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Bulletin N° 442 | Janvier 2022

 

 

TURQUIE: LA CRISE ÉCONOMIQUE S’AMPLIFIE, LES ARRESTATIONS ET CONDAMNATIONS DE KURDES SE POURSUIVENT…

À dix-huit mois de l'élection présidentielle, donné perdant par les sondages, le président turc maintient sa position: en matière économique, les préceptes islamiques interdisent l’usure. Même quand la monnaie s’effondre et que la population est acculée à la misère, M. Erdoğan impose à la Banque centrale, théoriquement indépendante, des taux d’intérêts au plus bas. Conséquence: «la Turquie flirte avec le désastre économique» (La Croix) et le 3, l’inflation annuelle atteignait un taux inédit depuis 20 ans: 36%... officiellement. Car pour le groupe de recherche sur l’inflation ENAGrup, l’indice des prix à la consommation dépasse 80%, notamment pour les denrées alimentaires : +86% pour l’huile et +54% pour le pain… Selon l’Iris, l’électricité a bondi de 120%. L’institut TürkStat a indiqué que l’indice des prix à la production avait augmenté annuellement de 79,89%. «Avant, on avait des rêves. Maintenant, on espère juste avoir assez de pain pour la journée», expliquait une mère de famille ayant longtemps soutenu Erdoğan (Libération).

Mais le pouvoir fait taire les voix critiques: en 18 mois, 2 ministres de l’Économie et 3 gouverneurs de la Banque centrale ont été remplacés. Le nouveau ministre de l’Économie a même appelé à déposer plainte contre les économistes et les journalistes mentionnant l’effondrement de la livre! Le 29 janvier, le directeur de TürkStat a été limogé pour avoir refusé de maquiller les chiffres constatés par ses services…

La classe moyenne, soutien traditionnel du pouvoir, est frappée de plein fouet. Les employés changent leur salaire en euros et rachètent des livres au compte-gouttes pour leurs achats… D’autres achètent l’huile de cuisine au verre (Orient XXI) ou le pain subventionné par leur municipalité, comme à Istanbul, ville dirigée par le CHP (opposition kémaliste). La monnaie plonge à chacun des discours télévisés d’Erdoğan… Des manifestants s’assemblent spontanément aux cris de «Gouvernement démission!». Même les bastions AKP de la Mer Noire s’agitent. Au dernier sondage de Metropoll Research, le Président n’a plus que 38,6% de soutien, et l’AKP 27%... (WKI)

En réponse, M. Erdoğan utilise sa méthode habituelle: détourner la colère des citoyens vers des boucs émissaires: les Kurdes. C’est d’autant plus injuste que ce sont les provinces kurdes, depuis longtemps discriminées économiquement, qui souffrent le plus de la crise.

Mais l’AKP profite de la situation pour poursuivre sa criminalisation du HDP. C’est aussi une vengeance contre ce parti qui avait aidé le CHP à prendre à l’AKP les mairies d’Istanbul et d’Ankara en s’abstenant d’y présenter des candidats…

Significativement, le 3 janvier, la justice aux ordres a relâché l’auteur de l’attaque du bureau HDP de Bahçeliever (Istanbul), Eren Sütçü. Membre du mouvement fascisant des Loups Gris, Sütçü y avait fait irruption le 28 décembre, proférant des menaces de mort et armé de deux pistolets et d’un couteau avec lequel il avait blessé deux personnes (Duvar). Cette attaque a suscité le 4 des manifestations de protestation à Istanbul et dans les provinces kurdes, et les autorités ont finalement dû placer Sütçü en détention provisoire le 10…

Le même jour cependant, devant la faculté de droit d'Ankara, une trentaine d’ultranationalistes armés de machettes et de couteaux ont attaqué et blessé trois étudiants kurdes, dont l’un gravement à la cuisse. Les deux principaux agresseurs ont été libérés de garde à vue après quelques heures. Également le 10, un réfugié syrien de 19 ans a été assassiné à Istanbul par un groupe masqué qui a pénétré dans sa chambre armé de couteaux.

Le HDP a dénoncé la responsabilité du gouvernement dans l’accroissement de la menace de lynchages fascistes: non seulement les discours de haine des responsables incitent aux aggressions, mais une fois le pire survenu, l’auteur, parfois appelé «Mon frère» par les policiers qui l’arrêtent, bénéficie de la mansuétude de la justice… Déjà le 17 juin, Onur Gencer, lui aussi proche des Loups Gris, avait abattu la jeune Deniz Poyraz dans les bureaux du HDP d’Izmir. Interrogé au tribunal le 24, il a déclaré regretter de n’avoir pu tuer d’autres personnes! En présence des parents de sa victime, il demandé une enquête contre sa famille, accusant Deniz Poyraz d’être «responsable du meurtre de certains agents du renseignement» (Kurdistan au féminin). Quand la coprésidente du HDP, Pervin Buldan, a déclaré comme témoin à charge que le tueur s’était «entraîné à utiliser des armes à Manbij» [Syrie] et qu'il était «partisan de Daech», le tribunal a demandé une enquête contre elle pour «comportement inapproprié» (WKI).

Par ailleurs, la situation dans les prisons turques demeure extrêmement préoccupante. En début de mois, de nombreuses manifestations à Istanbul et dans les provinces kurdes du pays ont demandé la libération de l’ex-députée HDP Mme. Aysel Tuğluk, emprisonnée depuis cinq ans. Celle-ci, atteinte de démence, voit son état de santé s’aggraver de manière irréversible depuis des mois, mais le pouvoir lui refuse la libération pour cause médicale. Venue la visiter le 24 décembre, Mme.Pervin Buldan, co-présidente du HDP, a constaté qu’elle avait des difficultés à reconnaître ses visiteurs, à s’exprimer et même à s’alimenter seule. Le 10, mille femmes ont lancé une pétition pour exiger sa libération et celle d’autres prisonniers malades (->), rappelant que «La libération des détenus malades est une exigence de la législation et des conventions nationales et internationales» et que «Le mois dernier, sept prisonniers sont morts dans les prisons turques». Le 11, le HDP a lancé un «Appel urgent» avec les mêmes demandes, rappelant que les organisations de défense des droits humains décomptent «plus de 1 600 prisonniers malades en Turquie». Le 24, vingt barreaux, dont ceux d’Izmir et d’Antalya, ont lancé un appel pour la libération de Tuğluk.

Le cas de Garibe Gezer demeure emblématique de l’horreur de la situation des prisons turques: cette prisonnière politique kurde de 28 ans a été retrouvée morte dans sa cellule d’isolement le 9 décembre. L'administration pénitentiaire a invoqué un suicide, mais Gezer avait déclaré avoir été abusée sexuellement… Le 11 janvier, 14 détenues de la prison de femmes de Kandira qui avaient protesté contre sa mort ont été privées de visites pendant un mois. Elles avaient notamment scandé des slogans comme «L’État meurtrier doit rendre des comptes» ou «Jin, Jiyan, Azadî» («Femmes, Vie, Liberté»). Parmi elles, se trouvent plusieurs cadres du HDP, comme Figen Yüksekdag, Gülser Yıldırım et Edibe Sahin. Leurs avocats ont contesté les sanctions au tribunal administratif.

Malheureusement, d’autres prisonniers kurdes ont trouvé récemment une mort suspecte. Le 21, on a appris le décès à Van de Ramazan Turan, un paysan de 70 ans incarcéré pour 6 ans et 3 mois pour «appartenance à une organisation terroriste» et laissé depuis à l’isolement. Les autorités ont attribué son décès à une crise cardiaque, mais le fils du prisonnier, Hüseyin Turan, a déclaré que son père était en bonne santé et qu’il déposerait plainte après la restitution du corps (Kurdistan au féminin). Le 31, un prisonnier originaire de Bingöl, Mehmet Hanifi, libérable en juin prochain, a aussi été retrouvé mort dans sa cellule de Bolu. Là encore, sa mort a été attribuée à une crise cardiaque. Il en avait subi une il y a 3 ans.

Parallèlement, arrestations, lancements de procédures judiciaires et condamnations se poursuivent sans désemparer. Si l’ancien député HDP Abdullah Zeydan, incarcéré en novembre 2016 pour «terrorisme», a été libéré après 5 ans le 6 sur décision de la Cour de Cassation, son compagnon de cellule à la prison d’Edirne, l’ancien coprésident du HDP Selahattin Demirtaş, demeure emprisonné, ainsi que son homologue féminine Figen Yüksekdağ, malgré une décision contraire de la Cour européenne des Droits de l’homme (Ahval). Le 24, Demirtaş a même reçu 11 mois et 20 jours supplémentaires pour avoir en février 2016 soi-disant «insulté» dans un discours le Premier ministre d’alors, Ahmet Davutoğlu. Celui-ci, maintenant dans l’opposition et critique du «pouvoir personnel» du Président, n’a pas pour autant retiré sa plainte… (Turkish Minute)

Le 11, la police a arrêté à Van deux politiciens kurdes locaux, Mustafa Kuşman et Cemal Aslan. Parallèlement, deux membres d’organisations pacifistes, Nebahat Işçi et Hüseyin Inedi, ont été arrêtés à Cizre. Le même jour, le Président AKP du Parlement turc, Mustafa Şentop, a déclaré être en faveur du retrait de l’immunité parlementaire de la députée HDP Semra Güzel. Des photos de Güzel récemment publiées montrent celle-ci en 2014 en compagnie de Volkan Bora, un membre du PKK tué en 2017 par les forces de sécurité. La députée a déclaré que les photos dataient de la période du processus de paix initié en 2013 entre le gouvernement et le PKK. Des procédures de retrait sont actuellement en cours contre 186 députés, dans leur grande majorité du HDP (Bianet). Une fois privée de son immunité, Güzel risque des poursuites pour «terrorisme». Une autre députée HDP, Remziye Tosun, de Diyarbakir, voit son immunité menacée parce qu’elle a demandé en 2019 à un musicien de jouer une chanson kurde lors d’un mariage: pour le parquet, il s’agit de «propagande pour une organisation terroriste»! Militante du «Mouvement des femmes libres» (Tevgera Jinên Azad, TJA), Tosun a survécu à l’attaque de la vieille ville de Diyarbakir (quartier de Sur) par l’armée turque en 2015-2016. Incarcérée avec sa fille cadette, âgée d’un an et demi, elle a dû se battre pour que ses trois autres enfants soient confiés à leur grand-mère et non placés en foyer… Libérée en 2017, toujours soumise à des obligations de contrôle judiciaire, elle a été élue députée de Diyarbakir en 2018 avec l’objectif de donner une voix à tous ceux touchés par la destruction de Sur.

Le 17, le tribunal s’est prononcé pour le maintien en détention du mécène turc Osman Kavala, fixant la prochaine audience au 21 février. Emprisonné depuis plus de 4 ans, Kavala risque la prison à vie pour des charges fabriquées d’«espionnage» et de participation au coup d’État de 2016. Comme pour Demirtas, la Turquie n’a tenu aucun compte du jugement de libération pourtant contraignant de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Elle risque maintenant des sanctions comme la suspension de son vote au Conseil de l’Europe.

En fin de mois, la police a arrêté six personnes à Mardin le 26, ainsi que 4 membres du Conseil des jeunes du HDP à Van et un cadre du DBP (Parti des régions démocratiques) à Diyarbakir, où elle a aussi perquisitionné un bureau du HDP. Par ailleurs, le responsable HDP d’Iskenderun a été condamné à 2 ans et 1 mois de prison pour «propagande pour une organisation terroriste» pour un discours de 2014 (WKI). Le 28, un véhicule blindé de la police a percuté et tué à Şırnak un Kurde de 23 ans (Turkey Rights Monitor).

Enfin, les journalistes demeurent des cibles. À l’occasion, le 10 janvier, de la «Journée des journalistes au travail» (Çalışan Gazeteciler Günü), le site Atölye BİA a publié un bilan accablant de leur situation (->), repris en anglais par Bianet. Selon l’édition 2021 du «Classement annuel mondial de la liberté de la presse» de Reporters sans Frontières, la Turquie est 153e sur 180 pays, les journalistes kurdes étant particulièrement visés: selon le coprésident de l’«Association des journalistes Tigre-Euphrate» (Dicle-Fırat Gazeteciler Derneği), Serdar Altan, en 2021, 54 journalistes ont été visés par des enquêtes, 47 ont été condamnés à un total de 133 ans de prison, et 2 ont été assassinés. Au moment de l’interview, 62 journalistes de l’association étaient toujours emprisonnés. Abdurrahman Gök (Agence Mezopotamya) et Derya Ren (JinNews, une agence entièrement féminine) ont également témoigné. Journaliste depuis 17 ans, Gök risque 20 ans de prison pour avoir couvert le meurtre par la police d’un citoyen kurde non armé, Kemal Kurkut, durant la fête du Newrouz 2017 à Diyarbakir. Pour ses photos et ses articles, il est accusé d’«appartenance à» et de «propagande pour» une organisation terroriste». Derya Ren, quant à elle, a témoigné de discriminations réservées aux femmes journalistes, en particulier dans les provinces kurdes.

Enfin, le 26, le Président turc a promis de «punir» la journaliste Sedef Kabaş, accusée de l’avoir «insulté» en direct. Kabaş avait été arrêtée chez elle dans la nuit du 21 au 22, quelques heures après avoir cité en direct sur Tele1 (puis, circonstance aggravante, répété sur Twitter, où elle a 900.000 abonnés) le proverbe selon lequel «Lorsque le bœuf monte au palais, il ne devient pas roi mais le palais devient étable». Le Syndicat des journalistes de Turquie (TGS) a dénoncé une «grave atteinte à la liberté d’expression» (Ouest France).

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ROJAVA: LA TURQUIE SERAIT IMPLIQUÉE DANS L’ATTAQUE DJIHADISTE DE LA PRISON DE HASSAKÉ

L’actualité de Rojava a été largement dominée par l’attaque djihadiste de la prison d’Al-Sinaa à Hassaké le 20 janvier, et les violents combats qui s’en sont suivi jusqu’à la fin du mois.

Déjà le 12, le Croissant-Rouge kurde avait annoncé l’assassinat par balle d'un de ses secouristes dans le camp d’Al-Hol, tué selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH) par deux djihadistes arrivés au centre médical sous de fausses identités. Depuis début 2021, l’OSDH a compté 91 meurtres à Al-Hol, en majorité des réfugiés irakiens, mais aussi des humanitaires… (AFP) La semaine précédant l’attaque, l’AANES avait procédé à une nouvelle libération, 217 prisonniers djihadistes syriens confiés à des responsables tribaux qui avaient confirmé qu’ils n’avaient pas de sang sur les mains…

C’est donc le 20 que Daech a lancé une attaque de grande envergure contre la prison d'Al-Sinaa, dans le quartier de Ghwayran à Hassaké, l'une des plus grandes abritant environ 3.500 détenus. C’est «l'une des plus grandes opérations du groupe jihadiste depuis qu'il a été vaincu en 2019» (OSDH). L’entrée du bâtiment a d’abord été forcée par deux camions piégés, puis près de 200 djihadistes munis d’armes lourdes se sont rués dans la brèche. À l’intérieur de la prison, les détenus mutinés se sont emparés d’une armurerie pour se joindre aux attaquants dans des combats extrêmement violents…

Les forces américaines, maintenant 700 hommes dans une base proche, ont appuyé les forces kurdes en lançant des fusées éclairantes, en frappant la prison depuis les airs et en déployant des blindés pour tenter d’empêcher les évasions. Le bilan est rapidement monté à au moins 20 Asayish (Sécurité kurde) et 16 djihadistes tués, tandis que des détenus évadés à la faveur du chaos se retranchaient dans des maisons voisines de la prison, assassinant ou prenant en otages les habitants. Les FDS ont annoncé avoir repris 89 évadés, leur nombre total étant évalué à peut-être des centaines.

Le 24, le bilan montait à 154 morts, dont 102 djihadistes, 45 combattants kurdes et 7 civils, et près de 45.000 personnes déplacées par les combats, dans une température glaciale. La ville était placée sous couvre-feu. Certains quartiers allaient demeurer privés d’électricité et d'eau courante plus d'une semaine… Annonçant la reddition de 300 djihadistes, les FDS ont déployé des renforts autour du quartier de la prison en vue d’un assaut, ce qui a suscité de vives inquiétudes quant au sort de centaines d’enfants de 12 à 17 ans s’y trouvant avec les mutins. Selon les FDS, certains étaient utilisés comme «boucliers humains» par les djihadistes… Le 25, les FDS annonçaient plus de 850 redditions, et le 26, déclaraient avoir repris le contrôle total de la prison et de ses abords, avec un bilan encore alourdi: 181 morts, dont 124 jihadistes, 50 combattants kurdes et sept civils. On n’avait alors pas de précisions sur le sort des enfants mêlés aux mutinés. Le 27, l’annonce de la veille s’est révélée prématurée quand les combats ont repris, 60 à 90 djihadistes armés ayant été découverts, dissimulés dans une aile de la prison. Le 28, une soixantaine de djihadistes retranchés dans les sous-sols de la partie nord du bâtiment, difficiles à atteindre des airs et à accéder par l’intérieur, refusaient toujours de se rendre. En fouillant la prison, les FDS ont trouvé les corps de 18 de leurs combattants et de policiers kurdes. Le 29, de nouveaux combats ont éclaté, cette fois dans le quartier entourant la prison. Ce n'est finalement que le 30, dix jours après le déclenchement de l’attaque, que les combats ont réellement pris fin, après un ratissage parfois mené maison par maison. Le dernier bilan de l’OSDH donnait 373 morts, dont 268 jihadistes, 98 membres des forces kurdes et sept civils. Mais l’ONG estime qu’il pourrait encore s'alourdir, de nombreux combattants kurdes ayant été grièvement blessés lors des combats…

La présence des enfants dans la prison a rapidement fait polémique, le responsable de l’UNICEF pour la Syrie notamment critiquant les FDS pour les avoir laissés dans le même établissement que les djihadistes. D’autres ONG ont également critiqué les FDS et l’AANES pour avoir maintenu en détention des mineurs ne faisant l’objet d’aucune inculpation. Le 27, le secrétaire général adjoint de l'ONU pour les Affaires humanitaires, Martin Griffiths, avait d’ailleurs réclamé, lors de la réunion mensuelle du Conseil de sécurité consacrée à la situation humanitaire en Syrie, l’évacuation des enfants encore présents à Al-Sinaa (AFP). L’AANES a répondu qu’elle n’avait cessé depuis des mois de tirer la sonnette d’alarme quant à la situation de ses prisonniers et de leurs proches, avertissant qu'elle n'avait ni les ressources ni la capacité de gérer des prisons et des camps de détention sécurisés. Depuis des années, elle avait demandé sans résultat aux pays d’origine de ses prisonniers de les rapatrier. L’un des responsables de la politique étrangère de l’AANES, Abdelkarim Omar, a renvoyé la responsabilité de l’attaque et de la situation à «l'incapacité de la communauté internationale à assumer ses responsabilités». «C'est un problème international que nous ne pouvons régler seuls», a-t-il déclaré à l'AFP. Les FDS ont aussi dénoncé les critiques de l’UNICEF. Le 26, l'AANES a renouvelé son appel à la communauté internationale, appuyée le 31 par les États-Unis qui ont réitéré leur demande à leurs alliés de «rapatrier d'urgence» leurs ressortissants (AFP). Enfin, les FDS ont renouvelé leur appel à la création d'un tribunal international pour déterminer la culpabilité des détenus .

Par ailleurs, les responsables des FDS ont affirmé avoir la preuve que l'attaque avait été planifiée dans les zones occupées par la Turquie. Le 27, alors que les combats se poursuivaient encore à Hassaké, Nuri Mahmoud, porte-parole des YPG («Unités de protection du peuple», composante principale des FDS), a déclaré dans une interview accordée à l’OSDH que les FDS avaient reçu plusieurs mois à l’avance des informations sur une possible attaque de Daech contre Al-Sinaa. Selon ces informations, les djihadistes préparant l’attaque bénéficiaient du soutien logistique et financier du MIT, le service de renseignement turc, qui aurait attribué à l’opération jusqu’à 15 millions de dollars. La salle d’opération d’où l’attaque était préparée se trouverait à Urfa et Gaziantep… Selon Mahmoud, Hassaké avait été choisie comme cible parce qu’elle héberge le QG des FDS. Ainsi, une prise de contrôle de la ville par les djihadistes à partir des quartiers environnants la prison, Ghuwayran et Zohour, aurait gravement perturbé leurs capacités opérationnelles. Selon Mahmoud, le concours des habitants de ces quartiers, qui ont aidé à capturer les djihadistes, a fait échouer le projet.

Le 25, les FDS avaient déjà indiqué dans un communiqué que l’attaque du 20 avait coïncidé avec des attaques terrestres et aériennes lancées depuis les zones d’occupation turques, qui avaient été repoussées, mais avaient fait 3 morts et 11 blessés civils… Dans une dépêche datée du 22, l’OSDH notait d’ailleurs que les forces turques avaient repris leurs tirs d’artillerie sur les environs d’Ain Issa, au Nord d’Hassaké, et sur la route M4, pour couvrir une tentative (vaine) de leurs mercenaires syriens pour infiltrer le dispositif des FDS au Nord de Raqqa. À propos de ces tirs intensifs, qui coïncidaient avec les affrontements en cours à Hassaké, l’ONG écrivait: «Il convient de noter qu'il s'agit de l'attaque la plus violente menée par les forces turques depuis plus de deux mois»…

Durant tout le mois, le harcèlement militaire turc sur l’AANES n’a jamais cessé. Selon un bilan publié le 17 par le Centre de presse des FDS, la région a connu durant la première moitié de janvier 225 attaques utilisant mortiers, artillerie lourde ou chars, qui ont fait un mort et 31 blessés civils. Témoignant de l’accroissement récent des attaques turques, la chaîne kurde Rûdaw a rapporté le 13 que plus de 1.500 Kurdes de Syrie étaient depuis fin décembre arrivés au camp de Bardarash au Kurdistan d’Irak. À Hassaké, les tirs incessants de l’artillerie lourde turque sur le district de Zirgan, qui duraient depuis fin décembre, semblent bien selon l’OSDH avoir eu pour but d’intimider les habitants pour les forcer au départ. Des centaines de familles terrorisées sont parties…

Selon un autre bilan des FDS, publié le 6, l’ensemble de l’année 2021 a connu plus de 700 enlèvements de civils par les mercenaires pro-turcs, et 134 blessés par les attaques turques, qui ont aussi tué 148 combattants FDS (Rûdaw).

Alors que les FDS combattaient les djihadistes autour de la prison d’Hassakeh, les attaques turques se poursuivaient. Le 22, des affrontements ont opposé les Turcs et leurs mercenaires aux FDS autour de l’autoroute M4, et des tirs intensifs de roquettes ont frappé des villages près d’Ain Issa, au Nord de Raqqa, faisant 5 morts et 4 blessés civils. Tôt le lendemain, 4 autres civils ont été blessés, dont 2 gravement. Profitant de ces pilonnages d’artillerie, les mercenaires pro-turcs ont tenté d’avancer dans le territoire de l’AANES. Par ailleurs, l’artillerie turque a mis hors-service la station d’épuration de Hiesha, sur la route Raqqa-Tall Abyad, privant d’eau potable et d’irrigation la ville du même nom.

Dans les territoires syriens qu’ils contrôlent, les occupants turcs, assistés de leurs mercenaires syriens, poursuivent leurs exactions. Le 18, l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch a publié son rapport mondial 2022, qui consacre une section à ces abus. Selon ce rapport, l’«Armée nationale syrienne» (un nom qui dissimule une milice mercenaire de la Turquie) a détenu arbitrairement au moins 162 personnes en Syrie et en a transféré illégalement 63 autres en Turquie, où elles ont été jugées et condamnées à la prison à vie (WKI). À Afrin plus spécifiquement, selon un rapport publié le 11 par l’ONG Syrians for Truth and Justice (STJ), en 2021, plus de 580 personnes ont été arrêtées, dont 46 femmes et 16 adolescents, certaines «simplement parce qu'elles étaient kurdes» (->). STJ conclut qu’il s’agissait d’intimider les personnes pour les faire partir, une forme de nettoyage ethnique. Selon l’Organisation des droits humains d’Afrin, durant seulement les deux premières années de l’occupation, la population kurde y était en effet tombée en janvier 2020 de 97% à 34,8%. L’ONU compte plus de 150 000 Kurdes originaires d’Afrin déplacés, la plupart vers le camp de Shahba à Tel Rifaat (Rûdaw).

Parallèlement au nettoyage ethnique, les factions syriennes continuent à détruire les biens agricoles et le patrimoine historique de la région. Dans les deux cas, il s’agit de revendre pour gagner de l’argent, qu’il s’agisse d’artefacts historiques ou d’arbres fruitiers ou d’oliviers abattus, vendus comme bois de chauffage. Personne ne semble se préoccuper de faire cesser ces crimes de guerre. Début janvier, l’OSDH a renouvelé son «appel aux organisations internationales et au Conseil de sécurité de l'ONU à faire des efforts pour faire pression sur le gouvernement turc afin de mettre fin aux violations quotidiennes […] dans les zones Bouclier de l'Euphrate, Rameau d'olivier et Source de paix». L’ONG note en particulier que «Depuis que les forces turques et leurs factions loyales contrôlent la ville d'Afrin, elles ont détruit des dizaines de sites archéologiques, dont le plus important est Tal Ain Darah qui avait déjà subi des frappes aériennes turques en 2018. Les forces turques ont ensuite détruit le site et ont volé son lion de basalte pour le transférer vers une destination inconnue».

De nouvelles exactions des gendarmes turcs (Jandarma) ont aussi été rapportées à la frontière turco-syrienne. Le 5, un jeune Syrien gravement blessé par les Jandarma le 29 décembre, alors qu’il gardait des moutons près d’Hassaké, est mort de ses blessures à l’hôpital de Qamishli. Le 11, les Jandarma ont battu un civil d’Amouda qui tentait d’entrer en Turquie près de Derbasiye, lui cassant une jambe. Le lendemain, ils ont battu trois jeunes Syriens près de Hassaké, en laissant deux avec des côtes cassées, avant de les renvoyer côté syrien. Le 25, un civil est mort de ses blessures après avoir été visé par des tirs près de la frontière à Kobanê. Le 30, c’est un enfant qui travaillait sur un terrain agricole près de la frontière du Hatay, à l’ouest d’Idlib, qui a été tué par leurs tirs. Selon l’OSDH, depuis 2011, ce sont plus de 500 civils syriens qui ont été victimes des gendarmes turcs, dont 91 mineurs et 45 femmes. Le 31, une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux a montré plusieurs Jandarma battant de jeunes Syriens…

Pour la première fois depuis des années, de hauts responsables turcs et syriens se sont rencontrés à Moscou pour discuter de leurs relations. En particulier, ils ont abordé «la possibilité de travailler ensemble contre les YPG» (WKI).

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KURDISTAN D’IRAK: LES TERRITOIRES DISPUTÉS ENTRE DAECH, FRAPPES TURQUES ET DISCRIMINATIONS ANTIKURDES

Alors que les Kurdes participent pleinement aux négociations pour la formation du nouveau gouvernement irakien, dans les territoires kurde dits disputés sous administration irakienne, ils continuent à être victimes d’attaques djihadistes, de discriminations des autorités, avec la reprise rampante de la politique d’arabisation remontant à Saddam Hussein… Sur les réseaux sociaux, divers médias ou journalistes diffusent incessamment des éloges de l’ancien dictateur, si bien qu’en début de mois, près de 50 organisations ont demandé une nouvelle loi criminalisant la négation du génocide kurde commis par celui-ci.

Le 2 janvier, le 61e division de l’armée irakienne, responsable de la sécurité de Kirkouk, a lancé pour la deuxième fois en une semaine un raid matinal sur le quartier kurde Azadî. La suppression de la langue kurde des nouveaux panneaux de signalisation installés récemment par la municipalité a suscité la colère des résidents. Un responsable municipal a affirmé que l’absence du kurde de ces nouveaux panneaux, fabriqués en Turquie, résultait d’une «erreur technique»… Parallèlement, le Front Turkmène, soutenu par Ankara, a publié une déclaration soutenant le changement de nom de deux districts de Kirkouk du kurde vers l’arabe ou le turc. C’est un retour aux désignations de l’époque ba’thiste – déjà mis en œuvre par le gouverneur intérimaire Rakan Al-Jabouri.

Le 5, la Cour fédérale de cassation a donné raison aux propriétaires kurdes de 4.000 donums à Daqouq dans une procédure initiée par le Département d’agriculture en faveur d’Arabes installés en 1993 par le régime ba’thiste dans le cadre de sa politique d’arabisation. Deux autres procédures sont en cours pour 14.000 donums. Ceci n’a pas empêché le tribunal de Daqouq le 13 de changer ses panneaux pour en retirer la langue kurde…

À Makhmour, aussi le 13, les habitants ont manifesté contre le blocus de la ville par l’armée irakienne, qui empêche la livraison de la nourriture et des médicaments. Parallèlement, les résidents du camp proche ont protesté contre les nouvelles mesures de sécurité mises en place par l’armée: un seul point d’entrée dans le camp est maintenant autorisé, et des caméras de surveillance ont été installées pour contrôler tout mouvement…

Autre problème affectant gravement les habitants des territoires disputés, la dégradation de la sécurité due aux incessantes attaques djihadistes. Daech tire toujours profit du vide sécuritaire laissé entre les lignes des peshmerga kurdes et des forces fédérales irakiennes. Les résidents sont le plus souvent laissés à eux-mêmes face aux terroristes, même si dans certains cas, comme à Makhmour le 31 décembre, les volontaires locaux peuvent faire échouer des attaques.

Les Kurdes demandent depuis des mois la mise en place d’une meilleure coopération sécuritaire irako-kurde. Des discussions avaient commencé dès juillet 2021 pour mettre en place deux brigades conjointes, mais la mise en œuvre avance très lentement. La question du budget semblait résolue quand, début novembre, l’ordre officiel de combiner la 20e Brigade des peshmerga avec la 66e Brigade irakienne a été émis, spécifiant que le ministère irakien de la Défense armerait et paierait les deux brigades conjointes résultant de la fusion (Bas News). Le 3, le Secrétaire général du ministère des Peshmerga, Jabbar Yawar, a indiqué que les 2 brigades entreraient en fonction «ce mois-ci». Le 17, le général de peshmerga Abdulkhaleq Talaat, officier de liaison avec les forces irakiennes, a déclaré à Rûdaw que la formation des 2 brigades conjointes était «achevée à 85%», les lieux de déploiement étant déterminés, des frontières de l’Iran à la Syrie, le retard étant uniquement dû à l’attribution des soldes. Le 30, une nouvelle réunion militaire irako-kurde s’est tenue à Chamchamal (Sulaimaniyeh) pour évaluer plusieurs opérations conjointes contre Daech ayant pris place depuis début décembre et prévoir les suivantes (PUKmedia).

Les quelques opérations conjointes ont de fait commencé à donner des résultats positifs dès la seconde moitié de décembre, avec une réduction des attaques djihadistes. Cependant, Jabbar Yawar a pointé le manque de drones qui affecte les peshmerga, Bagdad ne leur fournissant pas les appareils américains dont ils aimeraient disposer. Par ailleurs, cela ne signifie pas que Daech a disparu. Le 7, après une semaine de calme apparent, les djihadistes ont repris leurs attaques, lançant 8 roquettes Katyusha sur des postes peshmerga près de Pirde (Altun Kopri), sans faire de victimes. Le 10, ils ont enlevé le chef (mukhtar) du village de Delsi, au sud du district de Daqouq, après avoir contrôlé le village près de deux heures jusqu’à l’arrivée d'une patrouille irakienne. Le 12, un cadre djihadiste chargé d’assurer le transport des terroristes a été appréhendé à Touz Khourmatou. Le 20, un avion de la coalition a frappé plusieurs positions de Daech dans les Monts Qara Chokh, utilisés comme sanctuaire par les djihadistes (WKI). Le 21, les djihadistes ont infligé de lourdes pertes à l’armée irakienne, tuant 11 soldats sur une base de Diyala, près de la frontière iranienne (Al-Monitor). Le lendemain, ils ont attaqué une autre base irakienne, toujours à Qara Chokh, tandis qu’une autre attaque frappait encore Daqouq…

Suite à l’attaque par Daech de la prison de Hassakeh au Rojava le 20, le Premier ministre irakien a ordonné le 22 une inspection générale des prisons irakiennes par les forces antiterroristes, chargées de détecter tout risque sécuritaire ; celle-ci a duré jusqu’au 30.

Le 24, une patrouille irakienne a perdu trois hommes, tués près de Daqouq par une bombe artisanale déclenchée au passage de leur véhicule. Le 25, des accrochages dans la vallée de la Rokhana ont provoqué l’intervention de l’aviation irakienne. Le 27, une nouvelle attaque, sur trois axes simultanés, a visé le village de Tamour près de Daqouq, provoquant des affrontements de plusieurs heures. Dans le même temps, les forces de sécurité ont annoncé l'arrestation d'un sniper dans le district de Hawija. Le même jour, une tentative d’infiltration djihadiste a été empêchée à la frontière syrienne, peut-être par des évadés de Hassakeh (WKI). Le 29, la police irakienne a arrêté à Ninive 3 civils qui extorquaient aux civils de l’argent destiné à Daech (Rûdaw). Enfin, le 30, les djihadistes ont lancé une attaque massive contre la police irakienne près du district de Rashad à Kirkouk, tuant deux officiers et en blessant deux autres.

Par ailleurs, la présence militaire et les frappes régulières turques viennent encore ajouter à l’insécurité ressentie par les habitants. Asharq Al-Awsat dresse ainsi un constat amer sur la situation du Nord-Ouest irakien: «Les régions de la plaine de Ninive accueillant les minorités [religieuses et ethniques] sont devenues des zones de tension sécuritaire et de messages politiques et une arène de règlement des conflits internationaux, régionaux et locaux», note le quotidien (Courrier International). Parmi ces minorités, les yézidis, déjà victimes de la tentative de génocide de Daech, sont maintenant pris en otages sur leur territoire par les rivalités nationales et internationales: au plan national, les partis kurdes, s’opposant au gouvernement central, veulent affirmer leur présence dans les zones contestées, tandis qu’à l’international, la Turquie frappe sans discontinuer les forces locales affiliées au PKK, notamment dans le district de Sindjar, sans que le gouvernement irakien semble pouvoir y faire quoi que ce soit. Enfin, l’armée turque a installé à Bachiqa, au nord de Mossoul une base militaire, Zilikan, régulièrement prise pour cible par les milices pro-iraniennes, comme le 15 de ce mois. En fait, si la Turquie justifie sa présence militaire en Irak par la lutte qu’elle mène contre le PKK, l’ampleur de cette présence laisse penser que les objectifs d’Ankara sont plus larges et que la Turquie pourrait souhaiter à terme prendre le contrôle de larges «zones de sécurité», voire y imposer, comme elle le fait en Syrie, une reconfiguration ethnique dont les Kurdes seraient les premières victimes… L’Institut kurde de Washington note ainsi que «des milliers de civils kurdes ont été déracinés par les opérations militaires turques, laissant des vallées entières vides de civils irakiens ou kurdes. Les forces turques ne permettent pas aux civils kurdes de retourner dans leurs villages, ce qui laisse présager une occupation turque totale et durable» (WKI).

Quoi qu’il en soit, les frappes turques se sont poursuivies ce mois-ci. En début de mois, plusieurs tirs d’artillerie ont frappé le village de Hiror (Dohouk), et la région de Sherbajer (Suleimaniyeh) a subi un bombardement aérien. Au camp de Makhmour, déjà frappé par la Turquie à plusieurs reprises depuis 2017, des drones ont survolé les lieux le 19, provoquant l’inquiétude des résidents.

Mais c’est le district et la ville de Sinjar (Shengal), terre ancestrale des yézidis, qui ont été le plus frappés, provoquant une augmentation des tensions entre la population et les forces de sécurité irakiennes. Sept yézidis ayant participé des affrontements provoqués par des protestations contre les frappes turques sur la ville ont même été inculpés le 7 en vertu de la loi antiterroriste. Au Sinjar, les frappes turques viennent ajouter à une situation demeurée catastrophique depuis l’invasion de Daech en 2014, caractérisée par le manque de de sécurité et de services de base. Le 13, la commission anticorruption irakienne a ouvert plusieurs enquêtes après que des organisations yézidies ont dénoncé la corruption à l’origine de la mauvaise gestion des fonds alloués au retour dans leurs foyers des yézidis déplacés. Ainsi près de 8 ans après l’attaque de Daech, 700 familles yézidies se trouvent toujours dans des camps de fortune installés au pied du Mont Sinjar, et sont piégées par la neige et un froid glacial. Le 20, la députée yézidie Vian Dakhil a demandé aux gouvernements de Bagdad et d’Erbil «d’assumer leurs responsabilités» et de leur venir en aide de manière urgente (Kurdistan au Féminin).

Concernant le maintien de la sécurité au Sinjar, le commandant des opérations de Ninive-Ouest a annoncé l’activation de l’accord Erbil-Bagdad sur le Sinjar, incluant la formation d’une nouvelle force composée de yézidis. Conclu en octobre 2020, cet accord n’a jusqu’à présent pas été concrètement appliqué… En milieu de mois, la tension est montée entre les Unités de résistance du Sinjar (YBŞ), affiliées au PKK, et l'armée irakienne, après que cette dernière a enlevé une statue du commandant des YBŞ, Zardast Shingal, tué l’année précédente dans une frappe aérienne turque. Les YBS ont exigé la restitution de la statue, provoquant en réponse une vague d'arrestations. Le gouverneur de Ninive a appelé à la désescalade… Le 21, un drone turc a frappé un convoi des YBŞ, tuant 3 combattants dont un officier. Le 28, une nouvelle frappe turque a visé un autre responsable des YBŞ devant son domicile.

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IRAK: VERS UN GOUVERNEMENT DE COALITION «SANS INFLUENCES ÉTRANGÈRES»?

Les discussions tous azimuts qui se poursuivent en vue de la formation du prochain gouvernement irakien sont marquées par de multiples tensions et divisions intra-communautaires.

Premier facteur de tension, une violente opposition irano-américaine persiste sur le territoire irakien. Ensuite, les résultats des législatives anticipées du 10 octobre dernier, appelées par le Premier ministre Al-Qadhimi suite aux grandes manifestations de 2019, consacrent la perte d’influence sur l’échiquier politique des partis politiques chiites pro-Téhéran: l'Alliance Al-Fatih («Conquête»), vitrine politique du Hashd al-Shaabi («mobilisation populaire»), n'a obtenu que 17 sièges, contre 48 dans le Parlement précédent. Elle a crié à la fraude après le scrutin, mais la justice a rejeté ses recours en annulation… (AFP) Ce revers électoral pousse les partis pro-iraniens à recourir à la violence pour se faire entendre. Troisième facteur de tension, le temps: la nouvelle loi électorale mise en place par le gouvernement Qadhimi impose des délais stricts. Dans les 15 jours suivant la certification des résultats par la Cour suprême, le nouveau parlement doit se réunir et élire son président. Le plus grand bloc doit être inscrit à la même session. Enfin, dans les 30 jours suivant sa première session, le parlement doit élire le nouveau Président irakien, qui chargera le plus grand bloc de former le gouvernement… (Al-Monitor)

Selon un accord tacite entre les trois principales communautés irakiennes, respecté depuis la chute de Saddam Hussein, le Premier ministre doit être choisi parmi les personnalités chiites, le Président du parlement doit être sunnite, et le Président de la République kurde. Mais les communautés sont elles-mêmes divisées. Si les partis sunnites ont trouvé un accord pour maintenir Mohammad al-Halbousi, du parti Taqqadum («Progrès»), comme Président du parlement, les chiites s’opposent entre partis pro-iraniens, rassemblés dans le «Cadre de coordination», et «sadristes», c’est-à-dire les soutiens de celui qui apparaît, avec le PDK, comme l’un des principaux vainqueurs des élections, Moqtada Al-Sadr… Quant aux deux principaux partis kurdes, PDK et UPK, bien qu’unis au Kurdistan au sein d’une coalition, ils sont en profond désaccord sur plusieurs points, dont le renouvellement de Barham Saleh (UPK) au poste de Président irakien. De leur côté, Les chiites ont poursuivi leurs tractations internes pour tenter de s’accorder sur un candidat au poste de Premier ministre. Par ailleurs, des discussions se sont tenues entre les trois communautés, les Kurdes notamment ont rencontré sunnites et sadristes à Bagdad et une délégation sadriste s’est rendue à Erbil pour des réunions avec des représentants du PDK.

Lors de la session inaugurale du 9 janvier du Parlement, les députés fraîchement élus ont prêté serment. Ils ont ensuite procédé à l’élection à la présidence du parlement. Le président sunnite sortant Al-Halbousi a été réélu. Le député kurde de Kirkouk Shakhwan Abdullah Ahmed, affilié au PDK, a été élu vice-président ainsi que le député chiite sadriste Hakim Al-Zamili. Première consécration de la coalition Sadr-PDK-Taqqadum, Halbousi a reçu les voix du PDK, tandis que les députés UPK quittaient la session sans prendre part au vote. Des députés du «Cadre de coordination» ont contesté la validité de la session et déposé devant la Cour Suprême une demande d’annulation de la session.

Quelques jours après, le 13, la Zone Verte de Bagdad, et notamment l’ambassade des États-Unis et plusieurs installations militaires, ont été les cibles de tirs de roquettes qui ont blessé 3 civils. Le 15 une attaque de drones sur la base de Balad (Diyala), a été déjouée, 3 engins, repérés à distance ayant fait demi-tour après avoir été pris pour cibles. Ni le lieu de lancement ni les responsables de cette tentative n’ont pu être identifiés, mais les soupçons pointent vers des milices pro-iraniennes Hashd al-Shaabi, déjà coupables présomptives de l’attaque du 7 novembre dernier sur la résidence du Premier ministre. Plus tard le même jour, d’autres roquettes ont visé une base turque à Ninive. Leur lieu de lancement, près de Bashiqa, désigne également ces milices (Asharq al-Awsat). Enfin, des bombes artisanales ont visé à Bagdad les locaux du PDK, des agences des banques kurdes Djihan et «Banque du Kurdistan», blessant une femme et un enfant, et un député sunnite de Taqqadum, le parti d’Al-Halbousi. Bien qu’aucune de ces attaques n’ait été revendiquée, il semble bien s’agir d’un «message» des milices pro-iraniennes à la coalition dirigée par Sadr pour obtenir des places dans le prochain gouvernement : tous les partenaires de Sadr ont été visés.

Les ponts n’étaient pourtant pas totalement coupés entre les deux camps, puisqu’à Erbil, le Président de la Région du Kurdistan, Nechirvan Barzani, a reçu le 17 Hadi al-Ameri, dirigeant à la fois l’organisation chiite Badr et l’Alliance Al-Fatih, membre du «Cadre de coordination». Cette réunion pourrait participer de la stratégie que certains prêtent à Moqtada Al-Sadr: «retourner» Al-Fatih en lui proposant des postes et ainsi marginaliser les autres composantes du «Cadre de Coordination»…

Le 25, la Cour suprême a validé la réélection d’al-Halbousi à la tête du Parlement, rejetant la demande d’annulation de la session inaugurale et permettant ainsi la reprise du processus politique. Les parlementaires ont jusqu'au 8 février pour élire le Président de la République (L’Orient-Le Jour). Celui-ci aura à son tour 15 jours pour nommer un Premier ministre. Le jour même, la résidence d’Al-Halbousi dans le gouvernorat d'Anbar a été visée par 3 roquettes Katyusha qui ont blessé deux enfants (WKI).

Le choix du futur Président irakien connaîtra aussi des difficultés. Jusqu’en 2018, PDK et UPK respectaient un «gentleman’s agreement» désigné sous le nom d’«accord stratégique» selon lequel la présidence irakienne revenait à l’UPK et celle de la Région du Kurdistan au PDK. Aucun des deux partenaires-adversaires ne s’opposait aux candidats de l’autre à l’un de ces deux postes. Mais en 2018, pour la première fois, le PDK a présenté contre Barham Saleh son propre candidat, Fouad Hussein, qui n’a pas été retenu (il est maintenant ministre des Affaires étrangères). Cette année, alors que l’UPK représente Saleh, le PDK lui oppose de nouveau son propre candidat, l’ancien ministre des Finances et des Affaires étrangères Hoshyar Zebari. Et de fait, le PDK semble en meilleure position que son adversaire pour l’emporter, en nombre de sièges (31 contre 18 pour l’UPK) comme en termes de soutiens politiques (la coalition Sadr-PDK-Taqqadum).

Le 31, suite à une initiative du Président du PDK Massoud Barzani visant à apaiser les tensions accompagnant le processus de formation du futur gouvernement, les leaders des trois partenaires potentiels, Nechirvan Barzani, Mohammed al-Halbousi, et Moqtada Al-Sadr se sont rencontrés chez ce dernier, à Najaf. Le porte-parole du PDK, Mahmoud Mohammed, a confirmé à la chaîne kurde Rûdaw que l’initiative de Massoud Barzani résultait d’une sollicitation du commandant de la Force iranienne Al-Qods Ismail Qaani, venu à Erbil accompagné du plus haut responsable iranien en Irak, l’ancien ambassadeur à Bagdad, l’irako-iranien Hassan Danaeifar. En fin de réunion, Halbousi a twitté depuis Najaf un message quelque peu paradoxal dans lequel il réitère les promesses de Sadr: «Le temps de l'ingérence étrangère dans la formation des gouvernements irakiens est terminé». Puis d’ajouter que la réunion visait à discuter d’un «gouvernement irakien purement national, ni oriental ni occidental».

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IRAN: «DIPLOMATIE DES OTAGES» À L’EXTÉRIEUR ET VAGUE DE RÉPRESSION AU KURDISTAN

Alors que les négociations sur le programme nucléaire iranien se poursuivent à Vienne, le parlement iranien a annoncé des sanctions contre 51 responsables civils ou militaires américains pour «terrorisme» et « violation des Droits de l’homme»: ils avaient participé à l’assassinat ciblé de Qassem Suleimani à Bagdad en 2019. Le même jour, le chef négociateur iranien, Ali Bagheri Kani, a déclaré que les discussions avançaient… Si aucun des deux camps ne veut paraître céder, tous deux ont besoin d’un succès et souhaitent éviter un conflit. Le point de crispation pour l’Iran demeure le moment où les sanctions rétablies par Donald Trump en mai 2018 seront levées (New York Times). Ce rétablissement avait provoqué une contraction de l’économie iranienne (– 6%), qui avait redécollé après la signature du traité (+13,4% en 2016). Pour Washington, l’inquiétude concerne plutôt les progrès d’enrichissement de l'uranium de Téhéran depuis la sortie du traité par les États-Unis: 60% en août dernier selon l’AIEA, bien au-delà du plafond de 3,67 % fixé par le traité. Si la négociation n’aboutit pas rapidement, Téhéran pourrait s’approcher dangereusement de l’arme nucléaire (90% d’enrichissement), tandis que progresse son programme de missiles…

Le 13 janvier, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a déclaré qu’il restait plus que «quelques semaines» à l’Iran pour revenir dans le cadre de l’accord avant que Washington ne commence à considérer «d’autres options, en étroite coordination avec les pays concernés»… (Al-Monitor)

La veille, l’anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah, assignée à résidence depuis octobre 2020, avait de nouveau été incarcérée à la prison d'Evin pour «non-respect des règles de son assignation»... Arrêtée en juin 2019, elle avait été condamnée en mai 2020 à 5 ans de prison pour «propagande contre le régime» et «atteintes à la sécurité nationale» (HRANA). Son comité de soutien a dénoncé une réincarcération décidée «alors que la pandémie de Covid continue de battre son plein», et que «la mort en détention du poète et réalisateur Baktash Abtin [le 8 janvier]» démontre «l’incapacité ou le mauvais vouloir [du gouvernement] à garantir la sécurité de ses détenus»…

Ne reconnaissant pas la double nationalité, l’Iran n’hésite pas à arrêter les binationaux pour les utiliser comme moyens de pression, une méthode parfois qualifiée de «diplomatie des otages». Ainsi le compagnon de Fariba Adelkhah, Roland Marchal, arrêté à l’aéroport de Téhéran alors qu’il venait lui rendre visite, a-t-il été littéralement échangé en mars 2020 contre l’ingénieur Jalal Ruhollah-Nejad, emprisonné en France pour violation des sanctions américaines. Plus d’une dizaine de binationaux sont toujours retenus en Iran. La chaîne kurde d’Irak Rûdaw cite notamment: l’humanitaire irano-britannique Zaghari-Ratcliffe, condamnée en 2016, l’architecte germano-iranien Nahid Taghavi, l’homme d’affaires irano-américain Siamak Namazi, son père Baquer Namazi, ancien fonctionnaire de l'UNICEF, le médecin suédo-iranien Ahmad Reza Jalali, l’écologiste irano-américain Morad Tahbaz et Emad Shargi, un Américano-iranien… Le 24, l’ingénieur aéronautique irano-britannique Anoosheh Ashoori, 67 ans, arrêté en 2017 lors d’une visite à sa mère, puis condamné à 12 ans d’emprisonnement pour «espionnage au profit d’Israël» a débuté une grève de la faim pour protester contre ses mauvaises conditions d’incarcération et le refus d’une libération conditionnelle (HRANA).

Le Français Benjamin Brière n’est pas un binational, mais arrêté lors d'un voyage en mai après avoir utilisé un drone pour prendre des photos de «zones interdites», il a été incarcéré 600 jours en attente de son procès pour «espionnage» et «propagande contre le régime». Son procès s’est enfin ouvert le 20 à Mashhad et il a été condamné le 25, au terme d’une séance à huis-clos, à 8 ans et 8 mois d’emprisonnement. Selon son avocat, qui avait indiqué à l’agence HRANA avant l’audience qu’il n’avait pu accéder au dossier d’accusation, les magistrats, qui ont modifié illégalement les charges à la dernière minute, ont mentionné durant le procès la possibilité d’un «échange», ce qui «révélait leur intention» (HRANA). Le ministère français des Affaires étrangères a aussitôt qualifié sa condamnation d’«inacceptable» (Le Monde).

Face à ce chantage d’État, s’esquissent les débuts d’une «contre-diplomatie des otages». Certains anciens otages de l’ambassade américaine à Téhéran entre 1979 et 1981 ont ainsi fait le déplacement à Vienne pour rencontrer les négociateurs occidentaux et «tenter de [les] convaincre […] de dire à l’Iran qu’il n’y aura pas d’accord sur le nucléaire tant que tous les otages ne sont pas libres» (La Croix).

Parallèlement, le régime continue ses assassinats de kolbars, ces porteurs transfrontaliers kurdes contraints à cette activité par la pauvreté et l'absence d'autre emploi dans un Kurdistan d’Iran économiquement sinistré par la discrimination d’État et les sanctions. Bien que non-armés et ne présentant donc aucun danger, ils sont régulièrement abattus par les garde-frontières… Le 2 janvier, deux d’entre eux ont été blessés tandis que des mines datant de la guerre Iran-Irak faisaient plusieurs victimes à Dehloran, Baneh et (côté irakien) à Penjwîn. Le 6, un kolbar a été tué par balles et un autre blessé à Nowsud (Kermanshah). Le 11, une embuscade puis une autre mine ont fait 3 blessés près de Nowsud, et une autre embuscade a fait 1 mort et 3 blessés le 18 près d’Ouroumieh. Un autre kolbar est mort dans un accident de voiture à Nowsud le 31.

Selon le rapport annuel de HRANA, en 2021, 242 citoyens ont été la cible de ces tirs abusifs, dont 94 ont été tués. Parmi eux, 23 kolbars et 31 sukhtbar (porteurs de carburant). 148 personnes ont été blessées, dont 81 kolbars et 51 sukhtbars.

Ce mois-ci, la situation de ces porteurs a encore été aggravée par un froid glacial et d’importantes chutes de neige, dépassant parfois 2 m. Plus de 550 villages ont été isolés sans électricité ni nourriture, confrontés de plus à l’augmentation des prix de produits essentiels dont le pain. Là encore, l’État a été accusé d’indifférence (Rûdaw).

En milieu de mois, des activistes locaux et des médias internationaux ont rapporté de mystérieuses explosions nocturnes entendues dans plusieurs villes de l’Ouest de l'Iran, dont Sanandaj, Hamadan, Mehra, Kermanshah, Kamyaran, Paveh et Javanrud. Alors que des responsables affirmaient qu’il s’agissait d’orages, plusieurs sources ont mentionné des tests de systèmes de défense antiaérienne, une explication démentie par les pasdaran (Gardiens de la révolution). Certains usagers des réseaux sociaux ont même envisagé des frappes israéliennes… Depuis le crash du Boeing ukrainien au-dessus de Téhéran en janvier 2020, nombreux sont les Iraniens à ne plus croire aux explications officielles (Rûdaw).

Au Kurdistan d’Iran, le régime a poursuivi dès le début du mois sa répression permanente. Notamment, quatre Kurdes ont été arrêté à Sanandaj le 4 pour avoir organisé les funérailles d'un prisonnier politique, Heidar Ghorbani, que les autorités iraniennes avaient exécuté en décembre dernier. Parallèlement, plusieurs autres arrestations ont aussi pris place à Paveh, Naghadeh, Puranshahr, et Kamyaran. Dans cette dernière ville, Kianosh Rahmani a été arrêté pour avoir publié sur les médias sociaux une photo de Ghorbani. À Bokan, deux Kurdes ont été condamnés à six mois de prison pour «atteinte à la sécurité nationale», et à Téhéran, un Kurde appelé Shirko Agoshi a reçu dix ans de prison pour «appartenance à un parti d'opposition kurde interdit». Une partie des personnes arrêtées a été mise au secret, et dans plusieurs cas, les agents ayant procédé à l’arrestation n’ont pas montré de mandat (HRANA).

Le 8, l’enseignante de la langue kurde Zara Mohammadi, condamnée en appel à 5 ans de prison pour «création d’une organisation visant à perturber la sécurité nationale», a été convoquée pour commencer sa peine à la prison de Sanandaj après le rejet par la Cour suprême de sa demande pour un nouveau procès. De nombreux observateurs ont dénoncé un verdict contraire aussi bien à la constitution iranienne qu’à la Convention des Nations Unies sur les droits de l’homme. Le seul «crime» de Mohammadi consistait en effet à enseigner à des enfants leur langue maternelle.

À Mahabad, le «Tribunal islamique révolutionnaire» continue à prolonger l’attente des 3 activistes kurdes Farzad Samani, Sakar Eini, and Mohammad Houshangi arrêtés il y a un an. Accusés d’«insurrection armée», ils sont en détention préventive à Ouroumieh. Selon les familles, le juge chargé de l’affaire ne cesse de retarder le procès par manque de preuves, tout en refusant aux prévenus la libération provisoire.

Le 16, le prisonnier politique Khaled Fereidooni a bénéficié d'une permission de sortie pour la première fois après avoir passé 21 ans en prison. Arrêté en août 2000, il avait d’abord été condamné à mort pour «atteinte à la sécurité nationale» et «inimitié contre Dieu (Moharebeh) par association avec un parti politique hostile au régime», avant que sa peine ne soit modifiée en appel pour un emprisonnement à vie.

Le 18, Hengaw a rapporté qu’une vingtaine de prisonniers kurdes, en majorité politiques, avaient été mis à l’isolement pour avoir refusé des tranferts vers une «prison de sécurité». Des dizaines d’entre eux étaient entrés en grève de la faim. Pour mieux comprendre ces refus, il faut rappeler qu’en 2021, 17 prisonniers kurdes sont morts en prison, dont 10 torturés à mort… Par ailleurs, au moins 48 prisonniers kurdes ont été condamnés à mort et exécutés. Le même jour, l’activiste écologique Armin Esperlous a été condamné à Sanandaj à 1 an de prison pour «coopération avec le Parti de la vie libre du Kurdistan» (PJAK).

Le 24, la défenseuse des droits humains Nargis Mohammadi a été selon son mari condamnée à 8 ans de prison et 70 coups de fouet après une audience de seulement 5 minutes. Mohammadi, une opposante de toujours à la peine de mort, avait déjà été arrêtée à de nombreuses reprises (Rûdaw).

Par ailleurs, des rapports des organisations HRANA (Human Rights Activists News Agency) et KHRN (Kurdish Human Rights Network) suggèrent qu’une vague d’arrestations encore plus sévère et arbitraire qu’à l’habitude a débuté ce mois-ci au Kurdistan d’Iran. Le 11, le Washington Kurdish Institute avait rapporté l’arrestation d’au moins 19 Kurdes la semaine précédente: 8 à Divandareh, 4 à Naghadeh, 4 à Oshnavieh, 2 à Sanandaj et 1 à Baneh. Selon KHRN, la vague d’arrestations a débuté le 9 janvier. Plusieurs familles de personnes arrêtées, résidant à Téhéran, Karaj, Bokan, Rabat et Mahabad, ont indiqué avoir reçu de brefs appels téléphoniques de leurs proches les informant qu’ils étaient détenus par le Renseignement des pasdaran à Ouroumieh. Mais le procureur de leur ville et celui d'Ouroumieh, contactés, leur ont répondu qu'ils n'étaient pas au courant de telles arrestations et qu'aucun mandat d'arrêt n'avait été émis… L'enquête ensuite menée par le KHRN suggère une vague d'arrestations lancée simultanément par le Renseignement des pasdaran à Téhéran, Karaj, Mahabad, Rabat et Marivan, et par le Renseignement (Etelaat) à Piranshahr, Bukan, Naqadeh, Saqez et Marivan… Ces arrestations ont été effectuées arbitrairement, sans aucune décision de justice. L’ampleur de la répression est inhabituel, même pour l’Iran où celle-ci est permanente.

Le 25, le KHRN a publié une liste de 57 personnes ainsi mises au secret (->), mais les arrestations se sont poursuivies ensuite; le Washington Kurdish Institute a rapporté que 23 personnes avaient été emprisonnées au Kurdistan d’Iran la dernière semaine du mois, citant notamment: la militante Zaman Zeawia et le réalisateur Medad Nazhad à Saqqez, un militant syndical, Rebwar Abdullahi, et deux militantes, Soma Shapari et Mahsa Mohamed à Sanandaj et deux militants écologistes, Ayoub Hadesi et Rahman Khadematikozar, à Piranshahr. Les forces de sécurité ont également arrêté plusieurs Kurdes à Oshanavieh, Sarvabad, Javanrud, Bokan et Baneh.

La fin du mois a également été marquée dans tout le pays par des manifestations d’enseignants protestant contre leurs bas salaires et leurs mauvaises conditions de vie, à l'appel du «Conseil de coordination des associations professionnelles des enseignants iraniens». Manifestations et grèves ont démarré le 30 pour se poursuivre le 31, provoquant une réponse brutale des autorités, des dizaines d’arrestations d'organisateurs et de membres de syndicats d'enseignants locaux, dont deux enseignants de Marivan, Jabar Dosti et Shabaan Mohamadi, membres de l’«Association professionnelle des enseignants du Kurdistan» (HRANA).

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FRANCE: MILITANTES KURDES ASSASSINÉES À PARIS, 9 ANS APRÈS

Neuf ans presque jour pour jour après l’assassinat de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez à Paris le 9 janvier 2013, le samedi 8 janvier, un millier de participants ont défilé dans les rues de Paris pour rendre hommage à ces trois militantes kurdes et réclamer justice dans cette affaire jamais jugée. Dans le calme et sous la pluie, le cortège est parti de la Gare du Nord pour rejoindre la place de la République, derrière une grande banderole à l'effigie des trois femmes, portant l'inscription «Sans justice, la France restera coupable!». L'enquête a relevé «l'implication» de membres du MIT, les services secrets turcs, dans le triple assassinat, mais s’est arrêtée avant de désigner des commanditaires. En Turquie, des médias ont diffusé un document présenté comme un «ordre de mission» du MIT pour Omer Güney, l’assassin présumé. En janvier 2014, le MIT a officiellement démenti toute implication, et Güney est mort d’une tumeur au cerveau avant son procès, ce qui a mis fin à l'action judiciaire. Cette affaire inachevée laisse un goût très amer aux membres de la communauté kurde en France. «Neuf ans après, c'est une tache dans l'Histoire de la France. Ce n'est pas normal. Il faut que justice soit rendue», a déclaré à l'AFP Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) et un des organisateurs de la manifestation.

En mai 2019, après de multiples demandes, un juge antiterroriste a été chargé de reprendre l'enquête et une information judiciaire a été ouverte pour «complicité d'assassinats en relation avec une entreprise terroriste» et «association de malfaiteurs terroriste criminelle». Dans un communiqué, les organisateurs de la manifestation demandent notamment que le secret défense, invoqué par les autorités françaises, soit levé concernant les informations détenues par les services de renseignement. Les manifestants quant à eux, n’ont guère de doute sur les commanditaires. Entre autres slogans, ils ont scandé en marchant «Erdogan assassin!»

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ALLEMAGNE: CONDAMNATION À PERPÉTUITÉ D’UN EX-OFFICIER DE RENSEIGNEMENT SYRIEN POUR CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ

Au terme d’un procès historique, l’ex-colonel syrien Anwar Raslan a été condamné le 13 janvier par la haute cour régionale de Coblence à la prison à vie pour «crimes contre l’humanité». Il a été reconnu coupable d’avoir ordonné ou perpétué des actes de torture à l’encontre d’au moins 4.000 prisonniers dans la prison d’Al-Khatib, à Damas, et du meurtre de 27 d’entre eux entre avril 2011 et septembre 2012. Il s’agit du premier verdict jamais rendu contre un haut responsable syrien. L’action en justice a pu être engagée à l’étranger grâce à la «compétence universelle» reconnue par les tribunaux allemands, qui permet de poursuivre les auteurs des crimes les plus graves quels que soient le lieu où ils ont été commis et la nationalité des auteurs ou des victimes.

L’ancien officier avait été arrêté en février 2019 après avoir été reconnu par certaines de ses victimes réfugiées en Allemagne. Un officier subalterne placé sous les ordres de Raslan en Syrie, Eyad Al-Gharib, co-accusé, a quant à lui été condamné à 4 ans et demi de prison. Raslan était le responsable des investigations de la division 251 du renseignement militaire syrien. C’est lui qui coordonnait les arrestations, les enquêtes et les interrogatoires conduits sous la torture pour arracher aux prisonniers de prétendus aveux. Les détenus étaient non seulement «torturés mais aussi affamés et privés d’air», a souligné la Présidente de la cour. Ils recevaient «des coups sur tout le corps, en particulier les plantes des pieds», étaient «pendus par les poignets» et subissaient «des électrochocs et des brûlures». Les juges ont également reconnu Raslan coupable de violences sexuelles et de viols aggravés.

Un tel procès, qui se tient alors que le régime de Bachar Al-Assad semble pouvoir sortir de la guerre civile en conservant le pouvoir, peut-il contribuer à empêcher les États de normaliser leurs relations avec le gouvernement syrien, voire à permettre des poursuites contre les responsables des tortures? C’est ce qu’espèrent de nombreux Syriens exilés, alors qu’il reste encore des milliers de disparus des centres de détention du régime et probablement des milliers de prisonniers encore soumis aux mêmes exactions. C’est en tout cas une incontestable victoire symbolique pour les victimes.

Le musicien Wassim Mukdad, l’un des 34 plaignants du procès, espère que la condamnation de Coblence sera «la première étape» d’un long chemin, «qui ne prendra fin que lorsque le dictateur Bachar Al-Assad et tous les criminels autour de lui feront face à une cour de justice». Mais le chemin pourrait être parsemé d’obstacles. Clémence Bectarte, avocate et coordinatrice du pôle judiciaire de la Fédération internationale pour les droits humains, qui salue le travail «pionnier» du tribunal allemand, regrette «le contraste avec la France, où il n’y a pas de procès et pas d’affaire audiencée». Fin novembre 2021, la justice française s’est déclarée incompétente pour juger des Syriens vivant en France pour des crimes contre l’humanité commis dans leur pays d’origine. Mais le blocage ne réside pas qu’en France. Comme le souligne l’organisation de défense des Droits humains Human Rights Watch, la Cour pénale internationale de La Haye n'a pas de mandat automatique, la Syrie n’en étant pas partie prenante. Le Conseil de sécurité de l'ONU a le pouvoir de lui donner compétence, mais la Chine et la Russie y ont opposé leur veto en 2014…

Human Rights Watch a mis en ligne (en anglais) un article rapportant de manière très complète les antécédents de l’affaire et la manière dont Anwar Raslan a pu être mis en jugement (->).

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CULTURE: BILAN ANNUEL DES PUBLICATIONS KURDES EN TURQUIE

377 livres ont été publiés en langue kurde en Turquie et au nord du Kurdistan en 2021

En 2021, on a observé une augmentation en Turquie du nombre de publications de langue kurde, en dialectes kurmancî et kurmanckî (zazakî/dimilkî). C’est d’autant plus remarquable que cette langue est frappée d’une discrimination l’excluant quasiment du domaine public et de l’éducation, ce qui ne peut qu’avoir un effet négatif sur ses publications. Un autre facteur négatif, qui frappe les éditeurs, est l’instabilité du taux de change.

Selon une liste dressée par le journaliste Cemil Oguz publiée sur le site d’informations culturelles et artistiques Diyarname, le bilan de l’année écoulé s’établit à 377 livres, un chiffre important pour le progrès de la langue kurde, tolérée mais marginalisée et toujours sous la menace de poursuites de la justice turque.

Les livres ont été publiés par 26 maisons d’éditions différentes. L’éditeur J&J arrive en tête avec 68 livres, dont 20 livres pour les enfants, suivi avec 59 livres par Avesta, qui représentent à elles deux à peu près un tiers des livres publiés durant l’année écoulée. Les éditions Peywend se placent au troisième rang avec 33 livres publiés, suivies avec 26 livres par Lis puis 24 livres par les éditions Na.

Cette année avec 77 publications le genre du roman arrive en tête de liste, alors que lors des années précédentes c’était la poésie. Celle-ci arrive en deuxième position avec 72 recueils, suivie par la nouvelle, avec 64 livres.

Les auteurs les plus productifs, en ordre décroissant, sont : Kerem Tekoglu, avec 20 livres pour les enfants, Hilmi Akyol avec 12 recueils de littérature orale dont 6 livres consacrés aux bardes (dengbêj) de Diyarbekir, Kemal Tolan avec 6 livres sur les yézidis, Fewaz Hisên (publié en France avec l’orthographe Fawaz Hussein) avec 6 livres dont 5 traductions, Elî Çiçek et Evdî Hesqera avec 2 livres en dialecte kurmanckî.

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DISPARITION: FLORENCE HELLOT-BELLIER

Florence HELLOT-BELLIER, grande spécialiste de l’histoire des Assyro-Chaldéens et membre de la section des Sciences humaines de l’Institut kurde, est décédée le 8 décembre 221 des suites d’une longue maladie.

Elle avait 78 ans.

Son décès a suscité beaucoup de tristesse parmi ses proches, ses amis de l’Institut kurde, la communauté assyro-chaldéenne dont elle était très proche et parmi les chercheurs s’intéressant à l’Iran.

Ses obsèques ont eu lieu dans la plus stricte intimité familiale.

Diplômée de persan en 1982, elle avait soutenu en 1998 une thèse de doctorat en histoire à l’Université Sorbonne Nouvelle. Chercheuse méticuleuse et indépendante, elle s’était spécialisée sur l’histoire de l‘Iran de la fin de la dynastie Qadjar et sur les chrétiens Assyro-Chaldéens. Elle a publié des ouvrages de référence comme France-Iran, quatre cents ans de dialogue, Les Assyro-Chaldéens d’Iran et du Hakkâri face aux ambitions des empires (1896-1920), Les Assyriens du Hakkâri au Khabour : mémoire et histoire, La Géorgie : entre Perse et Europe.

Florence avait fait la présentation de plusieurs de ses ouvrages devant le public de l’Institut. Elle a été également jusqu’à 2019 une membre active du comité de rédaction de la revue Études Kurdes de l’Institut kurde où ses connaissances, son esprit de rigueur, sa bonne humeur et son optimisme à toute épreuve étaient très appréciés.

Sa disparition est une grande perte pour les études kurdes, assyro-chaldéennes et iraniennes.

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