Dans cette présentation des Kurdes en France, loin de moi l’idée de vous délivrer une étude sociologique pure. La tâche que je m’assigne aujourd’hui est infiniment plus modeste, puisque je voudrais vous dresser un tableau général des Kurdes en France à partir d’un lieu d’observation privilégié, qui est l’Institut kurde de Paris qui a dès sa création considéré l’intégration des Kurdes de France comme l’une de ses missions principales.
Les Kurdes représentent en 2005 une population de plus de 150 000 personnes réparties sur tout le territoire français avec une forte concentration en île de France, en Alsace, en Loraine et dans les Bouches du Rhône. On retrouve également une forte présence dans le Pays de la Loire, au Centre, en Midi-Pyrénées, en Poitou-Charentes, en Aquitaine, en Picardie, en Haute Normandie et en Bourgogne.
La communauté kurde de France est formée de près de 90% de Kurdes de Turquie. On compte environ 6500 Kurdes iraniens et 4800 Kurdes irakiens. Le reste est formé de Kurdes de Syrie, du Liban et des ex-républiques soviétiques du Caucase. Ces chiffres restent non exhaustifs puisque les recensements officiels en France ne prennent en compte l’origine ethnique ni des français ni des résidents. De même, les études sociologiques sont insuffisantes et prennent très souvent en compte la nationalité officielle des individus (Turc, Irakien, Iranien, Syriens etc.) et non leur appartenance ethnique. L’étude la plus intéressante ciblant les Kurdes de France est celle menée entre 2002 et 2003 par Dr Chirine Mohseni réalisée avec le soutien du FASILD (Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discrimination) et de l’Institut kurde de Paris, relative à la deuxième génération des Kurdes. Nous aurons l’occasion de l’entendre dans une autre table ronde sur ce travail qui nous est aujourd’hui très précieux.
L‘immigration kurde en France est assez récente. Les premiers migrants kurdes sont arrivés dans le cadre des accords bilatéraux entre la France et la Turquie signés en 1965. Ceux-ci, composés principalement de mains-d’oeuvres masculins, ont quitté leur terre pour des raisons économiques et ont longtemps occulté par habitude leur « kurdité ». Les Kurdes originaires d’Irak, de Syrie ou d’Iran sont dans les années 70 très peu nombreux mais, beaucoup plus politisés, sont attirés par la France pour les valeurs prônées en faveur des droits de l’homme et par sa capitale, Paris, considérée comme la capitale des Arts et des Lettres. Il faut également signaler que dès 1946 des cours de kurde sont dispensés par Roger Lescot, puis l’Emir Kamuran Bedirkhan, et encore Mme Joyce Blau à l’Ecole nationale des langues vivantes, ENLOV, devenue plus tard INALCO.
Les événements politiques dans les différents pays ont ensuite précipité l’arrivée massive des Kurdes en Europe et notamment en France. Ce n’est finalement pas le regroupement familial des années 74 mais bien l’oppression politique exercée qui a acculé les Kurdes, réprimés sur leur terre, à l’exil.
Tout d’abord, la révolution islamique en Iran en 1979 mais aussi le coup d’État militaire en septembre 1980 en Turquie ont été les principales causes de ces exiles. La migration kurde devient dès lors familiale, se féminise et peut certes présenter des caractères économiques aux fins d’emploi mais demeure souvent fondée sur la demande d’asile, puisque la politique de terre brûlée et le déplacement forcé poussent les paysans kurdes à quitter leur terre nourricière. D’autre part, l’ouverture de la France à cette immigration repose sur l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, réputée plus tolérante et sensible à la question kurde.
La guerre irano-irakienne entre 1980 et 1988 et la guerre de basse intensité en Turquie contre le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) à partir de 1984 avec la destruction de 3 428 villages, l’opération Anfal d’extermination des Kurdes lancée à partir d’avril 1987 par le régime de Saddam Hussein avec la disparition de 182 000 civils et la destruction de 90 % des villages kurdes, mais aussi la première guerre du Golf constituent les raisons de cette migration. Ces Kurdes sont souvent plus politisés, se revendiquent et s’affichent kurdes.
Les Kurdes ne constituent pas pour autant un groupe socio-économique homogène. Les Kurdes d’Iran en France sont pour l’essentiel des réfugiés politiques, d’origine urbaine avec généralement un niveau d’instruction assez élevé (au moins le BAC). De même, les Kurdes de Turquie comptent une forte minorité d’éléments urbains instruits (étudiants, enseignants et professions libérales) mais les vagues plus récentes d’immigrés comportent une large majorité de ruraux chassés de leurs villages par l’armée turque. Ceux d’Irak, hormis une centaine d’étudiants et d’intellectuels sont issus du milieu rural et sont peu instruits.
Les Kurdes en France sont certainement divers de par leurs origines socio-économiques, culturelles et géographiques. À leur arrivée, ils occupaient des emplois précaires et mal rétribués mais progressivement ils ont crée et créent encore leurs propres entreprises. On dénombre actuellement environ 3000 entreprises kurdes dans les secteurs du bâtiment, de la confection et de la restauration. Paris compte une soixantaine de restaurants et un bon millier de sandwicheries kurdes. La communauté kurde de France compte aussi de nombreux artistes, des musiciens, des peintres, des cinéastes, des acteurs et des danseurs, mais aussi des médecins, des ingénieurs, des avocats et une dizaine de maîtres de conférence dans les universités. Cela a une importance majeure puisque la seconde génération de Kurdes a besoin de référents, d’émulation et de modèles d’identification.
Comment se sentir irrémédiablement étranger d’une France qui a accueilli Yilmaz Guney avec honneur en lui décernant la Palme d’Or en 1982 à Cannes ? Cannes a vu d’ailleurs depuis lors défiler sur son tapis rouge d’autres cinéastes kurdes mis à l’honneur. Père Lachaise n’est-il pas devenu « le » lieu de recueillement pour les Kurdes, depuis que le grand cinéaste et des personnalités politiques kurdes comme Abdulrahman Gassemlou ou encore le musicien kurde de renom Ahmet Kaya y reposent ? Aujourd’hui, une deuxième génération voire une troisième génération évolue en France. Les Kurdes investissent de plus en plus dans leur pays d’accueil en achetant un logement et une grande majorité a demandé la naturalisation ou a déjà acquis la nationalité française pour devenir des citoyens à part entière.
Sans doute ceux ne sont là que des éléments d’une intégration plutôt paisible mais je ne veux pas couvrir d’un voile pudique les lacunes de cette intégration, et il me paraît nécessaire d’évoquer la nécessaire promotion de la femme kurde, qui souffre trop souvent d’illettrisme, qui trop souvent encore parle insuffisamment le français, et qui se confine au seul foyer. Je ne veux pas non plus oublier l’incompréhension et le malaise éprouvés par la communauté kurde de France lors de l’intervention en Irak en 2003, intervention qu’elle a ressentie comme une « libération » pendant que la rue scandait des slogans hostiles à « l’invasion ». L’intégration politique demeure quasi inexistante, les Kurdes s’investissent plutôt dans des associations et organisations kurdes et ne militent que rarement dans des partis politiques français. Ils se retrouvent en raison de cela et du système politique en France en dehors de toutes les instances représentatives françaises, locale, régionale, et encore moins nationale et cela contrairement aux autres pays de l’Union européenne.
Mais je referme cette brève parenthèse pour revenir à mon propos de départ. Aujourd’hui les Kurdes en France, quelles que soient leurs illusions à leur arrivée, considèrent qu’ils sont là pour longtemps et se disent Kurdes de plus en plus « de France » et non « plus Kurdes en France » puisque sans doute un grand nombre d’entre eux y sont jusqu’à la fin de leurs jours. Pour ma part, au risque de prêcher pour ma chapelle, je voudrais saisir l’occasion pour saluer tout le travail accompli par l’Institut kurde de Paris depuis 22 ans d’existence, saluer son travail de valorisation, d’éducation, de la diffusion de la culture kurde et aussi ses actions pour la reconnaissance de l’identité kurde. En définitive, et pour finir sur une note personnelle, je voudrais saluer l’Institut pour avoir contribuer à me dire Kurde sans outrance et surtout sans pudeur…
(*) Coordinatrice de l'Institut kurde de Paris
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