Les manifestations déclenchées par la mort le 16 septembre de Jïna Mahsa Amini se sont poursuivies sans discontinuer tout au long du mois d’octobre. Pour de plus en plus d’Iraniens, malgré les dénégations du pouvoir, il est clair que la jeune Kurde, arrêtée le 13 dans les rues de Téhéran par la «police des mœurs» (Gasht-e Ershad, ou «patrouille d’orientation») pour le «port incorrect» de son voile islamique, a été tuée par les officiers. Selon les témoignages d’autres femmes arrêtées en même temps qu’elle, violemment battue et frappée à la tête dans le fourgon de la police, elle s’est évanouie à son arrivée au centre de détention. Tardivement transférée à l’hôpital, elle y est décédée après trois jours de coma sans avoir repris connaissance. Démarrées dès son enterrement précipité dans sa ville natale de Saqqez, au Kurdistan d’Iran, les manifestations de protestation contre sa mort se sont rapidement étendues à tout l’Iran.
Créée très tôt après la Révolution islamique, la «police des mœurs» s’était faite relativement discrète durant le mandat présidentiel du modéré Hassan Rouhani. Mais dès son arrivée au pouvoir, l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi a lancé une féroce campagne de répression contre les femmes, durcissant la loi sur le voile islamique (hijab) et encourageant le Gasht-e Ershad à sévir sans pitié. L’unité est alors rapidement revenue sur le devant de la scène, se distinguant par sa brutalité. Durant les mois précédant le meurtre de Mahsa Amini, les incidents se sont multipliés dans les grandes villes: fait relativement nouveau, les femmes interpellées dans les rues refusaient en effet fréquemment d’obtempérer, pouvant souvent compter sur le soutien de passants excédés (AFP).
La mort de Jîna Mahsa Amini a joué le rôle d’un déclencheur fédérant plusieurs mécontentements qui s’étaient accumulés depuis des mois, voire des années, en particulier parmi la jeunesse. Ce meurtre est venu s’ajouter à tout un ensemble de causes de colère parmi lesquelles la corruption généralisée, la mauvaise gestion de l’économie, la gestion catastrophique du Covid et une répression politique toujours plus impitoyable. Cette colère s’est encore trouvée amplifiée par la manière dont Raïssi est parvenu au pouvoir à l’issue d’une «élection» totalement verrouillée par les soins du Guide Suprême et de son entourage, tous les candidats réformistes ayant été empêchés de se présenter…
La dynamique protestataire, s’apparentant de plus en plus à un soulèvement général, a réussi à unifier des groupes sociaux et des générations qui jusqu’à présent n’avaient jamais manifesté ensemble. Le mouvement de 2009 avait été marqué par des revendications politiques portées par la classe moyenne. Celui de 2019 était essentiellement parti de la souffrance économique des classes les plus défavorisées. Mais les manifestations pour Jîna Mahsa Amini semblent avoir rassemblé bien au-delà. On a ainsi vu des familles entières descendre dans la rue. Les femmes, premières victimes dans cette affaire, ont été les premières à manifester, mais elles ont obtenu immédiatement le soutien des hommes. Le 11, les travailleurs des raffineries de pétrole d’Abadan et de Kangan ainsi que ceux de l’usine pétrochimique de Bouchehr se sont joints aux manifestations. Des vidéos partagées par des médias en persan basés à l’extérieur du pays montrent également des ouvriers brûlant des pneus devant l’usine pétrochimique d’Assalouyeh, dans le Sud-Est (EuroNews).
Le régime ne s’attendait certainement pas que la mort en détention d’une jeune provinciale provoque une telle révolte nationale. La question de l’habillement féminin, où plutôt son usage par le pouvoir comme moyen de contrôle social, est brusquement devenu le point-clé de l’idéologie du régime sur lequel on peut faire porter la contestation systémique contre lui… Plus important encore, la peur semblait céder du terrain; le 20 septembre, une étudiante qui avait retiré son voile dans la rue déclarait à l’AFP: «Nous regardions les policiers les yeux dans les yeux. C’était comme si ma peur s’était évaporée en voyant le courage des autres».
Enfin, géographiquement, le mouvement rassemble de manière inédite le centre et les régions périphériques du pays, mettant aussi en évidence la manière dont la répression quotidienne prend pour cible depuis longtemps les femmes appartenant aux minorités. Ainsi début septembre, deux semaines avant la mort de Jîna Mahsa Amini, des manifestations avaient déjà secoué la ville de Marivan, au Kurdistan d’Iran, après qu’une jeune femme, Şilêr Resul, était décédée en se jetant par une fenêtre pour échapper au viol par un homme pro-régime. On retrouve une situation étonnamment proche à l’autre bout du pays, au Baloutchistan, autre minorité sunnite discriminée par le pouvoir: en début de mois, après le viol par le chef de la police d’une jeune fille de 15 ans originaire du port de Chabahar, la ville de Zahedan, capitale de la province du Sistan-et-Baloutchistan, a littéralement explosé de colère au visage des forces de répression. La police a ouvert le feu sur la foule, faisant au moins 58 victimes.
Confronté à une contestation globale, le pouvoir a tenté par plusieurs manœuvres de désarmer celle-ci. Pour rompre l’unité du mouvement, il a averti les manifestants des régions persanes du pays qu’ils faisaient le jeu des séparatistes kurdes. En vain. Pour donner corps à ces déclarations, il a cherché à attirer les partis kurdes d’opposition en exil dans une confrontation militaire en lançant sur leurs implantations du Kurdistan d’Irak des bombardements sanglants. Là encore il a échoué. Les manifestations se sont poursuivies, au son du slogan «Femme, vie, liberté», originellement kurde («Jin, jiyan, azadi»), mais à présent traduit en persan («Zan, zendegi, azadi»).
Devant la persistance des manifestations, le pouvoir a concentré sa violence la plus extrême sur les minorités et les régions kurde et baloutche. À l’image de sa brutalité à Zahedan, il a rapidement renforcé ses unités répressives au Kurdistan, pourtant déjà largement militarisé depuis des décennies: «Des dizaines de vidéos des forces de sécurité du régime tirant sans discernement sur des manifestations ont émergé ces derniers jours, principalement dans les régions kurdes», écrit l’activiste kurde Hawzhin Azeez. «Les manifestants n’ont que des pierres, leurs slogans et l’idéologie de la liberté en retour. C’est un soulèvement populaire de masse. Pour beaucoup d’Iraniens, c’est une protestation. Pour les Kurdes, c’est un massacre […]» (Kurdistan au Féminin).
Le 10, Reuters a fait état de vidéos partagées sur Twitter montrant des tirs à l’arme lourde et des explosions aveuglantes dans un quartier de Sanandaj, la capitale de la province du Kurdistan. D’après l’organisation de défense des droits humains Hengaw, un avion militaire est arrivé à l’aéroport de la ville dans la nuit du 10 au 11, tandis que des forces spéciales étaient acheminées vers la ville par la route dans des cars (L’Express). Le lendemain, Hengaw a indiqué qu’au cours des 3 jours précédents, plus de 400 personnes avaient été blessées au Kurdistan par des tirs de mitrailleuses et d’autres violences des forces de répression, avec au moins 5 civils tués et 2 détenus torturés et assassinés. L’Internet a été coupé plusieurs heures, sans nul doute pour tenter de dissimuler ces violences. Amnesty International s’est dite «alarmée par la répression des manifestations à Sanandaj, alors que des informations font état de l’utilisation par les forces de sécurité d’armes à feu et de tirs de gaz lacrymogènes sans distinction, y compris dans des maisons». Un témoin a indiqué au journal Le Monde avoir vu le 8, «[…] un homme, touché par balle à la tête, mourir au volant de sa voiture. Comme bien d’autres, il était en train de klaxonner, en signe de protestation. Ils tiraient à balles réelles sur nous. Comme si nous et eux, on n’appartenait pas au même pays». Les blessés hésitent à se rendre dans les hôpitaux, où il y a plus d’agents du Renseignement que de médecins. Ceux-ci, quand ils le peuvent, effectuent des soins à domicile pour protéger leurs patients.
La nuit du 12 au 13, Hengaw a indiqué que 3 manifestants et 4 membres des forces de sécurité avaient été tués à Sanandaj, Kermanshah et Mahabad lors de nouvelles manifestations et d’affrontements opposant protestataires et miliciens islamistes bassiji largement transférés d’autres provinces vers les régions kurdes. Selon un témoin, «Il y a quelques jours, des Bassidji de Sanandaj et Baneh ont refusé d’obéir aux ordres et de tirer sur les gens», mais ce n’est pas le cas à Saqqez, ville d’origine de Jîna Mahsa Amini, où «[les] Bassidji tirent sur les gens, les maisons, même si ce ne sont pas des manifestants». Il ajoute que les corps des personnes tuées dans la rue étaient parfois traînés pour être cachés dans les maisons. À cette date, les organisations de défense des droits humains estimaient à 200 le nombre de victimes tuées dans la répression (Reuters).
Malgré la violence de la répression – et peut-être à cause de celle-ci – les manifestations ne montrent aucun signe d’apaisement. La mort de plusieurs adolescentes tuées dans la rue est au contraire devenue un cri de ralliement pour de nouvelles protestations. À Marivan, selon un autre témoin, les nuits sont devenues des moments d’affrontements quotidiens, les résidents kurdes mettant le feu dans les rues pour empêcher les bassiji d’accéder à leur quartier, ceux-ci faisant feu au hasard.
Le 15 a été marqué à Téhéran par un incendie et de violents affrontements dans la prison d’Evin, selon certains organisés par le pouvoir pour décourager les manifestants, et qui ont fait 8 morts avec un bilan ne cessant de s’alourdir. Au Kurdistan, les manifestations se sont poursuivies. Le 17, Hengaw a annoncé que 2 manifestants blessés le 12 à Mahabad dans leur véhicule se trouvaient dans le coma à l’hôpital Khomeiny d’Ourmia. Par ailleurs, une activiste de Sanandaj interrogée en détention durant 2 semaines a témoigné pour la chaîne kurde d’Irak Rûdaw d’une intensité de répression inédite depuis la Révolution islamique. Selon le KHRN (Kurdish Human Rights Network), dans leur centre de détention de Sanandaj, les pasdaran (Gardiens de la révolution) n’hésitent pas à menacer les jeunes manifestantes arrêtées de sévices sexuels, et les font chanter au moyen de photos trouvées sur leurs propres téléphones: lorsqu’ils trouvent une photo de la jeune femme avec un homme, ils menacent celle-ci d’appels anonymes à sa famille pour l’accuser de relations sexuelles illicites… S’il y a peu de violence physique en détention, la torture psychologique est très intense, et les arrestations elles-mêmes peuvent être très violentes, résultant en des membres brisés… Une autre femme a témoigné de l’inquiétude de ses interrogateurs face aux manifestations ayant eu lieu à Qorveh et Bijar, des villes kurdes mais chiites qui entrent pour la première fois dans un tel mouvement: ce début d’unité effraie les autorités, a-t-elle déclaré (Rûdaw).
Le 28, de nouveaux incidents ont été rapportés de Zahedan, au Balouchistan. Les forces de sécurité ont de nouveau ouvert le feu sur la foule rassemblée après la prière du vendredi, faisant 1 mort et 14 blessés. Selon Iran Human Rights (IHR), les violences ont fait au moins 93 morts dans cette ville. Le lendemain, les pasdaran ont annoncé la mort d’un second de leurs officiers, un colonel décédé des suites de blessures reçues dans «les affrontements avec les terroristes». Le même jour, plusieurs vidéos vérifiées par l’AFP ont circulé sur les réseaux sociaux, montrant des rassemblements dans des universités, notamment à Téhéran et dans la ville sainte de Machhad, la deuxième du pays. Elles montrent les manifestants scandant des slogans comme «La ville est noyée dans le sang, mais nos professeurs gardent le silence!»…
Selon un bilan officiel, à cette date, plus de 1.200 manifestants avaient été arrêtés, tandis qu’IHR faisait état le 30 d’au moins 92 morts, le nombre de victimes des derniers affrontements de Zahedan étant séparément évalué à 41 morts… Par ailleurs, Hengaw a indiqué que depuis le début du mouvement, 23 Kurdes avaient été tués par les pasdaran et 1.138 blessés. Il est vraisemblable qu’en fait le total des morts et des blessés soit bien plus élevé.
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En Irak, octobre a commencé sous de bien mauvais auspices avec à Bagdad le 1er du mois une manifestation monstre commémorant le 3e anniversaire du soulèvement anti-pouvoir d’octobre 2019. Celle-ci a donné lieu à de violents affrontements avec les forces de l’ordre, gaz lacrymogènes et fumigènes s’opposant à des jets de pierre, avec pour résultat 28 blessés chez les manifestants, principalement des cas de suffocation, et 18 parmi les forces anti-émeute. Des manifestations ont également touché la ville de Nasiriya, au Sud du pays. Ces tensions reflètent l’impuissance de la classe politique irakienne, trop corrompue et immergée dans ses disputes internes pour s’occuper d’une situation économique catastrophique, avec 4 jeunes sur 10 au chômage, et d’un changement climatique provoquant sécheresses et pénuries d’eau (AFP).
C’est pourtant ce mois-ci que le parlement est enfin parvenu à élire un nouveau Président pour le pays. Après un appel de la mission de l’ONU en Irak le 10 pour un «dialogue sans conditions préalables», et une rencontre à Erbil entre le Président du parlement, le sunnite Mohammed Al-Halbousi, les membres de la nouvelle pro-iranienne «Coalition pour l’administration de l’État», et le chef du Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), Massoud Barzani, Al-Halbousi a annoncé que le parlement se réunirait le 13 pour choisir le Président.
La session annoncée a bien pu se tenir au jour dit, le quorum ayant été atteint avec 269 députés présents sur 329, même si elle a démarré avec deux heures de retard tandis que, image des graves tensions fracturant toujours le pays, 9 roquettes s’abattaient sur la «Zone Verte» non loin du Parlement. Ces tirs, qui n’ont pas été revendiqués, ont fait 10 blessés, dont 6 membres des forces de sécurité et 4 civils d’un quartier proche.
Depuis la chute du régime ba’thiste, le Président irakien est par accord tacite choisi dans la communauté kurde. Les 2 principaux partis kurdes, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union Patriotique du Kurdistan (UPK) s’opposaient depuis des mois à ce propos. Autre accord tacite, ce poste revenait traditionnellement à l’UPK, le PDK dominant en échange la Région du Kurdistan… Cet arrangement avait tenu jusqu’à l’an dernier, lorsque le PDK l’a contesté en opposant son propre candidat au sortant Barham Salih. Dans une situation par ailleurs exacerbée par la rivalité intra-chiite entre sadristes et Cadre de coordination pro-iranien, le Parlement, incapable d’atteindre le quorum des deux tiers, avait déjà échoué 3 fois à choisir un président. Cependant, à la dernière minute, un 3e candidat kurde s’est présenté de son propre chef: l’ancien ministre des Ressources hydriques Abdel Latif Rachid, 78 ans, leader historique de l’UPK. Dans un esprit de compromis, le PDK a alors retiré son propre candidat, Rebar Ahmed, annonçant qu’il voterait pour Rachid. Celui-ci l’a emporté au second tour face à Barham Salih par 160 voix (grosso modo celles du PDK plus du Cadre de coordination) contre 99.
Cette élection mettait fin à un an de blocage politique. Dès sa prise de fonction, en une décision d’une rapidité inhabituelle en Irak, le nouveau Président a confié la formation du gouvernement à l’homme politique chiite Mohamed Chia Al-Soudani, le candidat du Cadre de coordination. Le nouveau Premier ministre a dans son discours de prise de fonction promis «des réformes économiques» pour revitaliser l’industrie, l’agriculture et soutenir le secteur privé, et s’est engagé à fournir à la jeunesse «des opportunités d’emplois et des logements». Ce n’est qu’un premier pas vers une sortie de crise, et l’avenir dépendra de la capacité de Soudani à tenir ses engagements. Moqtada Al-Sadr, grand adversaire du Cadre de coordination, a annoncé qu’il ne participerait pas au gouvernement, peut-être pour laisser sa chance à Soudani…
Une session parlementaire destinée à voter la confiance au gouvernement proposé par M. Soudani avait été prévue le 21, mais elle a dû être reportée au dernier moment, le nouveau Premier ministre «n’ayant pas réussi à se mettre d’accord avec les blocs politiques sur la nomination des ministres» (AFP). Ce n’est finalement que le 27 que les désaccords internes ont été surmontés (le portefeuille de Ministre des hydrocarbures notamment a été âprement disputé). En soirée, le Parlement a voté à main levée la confiance à un gouvernement de 21 ministres. 12 portefeuilles reviennent à des chiites soutenus par le Cadre de coordination, six à des sunnites (dont la Défense), deux à des Kurdes (dont les Affaires étrangères) et un dernier à une chrétienne. Trois ministères seront occupés par des femmes. Dans son programme, également approuvé par les députés, M. Soudani s’est engagé à organiser «des élections anticipées dans un délai d’un an», répondant, sur le papier, à l’une des demandes de Sadr. Il faut relever que le budget 2022 n’a quant à lui toujours pas été adopté…
Le 28, une manifestation contre le gouvernement a rassemblé plusieurs centaines de personnes à Nasiriya.
À noter que les éternels rivaux du PDK et de l’UPK se sont une fois de plus opposés, cette fois sur la répartition des 4 portefeuilles ministériels attribués aux Kurdes: se fondant sur ses derniers résultats électoraux, le PDK réclamait 2 ministères, l’UPK ayant une revendication identique… Parmi les 4 étaient concernés 2 ministères régaliens, celui des Affaires étrangères et celui des Finances. Finalement le premier est allé au Kurde Fouad Hussein (PDK), titulaire du même poste dans le cabinet précédent et le second, ministère de la Justice à l’ex-jugeTaif Sami Mohammed, connue pour sa lutte contre la corruption qui lui avait valu la médaille américaine du courage féminin (International Women of Courage (IWOC) Award).
Cette avancée politique a pris place dans un contexte d’autant plus tendu que l’Iran, secoué depuis 2 semaines par les manifestations dues à la mort de Jîna Mahsa Amini, a lancé dès le 1er du mois de nouvelles frappes contre son opposition kurde exilée au Kurdistan d’Irak. Des drones et des tirs d’artillerie ont visé une implantation du parti Komala à Halgurd (Erbil), non loin de la frontière iranienne, sans faire de victimes. Les frappes précédentes, le 28 septembre, avaient fait 17 morts et plus de 50 blessés. La semaine suivante, les pasdaran ont de nouveau visé les partis kurdes d’Iran au Kurdistan d’Irak, provoquant le déplacement de 4.500 civils et l’évacuation de 7 villages de la région de Bradost. Le 9 cependant, ils ont annoncé la suspension de leurs frappes, tout en maintenant la pression: ce cessez-le-feu se poursuivra, ont-ils indiqué, si les activités des «partis séparatistes» contre la République islamique sont empêchées (Rûdaw).
Le rôle central des Kurdes dans les discussions préalables à la constitution du nouveau gouvernement puis leur participation à celui-ci ne signifient pas pour autant que les tensions sur le terrain entre Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) et Gouvernement fédéral ont disparu comme d’un coup de baguette magique. Elles se sont clairement manifestées dans la province de Diyala, où le 8, le commandant militaire irakien a averti les peshmergas de quitter Khanaqin «sous une semaine», alors qu’un fort contingent de miliciens pro-iraniens entrait dans la ville. Le Premier ministre en exercice, Mustafa Al-Kadhimi, a alors suspendu la décision et ordonné une enquête. Celle-ci a révélé que l’origine des frictions résidait dans un rapport de Renseignement rédigé par un officier turkmène prétendant faussement que le GRK avait amené en ville 300 peshmergas, 700 asayish (Sécurité kurde) et 250 autres membres des services de sécurité kurde. L’officier responsable a été arrêté, mais les miliciens pro-Iran n’ont pas pour autant quitté la ville… Le 12, une nouvelle attaque de roquettes tirées par les milices pro-iraniennes a frappé le champ gazier de Khor Mor, près de Qadir Karam (Suleimaniyeh), sans causer de dommages. Il s’agit de la 5e attaque de ce type depuis juin dernier.
Dans le reste des territoires disputés entre Bagdad et GRK, les Kurdes demeurent confrontés à des discriminations systémiques. Citons comme exemple la décision récente du ministère de l’Éducation de ne pas prendre en compte les notes en dessous de la moyenne en langue kurde des étudiants: «Le ministère de l’éducation ne considère pas que l’élève échoue dans la classe de langue kurde si la note de passage n’est pas obtenue», se lit le mémorandum. Cette décision s’applique dans toutes les provinces du pays, à l’exception de la Région du Kurdistan. Parallèlement, le Département de l’éducation de Khanaqin (Diyala) a annoncé que 25 écoles de langue kurde avaient fermé en 2020-2021 en raison de la baisse du nombre d’élèves. Enfin, à Kirkouk, l’armée irakienne s’est déployée le 3 dans les rues des quartiers kurdes sans en indiquer les raisons, provoquant la colère des résidents que cette militarisation de leurs rues pousse à rester chez eux. Le commandant irakien du secteur a déclaré le 12 qu’il s’agissait d’assurer la sécurité des marchés pour qu’ils demeurent ouverts le soir… Le 28, après 3 semaines de déploiement, les militaires irakiens ont lancé des fouilles de domiciles dans trois quartiers kurdes: Kurdistan, Imam Qasim et Shoreja. Les problèmes de sécurité se situent pourtant principalement bien loin de là, dans les parties Ouest et Sud de la province…
Le 23, l’université de Kirkouk, dont le doyen est un membre de l’organisation pro-iranienne Badr, a décerné en présence de plusieurs leaders religieux des prix aux jeunes filles portant l’uniforme religieux chiite à l’université. Cette cérémonie, organisée alors que l’Iran est secoué par les protestations contre les normes vestimentaires oppressives du pouvoir, a suscité de vives protestations.
Concernant la province de Kirkouk, une nouvelle pourrait heureusement permettre un optimisme prudent: selon des informations non encore confirmées circulant dans les médias sociaux, le PDK et l’UPK seraient parvenus à surmonter leurs différends concernant la nomination d’un candidat au poste de gouverneur de la province. Un peu de la manière dont s’est résolue la question du choix du candidat à la Présidence, le PDK pourrait soutenir un candidat proposé par l’UPK sans être membre de ce parti. Un tel accord, qui s’est fait longtemps attendre, permettrait de mettre fin à la gouvernance très contestée par les Kurdes du gouverneur intérimaire imposé par Bagdad après la reprise de contrôle du 16 octobre 2017 (WKI). Visé par plusieurs enquêtes pour corruption, Rakan Al-Jabouri est connu pour avoir repris la politique d’arabisation pratiquée en son temps par Saddam Hussein.
Si les attentats de Daech se poursuivent dans les territoires disputés, Bagdad ne semble toujours pas prêt à mettre en œuvre concrètement l’accord permettant le déploiement d’un contingent commun entre peshmergas et militaires irakiens, seule solution à ce problème grave de sécurité. L’unité conjointe a bien été constituée, mais elle n’a toujours pas reçu son autorisation de déploiement, et même le budget devant permettre de payer les soldes des peshmergas qui y ont été transférés n’a pas été attribué! En début de mois, ceux-ci ont manifesté devant le ministère de la Défense pour réclamer leurs soldes, dont le paiement devait commencer en janvier, mais ne s’est jamais matérialisé, leur laissant maintenant 11 mois d’arriérés…
Autre facteur d’instabilité, la Turquie a poursuivi ce mois-ci ses opérations militaires et ses frappes dans tout le Nord de l’Irak. L’organisation Reporters sans Frontières a dénoncé le 5 l’assassinat par balles de la journaliste et écrivaine féministe kurde Nagihan Akarsel, survenu la veille au matin devant sa maison à Suleimaniyeh. Venant du Kurdistan de Turquie, Akarsel résidait au Kurdistan d’Irak depuis 3 ans, et assurait la co-direction du magazine Jineologî. De nombreuses composantes des réseaux féministes kurdes ont condamné ce meurtre, accusant le MIT (service secret turc) de l’avoir orchestré. Ce qui suscite la suspicion à ce propos, c’est qu’Akarsel est depuis un an la 4e victime d’un meurtre visant des dissidents kurdes de Turquie au Kurdistan d’Irak.
Enfin, le 9, le Parlement kurde a voté la prolongation d’un an de son mandat, reportant ainsi les élections législatives régionales qui devaient originellement se tenir en début de mois. Le report a été décidé par 80 voix sur 111, les blocs d’opposition s’étant abstenus. Outre les tensions affectant l’ensemble du pays et la Région (une bombe avait fait une victime à Erbil le 6), une des raisons de cette prorogation est le désaccord entre PDK et UPK sur le découpage des circonscriptions électorales.
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Après son échec à obtenir un feu vert russe ou américain pour lancer une 4e invasion turque du Rojava, le président Erdoğan s’est vengé de sa frustration en ordonnant l’accroissement du harcèlement militaire qu’exercent l’armée turque et ses supplétifs islamistes ou djihadistes sur les territoires contrôlés par l’AANES (Administration Autonome du Nord-Est Syrien) et ses Forces Démocratiques Syriennes (FDS). L’AANES n’a cessé de renouveler en vain ses appels aux États-Unis et à la Russie à faire respecter le cessez-le-feu dont ils s’étaient portés garants en novembre 2019 et à mettre ainsi fin aux attaques turques. De son côté, Ankara justifie ses attaques en rappelant à ces deux pays qu’ils s’étaient engagés à l’époque à empêcher la présence des FDS près de sa frontière…
Comme le rappelle l’Institut kurde de Washington (WKI), l’objectif de M. Erdoğan demeure inchangé: il cherche toujours à réduire les territoires de l’AANES à leur partie la plus orientale, ou au moins à «morceler son territoire en enclaves non contiguës», empêchant ainsi le développement d’une entité kurde permanente sur son flanc sud. Conséquence immédiate: il pourrait enfin créer tout au long de la frontière sa soi-disant «zone de sécurité» de 30 km de profondeur où il espère renvoyer les réfugiés syriens qui plombent sa popularité en Turquie.
Alors que Daech relève la tête, l’Administration autonome dominée par les Kurdes est plus que jamais prise en tenaille entre les djihadistes et leur allié objectif – ou peut-être leur allié tout court – M. Erdoğan.
Le maintien des menaces et du harcèlement turcs ne peut que nuire à la lutte que mènent toujours les FDS contre Daech en divertissant de celle-ci des ressources indispensables au profit de la protection contre une éventuelle attaque turque. Comme durant les mois précédents, frappes et tirs d’artillerie turcs quotidiens ont visé l’ensemble des zones proches de la ligne séparant FDS et forces turques ou pro-turques, de la province d’Alep à l’Ouest jusqu’à la Djézireh à l’extrême Est et à la frontière irakienne. L’arme favorite d’Ankara demeure par excellence le drone armé. Depuis le début de l’année, la Turquie a mené plus de 80 attaques de ce type. Ainsi le 24, un drone turc a frappé un site de construction en plein centre de la ville de Qamishli, provoquant un incendie. Le 12, une autre attaque près d’Aïn-Issa avait déjà provoqué la mort de 5 membres des FDS.
Cependant, l’ampleur des opérations turques dans le Nord syrien demeure limitée, outre les présences militaires russe et américaine, par la poursuite de ses opérations dans l’Irak voisin, qui mobilise d’importantes ressources militaires. De plus, Ankara pourrait bien avoir rencontré ce mois-ci un problème imprévu dans sa zone d’occupation d’Afrin: le développement d’affrontements violents entre la milice djihadiste du Hayat Tahrir al-Sham (HTS) et les groupes syriens lui servant de supplétifs. Suite à ces violences, le groupe HTS a fini par emporter le contrôle de tout le secteur.
Le bilan de l’occupation d’Afrin était déjà particulièrement effrayant, caractérisé par une multitude de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et contre l’environnement. Le chercheur et journaliste Alexander McKeever a pu documenter leur aspect cartographique en utilisant les données publiquement disponibles sur Google Earth. Son travail permet de se rendre compte de l’étendue de la déforestation et de l’ampleur du pillage des sites archéologiques de la région par les gangs soutenus par Ankara entre 2019 et 2021. Le rapport (en anglais) de son travail peut être consulté ici: https://akmckeever.substack.com/p/google-earth-finally-updates-its?sd=pf.
Le mois a commencé par des combats féroces entre différentes factions des milices pro-turques dans le secteur d’Afrin, notamment à l’intérieur de la Division Al-Hamza. Il semble que ces combats aient dégénéré en affrontements entre la Division Al-Hamza et Al-Jabha Al-Shamiyyah. Puis le 12, l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH) a rapporté des affrontements opposant Hayyat Tahrir Al-Sham (HTS) et plusieurs autres groupes pro-turcs, notamment Al-Jabha Al-Shamiyyah, dans plusieurs régions rurales d’Afrin, près de Jendires et à Aïn-Dara… Les combats ont également concerné la ville de Al-Bab, dont la Division Al-Hamza a cherché à reprendre le contrôle après en avoir été expulsée par Al-Jabha Al-Shamiyyah.
Le 12, toujours selon l’OSDH, HTS et la faction islamiste à dominante turkmène Suleiman Shah sont entrés sans combats dans la ville d’Afrin et ont pris le contrôle du quartier d’Al-Mahmudiyah, profitant du retrait de Al-Jabha Al-Shamiyyah vers Azaz. Les autres factions sont restées neutres. Le HTS, qui contrôle déjà la plus grande partie du secteur d’Idlib, de son ancien nom Al-Jabha al-Nusra, a été publiquement affilié à Al-Qaïda jusqu’en 2018.Depuis, à. La demande de ses protecteurs turcs et par soucis d’image, il a changé de nom et ne revendique plus publiquement son affiliation à al-Qaida mais son idéologie et ses pratiques sanglantes n’ont pas changé et de ce fait il est toujours classifié par les États-Unis comme une organisation terroriste. Après une courte période de cessez-le-feu les 15 et 16, le groupe a assuré son contrôle sur l’ensemble de la ville, avant que les hostilités ne reprennent le 17. L’Organisation des droits de l’homme Afrin Human Rights a déclaré qu’après sa prise de contrôle, le HTS avait immédiatement imposé des restrictions islamistes strictes à la population locale, notamment un code vestimentaire islamique aux femmes.
La situation chaotique s’est poursuivie dans la région d’Afrin jusqu’à la fin du mois avec la prise de contrôle de plusieurs districts par les djihadistes du HTS. Selon l’OSDH, l’organisation et la soi-disant «Armée nationale syrienne» ont à eux deux enlevé près de quinze civils, principalement des Kurdes, en une semaine. Afrin Human Rights a rapporté que les militaires turcs avaient installé des murs en béton entre les différentes factions pour éviter de nouveaux affrontements. Le HTS et l’«Armée nationale syrienne» ont également confisqué de nombreuses récoltes d’olives appartenant à des agriculteurs kurdes au titre de la Zakat (aumône islamique). Selon le porte-parole du Conseil militaire de Manbij dirigé par les Kurdes, Sharvan Darwesh, le HTS soutenu par la Turquie s’est également déployé dans six villages au nord de Manbij, remplaçant le Jabhat al-Shamiya. Darwesh a accusé la Turquie d’un «nouveau projet» visant à se servir de l’expansion du HTS pour renforcer son contrôle dans toute la région… (OSDH) …
Parallèlement, les opérations de la coalition internationale contre Daech se sont poursuivies. Le 2, les FDS ont annoncé l’arrestation à Al-Sabkah et Raqqa de 2 membres de Daech responsables du soutien logistique des combattants, notamment la distribution d’armes (WKI). Le 7, Washington a annoncé que ses forces avaient pu éliminer plusieurs responsables du groupe jihadiste en Syrie dans une opération héliportée au cours des 24 heures précédentes. Il est intéressant de noter que, pour la première fois depuis le début de la guerre en 2011, cette opération a pris place dans une enclave tenue par des forces supplétives du régime syrien, dans un village près de la ville de Qamichli, elle-même contrôlée par les FDS. Le commandement américain a ensuite indiqué dans un second communiqué avoir tué deux responsables du groupe jihadiste dans une frappe aérienne dans le nord de la Syrie, sans préciser où exactement. Cette deuxième attaque a, selon le Centcom, permis de tuer «à la fois Abou Hashum al-Umawi [...] et un autre haut responsable de l’EI», sans toucher de civils. Selon un villageois témoin de l’opération, des échanges de tirs ont opposé durant celle-ci les militaires américains et des milices pro-régime. Le 10, l’OSDH a rapporté qu’une nouvelle attaque, cette fois menée par drone, avait permis de tuer un responsable de Daech qui circulait à moto près de la ville de Tal Abyad, contrôlée par les forces turques et leurs supplétifs syriens (AFP).
Le 13, une ONG syrienne basée à Washington a publié de nouvelles informations sur ce groupe de djihadistes d’origine britannique spécialisés dans la capture, la torture et l’exécution d’otages occidentaux en Syrie, que leur accent avait fait surnommer les «Beatles». Le Centre syrien de justice et de responsabilité (SJAC) a en effet indiqué avoir identifié en Syrie 7 centres de détention de Daech où au moins 18 otages occidentaux avaient été détenus, ainsi que 3 autres sites où les otages assassinés pourraient avoir été enterrés. Deux de ces sites se trouvent au Nord de Raqqa, à l’époque «capitale» du «Califat» proclamé par l’organisation. Ces informations pourraient permettre de retrouver les restes des victimes, parmi lesquelles figurent le journaliste britannique John Cantlie, enlevé en 2012 et dont le sort reste inconnu, et le journaliste américain James Foley, décapité en 2014.
Concernant les camps les camps de détention de Roj et Al-Hol, gérés par l’AANES, où sont toujours détenus des dizaines de milliers de proches de combattants djihadistes ainsi que des combattants eux-mêmes, les annonces concernant des rapatriements de ressortissants étrangers se sont succédées ce mois-ci. Le 3, le ministère de l’Intérieur du gouvernement (travailliste) australien a déclaré que sa «priorité absolue» était la «protection des Australiens». Cette déclaration faisait suite à la publication par le Guardian notamment d’une information selon laquelle le gouvernement prévoyait de rapatrier environ 20 femmes et 40 enfants australiens des camps syriens, ce que le porte-parole n’a pas confirmé… Un tel rapatriement marquerait un revirement par rapport à la ligne du précédent gouvernement (conservateur), qui s’y était refusé pour des raisons de «sécurité» (AFP).
Le 5, l’Allemagne a annoncé le rapatriement depuis la Syrie de sept enfants et quatre femmes supplémentaires, considérant avoir réglé «presque tous les cas connus» de familles allemandes dans les camps de prisonniers djihadistes de ce pays. Les personnes rapatriées ont été placées en détention dès leur arrivée. Selon le ministère allemand, jusqu’ici, 76 mineurs ainsi que 26 femmes au total ont déjà été rapatriés. Le 20, les autorités de l’AANES ont remis 38 enfants pour la plupart orphelins à une délégation russe. Transférés des camps d’Al Hol et de Roj vers l’aéroport de Qamichli, sous contrôle du régime, les enfants ont embarqué à bord d’un avion sous haute surveillance sécuritaire russe. Le même jour, la France a annoncé avoir procédé au rapatriement de 15 femmes et 40 enfants détenus dans le camp de Roj (AFP), dont 3 ont été immédiatement incarcérées. Le 24, l’AFP a annoncé que 10 de ces femmes, qui faisaient l’objet d’un mandat de recherche, après avoir été placées en garde à vue à leur arrivée, venaient d’être mises en détention provisoire. L’une d’entre elles a aussi été mise en examen pour crimes contre l’humanité et génocide, probablement en raison de sa participation à la mise en esclavage de femmes yézidies enlevées par l’organisation djihadiste. L’état de santé d’une autre rapatriée, victime d’un AVC, a été jugé incompatible avec la présentation à un juge d’instruction. Enfin, une jeune femme de 19 ans, emmenée enfant dans la zone irako-syrienne, n’a fait l’objet d’aucune inculpation, mais a été prise en charge au plan éducatif. Les avocats ont cependant exprimé leurs regrets et leur colère de ce qu’une jeune fille de 18 ans, emmenée en Syrie à l’âge de 10 ans, n’ait pas été incluse dans la liste des rapatriés, alors qu’elle survit seule en détention depuis trois ans et demi, étant orpheline de ses deux parents, dont sa mère, qu’elle a vue mourir à Baghouz.
Enfin, le 26, c’est le Canada qui a finalement procédé au rapatriement de Syrie de 2 femmes et de 2 enfants.
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Le 3 octobre, l’institut statistique turc a annoncé une inflation galopante, dépassant les 83% annuels. Ce chiffre catastrophique n’a pas troublé le Président turc, qui persiste et signe quant à sa politique monétaire: il a demandé à la banque centrale de réduire son taux directeur en-dessous des 10% d’ici la fin de l’année. Cet organisme venait pourtant de stupéfier les marchés fin septembre avec une deuxième baisse de taux en deux mois, ramenant son taux directeur à 12%. Il est maintenant censé opérer une nouvelle baisse, en vertu des théories économiques professées par le Président selon lesquelles ce sont les taux d’intérêts qui provoquent l’inflation. Juste derrière cette théorie peu orthodoxe, se cache probablement l’opposition du président islamiste au prêt à intérêt en lui-même…
Les prix à la production, parallèlement, ont grimpé de 4,78% en septembre, soit 151,5% annuellement. C’est en partie l’impact des hausses des prix de l’énergie, électricité 20% et gaz 21% en septembre. Ceci pointe vers une hausse des prix moyenne approchant les 100% en fin d’année, ce qui devrait conduire le pouvoir à relever les revenus dans l’espoir de regagner les votes des citoyens à temps pour les élections de juin, dans 8 mois maintenant… (Al-Monitor)
C’est que les décisions du Président turc sont plus que jamais guidées par la question de ces élections de 2023 qu’il aborde en situation de plus en plus défavorable. En une autre tentative pour regagner de la popularité, M. Erdoğan a lancé en 2022 une grande campagne de déportation de réfugiés syriens dont 3,6 millions se trouvaient sur le sol turc, certains depuis 2011. L’ONG Human Rights Watch (HRW) a publié le 24 un rapport à ce propos. Selon HRW, en violation du droit international, alors que le Président turc a annoncé en mai dernier son intention de réinstaller 1 million de réfugiés syriens dans le Nord du pays, les autorités turques ont entre février et juillet 2022 arrêté, détenu et arbitrairement expulsé vers la Syrie des centaines de réfugiés, dans leur majorité des hommes et des garçons. Comme l’expliquait à Al-Monitor une responsable de l’ONG, «il semble maintenant que [la Turquie] tente de faire du nord de la Syrie un dépotoir pour réfugiés». Ce retournement de politique est concomitant avec plusieurs signes et déclarations explicites indiquant que, autre retournement, le pouvoir turc prépare un rapprochement avec le régime de Bachar Al-Assad.
À l’intérieur, le mois a été dominé par l’adoption le 13 par le parlement turc d’une nouvelle loi soi-disant «contre la désinformation», qui permet au pouvoir de punir de jusqu’à trois ans de prison toute personne accusée de répandre des «informations fausses ou trompeuses».
Il faut comprendre par là, bien sûr, que seules les informations fausses et trompeuses diffusées par le pouvoir lui-même, où qui lui agréent, pourront passer au travers des mailles du filet de la censure… L’article 29 de la nouvelle loi, notamment, donne une définition large à souhait de ces informations qu’il faudra interdire: il prévoit des peines de prison de un à trois ans pour la «propagation d’informations fausses ou trompeuses, contraires à la sécurité intérieure et extérieure du pays et susceptibles de porter atteinte à la santé publique, de troubler l’ordre public, de répandre la peur ou la panique au sein de la population»… Seront également punis ceux qui publient des informations «divulguant des secrets d’État». Au-delà des journalistes, évidemment les premiers concernés, puisqu’ils peuvent se voir privés de leur carte de presse en vertu de l’article 15 de la nouvelle loi (Le Monde), c’est l’ensemble des citoyens turcs qui doit s’inquiéter de ce nouveau tour de vis donné au peu qui restait encore de la liberté de l’information en Turquie. De plus, la loi ne vise pas seulement les médias traditionnels, journaux, radios ou télévisions, mais aussi les réseaux sociaux et les sites internet, qui devront communiquer à la justice sur demande les informations personnelles de leurs usagers accusés de propagation de fausses nouvelles… La députée HDP Meral Danis Bektas, a déclaré que «cette loi est une déclaration de guerre à la vérité». Avant le vote, le Conseil de l’Europe avait de son côté dénoncé une «entrave» à la liberté d’expression garantie par la Convention européenne des droits de l’homme (AFP).
Dans un développement également relatif à la liberté de la presse, le procès du représentant de Reporters sans Frontières (RSF) Erol Onderoğlu a été de nouveau renvoyé à la demande de la défense. Celle-ci a en effet demandé l’exclusion d’un juré en raison de son appartenance à l’AKP, le parti du président Erdoğan, arguant que sa présence sapait toute perspective de procès juste. Le 19, la cour a suspendu le procès le temps qu’un tribunal statue sur le sort du juré en question. Poursuivi avec 2 co-accusés pour «propagande terroriste», Onderoğlu risque plus de 14 ans de prison. En mai 2016, il avait participé en signe de soutien symbolique à la rédaction en chef du quotidien kurde Özgur Gundem avec une cinquantaine d’autres personnalités (parmi lesquelles l’actuelle présidente de l’Union des médecins, Mme Korur Fincancı). Toutes ont été poursuivies sur la base des articles publiés à ce moment, et le journal a été fermé.
Le 25, soit une dizaine de jours après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, la police a lancé à l’aube dans les 6 provinces d’Istanbul, Ankara, Urfa, Diyarbakır, Van et Mardin, des raids simultanés au domicile de 11 journalistes travaillent pour les agences de presse «prokurdes» Mezopotamya et JinNews (agence dont toutes les journalistes sont des femmes). Les locaux de Mezopotamya à Ankara ont également été visés. Dans les domiciles comme dans les bureaux, les policiers ont saisi des ordinateurs, des disques durs, d’autres équipements de travail et des magazines (Duvar). Selon la police d’Ankara, les 11 journalistes ont été interpellés pour leurs liens présumés avec des militants kurdes et la «diffusion d’informations incitant à la haine et à l’hostilité» (AFP). L’Union des journalistes de Turquie (TGS), le syndicat DISK ainsi que le HDP ont tous condamné ces arrestations et demandé la libération immédiate des personnes arrêtées. Le coprésident du HDP, Mithat Sancar, dénonçant un «plan visant à réduire au silence la presse et la société d’opposition», est également revenu sur la brutalité avec laquelle ont opéré les policiers, qui ont «pointé des armes à feu sur les journalistes et les ont menottés par derrière».
Dans le classement 2022 de la liberté de la presse publié par RSF, la Turquie, qui se trouve à la 149e place sur 180, est décrite comme un pays dans lequel «tous les moyens possibles sont utilisés pour empêcher les critiques». En septembre dernier, le ministre turc de la Justice avait déjà refusé de répondre à une question écrite sur le nombre de journalistes emprisonnés dans le pays, déclarant dans sa réponse que cette information se trouve «hors du cadre du droit à l’information» car elle «ne concerne pas le public» (Duvar).
La question de l’éventuel usage d’armes chimiques par l’armée turque contre le PKK dans le Kurdistan irakien est rapidement venue confirmer à quel point la liberté de l’information est en lambeaux dans le pays – en l’occurrence, la liberté de demander ou de rechercher de l’information.
Le 18, l’agence de presse proche du PKK Firat (ANF) a publié des vidéos démontrant, selon elle, l’utilisation de telles armes chimiques, avec deux membres du PKK apparemment sous l’influence d’un agent chimique (SCF Stockholm). Le ministère turc de la Défense a fermement rejeté ces accusations le 20 comme «totalement sans fondement et fausses» et relevant de la «désinformation» par «l’organisation terroriste et ses alliés». Pourtant, l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (IPPNW), une organisation représentant des milliers de médecins et faisant campagne pour prévenir la violence armée, a déclaré dans un rapport avoir trouvé lors d’une mission effectuée sur place en septembre des preuves indirectes de possibles violations de la Convention sur les armes chimiques de 1997.
L’IPPNW a notamment trouvé dans un secteur quitté par l’armée turque des conteneurs d’acide chlorhydrique et d’eau de Javel, des composants pouvant servir à produire du chlore, ainsi que des conteneurs de masques à gaz que les militaires auraient pu utiliser pour se protéger. Si aucun de ses éléments ne constitue une preuve définitive, leur présence justifie une enquête indépendante plus approfondie. Autre preuve indirecte, l’IPPNW rappelle que le ministre turc de la Défense Hulusi Akar a ouvertement reconnu devant le parlement turc, l’année dernière, l’utilisation de gaz lacrymogènes lors d’une opération contre le PKK dans le nord de l’Irak. Qualifiant cet usage de «violation flagrante de la Convention sur les armes chimiques», le texte estime que «la communauté internationale devrait engager des poursuites judiciaires» (Reuters). Il semble difficile de considérer l’IPPNW comme «alliée de l’organisation terroriste»… Dans un tweet envoyé depuis sa cellule, l’ancien coprésident du HDP Selahattin Demirtaş a réagi en demandant lui aussi une enquête indépendante «afin d’éclaircir la situation». «Le Parlement et l’opposition ne peuvent pas rester silencieux face à ces images. Garder le silence revient à cautionner le crime», a ajouté Demirtaş, qui a par ailleurs rappelé que «l’utilisation d’armes chimiques est un crime contre l’humanité» et donc « imprescriptible».
Le même jour à Istanbul, des milliers de policiers ont tenté d’empêcher une conférence de presse du HDP sur ce sujet. Des dizaines de membres de ce parti, dont son coprésident pour Istanbul, Ferhat Encü, ont été arrêtés. Parallèlement, le bureau du procureur d’Ankara a ouvert une enquête contre la présidente de l’Union des médecins de Turquie (TTB), Şebnem Korur Fincancı, pour «propagande pour une organisation terroriste» et «insulte à la nation turque, l’État de la République de Turquie, les institutions et les organes de l’État». Ayant examiné les vidéos concernées, Mme Fincancı avait déclaré dans la presse à l’occasion d’une conférence donnée en Allemagne le 19: «De toute évidence, un gaz chimique toxique affectant directement le système nerveux a été utilisé», et avait appelé à son tour à une enquête indépendante, ce qui avait provoqué la colère du Président turc.
Mme Fincanci a été arrêtée le 26 après son retour en Turquie, et transférée le lendemain vers une prison de la banlieue d’Ankara. Contactée par l’AFP, elle avait souligné avoir simplement appelé à une «enquête véritable»: «À la place, ils ont ouvert une enquête à mon encontre. Ce n’est pas étonnant. À travers moi, ils intimident la société» a-t-elle simplement commenté. Son arrestation a provoqué de nouvelles manifestations de protestation, qui se sont jointes à celles dénonçant les récentes arrestations de journalistes kurdes. Des arrestations ont eu lieu à Istanbul mais aussi à Diyarbakir. La FIDH et l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) ont dénoncé une «détention arbitraire».
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