour l’UPK…

Le parlement d’Erbil devra redevenir rapidement pleinement fonctionnel pour aborder deux dossiers extrêmement importants: la réactivation du poste de Président de Région, suspendu depuis 2017, ses prérogatives réparties entre Premier ministre et Président du Parlement, et la rédaction d’une Constitution de la Région…

À Kirkouk, la réunion du Conseil provincial du 18 a été retardée, également en raison des désaccords entre PDK et UPK. L’UPK voulait qu’elle se tienne à Kirkouk, mais le PDK insistait pour Erbil et de plus, rejetait le candidat de l’UPK au poste de gouverneur… (Kurdistan 24)

Autre problème réclamant l’attention aussi bien de Bagdad que d’Erbil, la sécurité dans les territoires disputés, où les djihadistes de Daech, présents notamment dans les montagnes d’Hamrîn, Makhoul et Qarachogh, relèvent la tête. Le 3, la coalition internationale a bombardé leurs positions dans les monts Hamrîn et Makhoul (ISHM). Le 4, la Sécurité de Garmiyan a annoncé avoir arrêté 4 responsables djihadistes soupçonnés d’attaques récentes à Hawija, Hamrîn et Mossoul. Le 11, des miliciens Hashd al-Shaabi de Khanaqin ont tué un homme qui selon eux préparait une attaque-suicide contre leurs cantonnements (Kurdistan 24). Le 19, deux officiers ont été tués dans l’attaque d’un point de contrôle de Qayyarah (Ninive), tandis que 4 des attaquants étaient aussi tués. Le lendemain, un officier des Hashd a été tué dans une attaque sur le quartier sud al-Wasti de Kirkouk et un autre milicien blessé. Toujours le 20, Kurdistan 24 a également rapporté plusieurs kidnappings durant la semaine précédente dans la province d’Anbar (ISHM). Le 24, les djihadistes ont attaqué le village de Sayf Saad, dans le district de Qara Tapa, au sud de Kirkouk. Selon un responsable local de l’UPK, ils ont échangé des tirs de roquettes avec les habitants, finissant par se retirer, laissant un villageois blessé et un autre porté disparu, probablement kidnappé (Kurdistan 24).

Le 15, dans la session du Conseil de sécurité des Nations Unies consacrée à la situation sécuritaire et humanitaire de l’Irak, la responsable de la Mission d’assistance pour l’Irak (UNAMI), Jeanine Hennis-Plasschaert, a mis l’accent sur la croissance des réseaux djihadistes et leur menace persistante pour l’Irak et ses voisins (ISHM).

Face à la dégradation de la sécurité, Bagdad et Erbil ont repris leurs discussions pour améliorer leur coordination militaire dans les territoires disputés. Le 4, une délégation militaire irakienne conduite par le Chef d’état-major adjoint a été reçue au ministère des Pechmergas d’Erbil. Ont été constitués un «Comité suprême» et cinq autres comités mixtes nantis de l’autorité pour décider d’opérations conjointes. Leur premier travail sera de dresser un état de la situation sur le terrain, pour décider où des forces conjointes sont nécessaires (Rûdaw). Le 12, ont été temporairement déployées de petites unités de pechmergas entre Kifri et Touz Khourmatou pour répondre à l’accroissement de l’activité de Daech dans cette zone. Concernant Kirkouk, aucun déploiement de pechmergas n’a eu lieu, un accord Bagdad-Erbil restant à trouver à ce propos (WKI). Le 9, le gouverneur intérimaire de Kirkouk, Rakan Said al-Jabouri, avait indiqué n’avoir pas été informé d’un tel accord, ajoutant que la situation sécuritaire était «stable». Pourtant, le 10, un policier kurde était tué par un responsable des Hashd al-Shaabi, qui s’enfuyait de la ville pour échapper à l’arrestation, et le 11 au soir, des inconnus à bord d’un véhicule lançaient une grenade à main sur le domicile du responsable kurde de la police du quartier Azadi, qui n’a fait que des dégâts matériels (Rûdaw). Le 22, Rûdaw a annoncé la création à Kirkouk d’un commandement conjoint entre diverses forces de sécurité, mais sans les pechmergas, et dont le QG devait se trouver dans l’ancien bureau du PDK en ville! Le ministère de la Défense a démenti le lendemain, assurant que les réunions se poursuivaient avec les pechmergas.

Parallèlement, les Kurdes ont continué à dénoncer l’arabisation des territoires disputés. L’ancien responsable pour Khanaqîn de la Commission de l’Article 140, Adnan Mansour, a déclaré le 1er que, depuis la prise de contrôle de cette zone par l’armée irakienne, il n’avait pu regagner son domicile. Le chef du Conseil municipal de Khanaqîn, Samir Nour, s’est plaint que 57 familles arabes avaient été autorisées à s’installer en ville et que les changements démographiques avaient causé la fermeture de plusieurs écoles kurdes (Rûdaw).

Enfin, signalons que l’ancien président français François Hollande s’est rendu à Erbil comme invité principal de la cérémonie de remise du Prix Shifa Girdî. Ce prix, nommé en hommage à la journaliste kurde de Rûdaw tuée à Mossoul le 25 février 2017 en couvrant la bataille pour reprendre cette ville à Daech, est décerné chaque année à une journaliste par un comité de membres de cette profession. Il a été cette année attribuée à la journaliste libanaise Jenan Moussa. François Hollande a dans son intervention rappelé sa présence à Erbil en 2014, rendu hommage aux pechmergas ayant combattu Daech, et averti du risque de résurgence du groupe djihadiste. Il a été reçu le lendemain par le Premier ministre du GRK.

IRAN: AU KURDISTAN, LES DÉFENSEURS DE L’ENVIRONNEMENT DANS LE COLLIMATEUR DU RÉGIME

Les assassinats de porteurs de marchandises transfrontaliers kurdes, les kolbars, se poursuivent au Kurdistan d’Iran. Les forces de répression du régime les considèrent comme des contrebandiers et leur tirent dessus sans sommation, alors que, n’étant pas armés, ils ne constituent aucun danger… Le 1er février, les garde-frontières iraniens ont tendu une embuscade à un groupe de kolbars près de Baneh, blessant grièvement l'un d'eux. Puis le 5 février, ils en ont blessé deux autres, l’un près du poste-frontière d’Armardeh, entre Baneh et le Kurdistan d’Irak, l’autre près de Sardasht, une ville près de laquelle ils ont aussi abattu des chevaux utilisés par les porteurs. Enfin, le 4, entre Piranshahr et Hadji Omaran (côté Kurdistan d’Irak), un kolbar a perdu une jambe sur une mine datant de la guerre Iran-Irak (WKI).

Ces violences continuelles ont fini par faire réagir un député kurde du parlement iranien, Rassoul Khizir, qui a déclaré le 16 que puisque la situation économique de l’Iran se dégradait en raison des sanctions américaines et que l’inflation mettait les habitants des provinces frontalières en difficulté, il fallait ouvrir les frontières pour les soulager: «Alors que nous sommes sous blocus, ne nous imposons pas un autre blocus. C’est maintenant le meilleur moment pour rouvrir les frontières», a-t-il déclaré. Mais le lendemain, l’organisation de défense des droits de l’homme Hangaw a rapporté qu’un autre kolbar avait été assassiné près de Baneh, et un autre blessé à Piranshahr (Rûdaw)… Un autre a dû être hospitalisé, gelé dans la montagne près de Kermanshah. Au 19 on comptait déjà depuis le début de l’année 12 kolbars morts et 28 blessés (WKI). Le 24, le journal américain Foreign Policy a publié un reportage détaillant les conditions de ces porteurs (->) alors que, selon les chiffres officiels iraniens eux-mêmes, la province kurde de Kermanshah souffre avec 21,6% du taux de chômage le plus élevé du pays…

Les mauvaises conditions économiques et le non-paiement des salaires par l’État continuent à provoquer des mouvements sociaux. Après plusieurs grèves depuis le début de l’année, ce sont les chauffeurs de taxi de Bokan qui ont rejoint le mouvement le 5, et les employés municipaux de Kermanshah se sont rassemblés le 9 devant la mairie pour demander leurs salaires, non perçus depuis 3 mois, et 8 mois d’heures supplémentaires également non reçues (WKI). Selon l’Organisation de défense des droits de l’homme du Kurdistan (KMMK), les employés de la ville de Sawlawa, qui n’ont pas été payés depuis 2 mois, ont aussi protesté, et le 14, ce sont les enseignants de six villes différentes du Kurdistan, dont Sanandadj, Ouroumieh et Kermanshah, qui se sont rassemblés devant les bureaux de la Direction de l’éducation pour réclamer leurs salaires, la libération des prisonniers politiques et la fin des politiques éducatives discriminatoires. Selon KMMK, plusieurs participants à ces protestations ont été arrêtés et mis au secret par la Sécurité à Ouroumieh, ainsi qu’un syndicaliste enseignant bien connu, Mokhtar Assadi, à Sanandadj (WKI). Déjà arrêté plusieurs fois pour avoir défendu les droits des enseignants, Assadi était demeuré détenu un an dans la prison d'Evin à Téhéran sous l'accusation de propagande anti-gouvernementale, avant d’être libéré en juillet dernier (VOA).

Parmi les discriminations subies par les Kurdes, se trouve celle dont est victime leur langue. Quelques jours avant la Journée internationale de la langue maternelle, prévue le 21 février, plusieurs partis politiques représentant des minorités linguistiques d’Iran, dont le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), ont adressé une lettre ouverte à la Directrice générale de l’UNESCO pour dénoncer les discriminations linguistiques et demander un meilleur suivi et davantage de pression sur Téhéran.

À côté des arrestations répondant aux mouvements sociaux, la Sécurité du régime réprime aussi les membres des partis politiques interdits et cible particulièrement depuis un certain temps les défenseurs de l’environnement. C’est que, depuis les destructions menées par les autorités, qui ont selon KMMK passé des accords avec des sociétés peu scrupuleuses pour procéder à des coupes massives d’arbres dans les forêts de la région de Saqqez, les questions environnementales génèrent des tensions croissantes au Kurdistan. De nombreux défenseurs de cette cause qui s’opposent à ces trafics quasi-maffieux risquant de s’étendre dans d’autres régions du Kurdistan sont inquiétés et arrêtés sous l’accusation d’«espionnage».

Le KMMK a comptabilisé 42 arrestations de Kurdes depuis le début de l’année. Le 2 février, un prisonnier kurde sunnite condamné à mort a entamé une grève de la faim dans l’établissement de Zahedan après avoir été mis à l’isolement. Le 6, l’imam d’un village près d’Ouroumieh a été arrêté après avoir critiqué le régime dans son prêche. Le 9, Amnesty International a condamné l’usage «non nécessaire et excessif» de la violence dans les prisons iraniennes. Dans la prison de femmes de Shahr-e-Rey, près de Téhéran, plusieurs détenues qui avaient protesté le 7 contre les conditions de détention et l’absence de soins apportés à l’une d’entre elles ont dû être hospitalisées après avoir été exposées à des gaz lacrymogènes. Certaines avaient aussi frappé la porte de leur cellule de leurs poings après avoir appris qu’elles ne faisaient pas partie des prisonnières amnistiées à l’occasion des 40 ans de la République islamique (Rûdaw). Le 12, trois jeunes Kurdes de Piranshahr ont été condamnés à des peines de plusieurs mois jusqu’à un an de prison pour «tentative de perturber la sécurité nationale» et liens à des partis kurdes. A Ilam, un poète kurde a été poursuivi pour «insultes à des personnes sacrées» (WKI).

Le 14 février, 10 activistes kurdes, tous arrêtés en quelques jours début janvier, étaient toujours incarcérés au centre de détention du ministère des Renseignements à Sanandadj, privés de contacts avec leurs familles et avocats. Il s’agit de 8 membres du «Parti iranien de l’unité nationale», dont le programme concerne entre autres l’environnement, et 2 défenseurs de l’environnement, dont Sirwan Ghorbani, arrêté chez lui et emmené par les policiers un sac sur la tête. Parmi les personnes arrêtées se trouve aussi l’avocat Farhad Mohammadi. À la date du 5 février, tous n’avaient été autorisés à passer qu’un appel téléphonique à leurs familles. Dans une interview du 8 janvier à l’agence officielle IRNA, un responsable provincial de la Sécurité les a accusés d’avoir participé, sous le couvert d’activités de défense de l’environnement, à des activités criminelles «en lien avec des groupes contre-révolutionnaires», et notamment au meurtre en juillet 2018 d’un ambulancier du Croissant rouge iranien… Le 25 janvier, un groupe de 59 avocats a appelé à la libération des prisonniers, et en particulier de leur confrère Mohammadi. Au moins 8 avocats défenseurs des droits de l’homme en Iran sont emprisonnés, dont Nasrin Sotoudeh, défenseuse de nombreuses femmes ayant refusé de porter le voile en public. Parmi les défenseurs de l’environnement arrêtés, figure aussi Sepideh Kashani, ancienne conseillère aux activités du Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE).

Le 16, la militante des droits civils et défenseuse de l’environnement Sahar Kazemi a été condamnée à 5 ans de prison par le Tribunal révolutionnaire de Sanandadj, le jour même où son mari, Madeh Fat’hi, était libéré sous caution de 3 mois d’incarcération en isolement. Elle a immédiatement fait appel. Sahar Kazemi avait été fréquemment convoquée depuis 2 ans au bureau de la Sécurité de Sanandadj pour interrogatoire. Arrêtée à son domicile par des agents de la Sécurité en août dernier, elle avait été remise en liberté conditionnelle le 24 novembre, avant d’être arrêtée de nouveau le 2 décembre.

Le 22, Amnesty international a appelé l’Iran à suspendre l’exécution de 3 adolescents convaincus de crimes commis alors qu’ils étaient encore mineurs. L’un d’eux est condamné pour «inimitié envers Dieu», un chef d’accusation utilisé pour justifier une exécution aux motifs douteux, tandis que les deux autres sont accusés de meurtre. Le premier, alors âgé de 17 ans, aurait de plus été torturé au moyens de décharges électriques pour lui extorquer des «aveux». Un autre des jeunes gens avait été arrêté en 2014 alors qu’il n’avait que 15 ans, et aurait poignardé un de ses instituteurs. Reconnu instable psychologiquement, il avait été condamné à 3 ans de prison avant que ce verdict ne soit remplacé pour une condamnation à mort par la Cour suprême en janvier 2017. Le dernier avait aussi poignardé une autre personne alors qu’il était ivre… (Rûdaw)

Enfin, une sportive kurde d’Iran de 20 ans, Arezou Miraki, originaire de Sanandadj, a été libérée le 24 après 2 semaines passée en prison dans cette ville. Appartenant à l’équipe de kick-boxing de Soran, au Kurdistan d’Irak, elle avait été arrêtée à son retour en Iran après une compétition tenue dans cette ville fin 2018. Selon ses proches, elle avait été arrêtée pour avoir brandi le drapeau du Kurdistan après l’avoir emporté sur une adversaire iranienne, et avoir posté des photos de ce moment sur les médias sociaux. Elle aurait dû sa libération à l’action des responsables de la Fédération iranienne de kick-boxing et de la Région du Kurdistan. Miraki demeure cependant frappée d’une interdiction de se rendre dans celle-ci (Kurdistan 24).

À l’étranger, l’Union européenne a mis en place un mécanisme qui pourrait permettre de contourner les sanctions américaines, mais a également critiqué Téhéran le 1er février pour son programme de missiles balistiques et a demandé la fin de ses «activités hostiles» sur le territoire de plusieurs de ses États membres et le respect des droits des femmes et des minorités. Cette déclaration critique fait suite à des sanctions imposées le mois dernier aux services de Renseignement et à plusieurs ressortissants iraniens accusés d’attaques ou de tentatives d’attaques contre des opposants sur le territoire de l’Union…

LE KURDISTAN D’IRAK HÉBERGE TOUJOURS 1,5 MILLIONS DE DÉPLACÉS OU DE RÉFUGIÉS

Le Gouvernement régional du Kurdistan a tiré la sonnette d’alarme le 14 février dans un communiqué publié sur son site (->): en 2018, seulement 32.000 personnes déplacées (en anglais IDP) ou réfugiées ont pu rentrer chez elles sur approximativement 1,5 millions ayant trouvé refuge dans la Région du Kurdistan d’Irak depuis l’irruption de Daech à l’été 2014: selon le responsable du Centre de coordination de crise du GRK, Hosheng Muhammad, 27.671 déplacés et 4.380 réfugiés syriens seulement ont quitté la Région durant 2018. Ce faible nombre de retours s’explique en partie par la persistance des problèmes de sécurité dans les lieux d’origine, l’absence de services, et, pour la Syrie, la poursuite de la guerre…

Par ailleurs, les déplacés et réfugiés ont continué en 2018 à fuir leurs demeures, puisque 28.487 Irakiens – en majorité de la province de Mossoul (Ninive) et 3.795 ressortissants syriens ont cherché refuge au Kurdistan, compensant presque exactement les départs… La Région du Kurdistan, qui compte environ 4,5 millions d’habitants, héberge donc 1.411.532 personnes déplacées ou réfugiées, dont 1.127.400 déplacés irakiens et 249.639 réfugiés syriens. En janvier, 38 camps étaient installés dans la Région. Subvenir aux besoins de base d’une telle quantité de personnes pose des problèmes logistiques et financiers considérables, d’autant plus que le choix du GRK a été et demeure de ne faire aucune discrimination ni par rapport aux citoyens du Kurdistan, ni entre personnes hébergées elles-mêmes, en fonction des origines, de la religion ou de l’affiliation politique. Hosheng Muhammad a précisé que, malgré la grave crise financière rencontrée par le GRK depuis plusieurs années, celui-ci a pu fournir une grande partie de l’ensemble des postes incluant la sécurité, les abris, l’eau, l’électricité, la santé, l’éducation, la gestion des camps, qui ont un coût de 162 millions de dollars par mois, soit 1,9 milliards de dollars par an. Muhammad a ajouté que 65% des résidents des camps n’avaient aucun revenu et dépendaient entièrement de l’aide du GRK, des agences des Nations Unies et des ONG, et que, malgré les efforts très importants qu’elles ont accomplis pour assister le GRK, les agences de l’ONU et les ONG locales et internationales, et de manière générale la communauté internationale, n’ont pu apporter que 25% des besoins, 75% demeurant à la charge du GRK. De plus, une fois la victoire contre Daech annoncée par le gouvernement irakien le 9 décembre 2017, le nombre d’organisations internationales présentes dans les camps a baissé significativement…

Les chiffres avancés par Muhammad correspondent approximativement à ceux publiés par le Centre de coordination de crise du ministère de l’Intérieur du GRK dans son «tableau de bord» résumant la situation à la mi-janvier 2019 (->), qui dénombre 1.509.373 déplacés et réfugiés enregistrés. Ce document précise d’ailleurs que, contrairement aux idées reçues, la majorité des déplacés et réfugiés sont hébergés par leurs communautés déjà présentes au Kurdistan d’Irak, tandis que seulement 37% vivent dans les camps…

Pour sa part, l’agence américaine d’aide internationale USAID (US Agency for International Development) a estimé le 9 février, dans sa première Complex Emergency Fact Sheet on Iraq pour l’année, que 6,7 millions de personnes en Irak nécessiteraient une assistance humanitaire durant 2019 (->). À noter que ce rapport chiffre le nombre de déplacés dans l’ensemble de l’Irak à 1,8 millions, suivant les chiffres présentés sur son site par l’Organisation Internationale pour les migrations des Nations Unies (IOM), également mentionnés le 6 par Pete Mauer, Président du Comité international de la Croix-Rouge. Ceci confirme que la Région du Kurdistan héberge la plus grande partie des déplacés et réfugiés du pays… Enfin, l’UNICEF a compté parmi ces déplacés 825.000 enfants, dont un tiers se trouvent dans les camps (Kurdistan 24).

L’IOM note de son côté, dans son rapport du 2 janvier (Integrated Location Assessment III, anglais ou arabe ->), que les taux de retour étaient déjà à l’été dernier significativement plus faibles dans le nord du pays: 83% pour les déplacés originaires d'Anbar, contre seulement 68% et 55% respectivement pour ceux originaires de Salah al-Din et de Ninewa (Mossoul)… Kurdistan 24 évoquait le 4 février la persistance d’attaques de Daech dans cette dernière province qui dissuadait les déplacés de rentrer, ainsi que l’attitude de certains membres des milices chiites Hashd al-Shaabi à l’égard des déplacés sunnites. Selon Rûdaw, une autre raison pour ce bas taux de retours est la baisse des financements reçus par les ONG susceptibles d’aider les déplacés à rentrer et la diminution du nombre d’ONG présentes dans les camps, ce qui corrobore les déclarations de Hosheng Muhammad.

DÉCÈS DE BERNARD DORIN, DIPLOMATE ET GRAND AMI DU PEUPLE KURDE

Nous avons appris ce mois avec une profonde tristesse le décès dans la soirée du 20 février de l’ambassadeur Bernard Dorin, ami de longue date de la cause et du peuple kurdes, à l’âge de 89 ans des suites d’une longue maladie.

Né le 25 août 1929 dans une famille militaire de tradition gaulliste, Bernard Dorin a fait de brillantes études à Sciences Po et à l’ENA, dont il sortit major de sa promotion en 1956. Il a ensuite opté pour la carrière diplomatique, qui a failli tourner court… à cause des Kurdes. En effet, jeune diplomate au Quai d’Orsay, il prend connaissance d’une décision de vente des bombardiers Hawker-Siddeley AV-8 Harrier britanniques au régime de Bagdad, alors en guerre contre la résistance kurde. Londres en informe Paris et sollicite son aval. Chargé du dossier, Bernard Dorin tente de convaincre le secrétaire général du Quai d’Orsay d’y opposer un refus car ces avions allaient sans doute être utilisés dans les bombardements de populations du Kurdistan. Il n’y parvient pas et son insistance lui vaut d’être révoqué. Il part alors rejoindre les maquis du général Barzani où il sert pendant quelque temps d’instructeur militaire. À son retour du Kurdistan, il finit par être réintégré au Quai d’Orsay après un passage remarqué par le Cabinet d’Alain Peyrefitte, ministre de l’Information du général de Gaulle.

Militant passionné de la francophonie, Bernard Dorin a aussi été l’un des artisans de la relation privilégiée entre France et Québec. Étroitement associé à la préparation et au déroulement du fameux voyage du Général De Gaulle dans la «Belle Province» en juillet 1967, il veille notamment à ce que le Président français ne soit pas cantonné dans des activités officielles, et après ce voyage, il joue un rôle déterminant dans la préparation du texte des accords franco-québécois dits «Peyrefitte-Johnson». Il sera en 1969 l’un des membres fondateurs de l’Association France-Québec.

Par ailleurs, sa carrière diplomatique a été brillante. Il a été nommé ambassadeur de France à Haïti, à l’âge de 42 ans, puis en Afrique du Sud, au Brésil, au Japon et enfin à Londres. Les responsables kurdes se souviennent qu’à l’occasion d’une réception offerte en l’honneur de Massoud Barzani en visite en Grande-Bretagne en 1993, il avait fait hisser le drapeau du Kurdistan sur son ambassade, ce qui lui a valu de nouveau quelques soucis avec le Quai d’Orsay…

Bernard Dorin avait, à la fin des années 1960, créé avec son ami l’Emir Kamuran Bédir Khan et le soutien d’intellectuels français comme Vladimir Jankélevich et Emmanuel de la Vigerie, une association de secours aux populations kurdes. Dès son retour à Paris en 1976 il a participé discrètement aux activités de l’Association France-Kurdistan créée en 1974, avec le soutien d’illustres intellectuels comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Laurent Schwartz, Pierre-Vidal Naquet, Maxime Rodinson… Devenu Directeur de la Francophonie du Quai d‘Orsay, il a initié un discret programme de bourses aux étudiants kurdes, programme qui a été repris et amplifié après la création de l’Institut kurde, sous la présidence de François Mitterrand.

Partout où Bernard Dorin était en poste il se considérait aussi comme l’ambassadeur de la cause kurde, donnant des conférences dans les universités, des entretiens dans la presse pour faire connaître la cause kurde. Après sa retraite, il a continué à militer en faveur des Kurdes en soutenant les actions de l’Institut kurde et de la Fondation Danielle Mitterrand. Il s’est rendu à deux reprises au Kurdistan irakien où il a reçu un accueil très cordial. Il voulait y créer une académie diplomatique pour y former des jeunes cadres kurdes. Il a, jusqu’à ses derniers jours, suivi de près la situation du Kurdistan. Lors d’un entretien le 14 février avec Kendal Nezan, il s’indignait de l’abandon par les alliés occidentaux des combattants kurdes syriens et prenait les dernières nouvelles du Kurdistan et… du Québec. Kurdistan et Québec deux causes, deux combats pour l’indépendance chers à son cœur qu’il a soutenus tout au long de sa vie.

Féru d’histoire, de géographie, de littérature, polyglotte mais amoureux de la langue française et ardent défenseur de la Francophonie, Bernard Dorin présidait l’association «Avenir de la langue française». Il avait publié plusieurs ouvrages, dont en 2005 un livre intitulé Les Kurdes – Destin héroïque, destin tragique, et en 2001, un livre de souvenirs, Appelez-moi Excellence, où il racontait les épisodes saillants de sa carrière diplomatique – non sans brocarder, au passage, ses collègues adeptes de «Sa majesté le Statu-quo». Décoré en 2009 de la distinction de Commandeur de la Légion d’Honneur par le Premier ministre français, il était aussi récipiendaire de la Grand Croix de l’Ordre Royal de Victoria ainsi que de l’Ordre des Francophones d’Amérique.

Avec sa disparition, le peuple kurde perd un grand ami des jours difficiles, la France un diplomate de grande envergure, courageux, non conformiste, fin lettré et visionnaire.