Avec la nouvelle année, organes de presse, agences internationales et organisations de la société civile turque ont tiré leur bilan 2020 pour la Turquie. Quoique différentes, toutes ces évaluations se rejoignent sur un point: 2020 a été une année noire à tous points de vue. Concernant la pandémie de COVID-19, le pays se retrouve classé 97e sur 100 dans le monde pour la transparence de sa gestion (Duvar). Les décomptes officiels de contamination d’Ankara ont été complètement discrédités quand il a été révélé qu’ils ne tenaient pas compte des cas asymptomatiques… Le doute était apparu juste avant, quand la municipalité CHP (opposition kémaliste) d’Istanbul a commencé à publier pour la ville des chiffres supérieurs à ceux du ministère de la Santé pour tout le pays ! «La gestion personnelle de la pandémie [par le Président] a placé le pays à peine au-dessus de la Corée du Nord», n’a pu s’empêcher d’ironiser le député CHP Çetin Osman Budak…
Pour l’économie, la transparence n’est pas davantage au rendez-vous: fin décembre, l’institut statistique TürkStat avait annoncé pour 2020 un taux moyen annuel d’inflation de 14,6%, les services atteignant cependant 28,12% et le groupe nourriture-boissons non alcooliques 21,12%. Mais les chiffres du Groupe de recherche sur l’inflation ENAG, publiés ensuite, là encore jettent le doute: selon les universitaires qui l’ont créé, l’inflation moyenne pour 2020 se monte en réalité à 36,72%, avec une inflation mensuelle de 4,08% (Bianet). De même pour le chômage, les économistes prévoient des chiffres réels deux fois plus élevés que les chiffres officiels. Les Turcs ont perdu 41% de leur pouvoir d’achat ces dernières années (Le Monde).
Quant aux droits de l’homme, il y a tant de rapports sur leur situation en Turquie pour 2020 qu’il est impossible de les citer tous. Nous ne mentionnerons que celui de l’association de journalistes Dicle Firat (DFG), rendu public lors d’une conférence de presse tenue au siège de l’association à Diyarbakir le 4 janvier (->): 79 journalistes arrêtés, 24 emprisonnés, et 19 agressés. La Coprésidente de DFG, Dicle Müftüoğlu, a appelé à considérer à part le cas des journalistes kurdes: «En Turquie, la presse kurde est confrontée à de graves entraves qui vont en s’intensifiant». Elle a cité comme exemple la situation des quatre journalistes de l’agence Mezopotamia arrêtés le 10 octobre dernier pour avoir «dénigré l’État» après avoir rendu compte du cas des deux villageois de Van jetés d’un hélicoptère par des militaires (Rojinfo). La Turquie est demeurée en 2020 le premier geôlier de journalistes au monde, avec un tiers du total mondial. Les agressions sexuelles et assassinats de femmes (et parfois de femmes kurdes par des militaires) mériteraient également un rapport distinct…
La situation dans les prisons turques est depuis longtemps dans ce pays une mesure de la violence de la répression politique, et 2020 n’a pas failli à la règle. Le 13 janvier, la branche d’Ankara de l’Association des droits de l’homme İHD a publié son rapport concernant les violations des droits dans 18 prisons d’Anatolie centrale au cours des trois derniers mois de l’année: au moins 24 prisonniers y ont subi torture ou/et mauvais traitements, et 9 autres ont perdu la vie, dont 4 à cause du coronavirus et 2 se seraient suicidés… (Bianet)
Par ailleurs, le bilan 2020 de la répression est particulièrement lourd pour le parti d’opposition de gauche et «pro-kurde» HDP, avec 16.000 de ses membres arrêtés ou incarcérés, et sur 65 candidats élus en 2019 à des municipalités du Kurdistan de Turquie, seuls 5 encore en poste fin décembre. Parmi ces 5 «survivants», Adalet Fidan, la co-maire de Silopi, déclarait au Guardian s’attendre à être arrêtée chaque matin…
Dans ce contexte, la société MAK a publié le 28 les résultats d’un sondage effectué entre les 14 et 26 janvier auprès de 2.850 personnes dans 51 provinces turques, et ils doivent alarmer l’AKP et son allié ultranationaliste MHP, qui se partagent actuellement le pouvoir: si des élections générales se tenaient maintenant, AKP et MHP n’obtiendraient que 44,1% des votes, ce qui ne permettrait pas d’élire le président… Le même sondage montre que ni le MHP ni le HDP no’btiendraient les 10% de voix nécessaires à être présents au Parlement (Bianet). Ainsi, l’année 2021 apparaît, pour reprendre les termes du journal Le Monde, comme «l’année de tous les dangers pour Erdoğan»: le président turc se trouve en effet «dans une impasse, confronté en interne à son déclin politique», alors que les aventures militaires extérieures qu’il a lancées, justement pour enrayer ce déclin intérieur, l’ont «isolé sur l’arène internationale».
À l’extérieur en effet, les vents sont de plus en plus défavorables. Même le secrétaire d’État sortant de l’administration Trump, Mike Pompeo, a le 3 décembre durant la réunion ministérielle de l’OTAN, dénoncé à la surprise générale la politique turque «du fait accompli», enjoignant à M. Erdogan de «revenir à un comportement d’allié», alors que le Congrès américain infligeait à la Turquie des sanctions pour son achat du système russe de missiles antiaériens S-400. Et le 20 janvier, Antony Blinken, qui succède à Pompeo dans l’administration Biden, a fait devant la Commission des relations étrangères du Sénat américain des déclarations qui ne peuvent qu’inquiéter au plus haut point le régime turc: qualifiant la Turquie de «partenaire soi-disant stratégique» qui se trouve de manière «inacceptable» sur la ligne russe, il a ajouté: «La Turquie est un allié qui, à bien des égards, n’agit pas comme un allié devrait le faire […] Je pense que nous devons examiner l’impact des sanctions existantes et décider si nous devons faire davantage»... (Bianet) Autre nomination qui présage mal pour Ankara des relations avec Washington, celle de Brett McGurk comme coordinateur du Conseil national de sécurité pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Anciennement envoyé spécial présidentiel auprès de la coalition internationale anti-Daech, McGurk était à ce titre chargé des relations avec les Forces démocratiques syriennes, dominées par les Kurdes des YPG. Après la décision soudaine du président Donald Trump de retirer les soldats américains de Syrie en abandonnant ses alliés kurdes, il avait présenté sa démission. Et lorsque les États-Unis avaient éliminé le leader de Daech dans la province d’Idlib, il avait souligné dans le Washington Post que Baghdadi se cachait… près d’une importante implantation militaire turque, ajoutant qu’Ankara devait aux États-Unis «quelques explications»… (CNN)
Du côté de l’Union européenne, les relations sont tout aussi tendues, malgré la volonté affichée le 9 janvier par le président et différents officiels turcs d’ouvrir «une nouvelle page dans les relations». Le 22 décembre, la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) avait réitéré sa demande d’une libération immédiate de Selahattin Demirtaş. Le 21 janvier, le Parlement européen a repris cette exigence dans une résolution adoptée par 590 voix contre 16 et 75 abstentions. Les députés ont exprimé leur «préoccupation» devant «le recul persistant […] de l’indépendance du pouvoir judiciaire et [son mépris…] à l’égard des arrêts de la CEDH», ajoutant que respecter ces arrêts serait un début pour démontrer la sincérité des déclarations du 9 janvier (Parlement européen). Mais, note le même jour l’Humanité, la Turquie dispose toujours du moyen de pression des quatre millions de réfugiés syriens qu’elle retient sur son sol, et il n’est pas question pour l’OTAN de laisser l’allié turc se rapprocher de la Russie… Le quotidien conclut ainsi: «Le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Jean Asselborn, peut bien dire que « personne n’a l’intention de passer l’éponge », c’est pourtant bien ce qui semble se passer»…
Mais le pouvoir turc poursuit sa politique constante: étendre son contrôle à de plus en plus de secteurs de la société. La dernière attaque en date était contre l’ordre des avocats, avec la création de barreaux concurrents pro-AKP. Le 1er janvier, c’est le milieu universitaire qui a été visé, avec la désignation par décret présidentiel de Melih Bulu, un membre de l’AKP, comme recteur de la prestigieuse Université de Boğaziçi, à Istanbul. Fondée en 1863, Boğaziçi est la première université américaine établie hors du territoire des États-Unis. La nomination pure et simple d’un cadre politique sans qualités académiques particulières à un poste jusqu’à présent au moins en partie électif a immédiatement provoqué de nombreuses protestations, à commencer par celles des étudiants, qui ont refusé un «kayyum rektor» – un «recteur administrateur», en référence aux administrateurs nommés de manière antidémocratique pour remplacer les maires élus dans les provinces kurdes… Quelques heures à peine après la nomination de Bulu, plusieurs exemples de ses écrits, où des paragraphes entiers plagient «mot pour mot» les travaux d’autres universitaires, sont apparus sur les médias sociaux.
Ceci renvoie aux dénonciations par plusieurs experts et universitaires de la dégradation de la qualité de l’enseignement supérieur turc advenue durant le mandat d’Erdoğan, avec la progression parmi étudiants et universitaires du plagiat et d’autres pratiques contraires à l’éthique. Depuis 2019, de nombreux établissements turcs ont d’ailleurs disparu des classements internationaux… Est aussi dénoncée la grave érosion des libertés académiques depuis 2016: plus de 6.000 universitaires licenciés, sans compter ceux illégalement privés de voyages à l’étranger – un droit pourtant garanti par la constitution. La situation a conduit l’Union européenne à supprimer plusieurs centaines de millions d’euros d’aides et de programmes de soutien à l’enseignement supérieur turc (Duvar), une baisse de moyens qui a engagé un inquiétant cercle vicieux…
Par ailleurs, la répression ordinaire s’est poursuivie dans le pays. À Diyarbakir, l’administrateur nommé en remplacement du maire, Münir Karaloğlu, a licencié 84 employés municipaux. À Bursa, le bureau du HDP a été incendié (WKI). Tandis qu’un tribunal d’Ankara refusait de considérer l’arrêt de la CEDH soumis par les avocats de Demirtaş (prétexte : elle n’avait pas été émise en turc !), les arrestations de Kurdes et de membres du HDP ont continué, et le bureau du procureur d’Ankara a émis des réquisitions contre 108 personnalités politiques kurdes pour leur participation aux manifestations pour Kobanê d’octobre 2014. Le 8, le tribunal a accepté ce document, rédigé six ans après les faits concernés. Pour des charges parmi lesquelles «atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État», «meurtre à 37 reprises», «tentative de meurtre à 31 reprises», 38 peines de perpétuité aggravée sont requises pour chaque accusé, dont Selahattin Demirtaş…
Le 6, le ministère de la Défense a signifié au député HDP de Kocaeli Ömer Faruk Gergerlioğlu son refus de répondre à la question parlementaire que celui-ci avait soumise le 4 novembre à propos du rapport des Nations-Unies sur les crimes de guerre commis en Syrie par l’«Armée nationale syrienne» au service de la Turquie. Gergerlioğlu avait notamment demandé au ministre Hulusi Akar si un rapport était en cours de préparation à propos des crimes commis contre les femmes. La raison invoquée pour l’absence de réponse a été «la présence d’opinions personnelles dans les questions» (Bianet). Le 7, le maire de Batman Mehmet Demir a finalement refusé de présenter en kurde sa défense devant le tribunal qui le jugeait après que trois interprètes aient successivement déclaré ne pouvoir traduire ses paroles qu’ils ne comprenaient pas «parce qu’il parlait en kurde académique» (Bianet). Le 8, le journaliste de l’agence Mésopotamie Mehmet Aslan, incarcéré le 5 lors d’un raid de police sur son domicile, a été incarcéré pour «terrorisme». Puis le 11 et le 12, la police a procédé à plusieurs arrestations à Mardin et Diyarbakir, et a empêché à Van la tenue d’une conférence de presse du Parti des régions démocratiques (DBP) et du HDP sur «l’unité nationale kurde».
Parallèlement, les prisonniers politiques kurdes ont poursuivi leur grève de la faim par rotations pour protester contre les conditions de détention violant leurs droits et l'isolement d’Abdullah Öcalan à İmralı. Le 14, plusieurs organisations de défense des Droits de l’homme ont tenu une conférence de presse commune à ce propos. L’Association des médecins de Turquie (TTB), la Fondation des droits de l'homme de Turquie (TİHV), l'Association des droits de l'homme (İHD), l'Association des avocats pour la liberté (ÖHD) et l'Association des avocats progressistes (ÇHD) ont ainsi marqué dans les locaux de l’İHD à Ankara le 49e jour des grèves de la faim menées dans 107 prisons. Concernant les prisonniers d’İmralı, les organisations ont dénoncé un isolement de longue durée en contradiction avec les «Règles Mandela» des Nations-Unies, les recommandations du Comité [européen] pour la prévention de la torture (CPT) et la loi turque n° 5275 sur les exécutions pénales (Bianet).
À Diyarbakir, l'ancien bâtonnier Mehmet Emin Aktar a été condamné à 75 mois de prison pour «propagande pour une organisation terroriste». À Istanbul, s’est tenue le 20 la première audience du cas du journaliste Cengiz Candar, accusé en son absence d’«apologie du crime et d’un criminel» pour un tweet de 2017 à propos d’une combattante des YPG tuée à Raqqa dans la lutte contre Daech. Membre du MLKP, Ayşe Deniz Karacagil avait été active lors des manifestations du parc Gezi en 2013. Après avoir appris sa mort, Candar l’avait décrite dans son tweet comme «l'ange qui avait le plus beau sourire de Gezi, qui réchauffait nos cœurs». La Cour a émis un mandat d’arrêt contre Candar, exilé en Suède (Rûdaw).
Devlet Bahçeli, Ie président du parti d’extrême-droite MHP, au pouvoir en alliance avec l’AKP, s’est de nouveau tristement distingué au cours du mois en lançant menace sur menace contre le HDP, dont il ne cesse de réclamer la fermeture, contre plusieurs éditorialistes qualifiés de «faux journalistes», ainsi que contre l’ancien Premier ministre AKP et fondateur du «Parti du Futur» Ahmet Davutoğlu. Le leader MHP a lancé ses menaces alors que le vice-président du Parti du Futur, Selçuk Özdağ, et le représentant du journal Yeniçağ à Ankara, Orhan Uğuroğlu, venaient d’être agressés le même jour devant leur domicile à Ankara… Dans son attaque verbale contre Davutoğlu, Bahçeli l’a appelé en kurde «Serok Ahmet», une manière de l’accuser de liens avec le PKK! Le 22, six organisations turques de défense des Droits de l’homme ont condamné dans un communiqué commun les déclarations de Bahceli. Le 28, celui-ci a nié toute implication du MHP dans les récentes attaques contre des journalistes (Bianet).
La semaine du 18 a connu de nouvelles arrestations parmi les membres du HDP, dont le bureau d’Istanbul a été encerclé par la police, qui a arrêté huit personnes ayant tenu une conférence de presse pour protester contre l’isolement d’Öcalan à İmralı. À Diyarbakir, il y a eu au moins 20 arrestations, dont l'ancienne députée HDP Hatice Kocaman et deux dirigeants de l’organisation de jeunesse du parti. Puis, la dernière semaine du mois, six personnes ont été arrêtées à leur domicile à Van dans des raids de police, et deux autres responsables du HDP ont été arrêtés à Istanbul pour avoir accroché des affiches dénonçant l’isolement d’Abdullah Öcalan. Le 29, une réunion publique à Batman a été dispersée par la police qui a incarcéré 30 personnes, dont sept ont été gardées à vue pour des publications sur les réseaux sociaux remontant à 2015.
Les opérations turques à l’extérieur ont fait quelque peu oublier l’existence d’activités militaires à l’intérieur du pays. Mais le 9, un officier de gendarmerie a été tué et deux gendarmes blessés dans un accrochage avec le PKK près de Lice (Diyarbakir). Le 12, le bureau du gouverneur de Bitlis a décrété un couvre-feu de durée illimitée sur 10 villages du district central de la province en raison de la présence de membres de «l’organisation terroriste séparatiste» (Bianet).
Le 5 janvier, un premier cas du variant britannique du COVID-19 a été détecté en Iran, une nouvelle qui avait de quoi provoquer la consternation alors que, selon les chiffres officiels juste publiés, le nombre de morts quotidiens dus au virus venait, avec 98, de passer sous la barre des 100, pour la première fois depuis plus de six mois (Le Figaro).
Alors que le régime a tout tenté pour minimiser l’épidémie, même selon les chiffres officiels, l’Iran demeure le pays du Moyen-Orient le plus frappé par l’épidémie: au 31 décembre, on comptait 6389 nouveaux cas et 128 décès, pour un total de 55.223 décès depuis le début de l’épidémie. Pourtant, le ministre de la Santé lui-même, Said Namaki, a dû admettre que ce bilan était largement sous-estimé. À la même date, l’opposition en exil publiait des chiffres près de quatre fois plus élevés: l’Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran (OMPI), élaborant son propre décompte en consolidant différentes données publiques provinciales, aboutissait à plus de 195.000 décès dans 478 villes du pays, avec notamment 7.868 au Lorestan, 7.263 en Azerbaïdjan occidental et 4.084 à Kermanchah (NCRI). Le 12, la même source annonçait que la barre des 200.000 morts du COVID était dépassée, mettant en cause la politique «criminelle» du régime. Et avec quelque raison, puisqu’au-delà de la dissimulation, quelques jours plus tôt, le Guide suprême Ali Khamenei avait annoncé le 8 l’interdiction d’importation des vaccins Pfizer-BioNTech, Moderna et AstraZeneca-Oxford. Il était allé jusqu’à déclarer à la télévision que «parfois, ces vaccins sont utilisés pour contaminer les peuples». Le 11, le chef du pouvoir judiciaire, Ebrahim Raïssi, renchérissait en déclarant: «Le peuple iranien ne doit pas être le laboratoire des vaccins américains et britanniques».
Ces déclarations délirantes ont suscité la colère des soignants, qui venaient d’écrire à Raïssi que l’achat de vaccins à l’étranger devait être prioritaire car la production de masse du vaccin iranien, encore en phase de tests, prendrait encore des mois. Un grand nombre d’Iraniens ont aussi exprimé leur mécontentement sur les réseaux sociaux. Il faut dire que le discours des responsables a perdu toute crédibilité: voilà qu’ils annoncent une interdiction après avoir dénoncé pendant des mois l’embargo américain, qui à les en croire, empêchait l’achat de vaccins à l’étranger!
Le 22, l’OMPI comptabilisait plus de 205.000 décès, un nombre qui montait à plus de 206.800 le 26. Au 31, on était à plus de 208.700, à comparer au chiffre officiel de seulement 57.959… Mais entretemps, le 25, l’agence de santé iranienne avait approuvé le vaccin russe Spoutnik-V. Le ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, déclarait le lendemain depuis Moscou que l'Iran espérait commencer les achats mais aussi, suivant la stratégie russe, la fabrication locale du produit «dans un avenir proche». Le 30, l’agence officielle Irna a annoncé que les premières doses de Spoutnik arriveraient dans le pays d’ici le 4 février, un deuxième et un troisième lot devant être livrés respectivement d'ici les 18 et 28 (AFP). Il n’en reste pas moins que l’incurie et l’irresponsabilité des responsables politiques iraniens resteront dans l’Histoire.
Avec l’arrivée de 2021, ont commencé à être publiés les bilans 2020, et parmi eux celui des assassinats des kolbars, les porteurs kurdes transfrontaliers, par les forces de répression du régime. Selon l’initiative Kolbarnews, un minimum de 67 kolbars ont été tués en 2020 à la frontière irano-turque et 163 autres blessés. Il y a certainement un grand nombre d’autres victimes, mais leur sort n’ayant été ni enregistré par la police, ni signalé dans les médias, ils ne peuvent être comptabilisés plus précisément. Parmi les morts, 53 ont été abattus par les pasdaran (Gardiens de la révolution) et six par les gardes-frontières turcs. Les autres sont décédés dans des accidents ou morts de froid. Concernant les kolbars blessés, 130 d’entre eux ont été victimes de bombardements par les forces de sécurité iraniennes ou turques. Cinq kolbars ont été torturés après leur capture par les gardes-frontières iraniens (RojInfo).
La nouvelle année n’a pas interrompu les assassinats de porteurs. Quatre kolbars ont ainsi été blessés seulement la première semaine de janvier, l’un par une chute au Hawraman, deux par des tirs de garde-frontières à Nowsud, et un troisième à Salas-e Babajani. Toujours à Nowsud, deux autres ont été blessés les 12 et 14, et un autre a été tué par les garde-frontières près de Baneh (WKI). Le 25, les corps de cinq kolbars portés disparus dans le Bradost depuis une semaine ont finalement été retrouvés sous la neige près du village de Kuran, un lieu par ailleurs tristement célèbre pour le grand nombre de porteurs qui y ont été assassinés par les garde-frontières iraniens comme turcs... Ils avaient été pris dans une avalanche côté turc alors qu’ils auraient transporté des cigarettes (Rûdaw). Ce sont les villageois qui ont retrouvé les corps, malgré les tentatives des garde-frontières pour empêcher leurs recherches (WKI).
Malgré le danger, de plus en plus de jeunes Kurdes n’ont d’autre choix que devenir kolbars en raison de la situation économique dramatique du Kurdistan iranien, en grande partie due à la politique économique discriminatoire du régime qui lui refuse délibérément tout investissement depuis des décennies et en a fait l’une des régions les plus pauvres du pays. La dernière crise économique et l’épidémie n’ont fait qu’aggraver les difficultés des familles. Et puis la répression politique permanente vient se surimposer à ce marasme économique. Des dizaines de milliers de prisonniers politiques se trouvent dans les prisons iraniennes, pour avoir osé défendre la démocratie ou les droits des femmes ou des travailleurs. En 2019, selon le Kurdish Human Rights Network (KHRN), au moins 2.000 personnes avaient été arrêtées pour avoir rejoint les groupes armés kurdes ou simplement pour activisme. De même source, au moins 400 personnes ont été arrêtées en 2020. L’organisation Hengaw pour les droits de l’homme a pour sa part calculé qu’en 2020 le régime avait incarcéré 437 militants kurdes, dont des mineurs (WKI)…
Non seulement la répression anti-kurde ne s’est pas interrompue en 2021, mais elle a été particulièrement intense ce mois-ci, pour atteindre fin janvier plus de 100 arrestations. En début de mois, deux Kurdes de Piranshahr ont été condamnés à cinq ans de prison pour «coopération avec un parti kurde d’opposition», et un ancien membre du PDKI, Sobhan Ahmadi, a reçu un an à Saqqez. Un syndicaliste a aussi été arrêté le 2 à Kermanshah. Selon l'Association des droits de l'homme du Kurdistan (KMMK), cinq Kurdes ont aussi été arrêtés à Baneh. On a aussi appris le 5 que le secrétaire de l'Union des écrivains iraniens (IWA), Arash Ganji, avait été condamné le 30 décembre à Téhéran à 11 ans de prison pour «diffusion de propagande anti-gouvernementale»: alors qu'il était emprisonné, il avait traduit de l’anglais en persan le livre collectif sur la révolution kurde en Syrie intitulé A small key can open a large door: the Rojava revolution. Selon son avocat, Ganji fera appel (VOA).
Le 13, le CSDHI a annoncé une vague d’arrestations dans différentes villes d’Azerbaïdjan occidental. Au moins 15 activistes civils, étudiants et militants écologistes ont été incarcérés entre le 9 et le 11 à Marivan, Karaj, Mahabad et Rabat au cours du week-end, certains arrêtés à leur retour du Kurdistan d’Irak. Selon le KMMK, sept étudiants kurdes de l’université Kharazmi de Téhéran ont également été arrêtés lors d’un raid sur leurs dortoirs, qui ont été saccagés. Au même moment, un activiste kurde de Saqqez a reçu 18 mois de prison pour avoir participé à des manifestations antigouvernementales, et trois autres activistes de Marivan ont entamé leurs peines de 5 ans de prison pour «appartenance à un parti kurde d'opposition» (WKI). Le 15, le nombre de personnes arrêtées était monté à 26, incluant des arrestations à Sarvabad, Bokan et Sanandadj, et on a appris que les arrestations avaient été menées par des agents de l’Etelaat (Sécurité) qui ont agi sans montrer de mandat et ont parfois brutalisé les personnes arrêtées et saccagé leur domicile. Les charges contre les personnes arrêtées n’ont pas été annoncées (Iran Human Rights Monitor / IHRM). Le 18, le KHRN a annoncé que trois des femmes kurdes arrêtées la semaine précédente, Asrin Mohammadi, Darya Talabani et Azima Naseri, avaient été transférées dans le centre de détention al-Mahdi des pasdaran à Ouroumieh (Rûdaw). Le 19, le Washington Kurdish Institute (WKI) annonçait que le nombre d’arrestations au cours des deux semaines précédentes se montait à présent à 35 personnes. Le Centre de coopération des partis kurdes a dénoncé des arrestations de masse visant les Kurdes et motivées par la peur de protestations anti-régime. À Sanandaj, un couple qui avait participé aux manifestations de novembre 2019 a été condamné à deux ans de prison pour «propagande contre l’État» et «trouble à la sécurité nationale». Le 21, on comptait au moins 53 arrestations, la plupart ayant été mis au secret, et sur les médias sociaux, les Kurdes iraniens ont exhorté les organisations de défense des droits de l'homme, comme Amnesty International, à enquêter sur ces arrestations massives. Ce nombre était monté à au moins 70 arrestations le 26 janvier, avec l’information qu’un certain nombre de membres de la confession Yarsan (ou Ahl-e Haqq, Fidèles de la Vérité, une religion kurde pré-islamique) de Kermanshah faisaient partie des personnes arrêtées le 23.
Ce n’est que le 23 qu’on a appris que le 11, la jeune poétesse kurde de Baneh, Taraneh Mohammadi, très populaire parmi les jeunes du Kurdistan, avait été enlevée par des agents de la sécurité, après avoir été menacée anonymement par téléphone à plusieurs reprises. Emmenée en voiture hors de la ville un sac sur la tête, elle a été menacée par l’un des agents qui l’a menacée de lui couper la langue si elle continuait à écrire des poèmes. Ces menaces ont débuté après qu’elle a déclaré lors d’un échange en direct sur Instagram se considérer comme appartenant au Kurdistan plutôt qu’à l’Iran (Kurdistan au Féminin).
En fin de mois, la campagne d’arrestations avait abouti à plus de 100 arrestations par l’Etelaat et les forces de sécurité, couvrant les villes d’Oshnavieh, Bokan, Marivan et Mahabad, où notamment un activiste culturel avait été arrêté. Parmi les personnes détenues figure l’écrivain kurde renommé Mustafa Alikhandaza, arrêté à Bokan.
Début janvier, la situation était toujours tendue autour de la ville d’Ain Issa, majoritairement contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), mais convoitée par les factions djihadistes au service de la Turquie. Les incessants accrochages ont provoqué la fuite de milliers d’habitants des villages environnants. Selon les responsables de l’Administration autonome du Nord-Est syrien (AANES), dominée par les Kurdes du PYD, les Russes, soutiens indéfectibles de Damas, profitent de la menace turque pour tenter de les forcer à céder au régime la ville et sa région – jusqu’à présent sans succès. «Lorsque nous avons refusé la dernière demande russe de nous retirer d'Ain Issa, la situation s'est aggravée avec la Turquie et ses supplétifs syriens, qui nous attaquent quotidiennement», a déclaré le 5 à Voice of America (VOA) un responsable des FDS. Si la ville, située sur l’autoroute stratégique M4 reliant Est et Ouest du Rojava, tombait aux mains des mercenaires pro-turcs, tout le nord de l’AANES, et notamment les villes de Manbij et de Kobanê, seraient aussi mises en danger.
Cependant, après des semaines d’affrontements, la situation a plutôt évolué durant la deuxième semaine de janvier vers une période de calme relatif, après que les FDS ont repoussé plusieurs attaques turques ayant tué cinq civils et sept combattants (WKI). La pression s’est déplacée de nouveau vers la station de pompage d’Allouk, près de Serê Kaniyê (Ras al-Ain), contrôlée depuis octobre 2019 par les groupes pro-turcs. Ceux-ci ont de nouveau coupé le 18 l’eau potable à près d’un demi-million d’habitants du Nord-Est syrien, notamment dans la ville d’Hassaké. L’Observatoire syrien des Droits de l’homme (OSDH) comme l'agence gouvernementale syrienne SANA ont rapporté que les milices pro-turques empêchaient depuis le 16 les employés d'accéder à la station (Kurdistan-24). Parallèlement, l’armée turque et ses supplétifs ont commencé à bombarder la région de Manbij, tout en concentrant des forces devant Ain Issa, d’où la crainte d'une nouvelle attaque contre la ville… (WKI)
Le 22, l’autoroute M4 a de nouveau été bombardée près d’Ain Issa. Plus à l’ouest, au Sud de Kobanê, un civil kurde a été blessé chez lui par un drone turc (WKI). Le lendemain, les mercenaires d’Ankara s’en sont également pris à l’enclave de Tall Rifaat, où leurs tirs d’artillerie ont tué une femme et deux enfants, et blessé six autres civils. Cette petite zone au nord d’Alep, toujours contrôlée par les FDS, sert de refuge à environ 170.000 habitants d’Afrin déplacés par l’invasion turque de mars 2018, mais elle se trouve isolée entre les territoires contrôlés par Damas au Sud et ceux occupés par la Turquie au Nord. Les combattants de Tall Rifaat ont riposté en bombardant au mortier les positions des mercenaires pro-turcs (Kurdistan-24).
En fin de mois, de nouveaux tirs ont visé Ain Issa, dans ce que les responsables kurdes soupçonnent de plus en plus d’être une campagne coordonnée entre Damas et Ankara pour en chasser l’AANES… (WKI)
Les mêmes groupes pro-turcs poursuivent leurs exactions incessantes à Afrin. Le 27, selon l’OSDH, 16 Kurdes habitant le village de Kakhara ont été enlevés chez eux et torturés par les membres du groupe al-Amshat, appartenant à l’Armée syrienne libre, sous le prétexte qu’ils auraient brûlé le véhicule d’un responsable de la sécurité. En fait, selon l’Organisation des Droits de l’homme d’Afrin, l’incendie résulterait de conflits entre factions pro-turques… La plupart des victimes ont été ensuite libérées, mais deux d’entre elles sont dans le coma (Rûdaw). Selon la même organisation, depuis début janvier, près de 100 personnes ont été arrêtées, dont des femmes et des enfants. La même semaine, une autre organisation, «Syriens pour la vérité et la justice» (STJ) a publié un bilan 2020 effrayant des exactions de ces groupes à Afrin, documentant arrestations, détentions et disparitions forcées (->): au moins 877 civils ont été arrêtés par ces milices ou les services de renseignement turcs, qui, selon les auteurs «sont également complices de certaines de ces arrestations». Au moment de la publication du rapport, seulement 420 des personnes arrêtées avaient été libérées, le sort des 457 personnes restantes demeurant inconnu; sur 70 femmes et huit enfants arrêtés, seuls 18 femmes et quatre enfants ont été libérés (Kurdistan-24).
Est-ce une réponse à la question sur le sort de ces femmes ? Début janvier, la Turquie a été accusée d’avoir transféré des femmes kurdes enlevées à Afrin vers la Libye pour servir d’esclaves sexuelles aux combattants pro-turcs qu’elle y a envoyées. C’est la députée HDP Tulay Hatimogullari qui, après avoir recueilli des témoignages, a donné l’alerte et appelé le Parlement turc à mener une enquête; elle a exigé du ministre des Affaires étrangères Mevlut Çavusoglu qu’il fasse toute la lumière sur le sort de ces femmes. À Washington, la représentante du Conseil démocratique syrien, Sinem Mohamed, a dénoncé le 6 janvier des agissements qui «pas différents de ceux de [Daech]» et appelé États-Unis et Union européenne à participer à une commission d’enquête internationale pour que « les criminels de guerre soient punis » (RFI).
Par ailleurs, deux attaques à la voiture piégée ont touché le 2 janvier des zones du Rojava sous occupation turque, l’une près d'un marché de Ras al-Aïn (Serê Kaniyê) a fait selon l’OSDH cinq morts dont deux enfants, l’autre à Jindires (Afrin), a tué un civil et blessé neuf autres personnes dont deux enfants. Le ministère turc de la Défense a accusé les YPG (AFP).
Les djihadistes de Daech, malgré la perte de leur territoire en mars 2019, sont toujours actifs, notamment dans la région de Deir Ezzor, et profitent même du contexte de violence et de désordre pour accroître leurs activités. Selon des sources proches de l'opposition syrienne, ils ont lancé le 30 décembre une importante attaque contre des bus militaires syriens sur l'autoroute Deir Ezzor-Damas, tuant 37 soldats dont huit officiers et faisant de nombreux blessés, certains gravement. Des sources proches du régime ont aussi décrit des attaques contre des cars civils ayant fait 28 morts et 13 blessés (Al-Monitor). Le 23 janvier, ce sont deux femmes appartenant à un Conseil local de l’AANES à Deir Ezzor, Hind Latif Al Khadir et Sa'da Faysal Al Hermas, qui ont été enlevées chez elles et retrouvées décapitées quelques heures plus tard. Selon l’OSDH, au moins 234 personnes ont été tuées par des cellules dormantes de Daech dans le nord-est de la Syrie depuis juin 2018 (Middle-East Eye). Les FDS ont de leur côté annoncé l’arrestation de cinq membres de Daech.
Par ailleurs, l’AANES lutte toujours pour gérer et sécuriser sans aide internationale suffisante le camp d’Al-Hol, où s’entassent 65.000 personnes de 54 nationalités, dont des dizaines de milliers de femmes affiliées à Daech et leurs enfants. Selon les données locales, au moins 33 personnes ont été tuées dans ce camp en 2020. Le 8, un membre de la sécurité kurde (Asayish) est mort quand un combattant présumé de Daech s’est fait exploser dans le camp. L'incident s'est produit alors que les Asayish réagissaient au meurtre de deux réfugiés irakiens, également dans le camp. Sheikhmous Ahmed, responsable du Bureau des personnes déplacées et des réfugiés de l’AANES, a déclaré à Kurdistan-24 que la communauté internationale devrait faire plus pour sécuriser le camp, ajoutant qu’il faudrait pour y améliorer la sécurité et la situation humanitaire que les réfugiés irakiens et les déplacés syriens retournent dans leurs foyers: «Seules les familles étrangères [de Daech] devraient rester, et l'Union européenne devrait nous soutenir pour assurer la sécurité». L’AANES tire la sonnette d’alarme depuis des mois sur la situation à Al-Hol, et Ahmed a réitéré ces avertissements: «Daech a créé un État islamique à al-Hol», a-t-il déclaré, expliquant que Daech a établi ses propres tribunaux et «ses propres forces à l'intérieur du camp, [qui] tuent des gens. […] La communauté internationale, l'Irak et la coalition doivent apporter un soutien plus important pour contrôler la situation dans le camp» (Kurdistan-24).
Pour tenter de faire baisser la pression à Al-Hol, l’AANES continue à autoriser des familles syriennes à le quitter, une politique initiée en octobre dernier, au début sous garantie de chefs tribaux, mais à présent sur simple enregistrement de leur nom. Seules les personnes n’ayant pas commis de crime sont concernées. La semaine du 11 janvier, 31 familles, soit 99 personnes, ont pu partir (WKI). Mais en deux semaines, de nouveaux meurtres ont été commis dans le camp, si bien que le 21, avec douze morts, l’ONU s’est alarmée dans un communiqué: «Ces évènements inquiétants indiquent un environnement sécuritaire de plus en plus intenable à Al-Hol. […] La «récente hausse des violences» dans le camp «compromet la capacité de l'ONU et des partenaires humanitaires à poursuivre en toute sécurité la fourniture d'une assistance humanitaire essentielle» (AFP).
Enfin, on a assisté ce mois-ci à un regain de tension entre AANES et régime de Damas, particulièrement à Qamishli / Qamishlo, où certains quartiers et bâtiments administratifs au sud de la ville, ainsi que l’aéroport international, sont contrôlés par les forces du régime. Après des affrontements entre miliciens pro-Damas et Asayish (Sécurité) kurdes, les deux camps ont conclu un accord de libération de leurs prisonniers respectifs le 13 (WKI). Mais selon les médias locaux, de nouveaux combats ont éclaté le 23 après qu’une milice pro-gouvernementale a ouvert le feu sur un poste de contrôle des Asayish. Ceux-ci ont riposté et déployé des renforts dans la zone, a déclaré à VOA une source locale. Les affrontements se sont arrêtés, mais la situation est demeurée tendue. Le 31, une manifestation pro-régime à Hassaké a dégénéré quand les Asayish ont ouvert le feu sur les participants et «fait un mort et trois blessés parmi les manifestants» selon l’OSDH, qui a précisé que la personne décédée était un policier du régime. Mais selon les sources kurdes, c’est la milice (pro-régime) de la «Défense nationale» qui a initié les affrontements en attaquant les Asayish dans le quartier Marsho d’Hassaké, faisant deux morts et plusieurs blessés, dont des civils.
Selon Ivan Hasib, un journaliste basé à Qamishli, les tensions ont commencé avec des arrestations de responsables des deux camps: «Il y a quelques semaines [a-t-il déclaré à VOA], les Asayish ont arrêté un important responsable des services de renseignement du gouvernement syrien et son fils alors qu'ils se rendaient à Qamishli depuis la ville de Hassaké. Les troupes gouvernementales ont réagi en arrêtant plusieurs membres de la sécurité kurde». Les Russes auraient alors joué les médiateurs pour calmer le jeu, mais le renouvellement des affrontements montre que les tensions ont subsisté (VOA). Ensuite, d’autres facteurs, plutôt économiques, semblent être entrés en compte: chacun des deux camps accuse l’autre de prélever des taxes inacceptables sur les transferts de marchandises d’un territoire vers l’autre. C’est ce que font les forces gouvernementales, selon l’OSDH, dans certaines zones de la province d’Alep (AFP). Inversement, selon l’agence pro-régime SANA, les Kurdes empêchent l’approvisionnement des boulangeries du régime à Hassaké. Par ailleurs, le commandant des FDS, Mazloum Abdi a déclaré que le siège imposé aux forces de sécurité du régime à Hassaké et Qamishli était une réponse à celui imposé depuis plusieurs semaines par le régime à la région de Shahba et aux quartiers kurdes d’Alep comme Cheikh Maqsoud (ANHA).
Ce regain de violence intervient dans un contexte syrien aussi très tendu, avec un raid aérien israélien le 13 contre des implantations iraniennes dans l’est du pays: 18 frappes, ayant fait 57 victimes, dont 14 soldats syriens, qui auraient notamment visé, selon une source anonyme du renseignement américain, des lieux de transit de composants destinés au programme nucléaire iranien (Le Monde).
Enfin, Mazloum Abdi a déclaré en fin de mois que les discussions allaient reprendre entre l’AANES et l’opposition du Congrès national kurde (ENKS). Il faut souhaiter qu’elles réussissent mieux que la Commission constitutionnelle syrienne, de nouveau réunie les 26 et 27 sous l’égide des Nations Unies, et qui a continué à piétiner…
Les relations entre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et le gouvernement fédéral de Bagdad sont toujours marquées par la question du budget de l’année 2021, et donc de la part allouée à la Région. Le 22 décembre, le Vice-premier ministre du GRK Qubad Talabani avait annoncé un accord entre gouvernements qui, selon lui, ouvrait la voie au vote par le parlement de Bagdad: «Ce projet de loi budgétaire préserve l'intérêt commun de tout le peuple irakien, y compris celui de la Région du Kurdistan», avait-il précisé. «La part de la Région dans le budget a été clairement précisée», avait-il ajouté, regrettant cependant: «[Elle est] inférieure à ce que nous attendions et méritons» (Rûdaw).
L'accord fixe en effet, comme pour 2020, la part du GRK à 12,67% du budget total, et prévoit que celui-ci doit en échange reverser à Bagdad les recettes de la vente de 250.000 barils de pétrole par jour et 50 % de celles des postes-frontières (WKI). Les négociations ont été compliquées par le fait que les deux gouvernements luttent tous deux contre la crise financière due à l’effondrement des cours du pétrole et à l’impact économique de la pandémie de COVID-19. Pour parvenir à payer à ses fonctionnaires leurs salaires du dernier trimestre 2020, Bagdad a dû emprunter à sa banque centrale, mais Erbil, simple province, ne peut faire de même. Bagdad n’ayant pas fait suivre au Kurdistan 12,67% de son emprunt, Erbil n’a pu payer ses propres fonctionnaires…
Au Kurdistan, le GRK s’est réuni le 7 pour préparer son propre budget. À l’issue de la réunion, le porte-parole du GRK Jutyar Adil a indiqué que la loi budgétaire visait à établir la transparence vis-à-vis du peuple. Le budget est encore en cours de préparation, et le même jour, le vice-ministre de la planification du GRK, Zagros Fatah, a déclaré sur Rûdaw TV qu’il dépendrait de la manière dont l'accord avec Bagdad serait mis en œuvre. Celle-ci dépend elle-même du contenu de la loi de budget adoptée par le parlement de Bagdad, alors que plusieurs les partis chiites soutenus par l’Iran ont exprimé leur opposition à l’accord Bagdad-GRK…
Le Parlement a procédé à la première lecture du budget fédéral le 9 janvier. Avant la seconde lecture prévue pour le 11, la députée kurde Viyan Sabri a indiqué que les blocs kurdes se réuniraient dans l’intervalle pour tenter de former un front uni afin de garantir la part d'Erbil (Bas News). Parallèlement, la Commission des Finances a annoncé son intention de demander des amendements à la loi de budget (Shafaq News). Le GRK a évidemment suivi les discussions de près, d’autant plus que leur résultat conditionnait l’envoi par Bagdad des fonds nécessaires au paiement de ses propres salaires… Parallèlement, certains députés kurdes ont remis en cause le pourcentage de 12,67%, inférieur selon eux à la proportion de la population de la Région par rapport à l’ensemble du pays, estimée à 5,45 millions (données du ministère irakien de la Planification) sur 40,8 (données ONU), soit plus proche de 13 à 14% (Rûdaw). Finalement la deuxième lecture ne s’est terminée que le 16, avant que ne commence l’examen des quelque 150 amendements déposés par les députés… (WKI) Tandis que le vote de la loi de budget était finalement annoncé seulement pour la première semaine de février, les délégations du GRK ont poursuivi leurs visites régulières à Bagdad : une est arrivée dans la capitale irakienne le 24, puis une autre a été annoncée pour le 31…
Par ailleurs, un nouveau paramètre est intervenu quand la Commission des finances du parlement a annoncé le 30 une réduction générale du budget en vue de limiter le déficit: avec un pourcentage constant pour le GRK, cela impliquera une diminution de son budget dans les mêmes proportions…
Si les protestations qui avaient marqué le Kurdistan en décembre se sont apaisées ce mois-ci, de nouvelles violences ont à nouveau frappé le reste de l’Irak, notamment à Nassiriyah, où des manifestations ont dérapé. Causées par de nombreuses arrestations et surtout l’assassinat d’un activiste à son domicile, elles ont fait un mort (un policier) et des dizaines de blessés quand les forces de sécurité ont ouvert le feu sur les protestataires (Kurdistan-24).
La pandémie de COVID-19 a connu une relative accalmie durant ce mois. Le 12 janvier, on a compté cinq morts pour tout le pays, mais aucun au Kurdistan ni à Bagdad, tandis que le nombre de contaminations quotidiennes baissait drastiquement, avec 810 nouveaux cas le 12, contre 4.000 au plus fort de l’épidémie. Au total, selon le ministère irakien de la Santé, depuis l'apparition du Covid-19 en Irak en février 2020, 603.739 personnes ont été contaminées, dont 12.906 sont mortes et 558.777 ont été guéries. Ces chiffres sont probablement très sous-estimés, les nombreux patients préférant tenter de se soigner chez eux n’étant pas répertoriés. Les autorités irakiennes ont annoncé de prochains achats de vaccins Pfizer, sans indiquer de date pour une campagne de vaccination. Rien ne garantit malheureusement que l’accalmie constatée sera durable (AFP).
Quant aux djihadistes de Daech, toujours présents, ils continuent à exploiter le vide sécuritaire dans les territoires disputés, mais ont aussi repris les attentats dans les centres urbains, ce qui est très inquiétant. Un responsable du ministère des Peshmergas a indiqué à Rûdaw en fin de mois qu’ils avaient lancé quinze attaques dans les territoires disputés durant les trois semaines précédentes et renforcé leur présence avec des recrues de Syrie. Par ailleurs, les attaques contre les centrales électriques de Diyala ont réduit de plus de 60% la quantité d'électricité reçue par les gouvernorats de Diyala, Kirkouk et Ninewa. Le 2, les djihadistes ont lancé à Jawala (Diyala) une attaque contre les militaires irakiens qui a fait un mort et sept blessés. Près de Seid Sadiq (Suleimaniyeh), deux membres des Asayish (Sécurité kurde) ont été blessés en retirant un drapeau de Daech piégé, et à Hawija (Kirkouk), ce sont trois militaires irakiens, dont un officier, qui ont été tués par une bombe artisanale (WKI). À Bagdad, un marché de vêtements a été frappé le 21 par un double attentat suicide, revendiqué par Daech, qui a fait 32 morts et 110 blessés civils: un deuxième djihadiste s’est fait exploser au milieu de la foule rassemblée pour aider les victimes de la première explosion. C’est l’attaque la plus meurtrière depuis trois ans dans la capitale irakienne (Le Monde). Le 23, onze membres des milices Hashd al-Shaabi ont été tués et dix autres blessés dans une embuscade de nuit au nord de Bagdad – non revendiquée, mais largement attribuée à Daech (AFP). Enfin, la coalition anti-Daech a éliminé sept djihadistes dans un raid aérien sur les monts Qara Chokh (Kirkouk), demeuré un sanctuaire pour les djihadistes depuis la chute de leur «émirat» (WKI).
Autre danger menaçant les civils du Kurdistan, les frappes et opérations turques, qui demeurent incessantes. Au moins trois sites ont été bombardés le 22, blessant deux frères de 10 et 15 ans dans la province de Dohouk. Rûdaw, qui a rapporté l’information, a également cité des sources locales indiquant que des centaines de moutons ont également été tués dans les attaques. Deux villages près de la frontière iranienne ont été frappés le même jour. Le ministre turc de la défense Hulusi Akar, de retour de Bagdad où il avait rencontré le Premier ministre irakien, avant de faire escale à Erbil pour rencontrer le Président de la Région du Kurdistan le 18, a de son côté annoncé la «neutralisation» de quatre membres du PKK à Gara (Dohouk) et de trois autres à Hakurk, près de la frontière irano-irakienne. Parallèlement, le président turc a réitéré ses menaces d'invasion de la ville yézidie de Shingal (Sinjar), sous le prétexte d’opérations conjointes anti-PKK avec les forces irakiennes et/ou du GRK. Mais malgré les déclarations régulières de «neutralisation», les opérations militaires turques au Kurdistan ont surtout fait des dizaines de victimes civiles et des milliers de déplacés…
À Kirkouk, les membres des milices pro-iraniennes Hashd al-Shaabi ont choisi un quartier kurde pour organiser un rassemblement anti-américain commémorant le commandant iranien de la force Al-Qods Qassem Soleimani et le responsable irakien des Hashd Abu Mahdi al-Muhandis, éliminés en même temps par une frappe de drone américain en janvier 2020 à Bagdad. Il s’agissait aussi de protester contre les sanctions américaines imposées le 8 contre le nouveau responsable des Hashd Faleh al Fayyad. Comme on peut le penser, les habitants kurdes du quartier n’étaient guère heureux de ce choix… À noter que, selon des informations du renseignement français dévoilées en fin de mois, en raison des tirs de roquettes persistants contre leurs bases militaires en Irak, les États-Unis envisagent de plus en plus sérieusement de déplacer une grande partie de leurs forces au Kurdistan.
Enfin, terminons cette chronique sur un projet porteur d’espoir pour l’environnement du Kurdistan d’Irak, victime de longue date des conflits qui s’y sont succédés depuis des décennies: une jeune Kurde de Rawandouz, Delband Rawandouzi, randonneuse de 26 ans, a lancé un projet pour planter un million de chênes dans la Région du Kurdistan. À l’automne 2020, déjà 2.000 jeunes arbres provenant des glands rapportés par des volontaires puis plantés dans ses deux serres construites avec l’aide d’une université privée d’Erbil ont été repiqués sur les pentes des montagnes kurdes. 80.000 autres devraient les rejoindre à l’automne prochain. Kurdes d’Irak, de la diaspora et même expatriés étrangers participent par des dons.
Interrogé par l’AFP à propos de ce projet, l’ancien responsable de l'Autorité de sensibilisation environnementale du Kurdistan, Ahmed Mohammed, a déclaré que la Région du Kurdistan devrait aussi revoir sa politique climatique, notamment en développant les transports en commun pour réduire l’usage des deux millions de voitures – pour cinq millions d'habitants – que compte la Région. Et il faut par-dessus tout éduquer la population: «Les gens d'ici adorent les sorties en plein air, chaque week-end, ils vont pique-niquer et ont tous une maison à la montagne et, pourtant, la plupart ne réalisent pas l'importance de la nature et des catastrophes climatiques à venir», regrette-t-il (AFP).