PRESENTATION


PROGRAMME
INTERVENANTS
Theda Borde EN
Şermîn Bozarslan EN
Franck Cecen
Chirine Mohséni
Clemence Scalbert
Lucile Schmid
Rûşen WERDÎ
PRESSE



C  O N  F E R É N C E   I N T E R N A T I O N A L E
Les processus d'intégration des Kurdes
dans les pays de l'Union européenne

24 février 2006
Organisée par Institut kurde de Paris avec avec le soutien du FASILD



Le rôle de la diaspora kurde en Suède dans l’émergence d’une littérature kurde contemporaine

Clémence Scalbert (*)



La langue kurde est interdite en Turquie depuis la création de la République, ceci jusqu’en 1991, date à laquelle on autorise les publications en cette langue. Jusqu’à cette date, la littérature kurde est quasiment inexistante en Turquie. Il est toutefois important de mentionner l’apparition, dans les années 1970, période d’émergence des partis kurdes en Turquie, d’un petit mouvement littéraire, notamment autour de la revue Tirêj. Ce mouvement est brisé à la suite du coup d’Etat de 1980. C’est donc en exil que se développe une littérature contemporaine de langue kurmandji, en particulier dans les années 1980. La diaspora kurde en Suède joue un rôle considérable du fait, d’une part, de la nature de l’immigration kurde en Suède et, d’autre part, des politiques suédoises que les Kurdes ont su mettre à profit. Cette présentation a pour but de situer le rôle littéraire de la diaspora kurde en Suède. Je vais donc d’abord expliquer brièvement quelles sont les caractéristique de la diaspora kurde en Suède puis je vais présenter les politiques suédoises qui favorise le développement de cette littérature de langue kurmandji dans ce pays. Je présenterai enfin comment cette littérature apparaît en Suède et quel rôle elle occupe dans la construction d’une littérature kurde en Turquie.



La diaspora kurde en Suède

La communauté kurde en Europe est souvent qualifiée de diaspora. Le terme de diaspora sert à désigner tout type de phénomènes résultant de migrations d’un pays d’origine vers plusieurs pays. La diaspora est organisée en un espace réticulé et fonctionne en réseau, sur le mode de l’horizontalité. Si certains auteurs soulignent que cet espace est acentrique, d’autres insistent sur le fait qu’une centralité existe dans la diaspora, exercée par le territoire d'origine. Une seconde caractéristique importante concerne l’organisation sociale. A l’épreuve du temps, la diaspora n'est pas assimilée à la communauté d'accueil. Elle y est intégrée, économiquement comme politiquement : ceci lui permet de s'organiser et de mener son action spécifique qui, seule, peut la constituer, la prolonger et la perpétuer en tant que diaspora, consciente d’elle-même. Cette action diasporique trouve ses sources et s’oriente essentiellement en direction du pays d’origine.

Les Kurdes immigrent en Suède dès les années 1960, en petit nombre. Ils s’y rendent en plus grand nombre dans les années 1970 et surtout après le coup d’Etat de 1980. Un réseau associatif très dense se tisse rapidement dans l’ensemble du territoire et ce réseau est chapeauté, dès 1980, par une Fédération des associations du Kurdistan plus tard renommée Fédération des associations kurdes en Suède. Cette fédération joue un rôle important de médiateur entre l’Etat suédois et les populations kurdes, en particulier pour leurs demandes culturelles : par exemple, en 1983, c’est la Fédération qui demande au ministère des Universités et de l’Enseignement Supérieur l'ouverture d'une section de kurde. Ce qui va être fait rapidement. Une particularité de la diaspora kurde en Suède est de mener d'importantes activités dans les domaines culturel et linguistique : ouverture de cours de kurde, de maison d’édition, développement de l’écriture en langue kurde. Les politiques d'immigration ainsi que les politiques culturelles suédoises encouragent ces activités.





Les politiques migratoires et culturelles suédoises

Constatant l’augmentation du nombre d’immigré, le Parlement suédois adopte en 1975 une politique d’immigration basée sur les principes suivants : égalité, liberté de choix et coopération. Cette politique a un versant linguistique. L'idée de « bilinguisme actif » est développée à la même date : il correspondrait à la situation dans laquelle pourrait se trouver un individu qui parlerait et écrirait couramment deux langues. L'idée est alors avancée de promouvoir les langues maternelles ou « langues domestiques ». Ainsi, depuis 1975, la politique d’immigration suédoise favorise l’enseignement, dans les écoles, des langues maternelles des populations immigrées. La langue kurde y est enseignée dès 1984 et des activités parallèles y sont associées telles l’édition, et en particulier l’édition du livre pour enfant.

Les politiques culturelles croisent les politiques migratoires et favorisent aussi le développement d’un pôle littéraire et linguistique kurde en Suède. Le conseil national suédois pour les affaires culturelles (Kulturrådet), créé en 1974, accorde des bourses à des collectivités agissant dans différents domaines de la culture (danse, théâtre, littérature, bibliothèques, etc.). Dans ce contexte, les maisons d’éditions et les revues kurdes en Suède bénéficient de financements publics. D’autre part, les écrivains peuvent disposer d’aides à l'écriture, attribuées par le Fonds suédois des auteurs (Sveriges Förtfattarfond) dès les années 1980. Elles permettent à certains auteurs kurdes de vivre, plus ou moins, de leur métier d’écriture. Ces politiques encouragent le développement d’activités littéraires et linguistiques, l’ouverture de maisons d’éditions ou revues en Suède, plutôt qu’ailleurs en Europe. La Suède devient le conservatoire de la langue kurde en Europe et le centre littéraire kurmandji à partir des années 1980.



Le développement d’une littérature kurde en Suède

Aujourd’hui, la question est souvent posée, dans le milieu littéraire kurde, de savoir si l'exil n'a pas été positif, sur le plan littéraire. En effet, le coup d’Etat brise les conditions d’émergence d’une littérature kurde en Turquie mais l’exil permet à cette littérature de se ressourcer et de se prolonger.

Cet exil toutefois est d’abord celui des militants politiques. Comment et pourquoi ces militants politiques vont devenir écrivains ? D’abord, il semble au militant difficile de s’engager en politique loin du pays. La langue et l’identité kurde étant interdite en Turquie, écrire en langue kurde, s’est aussi s’engager, de manière différente. Par ailleurs, l’exil est un espace de liberté et un espace de vacance : on a le temps d’apprendre, de lire et d’écrire. Enfin, l’exil semble exacerber les sentiments de nostalgie qui poussent à l’activité d’écriture. Ces anciens militants politiques vont donc avoir la liberté, le temps et parfois l’argent, en particulier s’ils disposent d’aides financières, de se consacrer à la littérature de langue kurde. Ils vont devenir les premiers écrivains kurdes contemporains de Turquie, voire les premiers et les seuls écrivains professionnels.

Ces auteurs travaillent à des genres nouveaux dans la littérature kurmandji, tels que le roman et la nouvelle. En 1984, le premier roman de langue kurmandji est publié (Tû, Mehmet Uzun) - il succède néanmoins au Berger kurde, d’Ereb Semo, publié en 1935 à Erivan, et souvent considéré comme le premier roman kurde. Les premiers recueils de nouvelles sont publiés en Suède dans les années 1980 ; ce sont ceux d’auteurs kurdes résidant dans ce pays tels que Baran, Bavê Nazê, Lokman Polat, Hesenê Metê. Un des défis importants des milieux littéraire mais également politique kurdes est de fonder une littérature nationale reconnue : ainsi les différents genres doivent être représentés. Le roman et la nouvelle, genres quasiment inexistants, contrairement à la poésie, présentent donc des atouts importants pour qui s’attachera à leur réalisation. Ils permettront aussi à leurs auteurs d’acquérir une certaine renommée. Le cas de Mehmet Uzun et du roman est exemplaire. Aujourd’hui, dans les revues kurdes, on lit que le roman est le genre de la littérature moderne, nécessitant du temps et beaucoup de travail. Mehmet Uzun semble s’être attaché à l’écriture du roman kurde et avoir voulu en être le pionnier. Il est effectivement le premier auteur de roman en kurde à être publié en Suède, à partir de 1984, puis en Turquie même avec la réédition de La Poursuite de l’ombre (Siya Evîne) et Un jour de la vie d’Evdil-ê Zeynikê (Rojek ji Rojên Evdilê Zeynikê) à partir de 1992. S’attachant à un genre nouveau, et en étant le premier représentant, reconnu en Europe, il est aussi reconnu en Turquie. Yasar Kemal le consacre comme le maître du roman kurde, dans la préface de Siya Evînê. Quant au premier roman écrit par un kurde résidant en Turquie, il n'est publié qu'en 1999 (Res û Sipî, par Ibrahim Seydo Aydogan).

Ces auteurs vivant en Europe sont publiés par la revue Nûdem, revue littéraire créée en 1992 par Firat Cewerî à Stockholm. Elle joue un rôle essentiel dans l’émergence et la diffusion de ces genres nouveaux (nouvelle, essai et poésie moderne kurde). Nûdem publie essentiellement des auteurs résidant en Europe : elle est représentante d'une littérature kurde certes contemporaine, mais extérieure au pays. Ainsi, elle devient le symbole d’une « littérature de diaspora ». Elle représente ce que les auteurs qualifient de « génération 1980 » ou de « génération de l’exil ». A cette époque, en effet, la littérature kurde est presque inexistante au pays, en Turquie ; si elle existe, elle est aussi invisibilisée par l’institutionnalisation de la littérature de diaspora. La première génération littéraire reconnue est diasporique.



L’impact de cette littérature sur la littérature kurde en Turquie

Lorsque la législation turque se libéralise en 1991, les maisons d’édition kurdes en Turquie se mettent à publier en kurde ; d’autres sont fondées dans ce but. Néanmoins, très peu de personnes sont alors capables d’écrire en kurde en Turquie. Les auteurs kurdes résidant en Suède sont alors republiés en Turquie dans les premières années de la décennie 1990 et comblent un certain manque. Ils désirent aussi être republié ou publié directement en Turquie afin d’être plus près de leur lectorat et d’être lus. Ceci est aussi la marque du fonctionnement diasporique de ces activités : écrire en kurde ne semble avoir de sens qu’en direction d’un public, résidant en Turquie, voire au Kurdistan.

Profitant de l’antériorité, de l’innovation, ces auteurs kurdes résidant en Suède sont les premiers à être reconnus dans le champ de la littérature kurde comme le montre les différentes anthologies de la littérature kurde. Le séjour en Europe permet certainement une consécration plus rapide comme ceci s’observe aussi dans le champ turc. Ces auteurs sont reconnus en Turquie, non seulement dans la sphère kurde mais aussi dans la sphère turque : les seuls auteurs kurdes aujourd’hui à être traduits en turc en Turquie sont Mehmet Uzun, Hesenê Metê, Firat Cewerî, tous résidant en Suède et participant de la première génération. L’anthologie de la nouvelle kurde, publiée en turc par Muhsin Kizilkaya chez Iletisim, est tout à fait représentative de cette tendance.



Conclusion

Les auteurs suédois vont jouir de la première reconnaissance dans le champ littéraire kurde et parfois aussi dans le champ littéraire de la Turquie. Ils fondent la première génération d’écrivains contemporains kurmandji : l’exil et l’organisation diasporique a permis à la littérature kurde de prendre de l’avance, d’exister pendant la période d’interdiction.

A partir de 1991, grâce à des revues de langue kurde et des éditeurs spécialisés cette littérature se poursuit au pays. Et la seconde génération apparaît aujourd’hui au pays. La diaspora suédoise ne développe plus d’auteurs contemporains comme si l’avenir de la littérature ne pouvait être qu’au pays, au plus près de la société d’origine et des éventuels lecteurs.



Bibliographie sommaire

ALAKOM (Rohat), Di Çavkanîyên Swedî De Motîvên Kurdî [Les motifs kurdes dans les sources suédoises], Stockholm : Wesanxaneya Vêjîn, 1991.

ALAKOM (Rohat), « Kurdên Anatoliya Navîn li Swêdê » [Les Kurdes d’Antolie centrale en Suède], Bîrnebûn, n° 16, 2002, p. 39-58.

BRUNEAU (Michel) (dir.), Diasporas, espaces. Mode d’emploi, Montpellier : GIP-Reclus, 1995.

CABAN (Béatrice), L'enseignement des langues-cultures en Suède : un enjeu multidimensionnel, Paris : thèse de Doctorat, Paris III, 1996.

KIZILKAYA (Muhsin), Sürgün, Göç ve Ölüm. Çagdas Kürt Edebiyatindan Seçme Hikayeler [Exil, migration et mort. Choix de nouvelles de la littérature kurde contemporaine], Istanbul : Iletisim Yayinlari, 2004.

SCALBERT YÜCEL (Clémence), Conflit linguistique et champ littéraire kurde en Turquie, Paris : thèse de doctorat, Paris IV, 2005.

UZUN (Mehmed), Rojek Ji Rojên Evdalê Zeynek [Un jour de la vie d’Evdalê Zeynikê], Istanbul: Doz Yayinlari, 1992 [1991].

UZUN (Mehmed), La poursuite de l'ombre, Paris : Phébus, 1999.

(*) Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), Paris