La communauté kurde de France est à nouveau endeuillée. Dix ans après l’assassinat de trois militantes kurdes en janvier 2013, trois autres militants kurdes ont été assassinés le 23 décembre, rue d’Enghien, dans le 10è arrondissement de Paris.
Un homme de 69 ans, William Malet, retraité de la SNCF, s’est présenté vers 11h30 devant le Centre culturel Ahmet Kaya, siège du Conseil démocratique kurde de France (CDKF), et a tiré à bout portant sur les trois personnes qui se trouvaient devant la porte d’entrée en tuant deux, Mme Emine Kara et M. Abdulrahman Kizil, et blessant grièvement un troisième, le chanteur Mir Perwer qui a tenté de se réfugier dans le restaurant kurde AVESTA, situé en face. Poursuivi par le meurtrier, il a été achevé. Le meurtrier amé d’un pistolet Colt 45 s’est ensuite dirigé vers un salon de coiffure kurde situé à l’autre bout de la rue pour tuer d’autres Kurdes. Il a été maîtrisé par le patron du salon et ses proches et remis à la police qui est venue sur place un peu plus tard.
D’après des témoins oculaires, dont une concierge française, l’homme était venu deux jours plus tôt faire des repérages. Le jour de la tuerie, il aurait été déposé par une voiture au coin de la rue. Ce jour-là, à l’heure où il s’est présenté, une réunion des femmes kurdes de France avec une trentaine de participantes était prévue. Elle a été reportée à la dernière minute en raison des mouvements de grève dans les trains. La présidente de ce mouvement Mme Emine Kara fait partie des victimes de la tuerie.
Le tueur portait une mallette contenant deux autres chargeurs approvisionnés et plus de 70 cartouches, de quoi commettre un carnage si la réunion des femmes prévue avait bien lieu à cette heure là.
Présenté par le ministre de l’Intérieur qui s’est rendu sur place comme « un homme raciste n’aimant pas les étrangers », William Malet s’avère être plus qu’un raciste. Il dit être devenu « pathologiquement raciste » après le cambriolage de son appartement en février 2016 par des Maghrebins. En décembre 2021, il avait attaqué au sabre un camp de migrants installé dans le parc de Bercy, à Paris, où il avait grièvement blessé un Erythréen et un Soudanais aux cris de « Morts aux migrants ». Arrêté et placé en détention provisoire, il a été libéré le 12 décembre 2022, dix jours avant la tuerie, sans être jugé et malgré son caractère de dangerosité. La justice française est manifestement défaillante. Comment relâcher, sans prendre le temps de juger, un homme qui s’est rendu coupable d’une tentative d’homicide et chez qui la police avait déjà en 2021 découvert tout un arsenal ?
Les mobiles qu’il avance pour expliquer son expédition meurtrière contre les Kurdes ne tiennent pas débout non plus. Les racistes français s’en prennent généralement aux Maghrebins et aux immigrants musulmans d’Afrique noire et s’attaquent à des mosquées. Le 23 décembre était un vendredi, jour de la prière musulmane hebdomadaire où les mosquées de Paris et de banlieue grouillent de monde. Pourquoi prendre pour cible les Kurdes qui constituent une communauté beaucoup moins nombreuse et moins visible ?
William Malet affirme « parce qu’ils auraient dû tuer tous les djihadistes de Daech en Syrie au lieu d’en faire des prisonniers ». Cette ligne de défense (volontairement ?) incohérente apparaît comme un écran de fumée visant à occulter les véritables mobiles et les commanditaires éventuels de cette tuerie, tout comme la thèse d’un « acte de déséquilibré » évoqué ça et là pour psychiatriser donc déresponsabiliser des crimes odieux.
La communauté kurde est d’autant plus perplexe que cette tuerie intervient presque 10 ans après le triple assassinat de janvier 2013 qui a coûté la vie à trois militantes kurdes dans le 10è arrondissement de Paris. L’auteur du crime, Omer Guney, a été arrêté et emprisonné, mais ses commanditaires, malgré de nombreux indices indiquant clairement l’implication des services de renseignements turcs (MIT) n’ont pas été poursuivi et punis. La Turquie n’a pas répondu aux commissions rogatoires de la justice française. L’enquête a trainé en longueur et l’unique suspect, Omer Guney, souffrant d’une tumeur au cerveau, est décédé en prison quelques jours avant l’ouverture de son procès.
Ce déni de justice nourrit la colère des Kurdes de France et de leurs amis qui se sont mobilisés. Une manifestation, le 24 décembre Place de la République, a réuni des milliers de Kurdes et des personnalités politiques et associations françaises. Elle a été suivie d’une « marche blanche » quelques jours plus tard entre la rue d’Enghien et le local du Centre d’information sur le Kurdistan, sis 147 rue La Fayette où Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Soylemiz ont été assassinées en janvier 2013.
La tuerie de la rue d’Enghien a également suscité une vive émotion dans l’ensemble du Kurdistan. Le président de la Région du Kurdistan irakien, Nechirvan Barzani, le Conseil des ministres du Kurdistan, tous les partis kurdes de Turquie, d’Iran, d’Irak ainsi que le commandant en chef des Forces démocratiques syriennes, le général Mazloum Kobani, ont réagi pour exprimer leur indignation et leur solidarité avec les victimes et leurs proches appelant les autorités françaises à faire toute la lumière sur ce drame.
En France, le président Macron dans un tweet a dénoncé « une odieuse attaque contre les Kurdes en France ». Le ministre de la Justice Eric Dupont-Moretti a reçu une délégation des proches des victimes et lui a déclaré que la France était en deuil. Le préfet de police de Paris a également reçu les proches des victimes.
L’enquête doit éclaircir les nombreuses zones d’ombre entourant cette tuerie, notamment les fréquentations de William Malet pendant son séjour en prison et après sa libération.
La dépouille de Mme Emine Kara a été rapatriée au Kurdistan irakien où sa famille avait trouvé refuge après la destruction de leur village dans la province de Hakkari par l’armée turque dans les années 1990 où plus de 3.400 villages kurdes ont été rayés de la carte. Emine Kara, dite Evin Goyi, était une figure de la résistance contre Daech qu’elle a combattu pendant quatre ans. Blessée et malade, elle était venue se faire soigner en France.
L’autre victime, le chanteur Mir Perwer, 29 ans, père d’un enfant, réfugié politique en France a été enterré dans son village de la province de Mus. Abdulrahman Kizil, troisième victime a été également rapatrié au Kurdistan de Turquie.
Les manifestations suscitées par la mort en garde-à-vue à Téhéran le 19 septembre 2022 de la jeune kurde Jina Mahsa Amini se sont poursuivies sans répit tout au long du mois de décembre. Du Kurdistan, foyer initial de la contestation, au Belouchistan à la frontière pakistanaise toutes les provinces de l’Iran ont, à des degrés divers, connu des mouvements de mobilisation populaires contre le régime de la République Islamique aux cris de « Femme, Vie, Liberté » et « A bas la dictature ». Une grève générale lancée le 5 décembre a été largement suivie dans l’ensemble du pays pendant trois jours. Au Kurdistan, tous les commerces avaient baissé leurs rideaux. Les universités, y compris l’université d’élite Sharif ont pris part à des manifestations (Le MONDE du 15.12.22)
Pour terroriser les manifestants et mâter la révolte entrée dans son troisième mois, le régime a décidé de se montrer « sans merci ». Le 8 décembre un jeune manifestant, Mohsen Shakeri, a été exécuté dans la prison de Téhéran. Un autre manifestant, Majid Reza Rahmovard, 23 ans, a été pendu le 12 à l’aube dans la prison de Mashhad, onze autres condamnés attendent dans le couloir de la mort tandis que les prisonniers continuent de subir les tortures les plus cruelles (voir reportage dans le MONDE du 4.12.22).
Dans ce contexte, l’annonce médiatisée de « l’abolition de la police des moeurs » (Le MONDE du 6.12.22) présentée comme un geste d’apaisement n’a eu aucun impact sur la contestation, d’autant qu’elle n’a pas été suivie d’effet. Il en a été de même pour la visite au Kurdistan le 1er décembre du président iranien officiellement pour inaugurer un projet d’eau potable.
Selon RFI, le président iranien Ebrahim Raïssi, en visite à Sanandaj, chef-lieu de la province iranienne du Kurdistan, a rappelé, le jeudi 1er décembre 2022, que « lors des récentes émeutes, les ennemis ont commis une erreur de calcul en croyant pouvoir semer le chaos et l'insécurité. Mais ils ignoraient que le Kurdistan avait sacrifié le sang de milliers de martyrs et que ses habitants avaient dans le passé vaincu l'ennemi », allusion faite à la guerre entre l'Iran et l'Irak (1980-1988. Le journaliste iranien Vahid Salemi estime que « c'est en suivant ce même discours guerrier que le régime a concentré un important dispositif militaire dans les régions kurdes.
Le Kurdistan iranien est toujours coupé de communication avec le reste du monde et face à l’ampleur de la contestation et la participation massive de la population civile, la République islamique a renforcé la militarisation de toute la zone habitée par les Kurdes.
Le couvre-feu a été instauré à Javanroud, Mahabad et Bukan, villes kurdes encerclées par les gardiens de la révolution. Des attaques à grande échelle, menées par des forces gouvernementales contre la population civile, illustrent la pleine concentration de l’ultra violence de République islamique dans ces zones. Aux arrestations arbitraires, suivies de tortures et de traitements dégradants et inhumains dans les prisons, s’ajoute la disparition de certains de personnes arrêtées et emprisonnées.
Selon HENGAW, le 31 décembre 2022, lors de la cérémonie de la quarantaine de l’assassinat de sept citoyens de la ville de Javanroud, située dans la province de Kermanshah, les forces gouvernementales ont ouvert le feu sur les participants. Lors de cette fusillade, Burhan Eliasi, un commerçant de 22 ans, a été tué et huit autres citoyens, dont un enfant, ont été gravement blessés. De nombreuses personnes ont été arrêtées. Aucune information n’est cependant divulguée sur le sort des détenus ni sur les conditions de leur détention. En revanche, les familles de détenus sont sous pression et menacées de représailles et doivent garder le silence.
Les représentants du clergé, des enseignants, des artistes, des universitaires, du corps médical, des étudiants, des commerçants et d'autres représentants de la société civile de Javanroud, avaient réclamé, dans un communiqué, en novembre 2022, l’égalité des droits pour les Kurdes au sein de la société iranienne. Ils ont demandé « la fin de blocus économique et la militarisation des villes Kurdes » ainsi que « la fin de la répression et des scènes d’horreur ». Le communiqué a qualifié d’échec la politique ultra violente du régime à l’encontre de ses citoyens après 110 jours de manifestation.
La République islamique a qualifié ces revendications comme « autant d’obstacles à la paix et à la sécurité » de cette ville opprimée.
Une liste de victimes de la violence et de la répression des forces de sécurité iraniennes est présentée à partir de diverses sources, comprenant Balouch Activists Campaign, Kurdistan Human Rights Network, Kolbernews, Herana, Hangaw Human Rights Organization, Iran Human Rights Organization, Iran Human Rights Association, Iran wire, Amnesty International, etc. La liste est basée sur des témoignages des familles de victimes, ceux des organisations locales et internationales de défense des droits humains et des reportages dans les médias.
Il s’avère que dès le début des manifestations, les forces de sécurité ont utilisé des balles réelles et des armes de guerre pour réprimer les manifestants à Baloutchistan et au Kurdistan.
Selon les sources relatives à la violation des droits humains, au moins 476 personnes ont été tuées dans 26 provinces du pays, dont 128 manifestants à Baloutchistan et 125 au Kurdistan.
La plupart des victimes étaient âgées de 25 ans. La liste dénombre 49 enfants victimes de la répression. Le nombre de prisonniers est estimé à trente mille personnes. Elles sont torturées, menacées, violées et subissent d’autres formes de violences verbales et psychologiques.
Plusieurs informations diffusées par le Iran Wire concernent les villes kurdes. Ainsi, en décembre 2022 un garçon de 18 ans a été arrêté lors d’une manifestation violemment réprimée à Kermanshah. De même, Alan Waissi, un jeune lycéen de 16 ans, originaire de Javanroud, a été arrêté, lui-aussi, par les forces de sécurité.
Par ailleurs, les organisations de défense des droits humains ont signalé que Shahryar Adili, âgé de 25 ans, libéré sous caution, après avoir été sévèrement torturé en prison à Sardasht, est décédé des suites de tortures quelques jours seulement après sa libération.
Selon le rapport de HENGAW du vendredi 10 décembre 2022, Mohammad Haji Rasoulpour originaire de Bukan, est décédé des suites de blessures graves dues à la torture dans la prison centrale de cette ville.
Le courrier international, dans un article publié le 2 décembre 2022, signale que le régime iranien tente d’enlever et d’assassiner ses opposants à l’étranger. Cette information est corroborée par The Washington Post qui affirme qu’au cours des deux dernières années, Téhéran a multiplié les opérations visant les dissidents iraniens installés à l’étranger, ainsi que des intellectuels ou des responsables politiques hostiles à la République islamique.
Pour ce faire explique le quotidien, les services de renseignements et de sécurité iraniens s’appuient en grande partie sur des mandataires, comme des voleurs de bijoux, des trafiquants de drogue ou des criminels payés pour tuer, à qui des centaines de milliers de dollars sont offerts.
En 2022 ont été déjoués une tentative d’assassinat de l’ancien conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, une autre visant l’écrivain et philosophe français Bernard Henri Lévy à Paris ainsi qu’une tentative d’enlèvement de la journaliste irano-américaine Masih Alinejad à New York. Toutes les personnes visées sont hostiles à Téhéran.
Dans un article paru sur le site d’Iran Wire sous le titre « Pourquoi la ville de Saqqiz est-elle disposée à la manifestation et à la grève générale ? » la journaliste, Tara Awrami, estime que la population de la ville de Jina Mahsa Amini est confrontée depuis des années au chômage, à la pauvreté, à la toxicomanie et au suicide.
Avec ses 234 000 habitants, Saqqiz est la deuxième ville de la province du Kurdistan. Outre sa situation stratégique, la ville est riche en ressources naturelles et en minéraux. Cependant, placée dans une zone sensible et soumise à une politique sécuritaire, à l’instar de toute la zone habitée par les Kurdes, la ville est privée de la richesse de son sous-sol. Le volume d’exploitation minière est considérable mais les minerais sont transportés vers d'autres provinces. Leur exploitation, loin de générer une richesse pour les locaux, provoque des risques majeurs de détérioration de l’environnement.
Saqqiz est naturellement riche en eau, mais la ville souffre de la sécheresse et des conséquences qui en découlent, tout comme d’autres villes et villages du Kurdistan, touchés, eux-aussi, par ce phénomène écologique.
Le massacre systématique des kolbars par des gardes frontalières iraniennes continue.
Kolbar News estime le nombre de victimes à 258 personnes pour l’année 2022. Le centre de statistiques et de documentations de HENGAW, Organization for Human Rights, avance, lui, le chiffre de 290 personnes, dont 46 tuées et 244 blessées. Selon la même source le pourcentage du nombre de Kolbars tués ou blessés par la fusillade a augmenté de 49 % par rapport à l'année précédente.
Selon Keyvan Weisi, le représentant de la province du Kurdistan au sein du Conseil suprême des provinces d’Iran, environ 40 000 personnes vivent de ce métier.
A l’approche des élections parlementaires et présidentielles de mai 2023, le régime turc cherche à faire taire journalistes et opposants en instrumentalisant un appareil judiciaire qui tourne désormais à plein régime.
Après avoir embastillé dès 2016 les leaders kurdes Selahettin Demirtas et Gultan Kisanak, dirigeants du parti démocratique des peuples (HDP), une trentaine de maires et députés de ce parti et des milliers de ses partisans, le président turc demande désormais l’interdiction pure et simple de ce parti qui a obtenu 6 millions de voix aux dernières élections et qui représente la deuxième formation de l’opposition derrière le Parti républicain du peuple (CHP) dans le Parlement d’Ankara. Sur instruction du Palais présidentiel, le procureur général auprès de la Cour de Cassation a instruit le procès en inquisition de ce parti pacifique représentatif de toutes les minorités ethno-linguistiques, religieuses et sexuelles du pays qu’il accuse de « liens organiques avec l’organisation terroriste » (PKK). Le dossier est vide. Tout au plus lui reproche-t-on ses relations avec le PKK pendant la période où à la demande du gouvernement turc il servait de médiateur pour trouver un règlement pacifique au conflit et obtenir la fin de la lutte armée. Un protocole d’accord avait été signé et annoncé publiquement en février 2015 au palais Dolmabahçe d’Istanbul par le vice-Premier Ministre de l’époque Bulent Arinç. Mais dès sa défaite électorale de juin 2015, le président turc a préféré renverser la table et s’allier au parti d’extrême droite MHP pour s’assurer une nouvelle majorité et sa survie politique en s’alignant, au passage sur l’agenda ultranationaliste et anti-kurde de ce parti.
La cour constitutionnelle qui a, depuis 1994, déjà interdit 7 partis pro-kurdes s’est saisie de cette demande d’interdiction. La procédure suit son cours mais reste tributaire de l’agenda politique du président turc. Le HDP a présenté sa défense et il est appelé à formuler oralement ses ultimes remarques à la mi-mars. La décision d’interdiction pourrait alors intervenir au moment le plus opportun pour le calendrier électoral du pouvoir dont l’objectif est de rendre inéligible plusieurs centaines de dirigeants de ce parti afin de rafler, même avec des scores mineurs, un maximum de sièges dans les provinces kurdes où les autres partis d’opposition n’ont guère d’assise. En attendant, le HDP est totalement absent des écrans de télévision squattés par Erdogan et ses collaborateurs. Une quinzaine de députés d’opposition, pour la plupart du HDP, font l’objet d’une procédure de levée de leur immunité. Ils pourraient ensuite être poursuivis et jugés pour des motifs divers et condamnés afin de les rendre inéligibles et favoriser ainsi leurs rivaux de l’AKP présidentiel.
Dans cette optique, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu a été condamné le 16 décembre à 2 ans et 7 mois de prison et inéligibilité pour « insulte » envers le Haut Conseil électoral (Le MONDE). Il avait qualifié d’« idiots » les membres de ce conseil qui avait invalidé sa première élection qui avait conduit à un second scrutin où sa victoire a été encore plus nette. Le président turc, qui insulte à longueur de journée ses opposants politiques qualifiés de « terroristes », de « traitres à la nation » ses principaux rivaux, y compris le chef de la principale force de l’opposition (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, n’a jamais été inquiété par un tribunal turc.
Autre cible du pouvoir : la presse d’opposition et ce qu’il en reste dans un pays où 95% des medias sont contrôlés par le régime. Un pays qui se classe au 149ème rang de l’index des Reporters sans Frontières de la liberté de presse et d’opinion, entre Sri Lanka et Soudan ou Bélarus
Dans son édition du 5 décembre, le quotidien LIBERATION publie une longue enquête sur la répression contre les journalistes locaux et internationaux et dénonce des arrestations des journalistes sous des prétextes fallacieux.
De son côté, l’ONG Committee to Protect Journalists, basée à New York, indique qu’au 1er décembre 40 journalistes étaient emprisonnés en Turquie qui arrive juste derrière l’Iran, la Chine et le Myammar dans le peloton de tête des Etats persécutant le plus de journaliste (Voice of America 15.12.2022). Triste score pour un pays membre de l’OTAN qui se présente comme l’alliance de la grande famille des démocraties. Un pays qui est toujours considéré comme candidat à l’entrée dans l’Union européenne et qui à ce titre continue de recevoir chaque année des centaines de millions d’euros de fonds de pré-adhésion.
Le nouveau gouvernement irakien formé après près d’un an de tensions, de conflits intra-communautaires et de tractations semble disposé à amorcer un processus de normalisation des relations entre Bagdad et Erbil, il a besoin des voix des députés kurdes au Parlement irakien pour enfin faire adopter le budget 2023. Après d’âpres négociations entre les parties, il a été convenu que 14% de ce budget sera affecté à la Région du Kurdistan qui, si l’accord est appliqué sans accroc, disposera enfin d’une dotation financière régulière pour payer les salaires de ses fonctionnaires et des Peshmergas et mettre en œuvre des projets d’infrastructure en souffrance depuis des années faute de financement.
C’est le message qu’a livré Fallah Mustafa, conseiller diplomatique en chef du Président du Kurdistan et ancien ministre kurde des relations extérieures à l’occasion d’un colloque international organisé le 12 décembre par l’Institut kurde à l’Assemblée nationale à Paris.
L’accord de gouvernement signé entre les divers partis kurdes, sunnites et chiites qui forment la coalition gouvernementale prévoit également une loi irakienne sur les hydrocarbures afin de donner un cadre juridique pérenne aux compagnies pétrolières et du gaz qui veulent investir au Kurdistan et en Irak ainsi qu’une clé de répartition de ces ressources. Le Kurdistan s’était, dès 2008, doté d’une telle loi qui a ouvert la voie à des investissements internationaux importants faisant de la région un acteur pétrolier significatif et un acteur gazier potentiellement aussi important que l’Azerbaïdjan selon les estimations courantes.
Selon la constitution irakienne de 2005, adoptée par référendum, les ressources pétrolières et gazières nouvelles, découvertes après 2005 au Kurdistan sont du ressort du gouvernement régional, les ressources antérieures relèvent de l’autorité du Gouvernement central dont les revenus doivent être partagés équitablement entre toutes les régions de l’Irak au prorata de leur population. Cette interprétation est contestée par Bagdad qui a depuis multiplié les litiges avec des compagnies pétrolières opérant au Kurdistan. D’où la nécessité urgente d’une loi irakienne sur les hydrocarbures attendue depuis des années.
Il est également prévu d’adopter une loi sur la création d’une Cour Suprême fédérale avec des compétences précises, un mode de saisine, de fonctionnement et une procédure de nomination claires. Il appartiendra alors à cette cour d’interpréter la constitution et de statuer sur les litiges relatifs à son interprétation. L’actuelle cour suprême ad hoc n’a aucune base constitutionnelle, elle est fortement politisée et elle se mêle de tout ajoutant des tensions et de la confusion à une situation politique irakienne déjà passablement confuse et précaire.
Concernant la pomme de discorde du sort des territoires dits disputés, à majorité kurde mais actuellement sous contrôle du gouvernement central, un processus de règlement est annoncé sans davantage de précision et sans référence claire à l’article 140 de la constitution qui prévoyait une consultation par référendum des populations concernées avant le 3/12/2007 et qui n’a jamais été appliqué. En attendant, Bagdad promet de nommer « bientôt » un nouveau gouverneur de Kirkouk, en remplacement de l’actuel gouverneur intérimaire arabe nommé en octobre 2017 accusé de corruption, de népotisme et surtout de discriminations graves envers la population kurde.
Grâce à la remontée des cours de brut, l’Irak dispose actuellement de ressources financières nécessaires pour lancer enfin un plan de reconstruction de ses infrastructures, notamment de l’électricité et de l’eau potable. Pour cela il a besoin d’une forme de stabilité à l’intérieur de ses frontières et de la non-ingérence des États voisins dans ses affaires intérieures. La corruption, endémique, mine la confiance de la population. Le model libanais d’une oligarchie des chefs de partis détournant une partie des richesses du pays à leurs profits hante également les irakiens. Le dernier premier ministre Kazemi est accusé d’avoir détourné 2,5 milliards de dollars. Les diverses milices pro-iraniennes se livrent à la contrebande avec l’Iran d’une partie des ressources pétrolières. L’épée de Damoclès de Téhéran pèse sur la tête des dirigeants de Bagdad qui craignent d’être déstabilisés s’ils s’engagent dans la voie d’une souveraineté irakienne affirmée.
Le nouveau gouvernement irakien compte sur l es pays arabes voisins et sur les occidentaux, y compris la France, pour équilibrer l’influence iranienne. Lors d’un sommet des chefs d’État et de diplomatie des pays voisins de l’Irak, réuni à l’initiative de la France, le 19 décembre à Amman, le président Macron a ouvertement dénoncé les ingérences de l’Iran dans les affaires irakiennes et exhorté tous les États de la région à respecter la pleine souveraineté de l’Irak. De son côté, Washington surveille de près l’utilisation des revenus en dollars de Bagdad afin qu’ils ne soient pas détournés vers la République islamique soumise aux sanctions occidentales.
C’est dans ce contexte régional instable que le gouvernement du Kurdistan essaie d’assurer la sécurité et la stabilité de sa région. Les bombardements de l’aviation et de l’artillerie turques dans des zones frontalières, avec leur lot de destructions, de morts et de déplacements de villageois, sont devenues une routine macabre. L’Iran aussi envoie de temps eb temps quelques missiles ou drones bombarder les zones frontalières ou les camps des réfugiés kurdes iraniens, voire des quartiers d’Erbil pour rappeler sa capacité de nuisance aux dirigeants kurdes et à leurs alliés américains.
Faute de services de base assurés et de sécurité ni les Yézidis déplacés de Şengal (Sinjar) ni des Arabes sunnites des provinces de Mossoul et d’Anbar réfugiés depuis 2014 au Kurdistan ne peuvent regagner leurs foyers. Le sort de ces quelque 700.000 déplacés n’est pas encore à l’ordre du jour du gouvernement irakien. Quant aux quelque 250.000 Kurdes syriens qui, pour la plupart d’entre eux, ne vivent plus dans des camps, ils sont appelés à rester et ils sont déjà largement intégrés à la vie économique et sociale du Kurdistan.
La guerre, à bas bruit, contre Daech s’est poursuivie tout au long du mois de décembre où il y a eu de nombreux accrochages dans la province de Kirkouk. La police kurde a, de son côté, démantelé une série de cellules dormantes de Daech et les a mises hors d’état de nuire.
La situation dans le Rojava (Kurdistan syrien) reste très précaire. La Turquie continue de bombarder la région par son artillerie à longue portée à partir des territoires kurdes syriens occupés de Serê Kaniyê (Ras al-Ayn) et Girê Spî (Tell Abyad) et par des drones.
Outre des objectifs militaires comme les bases des Forces démocratiques syrienne (FDS), alliées de la Coalition internationale contre Daech, des infrastructures civiles comme des routes, des centrales électriques, des silos à grains sont visées pour déstabiliser davantage la région et provoquer de nouveaux déplacements de population.
Cette guerre à la Poutine (voir le FIGARO du 2.12.22) exaspère les FDS qui ont annoncé le 2 décembre suspendre leur collaboration avec la Coalition internationale contre Daech pour concentrer leurs forces contre l’agression incessante de la Turquie. L’inaction des Alliés est d’autant plus incompréhensible que les drones turcs ont osé bombarder une base commune aux FDS et au contingent américain. Les Américains ont dénoncé l’attaque, qui n’a pas fait de victimes américaines sans aller jusqu’à abattre les drones turcs qui circulent librement dans un espace aérien censé être contrôlé par les forces américaines. Le Pentagone et le Département d’Etat américains ont, à maintes reprises, exprimé leur opposition à toute nouvelle intervention turque dans le Rojava « qui ne ferait que déstabiliser davantage la région et affaiblir la lutte commune contre Daech ». Ces déclarations qui n’ont pas été suivies d’actes concrets ou de menaces de sanctions ne semblent pas avoir eu d’effet sur Ankara qui se dit prêt à intervenir à nouveau « pour nettoyer la région du terrorisme qui constitue une menace existentielle pour l’Etat turc ». Le président turc négocie avec son homologue russe un feu vert pour une nouvelle intervention dans le canton kurde de Kobani et à Membij.
Jusqu’à présent la Russie et l’Iran, tout en comprenant les « préoccupations de sécurité » d’Ankara, s’opposent à une nouvelle intervention turque qui aboutirait à une occupation pour une durée indéterminée d’une nouvelle portion du territoire syrien. Moscou pousse Ankara à nouer le dialogue avec Damas pour parvenir à une normalisation des relations turco-syriennes. Cette normalisation se fera au détriment de l’opposition syrienne et, bien sûr, des Kurdes syriens, ennemis communs d’Ankara, de Damas, de Téhéran ainsi que de Moscou qui veut punir les Kurdes pour leur alliance avec les Américains. Le régime syrien dont la survie dépend dans une large mesure du soutien russe va-t-il suivre docilement les conseils du Moscou au risque de faire un cadeau électoral à son pire ennemi le président turc Erdogan ? La Turquie va-t-elle mettre en exécution sa menace d’une nouvelle intervention militaire au risque de compromettre cette amorce de dialogue ? Comment vont réagir les multiples factions de l’opposition syrienne soutenues et armées par la Turquie face à la « trahison » de leurs protecteurs turcs ?
Ces questions vont se poser avec acuité dans les mois à venir.
Coté kurde, Mme Ilham AHMED, présidente du Comité exécutif du Conseil démocratique syrien, s’est exprimée sur ces sujets lors d’un Webinaire organisé par l’Institut kurde de Paris et l’Institut kurde Washington le 15 décembre 2022.
Extraits :
« Nous sommes très sceptiques quant au rapprochement entre les gouvernements syrien et turc. Cependant, nous pensons qu'Erdogan utilise cela afin de faire pression sur les gouvernements européens et occidentaux. Pour dire qu'ils normalisent leurs relations avec le régime et Damas. Je pense que la normalisation entre ces deux régimes est risquée non seulement pour les Kurdes syriens mais aussi pour l'ensemble des peuples de la région. Les deux régimes ne sont pas encore parvenus à une solution pour cette question. En Turquie, il y a une question kurde, en Syrie, il y a une question kurde, donc nous pensons que cela peut comporter des risques pour l'ensemble de la région ».
Interrogée sur les relations avec les Etats-Unis et l’avenir de ces relations, Mme Ahmed a déclaré :
Les FDS sont partenaires de la coalition dans la lutte contre Daech. La durabilité de cette relation est très importante et le fait que nous ayons déclaré la défaite de Daech ne signifie pas que Daech a disparu. Daech essaie toujours de réapparaître. Ils sont maintenant dans des camps et des centres de détention et l'Occident ne doit pas être laissé entre les FDS et la Turquie. La Turquie est membre de l'OTAN et les FDS peuvent encore jouer un rôle important dans la lutte contre Daech. L'Occident peut jouer un rôle dans l'arrêt de l'agression turque contre nous et nos territoires.
Je dois ajouter que la Turquie est un membre de longue date de l'OTAN. L'OTAN devrait maintenant pouvoir lui dire que l'élargissement de l'OTAN ne devrait pas se faire au détriment d'autres alliés, d'autres partenaires comme le SDF qui s'occupe actuellement d'une question très importante, à savoir les centres de détention de prisonniersde Daech et les camps. Donc, le choix ne devrait pas être entre nous et la Turquie.
- Nous savons qu'Erdogan fait du chantage à l'OTAN sur les adhésions de la Finlande et de la Suède. Quant à la pression américaine sur la Turquie, oui, ils font pression sur la Turquie mais nous avons besoin de voir un mécanisme clair sur la façon dont nous pouvons arrêter l'agression turque. Qu'il s'agisse d'une invasion terrestre ou de frappes aériennes, jusqu'à présent, il n'y a rien de clair sur ce mécanisme. La Turquie peut être arrêtée et c'est ce que nous demandons. Nous tendons la main à tous nos amis et alliés afin d'y parvenir. Aucune mesure concrète n'a été prise pour l'instant en vue d'une médiation entre nous. En ce qui concerne le dialogue, la Turquie refuse toute forme de négociation, que ce soit avec la DDC, le FSD ou toute autre entité de l'administration autonome. Elle cherche et appelle à la guerre, et le gouvernement actuel compte sur le résultat de cette guerre. Ils cherchent une éventuelle victoire dans cette guerre pour l'utiliser comme un outil dans leurs relations internes et leurs élections ».
Pour mieux comprendre l’évolution de la situation politique dans toutes les régions du Kurdistan, l’Institut kurde de Paris a organisé un colloque à Paris et un débat par Webinaire en partenariat avec l’Institut kurde de Washington.
Le colloque international sur « la situation au Kurdistan et en Irak, état des lieux et perspectives », s’est tenu le 12 septembre dans la Salle Lamartine de l’Assemblée nationale avec environ 200 participants.`
Une première table ronde, présidée par Mme Nazand Begikhani, visiting Professor à Sciences-Po, Paris a été consacrée à la situation actuelle. Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak, a décrit avec des informations et faits précis la situation politique actuelle en Irak, les rapports de force centre les divers partis politiques dans les camps chiite, kurde, sunnite, les relations entre Bagdad et Erbil ainsi que les ingérences de l’Iran et de la Turquie. Dr. Nagham Nawzad Hassan et Mme Binafsh Alo Khalaf ont évoqué le sort de la minorité yézidie et Mme Florin Seudin le statut de l’ensemble des minorités du Kurdistan.
Dans la deuxième table ronde, présidée par Kendal Nezan, M. Fallah Mustafa, conseiller diplomatique en chef du président du Kurdistan, a longuement évoqué les perspectives des relations entre Bagdad et Erbil avec un certain optimisme (voir plus haut). Après un mot de bienvenue et de soutien de M. Boris Vallaud, président du Groupe des députés socialistes de l’Assemblée nationale, le sénateur de Paris Rémi Féraud a parlé du rôle de la diplomatie française en Irak et de l’importance des relations entre le Parlement français, kurde et irakien. Le professeur Hamit Bozarslan a ensuite présenté ses remarques de conclusion du colloque (voir l’intégralité des interventions au colloque sur notre site https://www.institutkurde.org/conference.
Le 15 décembre, un Webinaire en anglais modéré par Andrew Apostolou, historien et expert des affaires iraniennes, a réuni trois intervenants de premier plan : Mme Ilham Ahmed, présidente du Comité exécutif du Conseil démocratique syrien, qui a longuement évoqué la situation au Rojava (voir plus haut), M. Asso Hassanzadeh, universitaire kurde iranien et Mme Sonia Rostami de l’importante ONG des droits de l’homme HENGAW qui ont témoigné de la situation au Kurdistan iranien.
Toutes ces interventions sont consultables sur notre site
Voir aussi p. 39 une interview d’Asso Hassanzadeh.