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Bulletin N° 428 | Novembre 2020

 

 

TURQUIE: CONTRAINT DE RÉVÉLER LES VRAIS CHIFFRES DE L’ÉPIDÉMIE, LE POUVOIR REDOUBLE DE RÉPRESSION

Avec une chute de 33% depuis janvier, la livre turque, poursuivant son effondrement, a atteint le 3 le taux historiquement bas de 10 livres pour un euro. Inquiets, les investisseurs étrangers ont continué à se retirer du marché turc, alors qu’à l’intérieur, les citoyens les plus aisés amplifiaient la chute en achetant du dollar pour protéger leurs économies (Al-Monitor). En s’opposant au relèvement des taux d’intérêt, probablement pour des raisons religieuses, le président turc a longtemps limité les possibilités de lutte contre une dégradation économique accentuée par l’expansion de la pandémie. Puis, effectuant un des virages à 180° dont il a le secret, il a démis le 7 le directeur de la banque centrale, le remplaçant par Naci Agbal, son ancien ministre des finances (2015-2018). Dès le lendemain, le ministre des finances actuel (et gendre du président), Berat Albayrak, jusque-là largement considéré comme son successeur désigné, annonçait par un simple post sur Instagram sa démission pour «raison de santé». Les relations entre Albayrak et Agbal sont notoirement exécrables… Ces décisions ont permis une légère remontée provisoire de la livre turque. Le 10, TurkStat a publié des chiffres peu convaincants pour le chômage d’août, contestés dès le lendemain par le syndicat DISK dans son propre rapport. Le même jour, un sondage MetroPoll indiquait qu’en cas d’élections immédiates, l’AKP obtiendrait moins de 30% des votes (Bianet)…

Inquiet, le pouvoir s’est montré de plus en plus nerveux sur l’économie… Le 12, le député HDP de Şırnak, Hüseyin Kaçmaz, a soumis au parlement une question concernant un citoyen arrêté pour avoir critiqué dans une interview télévisée la politique économique du gouvernement. Kaçmaz a rappelé que, selon l’article 26 de la constitution, «toute personne a le droit d'exprimer et de diffuser ses pensées et ses opinions par la parole, par écrit, par l'image ou par d'autres moyens, individuellement ou collectivement», alors que plus de 100.000 enquêtes ont été lancées pour critiques du président turc, et 30.000 personnes sont poursuivies pour cette même raison… (Bianet). Le 19, lorsque la Banque centrale a procédé à sa plus forte hausse de taux d'intérêt en deux ans, la livre est immédiatement remontée de 2 % contre le dollar (Al-Monitor): pour les investisseurs, on revenait enfin à une politique monétaire sensée…

Parallèlement, la gestion par le gouvernement turc de l’épidémie de COVID-19 est de plus en plus critiquée depuis que le ministre de la Santé a admis fin septembre qu’il ne publiait plus depuis le 29 juillet l’ensemble des chiffres dont il disposait, mais seulement les cas symptomatiques, sous le terme «patients». Selon un document révélé par le député CHP Murat Emir (opposition kémaliste), le nombre de cas réellement répertoriés au 10 septembre atteignait 29.377, vingt fois plus que le nombre officiel, 1.512! Cet artifice de comptage permettait au pouvoir de dissimuler l’ampleur réelle de l’épidémie. Le 14 novembre, les chiffres officiels sont devenus encore moins crédibles lorsque le maire CHP d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu a indiqué que la ville avait enregistré 164 décès causés par une «maladie infectieuse» alors que le ministère rapportait seulement 92 décès dus au Covid-19 pour l'ensemble du pays! Le 20 novembre, le nombre officiel de décès dépassait 12.000, le plus élevé depuis le premier cas en mars. Comme le ministère n’indiquait pas le nombre total de cas, l’Union des médecins de Turquie (TTB) a publié ses propres chiffres: plus de 47.000 morts. Puis le 23, İmamoğlu a comparé le nombre de décès à Istanbul depuis le 1er novembre aux chiffres des années précédentes: 450 contre 202, 190 ou 180… Déclarant que les chiffres d’İmamoğlu devaient être les vrais, le HDP a appelé le ministre de la Santé, Fahrettin Koca, à démissionner… Ce n’est que le 25 que le ministère a commencé à inclure les cas asymptomatiques dans ses chiffres quotidiens, annonçant 28.351 nouveaux cas (dont 6.814 «patients» symptomatiques), pour un nombre total avoisinant le demi-million: 467.730. Le 27, avec 29.132 nouveaux cas, le nombre de décès du coronavirus s’établissait officiellement à 13.014, et le 28, de nouveau, les chiffres de la municipalité CHP d’Istanbul, 179 décès en 24h, jetaient le doute sur ceux du ministère, 177 pour tout le pays… Au 30, on était à 185 décès pour toute la Turquie… et à 173 pour Istanbul (Bianet).

Confronté à l’intérieur à une opinion publique de plus en plus critique, le Président turc a poursuivi la politique extérieure militariste qui lui assure le soutien de son allié d’extrême-droite, le parti ultranationaliste MHP, dont il est de plus en plus dépendant. L’usage comme chair à canon des djihadistes de la soi-disant «Armée nationale syrienne», en réalité une force mercenaire à son service, appuyés par les drones de fabrication turque, lui permet d’éviter des pertes qui augmenteraient encore son impopularité. À l’intérieur, l’organisation paramilitaire du MHP, les «Loups Gris», est devenue un soutien indispensable à un pouvoir qui se positionne de plus en plus à droite. D’où la colère de M. Erdoğan à l’annonce le 2 de la dissolution de ce mouvement en France après ses attaques contre la communauté arménienne…

Mais l’alliance AKP-MHP commence à connaître des tensions. Après l’annonce par M. Erdoğan le 13 d’une réforme judiciaire, certains dans l’AKP, comme Bülent Arınç, co-fondateur du parti, ancien Vice-premier ministre et membre du Conseil présidentiel, annonçaient soutenir la libération d’Osman Kavala et Salahattin Demirtaş, ce qui a provoqué la rage du MHP. C’est le maffieux ultranationaliste Alaattin Çakıcı, proche ami du leader du MHP Devlet Bahceli, qui est monté au créneau pour exprimer celle-ci dans plusieurs lettres menaçant le leader du CHP Kemal Kılıçdaroğlu, et qualifiant Kavala et Demirtaş de «traîtres»… Le 24, Arinc, «lâché» par Erdoğan, a démissionné du Conseil présidentiel (Bianet). Non seulement, Çakıcı n’a pas été poursuivi pour ses menaces, mais le 30, un tribunal a ordonné l’arrestation d’un homme qui l’avait «insulté» sur les réseaux sociaux, et dont la famille a témoigné avoir été menacée par les Loups Gris (Duvar).

Le 2, TurkSat publiait les chiffres de la population carcérale turque: 291.546 détenus à la fin 2019, avec 10,1% d’accroissement en un an. En 2010, il y avait en Turquie 163 détenus pour 100.000 habitants; en 2019, on était passé à 351… Le 11, l’association Civil Society in the Penal System (CIST) a publié son propre rapport sur les prisons turques, réalisé notamment avec le soutien de l’ambassade néerlandaise. Le rapport note une augmentation rapide de la population carcérale turque entre 2005 et 2015, encore accélérée après la tentative de coup d’État de 2016, si bien qu’après 2018, «la population carcérale turque était supérieure à la moyenne mondiale», d’où une dégradation des conditions d’hygiène et de respect des droits des détenus, par exemple avec la saisie du courrier (Bianet).

Concernant le grave incident des deux citoyens kurdes jetés d’un hélicoptère militaire, Osman Şiban et Servet Turgut (depuis décédé de ses blessures), le député indépendant Ahmet Şık a publié un rapport rendant compte de plusieurs témoignages locaux. Il en ressort que les informations mettant en cause les militaires proviennent des militaires eux-mêmes. Şık a précisé que, selon la déclaration d'Osman Şiban, la chute depuis l’hélicoptère n'est en fait qu'une partie «d’une nuit entière de torture et de lynchage»… Comme dans toutes les affaires les mettant en cause, les autorités n’ont pas ménagé leurs efforts pour réduire au silence tous les journalistes ayant couvert l’affaire. Le 24, après avoir incarcéré le journaliste de l’agence de presse Mezopotamya Dindar Karataş, la police a lancé un second raid sur le bureau de Mezopotamya à Van, où elle a confisqué du matériel informatique. Le 27, le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu, après avoir confirmé l’ouverture d’une enquête, a tenté d’excuser les coupables en déclarant que «leur commandant avait été assassiné par les terroristes», et qu’il disposait d’«éléments montrant que Osman Şiban avait aidé et soutenu ceux-ci…

Ce n’est malheureusement pas la première exaction antikurde des forces de sécurité, comme est venue le rappeler la conclusion du procès de l’officier de police qui avait abattu de huit balles à Bağlar (Diyarbakir) durant le Newrouz 2017 Kemal Kurkut, un jeune violoniste kurde de 23 ans. Malgré la réquisition par le procureur de 9 ans de prison pour «violence excessive», le policier a été tout simplement acquitté pour «preuves insuffisantes». La scène avait pourtant été entièrement photographiée par le journaliste de Roj TV Abdulrahman Gok. Le policier a déclaré avoir cru que Kurkut portait une bombe et allait commettre un attentat-suicide, alors que les photos montrent que, quand il a été abattu, Kurkut était torse nu car les policiers d’un point de contrôle l’avaient obligé à retirer sa chemise pour vérifier qu’il n’était pas armé! Gok, qui travaille maintenant pour Mezopotamya, est accusé de «propagande pour une organisation terroriste» et risque 20 ans de prison (Rûdaw, Al-Monitor).

Dans une autre affaire, le 22, la famille d’un Kurde de Yüksekova, Şerali Dereli, a raconté à un journaliste de l’agence Mezopotamya comment Dereli, un homme âgé en mauvaise santé qui ne sortait guère plus que pour s’occuper de ses deux chevaux, avait été tué par balles le 29 octobre dans son champ avec ses chevaux par les militaires turcs. Quand le HDP a porté la question de l’assassinat de Dereli au parlement, les médias pro-AKP ont accusé la victime d’avoir utilisé ses chevaux pour convoyer de la drogue. Lorsque des députés HDP ont assisté à la veillée mortuaire de Dereli, le journal Sabah a fait sa une avec le titre «Le HDP soutient un convoyeur de drogue»…

Dans encore un autre cas, Bahtiyar Fırat, un Kurde de Hakkari arrivé le 14 octobre à Istanbul pour prendre un avion vers Téhéran, et qui avait disparu après avoir appelé sa famille pour signaler que son taxi était suivi, a finalement été retrouvé le 30. Détenu dans un commissariat de la ville, il portait des marques de coups et de torture sur le corps, et était si choqué qu’il était incapable de parler (Duvar).

La répression des activités culturelles kurdes s’est également poursuivie. Ainsi la pièce de théâtre Bêrû, (Sans visage) une adaptation kurde de la pièce Klaxon, trompettes... et pétarades du prix Nobel italien Dario Fo, dont une représentation avait déjà été interdite à Istanbul en octobre, a de nouveau été interdite, cette fois à Şanlıurfa. Comme pour la première interdiction, la troupe de théâtre n’a été prévenue qu’au dernier moment; le barreau de la ville a indiqué sur Twitter que la décision avait été délibérément prise après les heures de travail (SCF).

Quant à la «réforme judiciaire» annoncée par Erdoğan, elle s’est révélée très largement cosmétique. La liste des arrestations et des condamnations pour motifs politiques, déjà bien longue, a continué de s’allonger durant novembre. Après des arrestations les derniers jours d’octobre de membres du HDP à Istanbul, Nusaybin et Adana, le 4 novembre, Kadriye Tören et Ali Coşkun, co-présidents HDP d'Osmaniye ont été incarcérés, avant d’être inculpés de terrorisme le 9. Le 6, dans le cadre de l’enquête sur le Congrès pour une société démocratique (DTK), 26 membres du Syndicat des travailleurs de l’éducation et des sciences (Eğitim-Sen) ont été incarcérés dans une série de raids lancés à Diyarbakir (Bianet). Le 9 à Şırnak (Cizre), dix membres du HDP ont été arrêtés dans des raids lancés sur leur domicile, parfois avec des brutalités. La co-maire destituée de Cizre, Berivan Kutlu a aussi été arrêtée, comme la co-présidente HDP de Şırnak, Güler Tunç, contre laquelle neuf enquêtes différentes ont été ouvertes. L’une d’elles aurait pour motif qu’elle s’était rendue sur la tombe de son mari et son beau-frère tués par l’armée turque en 2015 pendant le couvre-feu sur Cizre! Huit membres du conseil municipal de Cizre ont également été arrêtés (Bianet). Le 10, Murat Aydın, membre de l'Assemblée du HDP, a été arrêté à Bingöl. Selon l’agence Mezopotamya, il a été accusé d’«appartenance à une organisation». Le 12, une dizaine de personnes ont aussi été arrêtées à Özalp (Van), dont plusieurs membres du HDP, ainsi que deux autres membres de ce parti à Horasan (Erzurum) et un à Kahramanmaraş. À Mardin, le maire du district de Derik, Abdulkarim Erdem, précédemment destitué, a été condamné à 95 mois de prison pour «appartenance à une organisation terroriste» en même temps que six autres prévenus. Le 13 très tôt, la police a lancé de nouveaux raids à Diyarbakir, arrêtant au moins 12 personnes, dont le co-maire destitué de la municipalité de Sur, Cemal Özdemir et sa collègue féminine, Filiz Buluttekin, ainsi que quatre soignants licenciés précédemment par des décrets-lois. Durant l’une des perquisitions, les policiers ont pointé leurs armes sur des enfants (RojInfo).

Tôt le matin du 20, dans un coup de filet antikurde de grande ampleur, la police, toujours dans le cadre de l’enquête sur le DTK, a interpellé dans des raids domiciliaires 72 personnes à Diyarbakir, Adiyaman, Istanbul et Izmir. Du matériel informatique a été saisi. Parmi les personnes arrêtées figurent des responsables politiques, des médecins, avocats, journalistes et militants de la société civile, et notamment 24 avocats, dont 17 appartenant au barreau de Diyarbakir. Une autre procédure judiciaire visant les anciens dirigeants du barreau de Diyarbakir pour avoir commémoré le génocide arménien et utilisé le mot «Kurdistan» dans leurs déclarations est aussi en cours. Au total, des mandats ont été établis pour 101 personnes. «Hier on parlait de réforme, aujourd'hui nouvelle répression contre les Kurdes», a tweeté Emma Sinclair-Webb, directrice de Human Rights Watch pour la Turquie. La Commission internationale des juristes (CIJ) s'est jointe aux appels en faveur de la libération immédiate de tous les détenus (Al-Monitor, AFP). Un acte d’accusation a également été préparé contre les «Mères du Samedi», a-t-on appris le 23. Plus spécifiquement, sont visées les 46 personnes arrêtées en août 2018 quand la police a attaqué le 700e rassemblement de ces femmes qui se rassemblent chaque samedi Place Galatasaray à Istanbul pour demander des nouvelles de leurs enfants disparus. Accusés de «participation non armée à des manifestations et des marches illégales» et de «refus de se disperser malgré les avertissements», ils risquent une condamnation pour infraction à la loi sur les manifestations (Bianet).

À Diyarbakir, Eşref Mamedoğlu, membre du HDP, a été condamné à dix ans et sept mois de prison pour «propagande terroriste» et «appartenance à une organisation terroriste» (WKI). Le 26 au matin, en une nouvelle opération policière, 26 activistes kurdes ont été interpellés chez eux tôt le matin à Istanbul (Kurdistan au Féminin). Le même jour, à Diyarbakir, le député HDP d’Antalya, Kemal Bulbul, a été condamné à six ans et trois mois de prison pour «appartenance à une organisation terroriste». A été retenue contre lui sa participation à une réunion du DTK il y a plus de deux ans. Bulbul a indiqué avoir été invité par le DTK comme responsable de deux organisations d’Alévis, ajoutant que s’il était invité aujourd'hui, il y assisterait à nouveau. Son avocat a fait appel du jugement (Rûdaw). Le 27, cinq membres du conseil d'administration de la Chambre des architectes de Diyarbakir ont été arrêtés, tandis que 15 autres étaient incarcérés lors de raids domiciliaires à Batman et que Cemile Altan, membre du conseil municipal de Siirt, était arrêtée (Ahval). La même nuit, la police a lancé un raid nocturne sur le bureau du HDP à Van. Les policiers ont changé les serrures des locaux, laissant les nouvelles clés sur les portes ainsi qu’un message sur un tableau blanc: «Salam alaikum, nous sommes ici» (Bianet)…

Selon le décompte de l’agence Mezopotamya, au 28 novembre, depuis l'annonce de la «réforme judiciaire» faite par M. Erdoğan le 13, une réforme sensée selon le président turc mettre davantage l'accent sur le respect des droits humains, au moins 415 personnes avaient été interpellées, et onze d’entre elles ensuite formellement arrêtées… En fin de mois, on approchait les 500 arrestations (Ahval, WKI).

Parallèlement, les attaques contre les journalistes ayant le tort de couvrir des sujets non appréciés du pouvoir se sont poursuivies. Le 10, le journaliste Çağlar Tekin, de Tele-1 TV, a été brièvement incarcéré pour avoir publié en 2016 des photos montrant des membres de Daech utilisant des véhicules militaires pris à l’armée turque – des photos déjà publiées par l’agence d’État Anatolie, puis ensuite supprimées. Le 26, la police antiterroriste a lancé à Istanbul un raid contre des journalistes, des responsables politiques et des défenseurs des droits humains dans lequel 19 personnes ont été appréhendées, sur 25 recherchées (Bianet). La condamnation le 10 novembre de la Turquie par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour avoir, après la tentative de coup d’État de 2016, mis en détention provisoire dix journalistes du journal d’opposition Cumhuriyet ne semble guère avoir impressionné les autorités turques. La CEDH a jugé que les détentions ne reposaient sur aucune raison plausible, et que les articles incriminés ne contenaient «aucun soutien ni promotion de l’usage de la violence dans le domaine politique», et a condamné l’État turc à verser 16.000 euros pour dommage moral à chacun des journalistes (AFP).

Enfin, c’est le 26 que s’est conclu à Ankara le procès de la tentative de coup d’État de juillet 2016. 337 des 475 prévenus, officiers (dont des généraux) et civils, ont été condamnés à des peines de réclusion à perpétuité pour leur implication, 60 à des peines allant de six à seize ans, et 75 acquittements ont été prononcés. Ce n’est pourtant qu’une petite partie des condamnations déjà prononcées, puisque la tentative a fait l’objet de pas moins de 290 procès, dans lesquels plus de 2.500 condamnations à perpétuité ont déjà été prononcées… (Le Monde)

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BÜLENT ARINÇ : LIBÉREZ DEMIRTAŞ ET KAVALA

«J'ai protesté en lisant les actes d'accusation contre Demirtaş, Kavala»: Le membre du Haut Conseil consultatif présidentiel Bülent Arınç, qui est également l'un des membres fondateurs du parti au pouvoir pour la justice et le développement (AKP) et un ancien président du Parlement, a fait des remarques sur la détention préventive continue de Selahattin Demirtaş, l'ancien coprésident de le Parti démocratique des peuples (HDP) et Osman Kavala, l'homme d'affaires et défenseur des droits arrêté. En assistant à une émission en direct sur Habertürk TV le 19 novembre, Arınç a évoqué les actes d'accusation contre Kavala et Demirtaş et a déclaré: «Je pensais qu'ils ne pouvaient même pas être l'œuvre d'un enfant, j'avais même envie de porter ma robe d’avocat». Exprimant son «étonnement» que Kavala soit toujours arrêté, il a déclaré: «Demirtaş peut également être libéré».

Arınç a brièvement dit ce qui suit: «Il est à la fois possible qu'un acte d'accusation soit déposé contre une personne arrêtée depuis 3-4 ans et qu'il ou elle soit libéré avec cet acte d'accusation. Je dis cela en me fondant sur le principe d'exceptionnalité de l'arrestation, en invoquant le principe que «l'arrestation ne doit pas devenir une punition».

«Alors que la question de Demirtaş a été soulevée, je voudrais dire quelque chose à ceux qui nous écoutent maintenant. Il y a un très beau livre d'histoires écrit par Demirtaş, son nom est Devran [traduit en français sous le titre «Et tournera la roue»]. S’il vous plaît, achetez et lisez-le. Je l'ai lu dans ce processus. Vous ne changerez peut-être pas votre point de vue sur Demirtaş après l'avoir lu, mais tant de choses changeront dans vos esprits sur les Kurdes et le traumatisme subi par les Kurdes. […] L'un des [groupes] lésés de ce pays est les Kurdes. Nous avons tous besoin de lire ce qui s'est passé dans la prison de Diyarbakir en 1980 [période du coup d'État militaire] à partir des histoires de Devran.

«Lorsque j'étais vice-Premier ministre, certaines personnes ont été libérées dans le cadre du processus de réglement [pour la question kurde]. Cela [il] peut également être libéré. Les juges, les procureurs et les tribunaux devraient penser de manière libérale. Même s'il n'est pas écrit comme tel, «penser de manière libérale» est à la base de la réforme judiciaire qui doit être introduite aujourd'hui.

Et, à propos d’Osman Kavala: «Les allégations contre Kavala ont été rassemblées dans un nouvel acte d'accusation. Mais l'homme est arrêté depuis 2017». […] «Ils m'apportent des actes d'accusation, ils pensent peut-être [hautement] à moi. Je l'ai lu. Je suis étonné qu'il soit toujours arrêté. Il a besoin d'être libéré. Je dis cela sur la base de ce que j'ai lu. Je ne suis ni juge ni procureur. Chers juges et procureurs... En droit pénal, vous ne pouvez pas simplement briser le cœur d'une personne en deux et regarder ce qu'il y a dedans. Vous ne pouvez pas fabriquer des preuves fondées sur le doute, la suspicion ou la comparaison. […] J’ai été avocat pénaliste pendant 30 ans. Quand j'ai lu ces actes d'accusation, j'ai protesté en disant: «Ce ne pouvait même pas être le travail d'un enfant». «En fait, quand j'ai dit: ‘‘J'ai envie de porter ma robe d’avocat’’, un troll de notre cercle m'a dénoncé en m'appelant ‘‘Bülo en robe’’. Les gens qui connaissent la loi pourraient penser que ces accusations sont décousues, ils pourraient tout aussi bien penser que cela vise à affaiblir une certaine perception. N'est-ce pas ce qui s'est passé avec le pasteur [Andrew] Brunson? N'est-ce pas ce qui s'est passé avec [le journaliste] Deniz Yücel? Ils se sont rencontrés à Büyükada, oh les traîtres, qui sait de quoi ils ont parlé là-bas... Nous ne pouvons briser le cœur de personne en deux et regarder là-dedans. Nous saurons de quoi ils ont parlé. Nous saurons pourquoi ils se sont rencontrés. Nous saurons s’ils ont agi conformément à ce qu’ils ont fait, nous examinerons le début de l’incident matériel. […] Je dis cela en tant que personne de droit, ces personnes devraient être libérées, au moins par mesure de précaution. Le tribunal pourrait rendre son jugement. Parce que le jugement qui doit être rendu par ce tribunal a un mécanisme de contrôle. Il ira d'abord à la cour d'appel puis à la Cour de cassation».

Ces déclarations ont valu à l’ex-Vice Premier ministre des critiques virulentes du président Erdogan et de son allié d’extrême droite Devlet Bahçeli. Devant le tollé suscité dans les médias, M. Arinç s’est dit meurtri et a démissionné de son poste au Haut Conseil présidentiel.

Par ailleurs, l’ex-député de Diyarbakir et cofondateur de l’AKP Ihsan Arslan a été déféré à l’unanimité de la direction de l’AKP devant le conseil de discipline de ce parti. Son crime: avoir déclaré dans un entretien avec la section turque de la BBC qu’il pensait «qu’on n’était pas très loin d’une transition vers un système parlementaire».

Dans la Turquie d’Erdogan, même les vétérans de son parti n’ont pas la liberté d’opinion. Ils doivent suivre le chef (Reis) sans broncher et sans exprimer la moindre opinion personnelle.

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ROJAVA: CRAINTE D’UNE NOUVELLE OFFENSIVE MILITAIRE TURQUE DURANT LA PÉRIODE DE TRANSITION POST-ÉLECTORALE AUX ÉTATS-UNIS

Les deux principales forces politiques kurdes en Syrie, le Parti de l'unité nationale kurde (PYNK), alliance récente de partis proches de l’Administration autonome du Nord-Est syrien (AANES), et le Conseil national kurde (CNK, ENKS en kurde), dans l’opposition à l’AANES, ont toutes deux déclaré ce mois que, contrairement à ce qu’affirment certains médias locaux, les pourparlers qu’elles avaient engagés depuis juin, sous médiation américaine et française, n’avaient pas échoué, mais étaient seulement suspendus. Notamment, Mazloum Abdi, commandant des Forces démocratiques syriennes (FDS), a indiqué à Al-Monitor avoir reçu récemment une délégation ENKS venue d’Erbil. À Washington, Sinem Mohamed, représentante aux États-Unis du Conseil démocratique syrien (CDS), l’aile politique des FDS, a déclaré le 10 lors d'un événement public que les discussions se concentraient désormais sur la manière dont l’ENKS pourrait participer à l’administration locale. Elle a cependant ajouté que le volet militaire, et notamment la participation des «Rojava Peshmergas», pour l’instant toujours stationnés sur le territoire irakien, n'avait pas encore été abordé. Par ailleurs, le «Front Paix et Liberté», un groupe d'opposition créé l'été dernier par l’ENKS et plusieurs partis d'opposition assyriens et arabes, a confirmé son soutien au dialogue intra-kurde. Son porte-parole Gabriel Moushe, membre de l'Organisation démocratique assyrienne (ODA) a déclaré le 9 à Kurdistan-24 que «à l'avenir, nous voulons que toutes les composantes [ethniques] et nations de la région, y compris les Assyriens, les Syriaques, les Chaldéens, les Arabes et les Kurdes, participent à ces négociations, afin que l'administration actuelle puisse être ré-établie de manière juste». Ajoutant que l'ODA avait envisagé de rejoindre l'AANES en 2014, mais que les pourparlers avaient échoué, Moushe a exprimé l'espoir que d'autres communautés ethniques rejoignent une nouvelle administration plus inclusive et démocratique (Kurdistan-24). Le 9, le commandant des FDS a dans une interview à Al-Monitor déclaré: «Si ces pourparlers [intra-kurdes] aboutissent […], je suis convaincu que cela aura un impact positif sur nos liens avec la Turquie. Cela priverait la Turquie de prétextes pour son hostilité permanente contre nous». Montrant un optimisme prudent en déclarant espérer que la victoire du démocrate Joe Biden aux États-Unis mènerait à un changement d’attitude d’Ankara à l’égard du Rojava, il a indiqué être prêt pour des discussions avec la Turquie sans conditions préalables (WKI, Al-Monitor).

Cependant, la Turquie, qui a déjà lancé trois opérations militaires contre l’AANES et occupe une partie de son territoire, maintient sur celle-ci malgré deux cessez-le-feu, négociés respectivement avec les médiations russe et américaine, une pression militaire quasi-permanente, soit directement, soit au travers de ses mercenaires djihadistes. Ceux-ci lancent régulièrement des tirs sur des villes situées juste au-delà de leur zone de contrôle, comme Manbij, Aïn Issa ou Girê Spî (Tall Abyad), tandis que les drones turcs multiplient les survols. Parallèlement, la Turquie consolide sa présence dans les territoires syriens qu’elle contrôle: au nord de Kobanê et entre Amûdê et Darbasiya (Djéziré), elle construit le long de la frontière des murs qui empiètent largement sur le territoire syrien, annexant de facto des villages en violation du droit international. Selon l’Organisation des Droits humains de Cizîr, la même méthode a été utilisée à Afrin pour annexer 2.700 hectares, accompagnant la destruction d’environ 13.000 oliviers et pistachiers.

L'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH) a rapporté le 8 que les FDS et les mercenaires pro-turcs s’étaient opposés dans de violents engagements à Shahba, à l’ouest d’Afrîn, qui avaient fait des victimes des deux côtés. En milieu de mois, les affrontements se sont encore intensifiés près de Ain Issa et de l’autoroute stratégique M4, et au moins cinq civils ont été blessés par des tirs turcs. La Turquie a également bombardé des positions des FDS près de Girê Spi (Tell Abyad). Le 17 au soir, le Centre d'information du Rojava a rapporté de nouveaux bombardements d’artillerie lourde de mercenaires pro-turcs sur des villages près d’Aïn Issa, Seda et Malik, le camp de déplacés, et la route internationale M4 (Kurdistan-24). Le 22 au soir près d’Aïn Issa, selon l’OSDH, de nouveaux affrontements entre FDS et mercenaires djihadistes pro-turcs ont fait au moins 11 morts parmi ces derniers, dans certains des combats les plus intenses des dernières semaines entre les deux camps. Ceux-ci ont commencé après que les djihadistes ont lancé une attaque sur les positions des combattants FDS, dont un nombre non spécifié ont également été blessés ou tués. Le 23, devant l’avance des mercenaires pro-turcs, les FDS ont miné les abords du village de Ma'laq, près d’Aïn Issa, avant de s’en retirer. Les mines ont fait de nombreux morts parmi ces derniers: d’abord établi à 21, le bilan est ensuite monté à 31, soit les pertes les plus lourdes en une seule opération pour ces djihadistes depuis leur prise de contrôle de Tell Abyad en octobre 2019. Les forces russes stationnées à Aïn Issa ont apporté leur médiation pour la restitution des corps par les FDS (WKI, OSDH).

Le 24, Aram Hanna, porte-parole du Conseil militaire syriaque, membre des FDS, a déclaré que les tirs d’artillerie turcs sur Aïn Issa et ses environs, comme sur la petite ville chrétienne de Tell Tamr, déjà incessants auparavant, s’étaient accrus après les élections américaines du 3 novembre. L’information a été confirmée le 27 par le porte-parole des FDS, Kino Gabriel, qui a indiqué que si la situation avait été calme les mois précédents, les attaques turques s’étaient intensifiées la dernière semaine. La co-présidente du Comité exécutif du Conseil démocratique syrien, Ilham Ahmed, a accusé la Russie, qui s’était portée garante du cessez-le-feu, d’être en partie responsable par son inaction de son non-respect par la Turquie, puisqu’elle a des forces stationnées à Aïn Issa (Kurdistan-24). Le 29, les FDS ont publié un communiqué dénonçant les lourds bombardements des trois jours précédents sur la ligne de front d’Aïn Issa et surtout ceux lancés tôt le matin même sur les villages de la zone Tall Abyad / Girê Spî, qui ont visé directement des habitations de civils et blessé deux enfants.

Cet accroissement récent des activités militaires turques contre le Rojava, ainsi que les nombreux vols de reconnaissance près de Serê Kaniyê (Ras al-Aïn) et le récent retrait de sections du mur dans la région de Darbasiyah (RojInfo) font craindre à la population civile le déclenchement d’une nouvelle offensive turque. Le 26, Ahval s’est demandé si la Turquie ne se préparait pas à utiliser sa dernière «fenêtre de tir» avant l’arrivée au pouvoir aux États-Unis de Joe Biden pour prendre la nouvelle administration de vitesse en lançant une nouvelle offensive en pleine période de transition. Le site d’actualités a rappelé que début octobre, le parlement turc avait approuvé un projet de loi prolongeant l’autorisation des campagnes militaires transfrontalières en Syrie et en Irak jusqu'au 30 octobre 2021…

Parallèlement, informations et témoignages sur les exactions des mercenaires djihadistes de la Turquie dans les territoires qu’ils contrôlent continuent à s’accumuler. Le 2, le Morning Star a publié un témoignage particulièrement effrayant d’une femme kurde d’Afrin arrêtée chez elle en avril 2018, puis emmenée côté turc à Kilis où elle est passée en jugement, avant d’être remmenée à Afrin pour y être incarcérée: «J’ai moi-même assisté à l’assassinat dans la prison de la ville de Kilis de quatre jeunes gens de 25 à 30 ans», a-t-elle déclaré. «Un homme âgé a également perdu la vie suite à de graves tortures». Détenue cinq mois, elle a été nourrie de porc et d’aliments avariés, avec une quantité d’eau insuffisante. Elle a vu des femmes fouettées et une suspendue la tête en bas et frappée jusqu'à perdre connaissance. Selon elle, les mercenaires ont justifié leurs actes en affirmant que «torturer les femmes kurdes est halal». Elle a indiqué que parmi les prisonniers d’Afrin, se trouvaient aussi des enfants de 5 à 12 ans, également soumis à la torture… Selon le projet Missing Afrin Women, 161 femmes ont été enlevées depuis mars 2018. Environ un tiers ont été libérées, mais on ignore où se trouvent les autres… Au total, des centaines de Kurdes ont été kidnappés depuis les invasions turques d’Afrin et du Nord-Est syrien, la plupart ayant été assassinés ou objets de demandes de rançon.

Selon les médias kurdes locaux, deux habitants d’Afrin, Bader Kutu et Mustafin Kolin, ont été enlevés en début de mois par les mercenaires djihadistes. Le 11, l’organisation de défense des droits humains d’Afrin a affirmé qu’un Kurde de 35 ans, Luqman Yusef Mustafa, arrêté le 3 septembre dernier à Jindiris, était mort sous la torture aux mains du MIT, les services secrets turcs dans la tristement célèbre prison de Ma'aratah, à cinq kilomètres à l'ouest d'Afrin. Selon l’organisation, le corps de la victime a été remis à sa famille le 10 novembre pour être enterré dans un quartier de Jindiris «sous la surveillance étroite des services de renseignement et de la police militaire turcs». Kurdistan-24, qui rapporte l’information, précise qu’il n’a pu en obtenir confirmation d’autres sources, mais aussi bien l’organisation que l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH) ont rapporté que l'administration de la prison avait déclaré que l'homme était mort d'une crise cardiaque, et les deux sources concourent à estimer que le rapport médical en question a été fabriqué de toutes pièces, tandis que la famille accuse les mercenaires d’avoir «torturé leur fils à mort»…

Thomas McClure, un chercheur basé sur place du Centre d'information sur le Rojava, a déclaré à Kurdistan-24 que «des dizaines d'arrestations» au cours des deux derniers mois avaient visé des membres kurdes des conseils locaux que la Turquie avait mis en place à Afrin pour tenter de légitimer son occupation. Près de 25 d’entre eux sont toujours détenus. Pour McClure, la Turquie cherche à saboter les discussions en cours entre l’AANES et l’ENKS tout en en profitant pour rééquilibrer à son profit la composition ethnique de la région qu’elle occupe: «La torture et le meurtre de M. Mustafa montrent encore une fois que la Turquie bloque toute tentative d'avancée vers la paix et un nouveau règlement politique en Syrie», a-t-il conclu.

Durant novembre, les FDS ont aussi poursuivi leurs actions contre Daech, annonçant en début de mois la capture fin octobre d’un commandant de cette organisation, connu sous le nom d’Abu Djihad Al-Ansari, et de sept autres djihadistes à Al-Busayra, dans la province de Deir Ezzor (OSDH, WKI). La semaine suivante, les FDS ont annoncé l’arrestation, lors de plusieurs raids menés avec soutien aérien américain, de quatre djihadistes dans la même région, qui semble être devenue un centre d’activités de Daech. Durant la deuxième semaine du mois, les FDS ont annoncé la capture de trois djihadistes à Jadîd Ekeda, Shadadi et Al-Hol dans des opérations de sécurité menées conjointement avec la coalition anti-Daech, tandis que deux combattants des FDS étaient tués dans une attaque sur un village de Deir Ezzor. De nouveaux raids lancés en fin de mois ont permis de capturer huit autres djihadistes dans cette région (WKI).

Le 16, les forces de sécurité kurdes ont encadré le départ du camp d’Al-Hol de 515 Syriens, déplacés ou membres de familles de combattants de Daech, en majorité des femmes et des enfants appartenant à plus 120 familles. Cette vague de départs, annoncée par le CDS dans un communiqué, était la première depuis l'annonce le mois dernier par l'AANES que des milliers de Syriens allaient être autorisés à retourner dans leur région d’origine. Près de 10.000 personnes devraient au total pouvoir quitter le camp, qui selon l'ONU abrite plus de 64.000 personnes, dont une majorité d’Irakiens et 24.300 Syriens. Quelque 6.000 Syriens avaient déjà quitté le camp par vagues successives suite à des négociations avec des chefs de tribus arabes, majoritaires dans l'Est syrien. À la mi-octobre, 600 ex-membres de Daech avaient également été libérés suite à une amnistie générale (AFP).

Concernant la pandémie de COVID-19, alors que la Syrie, frappée par une seconde vague, continue à tenter de dissimuler son ampleur, le virus se répand aussi dans la région administrée par l’AANES. Le 10, l’Institut kurde de Washington (WKI) annonçait au Rojava au moins 5.000 cas et 143 décès. L'administration autonome a réagi à ces chiffres en prolongeant de deux semaines le verrouillage partiel mis en place sur son territoire. Le 23, la Dr. Jiwan Mustafa, co-présidente de l’Autorité de santé de l’AANES a indiqué que la région avait connu 100 nouveaux cas en une semaine, 53 hommes et 47 femmes, soit un total de 6.691 cas depuis le début de la pandémie, dont 183 étaient décédés. Pour tenter de limiter les risques de propagation, la coalition anti-Daech a distribué à 26.500 membres des forces de sécurité kurdes, les asayish, masques, gants et désinfectant pour les mains et les surfaces, et des ateliers de formation aux gestes barrières ont également été organisés (Syrian Democratic Times).

Sur le plan de la politique intérieure, l’AANES a poursuivi son dialogue avec la société civile au travers d’une série de consultations tenues dans tout le Nord-Est syrien, et en particulier avec des leaders tribaux arabes. Ces différentes réunions, désignées sous le nom de «Symposium national», ont abouti à l’annonce de réformes visant à améliorer aussi bien l’inclusion politique que les conditions de vie au niveau économique dans la région de l’administration autonome. Comme dans le reste de la Syrie, la pandémie de COVID-19 et la forte dépréciation de la livre syrienne ont eu des conséquences désastreuses pour la région. Le volet économique des réformes annoncées inclut un contrôle des prix, un soutien renforcé à l’agriculture, et «l'autogestion des produits de base», ce qui pourrait inclure le pétrole de Deir Ezzor. Sur le plan politique, des élections locales devraient être tenues dans un délai d'un an. La tribu arabe des Aqidat notamment, dont les leaders ont été dernièrement visés par plusieurs assassinats, avait fait des demandes précises à l’AANES et à la coalition anti-Daech. Des «mesures de lutte contre la contrebande, la bureaucratie et la corruption» ont également été annoncées (WKI).

Par ailleurs, l’AANES a suscité l’approbation de la vice-présidente du Conseil américain pour la liberté religieuse internationale (USCIRF), Nadine Maenza, qui s’est rendue sur place fin octobre en un voyage non-officiel et y est demeurée plusieurs semaines avant de gagner la Région du Kurdistan d’Irak, où elle a accordé le 21 une interview à la chaîne kurde locale Rûdaw. Elle a rapporté avoir été surprise très positivement par l’inclusion des minorités dans la gouvernance locale, l’égalité de genre et la liberté religieuse qu’elle a constatées au Rojava. Elle a notamment déclaré que c’étaient les Kurdes de Syrie qui avaient mis la région sur la voie qu’elle suivait actuellement: «L'autonomie a commencé dans les régions kurdes», a-t-elle indiqué, ajoutant qu’elle attribuait la note de «dix sur dix» à l’AANES en matière de liberté religieuse. Concernant l’hostilité turque à l’égard du Rojava, elle a déclaré: «L’histoire utilisée par la Turquie pour justifier son invasion, selon laquelle les citoyens du Nord-est syrien sont des terroristes, est ridicule. [Le gouvernement du Rojava] défend la liberté religieuse, l'égalité des sexes, et même les jardins». Mme Maenza a encouragé la communauté internationale à condamner la politique turque, et en particulier les «atrocités horribles commises contre les minorités religieuses dans les zones que la Turquie occupe en Syrie». Très critique de la politique du Président turc, elle a affirmé : «Il est temps que le gouvernement américain envisage des sanctions car le président Erdoğan a certainement ignoré les instructions du président Trump. […] Il a fait exactement ce qu'il avait dit qu'il ne ferait pas, commettre des atrocités, tuer des gens... l'administration devrait envisager de sévères sanctions».

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BAGDAD: LA MAJORITE ARABE DU PARLEMENT IRAKIEN REMET EN CAUSE LE BUDGET DU KURDISTAN

Le 12 novembre, le parlement irakien a adopté un texte de loi de financement d’urgence autorisant le gouvernement à emprunter sur le marché international. Même si les députés n’ont approuvé qu’un tiers du montant demandé, 10 milliards de dollars sur 35, celui-ci devrait permettre au gouvernement de boucler un budget mis à mal par la baisse des cours du pétrole. Mais pour la Région du Kurdistan, l’aspect le plus important de cette session est le conflit qui a opposé les députés kurdes à leurs collègues chiites et à une partie des sunnites. Ceux-ci ont fait adopter un article selon lequel le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) ne recevra sa part du budget fédéral que s’il remet à Bagdad les revenus générés par ses propres exportations de pétrole. S’opposant à ce que leur budget soit lié à des questions pétrolières non encore résolues entre Bagdad et leur Région, les députés kurdes ont quitté la salle (Reuters). La loi, incluant l’article 5(2) contesté par les Kurdes, a été votée en leur absence, par la majorité arabe.

En août dernier, Bagdad et Erbil s’étaient accordés sur un paiement mensuel de 270 millions de dollars (un montant bien inférieur au budget antérieur du GRK, dont le fonctionnement nécessite 780 millions de dollars) en échange de la fourniture quotidienne de 250.000 barils de pétrole. L’amendement de la commission des finances du Parlement a introduit comme nouvelle condition le transfert à Bagdad de l'ensemble des revenus pétroliers du GRK plus ceux de ses douanes, ce qui réduirait les revenus mensuels du GRK de 764 à 293 millions de dollars (WKI). Avant même l’adoption de l’article controversé, le deuxième vice-président du Parlement irakien a qualifié cette exigence de «déclaration de guerre».

Le 15 à Erbil, les trois présidences de la Région du Kurdistan, le président du Parlement, le Premier ministre et le Président de la Région, ont tenu une réunion pour discuter cette loi. Dans son discours d’ouverture, le président Nechirvan Barzani a critiqué «le langage et le ton» du projet de loi, comme «ceux de la punition» et un contenu «contraire aux principes de coexistence, d'équilibre des pouvoirs et de coopération, qui sont les principes les plus importants sur lesquels l'Irak a été construit en 2003…». Il a exprimé son inquiétude devant une évolution dangereuse du pays. Se référant à l’accord intérimaire passé en août, que le GRK avait accepté malgré un budget d’un montant «bien inférieur à ce que nous devrions légalement recevoir», il a déclaré que la nouvelle loi avait coupé court au processus entamé jusqu’à ce qu’un accord définitif soit trouvé sur la loi de finances 2021 «par l'intermédiaire de la société SOMO sur la part des revenus pétroliers de la région». Il a cependant réitéré la volonté du GRK de poursuivre les négociations: «Le pétrole n'est pas le seul problème entre nous et Bagdad. Nous avons également d'autres problèmes sérieux et si nous ne les résolvons pas, l'Irak ne sera pas en mesure de maintenir sa stabilité», a-t-il ajouté avant d’appeler les Nations Unies à intervenir pour aider à «résoudre les désaccords entre les deux parties». Répondant ensuite aux questions des journalistes, Nechirvan Barzani a indiqué qu’une délégation se rendrait rapidement à Bagdad pour tenter de trouver une solution.

De son côté, aussitôt après le vote de la loi, le chef du PDK, Massoud Barzani, a qualifié celle-ci de «coup de poignard dans le dos du peuple du Kurdistan» (Kurdistan-24).

Le 25, le GRK a décidé d’envoyer à Bagdad un courrier officiel demandant la part du budget de la Région pour les quatre mois de mai, juin, juillet et octobre, précisant que «le retard du paiement de la part du budget n'est pas lié à l'adoption récente d'une loi litigieuse sur le déficit fiscal», et constitue «une violation des droits légitimes du peuple kurde»: selon l’accord signé en août, le cabinet Kadhimi devait envoyer mensuellement 320 milliards de dinars (268 millions de dollars).

Le 26, le Premier ministre irakien a promis au vice-président du Parlement Basheer Haddad de verser les salaires d'octobre aux fonctionnaires du Kurdistan. Cette promesse a provoqué une vive réaction des membres de l'alliance Sayrûn de Muqtada Sadr et de la coalition Nasr de l'ancien Premier ministre Haidar al-Abadi: «Le premier ministre ne peut pas envoyer cet argent au Kurdistan», a déclaré à Rûdaw Falah Abdulkareem, de Nasr, «s'il le fait, il sera poursuivi en justice».

Le 29, le porte-parole du GRK, Jutyar Adil, a assuré sur la chaîne kurde Rûdaw que, selon les instructions du Premier ministre, celui-ci commencerait rapidement à distribuer les salaires, que Bagdad verse le budget ou non. Il a ajouté que le GRK «respecte son obligation d’envoyer [à Bagdad] plus de 250.000 barils de pétrole par jour, ce qui représente 50 % des revenus générés par le passage des frontières», et qu’il respecterait la loi budgétaire irakienne malgré son profond désaccord avec celle-ci.

Les conséquences de ce bras de fer budgétaire n’ont pas tardé. La dernière semaine du mois, des enseignants d’écoles kurdes sont entrés en grève à Kirkouk. Le 30, le Parlement d’Erbil a reporté la session prévue pour discuter des salaires et des moyens prévus par le GRK pour obtenir un accord avec Bagdad.

Durant ce mois, l’organisation djihadiste Daech a poursuivi ses attentats dans la zone séparant les lignes des militaires irakiens de celles des pechmergas kurdes. En début de mois, ces derniers ont lancé des attaques contre les djihadistes dans la région de Qarachokh (Makhmour) avec le soutien de la coalition anti-Daech. À Kirkouk, les forces de sécurité ont arrêté au moins trois commandants de Daech et ont tué un djihadiste préparant un attentat à la bombe et en ont blessé un autre près de Hawija. Cela n’a pas empêché un autre attentat le 9 au cours duquel un policier irakien et un milicien ont été tués et six autres personnes blessées. Dans un effort pour empêcher ces attaques, l’armée irakienne a déployé des troupes supplémentaires dans le district de Hawija, et a également remplacé la police fédérale au nord de la ville de Kirkouk, mais les djihadistes ont poursuivi leurs attentats et leurs enlèvements de civils. Malgré qu’un nouveau raid, toujours près de Hawija, ait permis d’arrêter le 15 deux autres responsables djihadistes, un nouvel officier de police a été tué et deux autres blessés par des snipers dans les jours suivants. La semaine du 16, au moins huit civils et membres des forces de sécurité ont été victimes des djihadistes près de la limite administrative entre les provinces de Salahaddin et de Kirkouk. À l’inverse, 12 djihadistes ont pu être éliminés. Par ailleurs, une des demandes des Kurdes concernant Kirkouk est peut-être sur le point d’être entendue: selon plusieurs médias irakiens, le Premier ministre Mustafa al Kadhimi pourrait prochainement décider de transférer la responsabilité de la sécurité dans la province aux agences locales de maintien de l’ordre. Ce transfert est demandé par les Kurdes depuis l’imposition de la loi martiale sur la province le 16 octobre 2017 suite au référendum sur l'indépendance du Kurdistan d’Irak.

En fin de mois, les forces de sécurité irakiennes ont arrêté un djihadiste à Hawija et six autres ont été éliminés dans les monts Hamrin par les forces anti-terroristes avec le soutien de la coalition internationale. Enfin, deux hommes kurdes enlevés par Daech près de Touz Khourmatou il y a six mois ont été libérés contre une rançon de 40.000 dollars (WKI).

Concernant le COVID-19, comme le montrent les statistiques mises en ligne par le GRK (->), le Kurdistan a connu durant novembre une lente décrue du nombre de nouveaux cas journaliers, qui avait connu son maximum au 27 octobre avec environ 1.600 cas en 24h, pour descendre au 30 novembre à 415 cas, un nombre encore très élevé pour environ cinq millions d’habitants. Au 23, on était encore à 490 cas et 17 décès. Le 24, le gouverneur d’Erbil, Firat Sofi, a succombé à la maladie. En fin de mois, le nombre total de cas depuis le début de l’épidémie approchait les 100.000 et les 3.000 décès. Pour l’ensemble de l’Irak, où la décrue du nombre d’infections quotidiennes a commencé à peu près au même moment qu’au Kurdistan, au 30 on était à 550.000 cas recensés, 2.114 nouveaux cas et 34 décès en 24h pour un total de 12.258 (->). Le 7, la Task Force coronavirus irakienne, un comité fédéral coordonnant la réponse du pays à la maladie, a publié une directive fixant la rentrée scolaire pour fin novembre 2020. En fin de mois, le représentant de l’OMS en Irak, Adham Ismail, sur le départ, a déclaré lors d’une conférence de presse conjointe avec le ministre de la Santé du GRK, Saman Barjinjî, être «impressionné» par la réponse du GRK à la pandémie et sa coopération avec sa propre institution (Kurdistan-24).

Début novembre, l’opération turque anti-PKK «Griffes du Tigre» sur le sol du Kurdistan d’Irak a de nouveau alimenté les tensions entre Kurdes. Alors que le PDK accuse le PKK, en attirant la Turquie vers le sud, d’être responsable des constantes violations de ses frontières par l’armée turque, et au-delà, de mettre en danger le statut constitutionnel du Kurdistan d’Irak, le PKK, en retour, accuse le PDK de se faire l’agent de la Turquie contre lui… Les tensions avaient déjà été aiguisées en octobre par une série d’événements, notamment le 8 octobre, l’assassinat du directeur des forces de sécurité du poste-frontière de Serziri, Gazi Salih Alihan, dont le GRK a accusé le PKK. Celui-ci a rejeté l’accusation, son commandant Murat Karayılan avertissant qu’une fois le PKK éliminé, «la Turquie s’attaquera à Erbil». Puis le 9 est intervenu l’accord entre Bagdad et Erbil sur la gestion du Sindjar, qui visait clairement à en écarter le PKK et les Yézidis qui s’y étaient ralliés. Quelques jours plus tard, le 14 octobre, l’envoi de pechmergas du PDK à Zine Wertê (Rawandouz), à l’ouest des monts Qandil, le sanctuaire du PKK à la frontière iranienne, avait encore augmenté les risques d’affrontement direct PDK-PKK. Après un accrochage et un retrait partiel des forces du PDK, les tensions se sont un peu apaisées, et grâce à l’intervention de personnalités indépendantes, des discussions auraient commencé (Al-Monitor). Le 25 octobre , selon un communiqué du GRK daté du 27, l'oléoduc reliant le Kurdistan au port turc de Ceyhan a été frappé par une explosion. Le communiqué n’a pas immédiatement précisé sur quel territoire l'explosion avait eu lieu ni qui en était l’auteur, mais le PKK était un suspect évident…

Le 4 novembre, les tensions PDK-PKK sont remontées quand une attaque du PKK utilisant une bombe artisanale à Chamanke (Dohouk) a tué un peshmerga du PDK et en a blessé deux autres. Le PKK a affirmé que la patrouille avait traversé son territoire et a de nouveau accusé le PDK de soutenir les opérations turques contre lui. Le Premier ministre du GRK a immédiatement dénoncé l’attaque, déclarant que «toute attaque contre les forces des peshmerga constitue une attaque contre la région du Kurdistan, ses institutions et son peuple». Les tensions PDK-PKK se sont quelque peu apaisées, mais la Turquie a poursuivi ses frappes sur le territoire irakien. La deuxième semaine du mois, les avions de chasse turcs ont lancé de nouveaux bombardements sur Sangasar, entre Qandil et Suleimanieh, près du lac de Dokan (WKI). La semaine suivante, dans le cadre de l’accord passé avec le GRK, le gouvernement irakien a déployé au Sinjar trois brigades de la police fédérale.

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IRAN: INCAPABLE D’EMPÊCHER LES ATTAQUES SUR SON TERRITOIRE, LE RÉGIME CHERCHE DES BOUCS ÉMISSAIRES AU KURDISTAN

Le 27 novembre, le physicien Mohsen Fakhrizadeh, haut responsable du programme nucléaire iranien, a été assassiné dans la banlieue de Téhéran, en pleine rue dans son véhicule. Qu’une telle opération ait pu être menée démontre l’incapacité du régime, malgré l’omniprésence de ses forces de sécurité, à protéger ses responsables, même sur son propre territoire. Les opérations anti-iraniennes se sont multipliées depuis janvier 2020. Si l’assassinat ciblé par un drone américian du général Ghassem Soleimani a pris place à Bagdad, les attaques suivantes, dont une longue série visait des sites nucléaires ou des raffineries, ont bel et bien eu lieu dans le pays, dont l’explosion du site nucléaire de Natanz le 2 juillet, puis l’assassinat en août en plein Téhéran du numéro deux d’Al-Qaida, Abou Mohammed Al-Masri (dont Téhéran a d’ailleurs nié qu’il vivait sur son territoire). Même si l’amiral Ali Shamkhani a accusé l’organisation d’opposition des Moudjahidine du Peuple d’être impliquée dans le dernier assassinat aux côtés des services secrets israéliens (La Croix, New York Times), manière d’expliquer la connaissance du terrain qu’implique une telle action, le succès de l’opération n’en constitue pas moins un camouflet pour la République islamique. Et le fait que l’opération ait pu être montée avec pour premier objectif d’embarrasser la future administration Biden (Le Monde), comme si la souveraineté iranienne était somme toute une variable secondaire, vient encore aggraver la situation.

En réponse, et pour tenter de se dédouaner de l’accusation d’inefficacité, il est à craindre que le régime ne cherche des boucs émissaires chez les Arabes du Khouzistan ou les Kurdes, déjà accusés d’intelligence avec l’ennemi… En effet, dans le Financial Times, un responsable du régime a pointé du doigt anonymement les minorités ethniques en déclarant que «la crise économique comme la présence de groupes dissidents politiques et ethniques facilitent le recrutement par Israël de personnes pour perpétrer les assassinats» (La Croix). S’il est un point sur lequel il a raison, c’est bien la gravité de la situation économique de ces minorités, gravement discriminées par la politique de Téhéran. Quasiment au même moment que l’assassinat de Fakhrizadeh, le Centre statistique d'Iran publiait son rapport mensuel sur l'indice des prix à la consommation (IPC). Selon ce document, le Kurdistan iranien est toujours l’une des régions les plus pauvres et les moins développées du pays, la province kurde d'Ilam connaissant la plus forte augmentation mensuelle des prix à la consommation, soit 8,8%. En termes d’augmentation de l’IPC, la province du Kurdistan (capitale Sanandaj), se classe quatrième, avec +7,1%...

Plus largement, Le Monde a publié le 26 sous le titre «La classe moyenne iranienne menacée de disparition par la crise économique», un article parlant d’une économie «minée par une corruption endémique et une mauvaise gestion», et rapportant qu’à cette date, «l’euro s’achetait […] à presque 300.000 rials au marché noir, soit deux fois plus qu’il y a un an», avant d’ajouter: «Pour assombrir encore ce tableau, la pandémie de Covid-19 a porté un nouveau coup dur à l’économie du pays, le plus touché de la région avec officiellement 46.207 morts – un chiffre sans doute sous-estimé».

Sous-estimé, certes: les autorités iraniennes semblent avoir remporté le triste record du mensonge d’État concernant la pandémie. À la même date, l’Organisation des Moudjahiddine du Peuple d’Iran (OMPI) calculait à partir de sources régionales un nombre de décès près de quatre fois plus élevé, avec un chiffre dépassant 169.000 dans 465 villes du pays. Parmi les chiffres provinciaux calculés par l’OMPI, on comptait 6.170 décès en Azerbaïdjan Occidental, 2.991 au Kurdistan, 3.646 à Kermanshah et 1.695 à Ilam. Au 28, deux jours plus tard, l’OMPI donnait les chiffres suivants: 6.310 décès en Azerbaïdjan Occidental, 3.006 au Kurdistan, 3.691 à Kermanshah et 1.750 à Ilam (NCRI).

Comme toujours, une répression terrible frappe les malheureux jeunes hommes kurdes contraints par la crise à s’engager dans le dangereux métier de porteur transfrontalier, ou kolbar. Le 31 octobre déjà, deux frères, Muslim et Mosleh Ghasimi, avaient été visés par des garde-frontières turcs au moment re retourner en Iran, le premier est ensuite mort de ses blessures à l’hôpital de Hakkari (WKI). D’autres kolbars avaient été blessés ou tués fin octobre par des garde-frontière iraniens. Par ailleurs, le 4, un autre porteur a été grièvement blessé près de Piranshahr par une mine datant de la guerre Iran-Irak. Trois autres kolbars ont été tués la semaine suivante, selon l’association KMMK de défense des droits humains au Kurdistan. Deux ont été tués près de Chaldiran dans deux embuscades les 5 et 6, et un troisième, Khosar Sharifi, est mort de ses blessures le 7 à l’hôpital à Sanandaj (WKI). Le 17, un autre kolbar a été abattu au Hawraman et, aussi selon le KMMK, deux autres ont été tués par les pasdaran (Gardiens de la révolution) près d’Oshnavieh (Shino) le 18 et le 19, et un troisième par des tirs d’artillerie de l’armée iranienne près de Saqqez (WKI). Par ailleurs, un berger a retrouvé le corps d'un kolbar nommé Murtaza Azizi, qui avait disparu depuis quatre mois, près de la frontière irano-irakienne dans la province de Kermanshah. Enfin, un autre kolbar a été tué par une mine de la guerre Iran-Irak près d’Oshnavieh (Shino) le 21. Les 24 et 26, des gardes-frontières iraniens ont blessé trois kolbars près du poste frontière de Nowsud (Kermanshah). Le 26, un camionneur kurde a été tué par des tireurs inconnus à Ahwaz. Le 27, un autre kolbar a été tué dans une embuscade de soldats iraniens près de Sabzeyar et enfin, un autre a été blessé le 29 près de Bradost (WKI).

La répression frappe toujours de nombreux Kurdes, par des arrestations ou des condamnations. Elle a commencé dès le 1er du mois avec l’arrestation de deux hommes à Servabad (Salawla), un autre à Divandareh et un dernier à Hawraman, auquel a été refusée l’assistance d’un avocat. Selon un rapport du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), la première semaine du mois, le régime a déployé de nombreuses troupes dans la région d’Ouroumieh tandis que les pasdaran lançaient des frappes d'artillerie dans les montagnes.

À Saqqez, l’ancien membre d'un groupe d'opposition kurde Faiq Yousifi a commencé à purger une peine de six mois de prison, de même que l’activiste Andesha Sadri, arrêtée le 7 octobre. Le 10, le défenseur de l’environnement Jalal Rostami a débuté à Sanandadj une peine de 30 mois de prison pour «appartenance à un parti kurde d’opposition». Il avait été précédé dans la même prison la semaine précédente par deux autres activistes, Rahim Rafa’ti et Rahman Tabesh, condamnés à 43 mois pour le même motif. Par ailleurs, un activiste kurde du village de Naj, Pishtîwan Afsa, a aussi entamé une peine de cinq ans à Sanandaj pour sa participation aux manifestations de novembre 2019. Toujours à Sanandadj, un Kurde qui s’était converti au christianisme, Mortaza Jaafer, déporté de Turquie où il s’était réfugié, a été condamné à 15 ans de prison pour avoir «répandu la perversion sur terre» (mofsed-e fil arz).

Les forces de sécurité ou l’Etelaat (Service de renseignement) arrêtent parfois des gens très jeunes, comme un adolescent de 18 ans, Poya Bostani, le 12 à Piranshahr, ou Sena Nekaie, 14 ans, dont le KMMK a annoncé en début de mois qu’elle avait été arrêtée le 27 octobre à Marivan par des officiers de l’Etelaat se faisant passer pour des responsables éducatifs… Le 24, l’Institut kurde de Washington (WKI) a rapporté qu’une jeune femme de 17 ans, Aynaz Zarae, accusée d’appartenir à un parti kurde d’opposition, dont la mère avait elle-même été condamnée à 15 ans en juillet, avait été condamnée par le «Tribunal révolutionnaire» d’Ouroumieh à cinq ans de prison pour «atteinte à la sécurité nationale».

Les 10 et 12, les pasdaran ont arrêté neuf Kurdes à Paveh, les accusant de les avoir attaqués. Mais selon des associations locales de droits humains, leur arrestation serait en fait due à leur refus de remettre leur bétail aux pasdaran lors d'un raid le 6 novembre… Enfin, trois activistes kurdes nommés Hamed Shiekhi, Nabi Malawaisi et Ayoub Kakakhani ont commencé à purger une peine d’un an de prison pour «appartenance à un parti kurde d'opposition». Le 24, le procès du journaliste kurde Murtaza Haqbayan, accusé d'avoir divulgué des documents officiels exposant la corruption de hauts fonctionnaires iraniens sur les médias sociaux, s'est ouvert à Sanandaj. Le 25, un prisonnier kurde de la prison centrale d'Urmia, Hojat Nazhat, s'est immolé par le feu pour protester contre le refus des autorités iraniennes de le libérer après qu’il a purgé sa peine d'un an.

En fin de mois, cinq militants kurdes arrêtés en octobre 2019 pour appartenance au parti kurde Komala et «actes contre la sécurité nationale» ont été condamnés à cinq ans de prison. Enfin, le régime a incarcéré plusieurs activistes kurdes dans tout le pays, notamment Anisa Maiher à Kermanshah, Darwesh Murdai à Eslamabad-e Gharb, Wahed Abbaszada à Baneh et Ahmad Mohammadi à Saqqez (WKI).

LE KURDISTAN, PAYS DES CENTENAIRES?

Nonobstant les guerres et les épreuves diverses, le Kurdistan serait encore un pays de «super centenaires»? Ainsi, l’Agence de presse iranienne a annoncé le 19 novembre le décès à l’âge de 138 ans du «doyen de l’Iran», Ahmad Soufi dans son village près de Saqqez dans la province du Kurdistan.

Il s’avère que Ahmad Soufi n’était pas seulement le doyen de l’Iran mais il était aussi le doyen de l’humanité car la doyenne actuelle reconnue la Japonaise Kane Tanaka, née en 1903 «n’a que» 117 ans. Selon la carte d’identité (chinasnameh) d’Ahmad Soufi, citée par l’agence, il était né le 28 février 1882 et il est mort de vieillesse. Il y a quelques jours, le 15 novembre, son «dauphin», un autre Kurde iranien, Hatim Muhamadi, est décédé à l’âge de 130 ans à Delouran dans la province kurde d’Ilam où il passait son temps en faisant du jardinage et en s’occupant de ses vignes.

La légende des Kurdes centenaires est fort ancienne. Dans les années 1920-1930 un certain Zaro Agha, né en 1774, dans le village de Medan de la province ottomane kurde de Bitlis, avait défrayé la chronique et suscité la curiosité des gérontologues occidentaux. Avant son décès en 1934, à l’âge de 157 ans selon les registres d’état civil turcs il a été invité aux Etats-Unis, en Angleterre et en France où les médecins ont pu examiner sous toutes les coutures ce doyen exceptionnel de l’humanité.

Le secret de leur longévité exceptionnelle? Outre l’air pur et les eaux limpides des montagnes du Kurdistan, un régime alimentaire, forcément bio, à base de céréales, de légumes et de légumineuses (lentilles et pois chiches), des noix, fruits secs et friandises à base de raisin, des produits laitiers de brebis et de chèvres et le délicieux miel local mille fleurs, de la viande seulement lors de grandes occasions quelques fois dans l’année. Et bien sûr une vie active à tout âge. Certains de ces centenaires fumaient modérément des cigarettes roulées avec du tabac local, d’autres pas du tout. Quand aux médicaments, le centenaire Ahmad Soufi «ne se souvenait plus» quand il avait pour la dernière fois pris un médicament chimique, se contentant de se soigner avec les remèdes à base de plantes de la médecine traditionnelle.

PROPOSITIONS DE LECTURE

En cette période de confinement qui s’allonge où nombre d’activités culturelles sont suspendues, nous nous réjouissons tous de l’ouverture dès ce samedi 28 novembre des librairies. C’est l’occasion pour vous suggérer la lecture de trois livres récents et importants sur les Kurdes dont nous n’avons pu faire la présentation à l’Institut kurde à cause des restrictions dues à la crise de COVID-19.

1) Si je t'oublie Kurdistan, Olivier Weber (Ed. L’aube)

Défenseur de la cause kurde depuis longtemps, Olivier Weber s’est à nouveau rendu sur le terrain à la rencontre de ces militants de la liberté et des peshmergas, « les combattants de la mort ». En Syrie et en Irak, il a vu des partisanes et des partisans prompts à se battre encore, dans l’attente de l’aide internationale ou de volontaires comme lors de la guerre d’Espagne. Désireux de bâtir un Moyen-Orient en paix. Impatients de reconstruire la mémoire de la Mésopotamie. Fiers de montrer leur expérience démocratique avec le respect des minorités, l’égalité entre les femmes et les hommes, un modèle de société qui représente un véritable laboratoire des droits de l’Homme au Moyen-Orient.

L’Occident va-t-il achever de leur faire croire en leur proverbe, selon lequel ils n’ont «pour amis que les montagnes», ou va-t-il enfin se montrer à la hauteur?

2) Témoignage d'une île-prison: de l’exil aux prix littéraires (No Friend but the Mountains), Behrouz Boochani (Ed. Hugo, «Doc»).

Il avait fui l'Iran pour s'exprimer librement et pour échapper à la prison, dont il était menacé pour son engagement politique en faveur de la cause kurde. Mais en 2013, le bateau qui devait conduire Behrouz Boochani en Australie a été intercepté par les autorités et le journaliste est depuis détenu sur l'île de Manus, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au nord de l'Australie.

Au fil de milliers de SMS, envoyés à l'aide d'un téléphone portable secret à un ami traducteur, Behrouz a documenté la vie dans ce camp de détention monstrueux, les multiples violations des droits humains, les conditions de vie déplorables, l'incompréhension et le désespoir des prisonniers innocents. Comme tant d'autres dépouillé de son identité, de son humanité et de son individualité, Behrouz a réussi à faire entendre dans une oeuvre magistrale la révolte silencieuse des migrants injustement traités à travers le monde. Ceux qui, comme le peuple kurde, n'ont plus que la montagne pour alliée.

C'est une victoire pour l'humanité. C'est une victoire contre le système qui nous a réduit à des numéros, a déclaré le journaliste et cinéaste Behrouz Boochani après l'annonce du jury du Victorian Prize for Literature.

«Behrouz Boochani a produit un tour de force littéraire, journalistique et philosophique. Ce livre est sans doute l'un des plus importants publié en Australie depuis 20 ans» – The Saturday Paper

«Une oeuvre d'art époustouflante qui échappe à toute description. Une écriture belle et précise, mélangeant les traditions littéraires émanant du monde entier, mais plus particulièrement des pratiques kurdes» – Jury du Victorian Prize for Literature

3) Et enfin pour ceux qui ne l’ont pas encore lu: Et tournera la roue (Ed. Emmanuelle Collas), recueil de nouvelles écrites en prison par le charismatique leader kurde Selahattin Demirtaş.

Selahattin Demirtaş est incarcéré depuis le 4 novembre 2016 à Edirne, en Turquie, aux confins de la Grèce et de la Bulgarie; il encourt une peine de 183 ans de réclusion parce qu'il croit en la liberté, la démocratie et la paix. Kurde de Turquie, avocat des droits humains, il est le leader charismatique du HDP, parti d'opposition pro-kurde et féministe, le plus progressiste du Proche-Orient. Après Aurore, écrit en prison et paru en 2018, qui a obtenu le prix Montluc Résistance et liberté et le prix Lorientales 2019, Selahattin Demirtaş a continué d'écrire dans une geôle de douze mètres carrés et d'affirmer sa foi dans l'avenir. Elles se nomment Sevtap, Zeynep ou Esmer. Ils s'appellent Devran, Serhat ou Cemsid. Tous, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent, on les reconnaît, ces gens ordinaires dont le destin se mêle à celui d'un pays, la Turquie. De l'intime au politique, avec lucidité, humour et bienveillance, Selahattin Demirtaş évoque, dans une galerie de portraits drôles, touchants ou révoltants, ceux qui sont soumis à la précarité, l'exil ou les inégalités sociales. D'une grande puissance d'évocation, ce livre, qui nous rappelle que toujours «la roue finira bien par tourner», est une invitation à résister et à ne jamais perdre espoir. Selahattin Demirtaş est nominé pour le prix Nobel de la paix 2019.

Lors d’une récente émission de la chaîne Habertürk TV l’ex-vice-Premier ministre turc, Bülent Arinç, a recommandé la lecture de ce recueil pour comprendre combien les Kurdes sont maltraités et lésés en Turquie. Cette recommandation a suscité un tollé des nationalistes turcs et la colère d’Erdogan car M. Arinç, avocat pénaliste de formation, affirmait en même temps que l‘acte d’accusation concernant Demirtas était ridicule et intenable, «un travail d’enfant» et demandait la libération du leader kurde en détention préventive depuis 2016 ainsi que celle du philanthrope turc Osman Kavala.