Près de trois mois après la prise le 23 mars dernier par les Forces démocratiques syriennes (FDS) du dernier village tenu par Daech dans l’Est syrien, Baghouz, il apparait de plus en plus clairement que la lutte contre l’organisation djihadiste est loin d’être terminée. Ses cellules dormantes commettent attentat après attentat dans les villes et les zones supposément sécurisées, et au moins une partie des nombreux incendies des récoltes de blé se succédant en Syrie comme en Irak leur est imputable. Le 1er juin, deux explosions à Raqqa, ensuite revendiquées par Daech, ont fait au moins 10 morts, un véhicule des FDS étant aussi victime d’une embuscade dans la région. Le 3, la sécurité de Manbij a annoncé l’arrestation d’un groupe de six personnes, dont deux femmes, soupçonnés d’être responsables d’au moins dix attaques dans les mois précédents, et qui en préparaient de nouvelles. Armes, munitions, explosifs, et même des lunettes infrarouges ont été saisis (Kurdistan 24). Mais cela n’a pas empêché une nouvelle explosion en ville le 6, où un civil a été blessé, puis le 8 à Hassaké, un attentat utilisant une moto piégée a fait deux blessés. Le 9, le démantèlement d’une autre cellule dormante a été annoncé dans un village de Deir Ezzor. Le 17, au moins sept civils, dont trois femmes et un enfant, ont été blessés à Qamishli dans un attentat-suicide près du siège de la Sécurité (AFP). Le 26, l’officier de liaison presse des FDS, Mustafa Bali, a annoncé l’arrestation dans deux raids différents près de Raqqa et Manbij de cinq djihadistes, et de quatre autres le 21 à Hassaké, dont l’important commandant «Abou Bachir» (Kurdistan 24).
Cependant, ce sont les nombreux incendies de récoltes de céréales qui ont marqué tout le mois, notamment en Djéziré, dans les régions de Qamishli et de Hassaké, et près de la frontière turque (WKI). Le 10, devant l’ampleur des dégâts et la menace d’incendie des puits de pétrole, le responsable des affaires agricoles de l’Administration autonome, Salman Barudo, a lancé un appel à la coalition pour aider à maîtriser les incendies à l’aide d’avions spéciaux. Daech a revendiqué une partie des incendies, mais des fermiers ont aussi évoqué des représailles locales contre des anti- ou pro-Daech, des étincelles dues à la mauvaise qualité de l’essence, ou tout simplement des négligences aggravées par la chaleur. Le 15, après la mort d’au moins dix personnes qui tentaient d’éteindre les flammes, Barudo a estimé la surface détruite à près de 350.000 hectares, accusant le Régime de Damas d’utiliser délibérément ces incendies pour «provoquer des troubles entre les habitants (...) et fragiliser l'Administration [autonome] kurde». Damas pourrait aussi chercher à détourner l’attention de son offensive imminente sur Idlib. À Qamishli, l’Administration autonome a accusé le régime, qui contrôle le quartier de l’aéroport, d’avoir refusé de dépêcher les voitures de pompiers qui y sont stationnées pour aider à éteindre les flammes.
De son côté, l'agence pro-Damas Sana accuse les Kurdes de provoquer ces incendies pour empêcher les agriculteurs de vendre leurs récoltes au gouvernement… C’est que, comme d’ailleurs pour le pétrole, régime et autorités kurdes sont en compétition pour le blé du Nord-Est syrien, grenier à blé du pays, et dont de plus la récolte est cette année excellente. Des deux côtés, après huit ans de guerre, un pain au prix abordable est la condition de la stabilité politique. Damas a augmenté son prix d’achat au kilo de 175 à 185 livres syriennes, l’Administration autonome de 150 à 160 livres. Le gouvernement conservant dans plusieurs villes tenues par les Kurdes une présence administrative, et notamment des centres d’achat de céréales, les agriculteurs peuvent y vendre leur récolte au régime. Après avoir d’abord interdit ces ventes, les autorités ont décidé en mai de les autoriser à condition que le blé demeure dans la région, afin que la population locale en reste la bénéficiaire (AFP). Blé comme pétrole constituent autant de moyens de pression dans les négociations qui se poursuivent (sans guère avancer) entre Damas et l’Administration autonome. À Deir Ezzor, les FDS surveillent l’Euphrate pour empêcher le pétrole de partir vers la rive Est, tenue par le régime, et le 4, un journaliste d’une chaîne pro-régime basé à Qamishli a été arrêté par les Asayish kurdes (Sécurité) après avoir filmé les incendies…
À Afrîn, les organisations de défense des droits de l’homme, dont Amnesty International, ont dénoncé l’augmentation des exactions subies par les civils de la part des djihadistes au service de la Turquie. Le 1er juin, Voice of America a relayé une information selon laquelle la semaine précédente, un jeune garçon de 10 ans atteint de trisomie avait été tué avec son père et son grand-père parce que la famille n’avait pas réussi à réunir les 10.000 $ de rançon demandés par leurs kidnappeurs. À côté de ces activités de banditisme pur et simple, une répression brutale frappe tous ceux osant critiquer les nouveaux maîtres de la région (VOA). Le 2 juin, les Forces de libération d’Afrîn ont publié un communiqué donnant le bilan de plusieurs opérations menées contre les militaires turcs et leurs alliés djihadistes, dans lequel elles ont revendiqué la mort de deux soldats turcs à Sherawa, dont un sergent, et d’un djihadiste à Mare (RojInfo). Le 8, un nouveau communiqué a mentionné quatre opérations, (dont deux sont probablement celles précédemment mentionnées), le 5 et le 6 près de Sherawa, Jindires, Shera, et Azaz; notamment un véhicule des djihadistes a été détruit le 6 à Jindires; le bilan total s’établit à neuf djihadistes tués et cinq blessés (AMN, Al-Masdar News).
Le 11, le ministère turc de la Défense a annoncé avoir éliminé 10 combattants kurdes près de Tell Rifaat en représailles de la mort d’un soldat turc le 9. La tension est montée en fin de mois entre les FDS et l’armée turque, alors que celle-ci accroissait sa présence dans la province de Hatay, à l’ouest d’Afrîn. Le 26, selon l’OSDH, un soldat a été tué et cinq autres blessés au nord de la province d’Alep par des roquettes tirées par les Kurdes (Le Figaro). Le 28, dans un poste d’observation turc de la région d’Idlib, un autre soldat turc a été tué et plusieurs blessés par des tirs provenant de zones contrôlées par l’armée de Damas. Le ministère turc de la Défense a indiqué avoir riposté.
Cependant, après le choc initial provoqué par l’annonce-surprise du retrait des militaires américains par le président Donald Trump, la situation internationale de l’Administration autonome semble s’être quelque peu améliorée. Les alliés des États-Unis au sein de la coalition contre Daech, tout en refusant de remplacer au pied levé les troupes américaines au Rojava, ont, avec l’appui vraisemblable du Pentagone, exercé une pression diplomatique pour le maintien d’une présence américaine sur place, faisant de ce fait diminuer le risque d’une invasion turque – tout au moins dans l’immédiat.
Plusieurs délégations étrangères ont fait ce mois-ci le voyage du Rojava. Dès le 31 mai, est arrivée une délégation de l’Assemblée nationale française conduite par Mme Marielle de Sarnez, Présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Accompagnée de l’écrivain Patrick Franceschi et de Khaled Issa, représentant en France de l’Administration autonome, après avoir visité le cimetière des combattantes tombées à Kobanê, elle a déclaré être venue «exprimer [sa] reconnaissance à tout le monde dans cette région, en particulier aux combattants qui se sont battus contre la barbarie». Dans une rare unanimité, le président du groupe «La France insoumise» (opposition), Jean-Luc Mélenchon, a salué cette mission le 26 juin en Commission des affaires étrangères. Tout en appelant au rétablissement de liens avec Damas et au respect de l’intégrité territoriale du pays, il a dénoncé le rôle régional de la Turquie et appelé à la participation des Kurdes aux conférences de reconstruction. Le 18, l’envoyé spécial américain pour la coalition anti-Daech a également dirigé une délégation au Rojava. Puis le 22 un représentant du ministère des Affaires étrangères australien, et le 23 un diplomate danois, sont venus à l’occasion du rapatriement d’enfants de djihadistes (WKI). Le 24, le gouvernement hollandais a annoncé étudier la demande des États-Unis de participer à la sécurité de la Région autonome, notamment en reprenant les missions de protection aérienne, arrêtées en janvier. Le 1er juin, le ministre allemand des Affaires étrangères avait déjà indiqué sa satisfaction au maintien au sol d’une présence américaine, et déclaré être prêt à participer à une protection aérienne (Kurdistan 24).
Après la défaite territoriale de Daech, l’Administration autonome a dû faire face à de nombreuses manifestations d’habitants arabes, majoritaires dans l’Est de son territoire. Pour tenter de faire baisser les tensions, elle avait déjà organisé le 3 mai près d'Ain Issa un forum auquel elle avait invité notamment des chefs tribaux arabes. Le 1er juin, Mazlum Kobane, le commandant en chef des FDS, a annoncé une importante restructuration de décentralisation militaire, avec l’établissement de conseils militaires locaux pour chaque ville (Rûdaw). Sur le plan politique, après le succès du Forum d’Ain Issa, le Conseil démocratique syrien (CDS) a relancé le dialogue avec la société, chefs tribaux et représentants des différentes communautés, afin de tenter d’élargir son assise en intégrant de nouveaux membres, ce qui pourrait permettre d’élaborer ensemble «des formules de compromis pour la future Syrie».
La question des djihadistes incarcérés et de leur famille, femmes et enfants, est toujours un casse-tête pour les autorités de l’Administration autonome. Alors que selon l’ONU, 74.000 prisonniers, dont 30.000 Syriens, s’entassent dans le camp de al-Hol, les rapatriements vers les pays occidentaux se font toujours au compte-gouttes. En contraste, le 27 mai, l’Ouzbékistan a annoncé le rapatriement de 156 de ses ressortissants, essentiellement des femmes et des enfants, remis la veille à une délégation consulaire de ce pays. Au total, plus de 300 Ouzbeks ont été rapatriés, ainsi que 231 Kazakhs, en majorité des enfants, et 84 Tadjiks, renvoyés d’Irak en mai. Le 2 juin, un responsable kurde a annoncé que quelque 800 femmes et enfants syriens allaient être libérés pour rejoindre leurs familles à Raqqa ou Tabqa. L’opération a été organisée suite à des demandes de chefs tribaux ou de notables locaux, et concerne aussi bien des civils ayant fui les combats que des proches de djihadistes, dont le comportement sera alors surveillé. Une première opération de ce type avait permis en mars dernier la libération de quelque 300 personnes. Le 3, alors que commençaient ces libérations, cinq orphelins étaient remis à une délégation norvégienne. Le 5, ce sont deux Américaines et six enfants qui sont partis vers les États-Unis. Le 10, douze enfants français sont arrivés à Paris dans un avion militaire spécialement affrété, qui a également ramené deux enfants néerlandais (AFP). Selon le ministère français des Affaires étrangères, il y a dans les camps du Nord-Est syrien 400 à 500 ressortissants français, dont une grande majorité d'enfants. Après un premier rapatriement de cinq enfants en mars, Paris n’exclut pas une troisième opération du même type, réclamée par les familles qui dénoncent les conditions sanitaires déplorables des camps. Médecins sans frontières a fin mai qualifié celles d’al-Hol de «critiques». Autre inquiétude des familles, la dictature exercée dans les camps par les femmes les plus radicalisées, qui n’hésitent pas à agresser ou à incendier les tentes des «mécréantes».
Le 13, la Belgique a annoncé le rapatriement de 6 enfants et adolescents, tous orphelins, après la signature d’un accord avec les autorités du Kurdistan d’Irak permettant leur transit par Erbil par l’entremise de l’association humanitaire belge Child Focus et du Délégué général aux droits de l'enfant.
Enfin, la polémique suscitée par la condamnation à mort en mai de onze Français transférés en Irak se poursuit.
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Le verdict est sans appel: rejetant l’annulation arbitraire du résultat des municipales d’Istanbul, les électeurs ont confirmé leur choix du candidat CHP, Ekrem Imamoğlu, cette fois non plus avec 0,16% d’avance sur Binali Yıldırım, son rival de l’AKP, mais bien 9,22%... La situation économique a certainement pesé, les statistiques officielles elles-mêmes montrant une augmentation du chômage et une récession de 2,6% depuis janvier (10,9% dans le domaine de la construction). Les autorités en sont venues à inculper les journalistes écrivant sur l’économie du pays! Mais il semble bien que ce soit le vote kurde qui ait été décisif. Le parti «pro-kurde» HDP avait obtenu à Istanbul 12,5% des suffrages aux élections de 2015 et 2018. De plus, selon les analystes, entre mars et juin 2019, près d’un demi-million d’électeurs kurdes conservateurs votant habituellement pour l’AKP auraient décidé de voter pour le candidat du CHP pour sanctionner la politique anti-kurde d’Erdoğan.
Anticipant un résultat défavorable, le pouvoir avait pourtant tout tenté. Après son «hyper-présence» lors du round précédent, le Président turc s’était tenu en retrait afin de redonner un aspect plus local à l’élection. Cependant, les vieilles méthodes d’intimidation et de partialité ne pouvaient être abandonnées aussi facilement: le 30 mai, une tente du CHP avait été attaquée deux fois de suite, un jeune soutien de ce parti passé à tabac et les banderoles électorales arrachées, puis la tente renversée une heure plus tard. Le 6, alors qu’Imamoğlu se rendait à Ordu pour un meeting, le gouverneur l’avait empêché d’accéder au salon VIP de l’aéroport, puis menacé d’intervenir si son meeting se prolongeait trop… La calomnie a aussi été utilisée: originaire de la province pontique de Trabzon, Imamoğlu a été accusé d’être secrètement grec. Mais cet effort pour le discréditer s’est retourné contre l’AKP en provoquant la colère des habitants de la province (Al-Monitor). Par ailleurs, comme lors du premier vote, Imamoğlu a bénéficié de soutiens, directs et indirects: de nombreux partis d’opposition, dont le HDP «pro-kurde», n’ont de nouveau pas présenté de candidats, et le nouveau maire HDP de Diyarbakir, Adnan Selcuk Mizrakli, a appelé explicitement dès le 4 à un «vote kurde anti-AKP». Les efforts de Binali Yıldırım pour se concilier les Kurdes en tenant meeting le 6 à Diyarbakir et en y utilisant le mot «Kurdistan» n’ont guère paru crédibles. Le coprésident du HDP, Sezai Temelli, a rétorqué: «Quand nos amis prononcent une ou deux phrases en kurde au parlement, vous insultez [cette langue] comme «langue inconnue», mais juste pour quelques votes et votre sale business, vous prononcez le mot «Kurdistan» et parlez kurde comme si de rien n’était, [alors qu’au même moment, vous faites enlever] les affichages en kurde à Tatvan et Bitlis!». Temelli a ensuite appelé à l’éducation en langue maternelle pour tous. De son côté, la coprésidente Pervin Buldan, rappelant le limogeage de plusieurs élus HDP, a appelé à chasser les «voleurs de votes». Le 17, après le débat télévisé entre les deux candidats, au cours duquel Yıldırım a promis de «nettoyer» l’Est de l’Euphrate en Syrie, le vice-président du groupe parlementaire HDP, Saruhan Oluç, lui rappelant qu’il était candidat… à la mairie d’Istanbul, lui a demandé ironiquement s’il le ferait avec la police municipale… Enfin, depuis sa cellule, l’ex-coprésident du HDP, Selahattin Demirtaş, a appelé à soutenir Imamoğlu pour faire barrage à «l’inimitié, la polarisation croissante de la société, la revanche, la haine, la rancune»… (Bianet).
L’agence pro-pouvoir Anatolie a eu beau publier opportunément, deux jours avant le vote, une lettre du leader kurde emprisonné Abdullah Öcalan dans laquelle celui-ci prônait la «neutralité», les électeurs kurdes d’Istanbul ne se sont pas laissés impressionner: si les paroles d’Öcalan sont si importantes, a remarqué le juriste Kerem Altıparmak, pourquoi alors l’avoir maintenu à l’isolement pendant huit ans? Öcalan a d’ailleurs indiqué que la décision en la matière serait celle du HDP… On a aussi ironisé sur le fait que reprendre les paroles d’Öcalan n’était plus maintenant passible d’emprisonnement.
Après l’annonce du résultat, célébré par des centaines de Kurdes dans les rues de la ville, Temelli et le député Garo Paylan ont tous deux déclaré qu’il constituait un message de paix, de démocratie et de pluralisme (WKI). Reprenant justement les termes de la lettre d’Öcalan, Temelli a appelé à «[r]ouvrir les voies fermées, à parler entre nous», à une nouvelle tentative de solution négociée à la question kurde, avec une constitution basée sur l’égalité entre tous les citoyens du pays: «Réduire les déclarations de M. Öcalan à une opinion sur une élection, c’est ne pas [les] comprendre», a-t-il conclu.
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Si l’AKP a perdu quelque peu de son arrogance après cet échec, la répression n’a connu aucune pause. Le pouvoir a tenté d’empêcher plusieurs marches LGBTI traditionnellement organisées à cette période dans tout le pays. Le 18, le gouverneur d’Istanbul a interdit un rassemblement place Taksim, puis quand les organisateurs ont répondu accepter de tenir la réunion en un autre lieu, il a également refusé… Les défilés prévus à Izmir et Antalya entre le 17 et le 23 ont également été interdits le 14 pour «la protection de la moralité publique», avant qu’un tribunal ne suspende les interdictions le 19. De quoi rendre furieux le pouvoir, le comité d’organisation de la manifestation d’Istanbul a annoncé que le thème serait cette année… l’économie («Ekonomi Ne Ayol?», «L’économie c’est quoi?»). Le 26, alors que le gouverneur de Mersin interdisait à son tour les défilés LGBT dans sa province, le député CHP Sezgin Tanrıkulu portait à l’agenda du parlement les discriminations anti-LGBT. Après Izmir, Antalya et Mersin, l’événement a été interdit le 28 à Gaziantep, dans un contexte de violences anti-LGBT encouragées par des policiers en civil (Bianet).
Parallèlement, la machine judiciaire a continué à tourner à plein régime. Ironisant sur la publication de la «Stratégie de réforme judiciaire» de M. Erdoğan, l’avocate et coprésidente de l’İHD (Association des droits de l’homme) Eren Keskin a déclaré le 31 mai: «On parle de “tolérance zéro” pour la torture, mais aujourd’hui nous avons rencontré une détenue enceinte de cinq mois qui a été dénudée et torturée». Keskin a ajouté que c’était la pire période qu’elle ait connue au cours de ses trente ans de lutte pour les droits de l’homme…
Le mois a été dominé par les procès contre les «Universitaires pour la paix» (Academics for Peace), signataires d’une pétition contre les violences des forces de sécurité dans les villes kurdes du pays qui avait enragé M. Erdoğan en 2016. Les arrestations et condamnations ont également concerné journalistes et acteurs de la société civile, notamment dans le milieu culturel kurde. En quelques rares bonnes nouvelles, on compte aussi quelques acquittements ou libérations conditionnelles.
Le mathématicien Tuna Altınel, signataire de la pétition incriminée, a été de plus inculpé de «propagande pour une organisation terroriste» à la demande du consulat turc à Lyon, pour avoir servi d’interprète à l’ancien député HDP Faysal Yıldız durant son intervention consacrée aux «Morts des caves de Cizre»: au moment de la levée du couvre-feu imposé sur cette ville kurde entre décembre 2015 et mars 2016, on avait découvert dans les ruines de trois immeubles les corps de 177 civils, dont 25 enfants, qui s’étaient réfugiés dans les caves suite aux tirs d’artillerie des blindés turcs. L’état des corps était tel qu’il avait fallu enterrer 74 personnes sans pouvoir les identifier… Füsun Üstel, professeure de Sciences politiques à l’université franco-turque de Galatasaray (Istanbul) a été arrêtée pour avoir participé à la même réunion (Le Figaro). Le 20, des étudiants de Galatasaray, dont est issu Altınel, ont lancé une pétition pour le soutenir (Bianet).
Le 12, les procès de treize universitaires inculpés de propagande terroriste pour avoir signé la même pétition se sont poursuivis dans quatre tribunaux différents d’Istanbul. Ils ont été condamnés à des peines allant d’un an et trois mois à deux ans et six mois. Certaines des peines de moins de deux ans ont été suspendues: si l’inculpé ne commet aucun autre délit dans les cinq ans, il ne sera pas emprisonné. Le 17, la chercheuse Ayşe Gül Altınay, co-auteure avec Fetihe Çetin du Livre des petits-enfants (Torunlar), a vu confirmée sa peine de 25 mois d’emprisonnement pour avoir «assisté sciemment et volontairement une organisation terroriste comme non-membre».
Concernant les poursuites contre des journalistes, Nurcan Baysal, arrêtée le 3 pour «appartenance à une organisation terroriste» pour avoir assisté à une réunion du Congrès pour une société démocratique (DTK) à Diyarbakir en 2012, a été relâchée. Déjà détenue en 2018 pour ses critiques de l’opération «Rameau d’Olivier» contre Afrîn, Baysal est également co-fondatrice du DISA (Diyarbakır Institute for Political and Social Research). Elle était surtout visée pour avoir passé en 2016 des mois dans les villages bombardés par les forces de sécurité pour aider les familles et recueillir des témoignages de violations des droits de l’homme. Le 13, le journaliste Yavuz Selim Demirağ, attaqué devant son domicile le 10 mai, a été au terme d’un procès fabriqué, emprisonné pour 11 mois pour «insulte au Premier ministre» en 2010… M. Erdoğan. Le 28, cinq collaborateurs du journal d’Istanbul Özgürlükçü Demokrasi, successeur de Özgür Gündem, dont son directeur de publication et l’imprimeur, ont été condamnés au total à 15 ans d’emprisonnement. Le même jour, la Cour constitutionnelle, après deux ans d’instruction, a accordé à l’ancien reporter du journal allemand Die Welt en Turquie, Deniz Yücel, une indemnité de 25.000 livres turques pour la violation de ses droits lors de son arrestation pour «propagande terroriste». Relâché, Yücel est maintenant en Allemagne…
Le 10, la jeune toulousaine franco-turque Ebru Firat, arrêtée en septembre 2016 pour appartenance au PKK après être venue combattre Daech au Rojava et condamnée à cinq ans de prison, a été placée en liberté conditionnelle pour bonne conduite. Elle doit cependant encore demeurer un an et trois mois à Diyarbakir et se rendre chaque semaine au commissariat (AFP).
Le 19, le site Bianet a annoncé le lancement par le procureur d’Istanbul d’une enquête contre la maison d’édition Avesta et son responsable Abdullah Keskin pour des messages sur les réseaux sociaux. Avesta a publié plus de 600 livres, en turc et en kurde, dont treize ont été interdits en 2018. Ses locaux ont déjà été la cible d’un incendie en 2016… Parmi les preuves à charge, un «post» contenant le mot «Kurdistan», qui n’est autre que l’annonce légale publiée sur le site web d’Avesta de l’interdiction du livre Histoire du Kurdistan! Le même jour, douze membres du HDP ont été arrêtés à Izmir.
Le 25 juin, a aussi pris place l’audience pour «appartenance à une organisation terroriste» de 18 avocats membres de deux cabinets juridiques différents. Arrêtés en septembre 2017, relaxés dans un premier procès en septembre 2018, six d’entre eux avaient été arrêtés de nouveau le même jour, après un changement opportun de magistrats. Ils risquent maintenant tous collectivement 159 ans, un mois et 30 jours de prison pour «appartenance à une organisation terroriste armée»…
Le 28, quinze étudiants de l’Université de Kocaeli inculpés pour avoir tenté de fêter Newrouz dans leur université en 2016, ont finalement été acquittés de l’accusation de «participation à une protestation illégale et refus de dispersion». Le même jour, Hasan Birlik est apparu devant un tribunal avec neuf autres prévenus pour «propagande terroriste». Leur crime: avoir assisté aux obsèques du fils d’Hasan, Hacı Lokman Birlik, tué à Şırnak en 2015 dans des combats avec l’armée turque. Ayant selon le rapport d’autopsie reçu 28 balles, le corps du jeune homme avait ensuite été traîné au travers de toute la ville par un véhicule blindé, et des photos prises par des officiers turcs diffusées sur internet… Aucun des auteurs de ces scandaleuses exactions n’a jamais été inquiété. La prochaine audience a été fixée à novembre (Ahval).
Autre scandale, celui des tortures infligées aux 54 civils incarcérés à Halfeti (Urfa) depuis le 18 mai. Le 3 juin, le Barreau d’Urfa a publié un rapport confirmant des sévices sexuels. 51 témoignages de personnes âgées de 13 à 75 ans font état de tortures dont usage de décharges électriques, menottage dans le dos et, contre plusieurs femmes, sévices sexuels et menaces de viol. Ces pratiques contreviennent à tous les articles de la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe, dont la Turquie est signataire…
La lutte autour de la mise en eau de la retenue du barrage d’Ilisu, planifiée au 10 juin, s’est poursuivie. Ce remplissage provoquerait le déplacement de 78.000 personnes et noierait la cité antique et médiévale d’Hasankeyf, des centaines de villages kurdes, et les milliers de grottes néolithiques. Avec ce barrage, l’État fait d’une pierre deux coups: il poursuit sa politique d’un siècle de destruction du patrimoine kurde, et se donne les moyens de couper l’eau du Tigre à l’Irak voisin, comme il peut déjà le faire à la Syrie avec l’Euphrate… Depuis 20 ans de constestation du projet, les protestations ont largement dépassé les frontières: le journal britannique de gauche The Canary a annoncé le 6 juin une manifestation devant l’ambassade turque à Londres. Les opposants au projet, qui tentent d’obtenir l’organisation d’une consultation des habitants de la région, ont repris espoir lorsque le bruit a couru que le remplissage était retardé. Mais le 12, la police est intervenue pour empêcher l’assemblée des jeunes du HDP de Batman de tenir une conférence de presse sur le barrage. Selon l’agence Mezopotamya, le groupe a trouvé à son arrivée le centre et le bazar d’Hasankeyf bloqués par la police et la gendarmerie, qui ont aussi, sur ordre du gouverneur, empêché la lecture de la déclaration devant le bureau local du HDP. 32 jeunes et la journaliste Sonya Bayık ont été violemment interpellés, puis molestés dans les fourgonnettes de police, avant d’être relâchés le lendemain après un contrôle d’identité (Bianet). D’autres protestations sont planifiées pour le 14 juillet (WKI).
Enfin, concernant l’affaire des manifestations de Gezi Park à Istanbul, l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW) et Amnesty international Turquie ont demandé respectivement le 19 et le 21 l’abandon des charges contre Osman Kavala et Yiğit Aksakoğlu et leur libération, arguant que leur dossier est vide. Seize personnes sont dans cette affaire accusées de «tentative de renversement du gouvernement» pour «organisation et financement» des manifestations de 2013 au parc Gezi. Osman Kavala, qui risque la prison à vie, est emprisonné depuis 19 mois, et son co-accusé depuis sept mois. À l’audience, le 24, Mücella Yapıcı, membre de la Chambre des architectes d’Istanbul, a déclaré dans sa défense: «On nous accuse d’avoir créé l’impression qu’il y avait eu des violences à Gezi. Est-ce que ceux qui ont perdu la vie ou leurs yeux à Gezi les ont perdus à cause d’une “impression”?»… Le tribunal a décidé du maintien en détention de Kavala et de la libération conditionnelle d’Aksakoğlu. La prochaine audience est fixée au 18 juillet.
Cette affaire commence à avoir un retentissement international: sept organisations de la société civile allemande ont également demandé dans un communiqué conjoint le classement de l’affaire et la libération immédiate des accusés. Parmi elles, Amnesty international Allemagne, l’Union des journalistes allemands, le PEN Club, l’Union des éditeurs et Reporters sans frontières. À l’audience, étaient aussi présents les consuls allemand, suédois, néerlandais et français, des représentants des consulats de Norvège et des États-Unis, la vice-présidente du Bundestag, et des membres de la délégation de l’Union européenne en Turquie… (Bianet)
L’«Affaire Kavala» n’a certainement pas amélioré la réputation internationale de la Turquie, déjà bien mise à mal par ailleurs. Ainsi le 29 mai l’Union Européenne a publié pour la période mars 2018 – mars 2019 un rapport d’étape extrêmement négatif. Le Commissaire aux négociations d’élargissement, Johannes Hahn, a souligné qu’en plus des violations des droits de l’homme, le pays avait connu un sévère recul en termes démocratiques, économiques et de libre marché. Le rapport mentionne notamment qu’une partie des dispositions de l’État d’urgence ont simplement été transférées dans le droit commun… Le rapport note aussi que l'espace de la société civile s'est encore réduit, et que «de nombreux défenseurs des droits de l’homme, militants de la société civile, médias, universitaires, politiciens, médecins, avocats, juges et […] LGBTI sont toujours détenus, parfois sans inculpation, et font l'objet de campagnes de diffamation par les médias et les responsables politiques»… Ces termes ont évidemment été récusés par le ministère turc des Affaires étrangères, selon lequel «les critiques du fonctionnement du système judiciaire sont inacceptables», «injustes et disproportionnées», et le rapport «partial» et rédigé d’un «point de vue populiste»…
Probablement dans une tentative d’apaiser les relations avec les États-Unis, l’employé turco-américain de la NASA Serkan Gölge, condamné à sept ans et six mois de prison pour gülénisme, a été remis en liberté conditionnelle le 31 mai. Toujours interdit de sortie du territoire, il doit cependant se présenter régulièrement au commissariat. Donald Trump a significativement remercié son homologue turc d’avoir libéré cet «otage» (!). Mais le Pentagone n’a aucunement fléchi dans son opposition à l’achat par la Turquie du système antiaérien russe S-400; le 4 juin, le Secrétaire à la Défense Patrick Shanahan a averti par courrier son homologue turc: si la Turquie persiste, elle sera exclue du programme de fabrication de l’avion de chasse F-35, dans lequel la Turquie a investi un milliard de dollars. L’ultimatum expire le 31 juillet. Aux États-Unis, les pilotes turcs en entraînement ont d’ores et déjà été interdits d’accès à l’appareil… Juste avant le «G20» à Osaka, où les deux présidents doivent se rencontrer, la justice turque a décidé de relâcher également Nazmi Mete Cantürk, cet employé turc du consulat américain à Istanbul placé en résidence surveillée (aussi pour gülénisme…). Pour le Pentagone, l’utilisation simultanée du système russe et de l’avion américain ferait courir un «risque inacceptable» à la défense américaine en permettant aux Russes d’obtenir au travers de leurs radars des informations sensibles sur le F-35…
L’armée turque a poursuivi au Kurdistan d’Irak l’opération anti-PKK déclenchée le 28 mai, suscitant toujours plus de déplacements de populations civiles… et de protestations. Les médias d’État ont annoncé le 1er juin le lancement d’un missile balistique tactique de fabrication turque, le Bora-1, sur un objectif PKK près de Khwakurk (Rûdaw). Le HDP a condamné l’incursion en Irak, accusant l’AKP d’accroître les divisions dans le pays par sa politique militariste. Le 4, un jeune yézidi a été tué par des tirs turcs près de Zakho (WKI). Le 5, l’agence Rojnews a indiqué que des pechmergas du PDK venus à Bradost pour éteindre un incendie causé par des frappes aériennes turques avaient eux-mêmes été pris pour cibles et que trois d’entre eux avaient été blessés, dont un gravement. Le gouverneur de Sidakan a indiqué que les frappes turques avaient obligé à évacuer plus de 120 villages (RojInfo). Le 12, des frappes aériennes et d’artillerie ont touché la route Dohouk-Amêdî (WKI). Le 23, les autorités locales ont reporté d’autres frappes d’artillerie sur la région de Zakho (Rûdaw), et le 26 c’est de nouveau Sidakan qui a été atteint, un civil tué et un autre blessé (Kurdistan 24). Le 29, deux jours après la mort de quatre civils dans une frappe turque près du village de Kurtak, au pied des monts Qandîl, et la mort le lendemain d’un autre civil à Bradost, un groupe de 52 députés kurdes irakiens a demandé au Parlement fédéral de discuter en présence du Premier ministre les violations turques de la souveraineté du pays (Rûdaw). Le 30, le ministère irakien des Affaires étrangères a condamné les frappes turques tandis que le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) demandait dans son propre communiqué à la Turquie et au PKK de cesser leurs affrontements dans des zones où se trouvent des populations civiles (Kurdistan 24).
Des accrochages se sont également produits du côté turc de la frontière: le 1er juin, deux soldats turcs ont été tués et cinq blessés à İğdir, à la frontière iranienne, sans que les médias turcs ne désignent le groupe kurde concerné (Rûdaw). Le 11 au soir, deux sous-officiers de gendarmerie ont été tués au Dersim et deux soldats blessés (Bianet). À Nusaybin le 14, l’armée a «pour raison de sécurité» interdit aux pompiers l’accès à un incendie qu’elle avait provoqué, obligeant les habitants à combattre le feu sans assistance extérieure (RojInfo). La nuit du 28, un autre soldat turc a perdu la vie dans une attaque du PKK sur la base d’Altıntepe (Hakkari).
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La politique intérieure du Kurdistan a été marquée ce mois-ci par l’entrée en fonction du Président élu, malgré la persistance des tensions entre les deux principaux partis de la Région, le PDK et l’UPK. Le 2 juin, le PDK a rendu public l’accord conclu en mars avec l’UPK, mettant ainsi implicitement en cause le boycott par ce parti de la session parlementaire du 28 mai, au cours de laquelle Nechirvan Barzani avait été élu à la présidence (ISHM). Les deux partis n’ont cessé d’échanger des accusations de blocage pour la formation du nouveau gouvernement, au point que le 3, le responsable de l’Union islamique (Yekgirtû) a proposé sa médiation! Le désaccord porte toujours sur le choix du candidat commun au poste de gouverneur de Kirkouk. L’UPK a annoncé qu’elle enverrait une délégation de haut niveau à la cérémonie de prestation de serment du nouveau Président, prévue le 9, à laquelle assisteraient également 21 députés de ce parti (Kurdistan 24). Le lundi 10 juin, le Premier ministre sortant du GRK a donc prêté serment comme Président en présence de nombreux invités, parmi lesquels le Président irakien Barham Salih, lui-même issu de l’UPK, le Président du parlement de Bagdad Mohammed al-Halbousi et plusieurs responsables de partis politiques irakiens, chiites et sunnites. Le responsable en exercice de l’UPK, Kosrat Rassoul, était également présent, peut-être un signe de détente entre les deux partis, ainsi que le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu. Le lendemain, Masrour Barzani, jusqu’à présent responsable («Chancelier») du Conseil de sécurité du Kurdistan, a été nommé Premier ministre par le Parlement par 87 voix sur les 97 députés présents. Le 12, le Président l’a officiellement chargé par courrier de former le nouveau gouvernement. Masrour Barzani, qui dispose de 30 jours pour ce faire, a rapidement entamé les consultations, se rendant le 17 à Suleimaniyeh pour rencontrer des dirigeants de l’UPK, du PDSK (Parti démocratique socialiste du Kurdistan) et de Goran. Il a déclaré espérer pouvoir compléter son gouvernement avant les vacances parlementaires de juillet. En cas de retard, a-t-il déclaré, «soit [les députés] tiendront une session extraordinaire, soit ils prolongeront leur session afin que nous puissions former le cabinet» (Kurdistan 24). L’UPK et Goran doivent choisir les candidats aux postes qui leur sont attribués et en envoyer la liste à Masrour Barzani (Rûdaw). Le 22, le Front Turkmène a annoncé avoir obtenu un ministère (NRT).
Cependant, la question du gouverneur de Kirkouk a continué à semer la zizanie entre PDK et UPK, l’UPK refusant de participer au prochain GRK si cette question n’était pas réglée, le PDK menaçant en réponse de former le gouvernement sans attendre l’envoi par les autres partis de leurs listes de noms… (NRT) L’UPK réclame le poste de gouverneur de Kirkouk sur la base de son plus grand nombre de Conseillers provinciaux. Le PDK, qui déclare refuser d’accepter comme gouverneur quiconque ayant une responsabilité dans la perte de la province le 16 octobre 2017, soutient un ancien membre de l’UPK, Faraydun Abdulqadir, un non-membre que l’UPK répugne à accepter comme gouverneur (Rûdaw).
Finalement, faute d’accord, le Parlement a reporté son entrée en vacances en programmant une session supplémentaire le dimanche 30 juin, session au cours de laquelle il a voté un nouveau report de 15 jours, afin de donner une chance supplémentaire au Premier ministre de former son gouvernement (Kurdistan 24).
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Plusieurs mois après la désignation du Premier ministre Adil Abdul-Mahdi, à la mi-juin, le gouvernement irakien était encore incomplet, quatre ministères importants demeurant vacants: Défense, Intérieur, Justice et Éducation. En cause, la rivalité entre les principales coalitions du Parlement de Bagdad, chacune insistant sur son candidat. Le 16 juin, la presse irakienne a annoncé que plusieurs blocs envisageaient de s’opposer au gouvernement d’Abdul-Mahdi, auquel ils reprochent son inaction, et le 17 au soir, le leader de l’alliance Sayrûn, Muqtada al-Sadr, a lancé un ultimatum: si le Parlement ne désignait pas sous dix jours les ministres manquants, il «passerait à l’action». Cette menace a apparemment eu de l’effet, puisque le 24, les députés ont élu trois candidats: Najah Hassan al-Shamari à la Défense, Yassin al-Yasiri à l’Intérieur, et Farouq Amin Shwani à la Justice. Pour l’Éducation, Safana al-Hamdani n’a pu rassembler assez de voix pour être élu. Shamari, un officier arabe sunnite, était soutenu par l'ancien Premier ministre Ayad Allawi, Yassiri par le leader chiite Ammar al-Hakim, et Shwani, un juge kurde originaire de Kirkouk, était le candidat de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), auquel s’est finalement rallié l’autre grand parti kurde, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK).
La non-désignation de ces ministres était d’autant plus choquante que le gouvernement est confronté à des tensions aussi bien internationales (tension USA-Iran) que domestiques (exaspération des citoyens). Le 14, deux bombes ont explosé à Bagdad et trois obus de mortier ont frappé la base aérienne de Balad, à 64 km au Nord de Bagdad, où sont stationnés des conseillers américains; le 17, trois roquettes ont frappé Camp Taji, à 30 km au nord de Bagdad. Le 15, au moins quatre personnes ont été tuées et 17 blessées dans une violente manifestation anti-corruption à Najaf, suivie par une autre le 23. Le 20, le 22 puis de nouveau le 25, des centaines de manifestants se sont rassemblés à Bassora pour exiger la dissolution du Conseil provincial, la destitution du gouverneur, et surtout de meilleurs services. Le 26, le Conseil provincial de Dhi-Qar a voté la destitution du gouverneur, suivi le lendemain par celui de Diwaniyah; le même jour le Tribunal administratif ratifiait une décision votée en mai par le Conseil provincial de Kerbela destituant aussi son gouverneur… (ISHM) Le 29, il y a eu plusieurs blessés à Bassora quand la police a dispersé une nouvelle manifestation aux gaz lacrymogènes (Kurdistan 24).
Le 17, la Commission électorale a annoncé qu’elle retardait pour la seconde fois les élections provinciales, cette fois au 20 avril 2020. Prévues au 22 décembre 2018, elles avaient déjà été en janvier reportées à novembre 2019. La Région du Kurdistan, disposant de sa propre Commission électorale, n’est pas concernée par cette annonce, contrairement à la province de Kirkouk, qui n’a pourtant connu aucune élection provinciale depuis 2005… Il n’est d’ailleurs pas certain que la date annoncée puisse être respectée partout, notamment dans les provinces touchées par la guerre avec Daech et dont un grand nombre d’habitants sont toujours déplacés ailleurs.
Concernant les relations entre gouvernement fédéral et Région du Kurdistan, l’un des points de friction demeure le pétrole, même si les tensions se sont bien apaisées avec la nomination du nouveau Premier ministre et le vote du budget 2019. Celui-ci attribue au Kurdistan 12,67% du budget total de l’Irak (contre 17% avant la crise avec l’ancien Premier ministre Maliki, qui avait cessé tout versement en 2014). Le budget prévoit aussi que le Kurdistan fournisse à Bagdad 250.000 barils de pétrole par jour par l’intermédiaire de la société d’État SOMO, mais la question de cette livraison reste isolée de celle du paiement des fonctionnaires et des peshmergas du GRK: en cas de non-livraison, Bagdad peut réduire les fonds versés au Kurdistan au titre de projets et d’investissements, mais pas ceux de fonctionnement. Cependant, début juin, donc à mi-parcours de 2019, le GRK n’avait encore procédé à aucune livraison, ce qu’a fait remarquer Abdul-Mahdi dans un discours le 2 juin. À la mi-juin, alors que le parlement de Bagdad devait entamer la discussion du budget 2020, plusieurs députés kurdes se sont inquiétés de possibles mesures de rétorsion d’Abdul-Mahdi pour l’année suivante…
Le 20, cependant, le nouveau Président de la Région du Kurdistan, Nechirvan Barzani, s’est rendu à Bagdad où il a rencontré le Président irakien, le Premier ministre et le Président du Parlement, indiquant que son but était de «résoudre les problèmes pendants en accord avec la Constitution». Le 22, Barzani a indiqué que sur le principe, la livraison du pétrole ne posait pas de problème, mais qu’il fallait «conclure des accords au préalable», le GRK devant d’abord rembourser de nombreux prêts qu’il avait dû contracter après l’interruption du versement du budget fédéral par Maliki en 2014 (Rûdaw).
Le 25, l’Alliance Nasr (Victoire) de l’ancien Premier ministre Haider al-Abadi a accusé le GRK d’avoir violé la loi de budget 2019 en ne livrant pas le pétrole promis et appelé à la dissolution du gouvernement, accusé de se montrer «faible». Le lendemain, cependant, le ministre irakien du Pétrole, Thamir Ghadhan, s’est montré depuis Londres optimiste quant aux chances de parvenir à un accord.
Les discussions se sont aussi poursuivies entre Bagdad et Erbil à propos des pensions des victimes de l’Anfal, cette campagne génocidaire de l’ancien régime ba’thiste. Le ministère GRK de l’Anfal a indiqué le 24 que l’accord était proche, qu’il incluerait également les pensions des anciens prisonniers politiques et comprendrait une égalisation des pensions, qui sont actuellement deux fois plus élevées à Bagdad. Les fonds seraient envoyés par Bagdad, soit directement aux bénéficiaires, soit ajoutés au budget du GRK. Ces pensions concernent 70.000 personnes au Kurdistan (Kurdistan 24).
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Concernant le danger djihadiste, après les six explosions du 30 mai qui avaient fait trois morts et 37 blessés à Kirkouk, Daech a poursuivi son harcèlement, incendiant notamment de nombreux champs appartenant à des Kurdes dans les zones mal contrôlées car disputées entre Erbil et Bagdad, comme à Daqouq, au sud de Kirkouk, où cinq agriculteurs occupés à moissonner ont aussi été blessés par des tirs. Le 4, la situation est devenue si critique dans la province de Ninive (Mossoul) que la Commission irakienne des Droits de l’homme a appelé Bagdad à agir au Sindjar pour «contenir des feux ayant déjà consumé des milliers d’acres» alors que la province manque de camions de pompiers. Selon plusieurs responsables locaux, qui accusent Daech, en 48 heures 20 incendies ont dévoré 5.000 acres (2.000 ha). Le 9, la direction irakienne de la Défense civile a rapporté que 236 feux avaient détruit 12.800 acres (5.000 ha) de terres agricoles en un mois, principalement dans les provinces de Kirkouk, Ninive, Salahaddin et Diyala – précisément celles disputées (Kurdistan 24 pour sa part, donne à cette date une surface touchée de 37.000 acres, 15.000 ha). Le 15, le bilan était monté à 303 feux sur 11.465 acres (4.600 ha). Malgré cela, 2,5 millions de tonnes de blé ont été récoltées (ISHM). Cependant, la Défense civile a attribué les feux à des causes diverses: courts-circuits électriques ou étincelles provenant d’équipements agricoles, négligences (cigarettes…), voire incendies volontaires par les fermiers eux-mêmes, qui, après que les pluies torrentielles de mars et d’avril aient endommagé leurs cultures, cherchent une compensation du gouvernement… Une partie des feux a cependant bien été provoquée par des djihadistes exigeant une rançon des fermiers.
En tout cas, après qu’une bombe ait blessé le 6 quatre membres de la sécurité à Mossoul, la province de Ninive a officiellement demandé le 9 à Bagdad d’autoriser le retour des peshmergas pour assurer la sécurité en coordination avec les forces irakiennes. Les combattants kurdes demeureraient en-dehors des villes, où la sécurité serait assurée par les forces de police locales. Le gouverneur adjoint, Sîrwan Rojbêyanî, a déclaré que tant que la sécurité ne s’améliorait pas, aucun projet de reconstruction ne pourrait avancer (Kurdistan 24). Au Sindjar, la situation était de nouveau dramatique le 12, avec au moins deux Yézidis morts brûlés près de Kocho alors que les feux menaçaient aussi plusieurs fosses communes. Plusieurs villages encerclés ont dû être évacués (Rûdaw). Le même jour, plusieurs agriculteurs kurdes ont dénoncé lors d’une rencontre avec plusieurs Commissions parlementaires kurdes une campagne d’incendies visant à les chasser de leurs terres dans les territoires disputés. La Commission pour l’agriculture et l’irrigation s’est rendue à Bagdad pour demander au Parlement irakien de prendre des mesures contre ces actions (Kurdistan Parliament Newsletter). En effet, certains feux attribués à Daech visent des zones comme Sargaran, déjà soumises à des tentatives d’éviction par des colons arabes…
À côté des incendies, de nombreuses attaques ont aussi été perpétrées, quasiment une par jour. Le 6, Daech a tué deux civils et blessé deux autres au Sud de la province de Salahaddine, puis le 8, trois explosions ont tué ou blessé huit personnes à Kirkouk, et une autre a blessé un civil à Diyala, suivie par une autre le 11 qui a tué un agriculteur, et encore une autre le lendemain qui a fait un blessé à Khanaqin. Le 14, alors qu’une attaque au mortier était rapportée, 25 familles de Diyala auraient préféré quitter leur village (ISHM). Le 12, Daech a revendiqué une attaque contre les Unités de protection du Sindjar (YBŞ), affiliées au PKK, et le 20, quatre personnes ont été blessées dans un café de Khanaqin où un kamikaze a tenté de se faire exploser (Kurdistan 24). Le 23, une autre attaque a fait un mort dans un village à l’Ouest de Mossoul, et une autre le 27 trois femmes tuées et plusieurs autres blessées. À Kirkouk, on a compté trois civils tués le 24, un policier tué et quatre blessés le 25, un autre le 26, et le 27, une femme a été tuée et 17 autres passagers blessés quand deux explosions, non revendiquées, ont frappé deux bus urbains. Le 30, une bombe artisanale a fait un mort et deux blessés à Islahi (Jalawla, province de Diyala).
Confrontées à ce qui apparait de plus en plus clairement comme une résurgence de Daech, les différentes forces de sécurité peinent à se coordonner. En début de mois, le premier ministre irakien avait pourtant appelé à la coopération entre gouvernement fédéral, autorités locales et GRK, seul moyen pour assurer à long terme la sécurité de Kirkouk. Le 23, les Irakiens ont annoncé la destruction avec le soutien aérien de la Coalition de dix tunnels et grottes au Sud-Ouest de Mossoul. D’autres destructions de caches et éliminations de djihadistes ont suivi les 24 et 25 à Mossoul et Kirkouk (ISHM).
Cependant, à Kirkouk, les Kurdes continuent à se plaindre de discriminations à leur encontre. Selon plusieurs députés UPK, ils ont perdu 70 postes administratifs depuis le 16 octobre 2017, date de la reprise par Bagdad de la province… La récente nomination à la tête de l’université de Kirkouk du Kurde Sabah Ahmed apparaît comme l’exception qui confirme la règle, et encore a-t-il couru le bruit qu’ après l’annonce de sa nomination, il avait été menacé de mort par les milices chiites Hashd al-Shaabi…
Le 13, deux fermiers kurdes de Daqouq ont finalement gagné les procès que leur avaient intenté des colons arabes en octobre 2018, ce qui pourrait faire jurisprudence pour au moins quatre autres cas similaires. Mais parallèlement, le commandement militaire des opérations à Kirkouk a fait pression sur d’autres cultivateurs kurdes pour qu’ils signent des documents qui les obligeraient à cesser de cultiver leurs terres jusqu’à ce que la propriété de celles-ci soit confirmée au tribunal… Jusqu’à présent aucun n’a cédé (Rûdaw). Par ailleurs, le conflit se poursuit avec Rakan al-Jabouri, le gouverneur intérimaire mis en place en octobre 2017 par l’ancien Premier ministre Haider al-Abadi. L’administration dirigée par Jabouri vient de décider de n’allouer aucun budget de reconstruction à treize quartiers «illégaux» comme par hasard à majorité kurde. Ces quartiers sont considérés comme illégaux car ils ont été bâtis sans autorisation, mais d’autres quartiers se trouvant dans le même cas, non kurdes, ne seraient pas confrontés à la même décision… Selon Rûdaw, sur 106 milliards de dinars prévus pour les projets de reconstruction, seulement 11 milliards ont été affectés aux quartiers kurdes… Ahmed Askari, un des Conseillers provinciaux UPK, a cependant déclaré que le gouverneur s’était engagé à ce que les travaux soient démarrés dans les quartiers kurdes, ajoutant que si cette promesse n’était pas respectée, le Conseil irait en justice contre l’administration. Par ailleurs, Bagdad a mis en place le 26 un Comité interministériel qui examinera le budget établi par l’administration Jabouri.
Jabouri a par ailleurs été visé par un mandat d’arrêt pour huit charges différentes de corruption, avant d’être mis en liberté conditionnelle. La Commission d’intégrité l’accuse notamment, documents à l’appui, d’avoir utilisé de l’argent public pour des travaux personnels. Les Kurdes, quant à eux, l’accusent depuis sa nomination de relancer la politique d’arabisation du régime de Saddam Hussein. La chaîne kurde Rûdaw a publié un rapport selon lequel, depuis octobre 2017, un total de 7.166 familles arabes sont venues occuper des terres appartenant à des Kurdes, alors que selon un membre du Bureau des affaires des territoires disputés du GRK, Adalat Omer, plus de 100.000 Kurdes déplacés en octobre 2017 ne sont toujours pas rentrés à leur domicile, en particulier ceux originaires de Kirkouk, Khanaqin, Khourmatou et Sindjar (Shingal). «Les Kurdes [qui sont restés chez eux] subissent des pressions de la part des Arabes pour qu'ils quittent leur maison et leur terre», a ajouté Omer. Les tactiques utilisées vont des menaces de mort aux enlèvements, aux meurtres, ou à l'incendie des terres… De nombreux colons arabes tentent de se réinstaller en utilisant les titres de propriété qui leur avaient été donnés sous le régime de Saddam Hussein (Kurdistan 24).
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Les tensions Iran-États-Unis ne cessent de s’aggraver. Le 13 juin, des attaques non revendiquées ont visé des navires dans le Golfe, dont deux pétroliers. Le 17, accusé par Washington, l’Iran a pointé en retour une provocation américaine. Puis le 20, les Gardiens de la révolution ont annoncé que l’aviation iranienne avait abattu un drone américain au-dessus de la côte d’Hormozgan. Parallèlement, l’économie iranienne continue à se dégrader suite aux sanctions imposées par Washington après son retrait en mai 2018 de l'accord sur le nucléaire. Dans ce contexte difficile, le régime durcit sa répression, frappant toute velléité de dissidence, de protestation ou même d’expression non conforme. Sa stratégie vise clairement à réduire au silence par la terreur.
Parmi les défenseurs des droits de l’homme, les avocats ont été dernièrement particulièrement visés. Le 5 juin, le Centre pour les droits de l’homme en Iran (CHRI) a annoncé la condamnation d’Amir Salar Davoudi, arrêté par l’Etelaat en novembre 2018 et depuis maintenu à l’isolement à la prison d’Evin, près de Téhéran. Son épouse, Tannaz Kolahchian, a confirmé une peine de trente ans pour plusieurs charges, dont la plus grave, «établissement d’un canal sur l’application Telegram», lui a valu 15 ans: il s’agit du réseau d’avocats défenseurs des Droits de l’homme qu’il animait. Autres charges: «insultes aux officiels», «propagande contre l’État», «coopération avec des États ennemis par des interviews données à Voice of America», et «création d’un groupe visant à renverser l’État»… L’arrestation de Me Davoudi n’est pas un cas isolé. Au moins huit avocats iraniens ont été arrêtés depuis septembre 2018, simplement pour avoir défendu à titre professionnel des prisonniers politiques ou osé exprimer une opinion critique sur la situation du pays (HRANA). En novembre-décembre 2018, notamment, les trois avocats Qasem Sholehsadi, Arash Keykhosravi et Mohammad Najafi avaient reçu de lourdes peines. Celui-ci, qui purge actuellement une peine de trois ans, en risque 19 supplémentaires. L’avocate Nasrin Sotoudeh est également emprisonnée. Le 11 juin, HRANA a publié son rapport annuel sur les poursuites contre les avocats en Iran (->). Selon le CHRI, les autorités auraient publié une liste de 20 avocats «approuvés» auxquels les personnes accusées de «crimes contre la sécurité nationale» devraient s’adresser.
Le régime continue aussi à réprimer la culture kurde. Fin mai, selon l’Association des Droits de l’homme du Kurdistan KMMK, plusieurs étudiants de Sanandadj ont protesté après les déclarations insultantes sur la culture kurde du chef local de la milice paramilitaire des bassidj. À peu près au même moment, trois membres de l’ONG Socio-culturelle Nojîn, Idris et Rebwar Menbari, et Zahra Mohammadi, ont été arrêtés par les pasdaran. Le 2 juin, des membres de l’ONG ont manifesté devant le tribunal pour demander leur libération. Les deux premiers ont été relâchés, mais Zahra Mohammadi a été gardée en détention sans même que sa famille soit informée du lieu de celle-ci. Selon un membre de l’association, elle serait accusée d’avoir enseigné le kurde à un groupe d’enfants de son quartier (KurdPA). Le 4 juin, les autorités ont fermé un lycée de Mahabad et démis son principal après que la vidéo d’une soirée de danse traditionnelle kurde ait été diffusée sur Internet. Garçons et filles dansaient en se tenant par la main: colère des conservateurs, ouverture d’une enquête par un procureur… (WKI). Le 8 juin cependant, l’agence locale KurdPress rapportait que le directeur de l’établissement n’avait pas reçu d’ordre officiel de fermeture.
Le 11 juin, l’Institut Kurde de Washington (WKI) a annoncé que le chanteur kurde d’Ouroumieh Peyman Mirzadeh, qui purge déjà une peine de vingt mois d’emprisonnement après avoir été arrêté en février, avait reçu une nouvelle peine de deux ans pour «propagande contre le gouvernement», avec interdiction de chanter à vie. Son procès s’est déroulé en l’absence d’avocat. Mirzadeh avait déjà été condamné en 2017 à six mois en prison pour la même charge.
D’autres minorités sont également visées. À Téhéran, Sofia Mobini, de religion baha’ie, arrêtée le 26 octobre 2017 par l’Etelaat durant la cérémonie du 200e anniversaire du fondateur de cette religion, Baha’u’llah, a été condamnée à dix ans de prison (HRANA).
Face à l’aggravation de la situation économique, les Kurdes se sentent particulièrement discriminés par les autorités. KMMK a publié début juin un rapport concernant les suites des différents séismes ayant frappé le Kurdistan d’Iran depuis 2017. Il en ressort que, suite à la discrimination, non seulement les victimes n’ont jamais été correctement indemnisées, mais les villes kurdes n’ont toujours pas été reconstruites, ce qui fait que des milliers de déplacés n’ont pu regagner leur logement. Tombés dans la pauvreté, certains ont dû vendre leurs organes pour survivre! En plus des séismes, de nombreux feux ont récemment frappé le Kurdistan d’Iran, notamment dans les régions de Marivan, Hawraman et Javanrud. KMMK accuse le régime et en particulier les pasdaran d’en avoir démarré délibérément certains. Le parc forestier de Marivan a été totalement détruit; la région de Kermanshah a été également touchée. À Ilam, des milliers d'hectares de terres agricoles ont brûlé, tandis que d'autres feux se sont déclarés à Sarpol Zahab et Qasr-e Shirin (Kermanshah) et Sarvabad (Kurdistan). Ces feux menacent de nombreuses espèces animales. Les défenseurs de l’environnement, qui soupçonnent l’incendie volontaire de terres agricoles appartenant à des Kurdes, reprochent aussi au gouvernement de n’avoir pris aucune mesure de prévention, comme préparer du matériel de lutte anti-incendie (WKI).
Le 1er juin, un groupe d’enseignants a manifesté à Marivan contre l’emprisonnement de collègues qui avaient protesté contre les conditions de leurs écoles et le non-paiement des salaires. À Divandareh, l’enseignant Omed Shamhedi, accusé de «tentative de perturber la sécurité nationale», a été condamné à un an d’emprisonnement pour avoir participé aux manifestations de janvier 2018. À Bokan, un libraire a été arrêté par l’Etelaat, tandis qu’à Mahabad, un autre, Ismail Bokani, était abattu le 18 par un tireur qui n’a pas été arrêté. Bokani avait déjà été emprisonné un an pour son activisme. À Oshnavieh, les employés municipaux ont fait grève trois jours pour exiger leurs quatre derniers mois de salaire. Le 20 juin, l’organisation HRANA a publié sur son site un rapport documentant les violations des droits des travailleurs en Iran sur (justement) les quatre derniers mois (->).
La répression des porteurs kurdes transfrontaliers, les kolbars, se poursuit également. Trois d’entre eux avaient déjà été blessés dans les montagnes près d’Oshnavieh les 23 et 24 mai. Début juin, on comptait depuis début 2019 quarante kolbars tués et quatre-vingt blessés (WKI). Le 2, des gardes-frontière ont tiré sur un camion transportant des marchandises près du poste-frontière de Ganawa, près de Marivan, blessant le chauffeur et mettant en fuite les porteurs, dont ils ont ensuite confisqué les marchandises. Le même jour, deux porteurs ont été tués et quatre grièvement blessés près de Piranshahr dans une embuscade, tendue conjointement selon Hengaw par des milices chiites irakiennes et des pasdaran. Un des kolbars blessés a témoigné que les miliciens avaient torturé leurs prisonniers. Le 7, un kolbar a perdu une jambe près de Sardasht sur une mine datant de la guerre Iran-Irak. Le 8, les gardes-frontière ont abattu 28 chevaux appartenant à des kolbars près de Piranshahr. Le 13, un porteur a été tué dans une embuscade près de Baneh, et deux autres blessés à Piranshahr et à Sardasht. Plus au sud, dans la région du Hawraman le 18, un groupe de kolbars attaqué par des gardes-frontière a dû abandonner son chargement. Les gardes-frontière ont aussi confisqué 25 chevaux près d’Oshnavieh.
Par ailleurs, la situation de nombreux prisonniers politiques, toujours traités très durement, continue d’inspirer de l’inquiétude à leurs familles et aux observateurs. Nombreux sont ceux, dont les plus âgés, auxquels on refuse des soins médicaux, moyen d’exercer un chantage contre ceux qui refusent de plier devant les autorités ou déposent plainte contre les conditions d’incarcération … Le 3 juin, l’ancienne détenue politique Saba Kord-Afshari a été de nouveau arrêtée et transférée à la prison de Vozara. Elle avait déjà purgé une peine d’un an à Evin après avoir participé aux manifestations de l’été 2018. Ses motifs d’arrestation demeurent inconnus (HRANA).
Le 7 juin, le CHRI a appelé à l’hospitalisation immédiate de la défenseuse des Droits de l’homme Nargis Mohammadi. Après avoir attendu en prison pendant un an l’autorisation de subir une hystérectomie, elle a enfin reçu celle-ci en mai. Cependant, bien que les médecins aient indiqué qu’elle risquait une grave infection post-opératoire et qu’elle devrait demeurer un mois en convalescence à l’hôpital ou chez elle, elle a été renvoyée en cellule seulement après une semaine, puis privée de son traitement antibiotique…
Le 11, le prisonnier politique Alireza Shirmohammadali a été poignardé à mort par un autre prisonnier après avoir été transféré dans l’aile des détenus violents ou condamnés pour faits de drogue. La loi prévoit une séparation des détenus selon la nature de leur crime, mais selon Hengaw, les prisonniers qui se plaignent trop sont fréquemment punis par un déplacement vers ces lieux dangereux. Shirmohammadali avait entamé trois mois auparavant une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention. Condamné pour «insultes au sacré», «insultes au Leader suprême» et «propagande contre l’État» après des posts sur les réseaux sociaux, il avait fait appel et son avocat avait bon espoir d’obtenir une libération conditionnelle à l’audience, prévue au 9 juin (CHRI).
Le 25, Kazem Safabakhsh, un activiste azéri arrêté en novembre 2018, a été condamné à 13 ans d’emprisonnement pour séparatisme (HRANA). Plusieurs activistes kurdes ont aussi été condamnés pour «appartenance à un parti politique d’opposition», comme Mohammed Kanani à Sanandadj, qui a reçu cinq ans, avant d’être mis en liberté conditionnelle. Trois autres civils ont été arrêtés par l’Etelaat à Nagadeh et Bokan pour «appartenance à un parti kurde». Afsheen Shikhol, un défenseur de l’environnement, aussi de Sanandadj, s’est vu imposer une interdiction de voyager. À Ouroumieh, le sort d’un autre activiste kurde, Ismaat Salsahour, arrêté par l’Etelaat pour «assistance à des partis kurdes d’opposition» puis mis au secret, demeure inconnu (WKI).
Dans un autre domaine, le 24, la peine de mort prononcée en 2015 contre Soghra Khalili, emprisonnée depuis sept ans à Sanandadj, a été confirmée en appel. Son mari l’a soutenue, témoignant qu’elle avait fini par tuer un homme qui ne cessait de la harceler – et était connu pour avoir harcelé d’autres femmes avant elle. Le fils de quatre ans de la prisonnière vit avec elle en prison. Le couple a un autre fils de 14 ans. Le mari a appelé à l’aide, indiquant que le paiement de la «dette de sang» pourrait permettre d’éviter l’exécution, qui doit avoir lieu en août (NCRI).
À l’étranger, le Britannique Richard Ratcliffe a entamé le 15 une grève de la faim devant l’ambassade iranienne à Londres. Il s’agit de soutenir dans son propre jeûne son épouse, Nazanin Zaghari-Ratcliffe, emprisonnée à la prison d’Evin après avoir été condamnée à cinq ans sur des accusations fabriquées d’espionnage. Elle avait été arrêtée par les pasdaran en avril 2016 alors qu’elle visitait ses parents à Téhéran avec sa petite fille alors âgée de 22 mois. Le CHRI a exigé sa libération immédiate, et dans le cas d’un refus, l’autorisation aux services consulaires britanniques de la visiter pour vérifier son état de santé – ce qui leur a été refusé depuis trois ans – et bien sûr d’une visite par son mari. Un juge aurait déclaré à la condamnée qu’elle était emprisonnée comme «monnaie d’échange» dans un contentieux financier avec le Royaume-Uni… Selon le CHRI, au moins onze étrangers, personnes à double nationalité (non reconnue par Téhéran) ou Iraniens résidant à l’étranger, sont présentement détenus en Iran.
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