Par Kendal NEZAN (*)
Dans cette table ronde consacrée au rôle de la France et de l'Europe, c'est en tant que Kurde d'Europe ou Euro-Kurde que j'aimerais faire quelques remarques pour alimenter le débat.
Je voudrais d'abord exprimer toute notre reconnaissance aux personnalités éminentes qui nous font l'honneur et l'amitié de venir partager avec nous leur vision et leur expérience.
On n'en a encore guère parlé au cours de cette journée, car ce n'était pas le sujet premier du débat, mais il faut tout de même le rappeler. Nous sommes plus d'un million de Kurdes dans les pays de l'Union européenne. Nous nous considérons à la fois comme des Kurdes et comme des Européens. Notre communauté est plutôt bien intégrée. A côté d'artisans et de travailleurs modestes qui en forment la grande majorité, elle compte aussi de nombreux universitaires, des médecins, d'ingénieurs, des artistes, voire même des députés dans certains pays où la politique n'est pas encore l'apanage de hauts fonctionnaires. Les Kurdes font donc désormais partie du paysage humain et culturel de l'Europe. Savez-vous par exemple que la seule région Île-de-France compte plus de 3000 sandwicheries et petits restaurants kurdes. Cela pour rappeler que le problème exotique n'est pas, n'est plus un problème kurde se posant dans une lointaine contrée du Proche-Orient. C'est désormais un problème bien européen, qui se pose ne serait-ce que sous l'angle de l'afflux de réfugiés dans la plupart des pays européens et qui affecte les relations de l'Europe avec des Etats importants comme la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie.
Vivant avec leur double identité, les Euro-Kurdes sont les porteurs de la mémoire de leur patrie d'origine et ils adoptent, avec plus ou moins de difficultés, les valeurs de leur pays d'accueil. Cette mémoire marquée part tant de drames, par tant de souffrances les pousse à agir en Europe pour faire connaître le sort de leur peuple, pour relayer et répercuter ses doléances, soutenir son combat pour la liberté et une maîtrise autonome de son destin. Dans cette action de solidarité les Euro-kurdes invoquent les valeurs européennes de démocratie, de droit pour appeler les Européens à prendre en compte la question kurde et la spécificité kurde à la fois dans leurs relations avec les Etats administrant telle ou telle partie du Kurdistan et dans leur politique d'intégration des populations immigrés. Ceux d’entre eux qui rentrent contribuent à y diffuser les valeurs du pluralisme démocratique.
Cette solidarité active, même est certes loin d'être coordonné au niveau européen, mais elle a une visibilité et une efficacité croissante. Elle est d'ailleurs pas l'apanage des associations ou des partis puisque chaque Euro-kurde, surtout s'il a été touché par la répression dans son cercle familial ou amical, se considère comme un avocat de la cause kurde. Récemment, un adjoint au Maire de Paris que je rencontrais pour un dossier concernant notre Institut, me disait qu'il avait été initié à la question kurde par le propriétaire du petit restaurant kurde de son quartier. Une parlementaire interpellée lors d'une réunion électorale par un Kurde sur la politique française vis-à-vis de la Turquie a commencé à s'intéresser aux Kurdes, à sympathiser avec leur cause et pour finir elle a épousé son contradicteur.
Au-delà de ces anecdotes, on constate que l'action collective des Euro-Kurdes a permis des avancées notamment dans le domaine culturel et éducatif. L'Institut kurde qui va bientôt fêter son XXème anniversaire est reconnu d'utilité publique par le gouvernement français. La langue kurde est enseignée dans les écoles de Suède, par des enseignants recrutés et payés par le gouvernement suédois qui subvention ne aussi la publication des livres en kurde. Ailleurs, des associations, des publications, des journaux kurdes bénéficient des libertés démocratiques et parfois même de subventions régionales ou gouvernementales. Cette reconnaissance par un nombre croissant d'Etats européens de l'identité et de la culture kurdes ne va évidemment pas sans tension ou crises, notamment avec la Turquie qui jusqu'à récemment niait l'existence même des Kurdes en tant que peuple distinct et l'existence d'un problème kurde.
On se souviendra longtemps de la réponse de Joschka Fischer à son homologue turc: vous n'avez peut-être pas de problème kurde, mais nous, en Allemagne, nous avons un gros problème kurde.
En fait, ce n’est pas seulement l’Allemagne, c’est toute l'Europe qui a un problème kurde, un problème de plus en plus sérieux alimenté, réactualisé par l'afflux régulier de réfugiés fuyant, souvent dans des conditions dramatiques, les situations de guerre et de répression. Les Euro-Kurdes, y compris et surtout ceux de la deuxième génération éduqués dans des écoles européennes, maîtrisant la langue et possèdant la nationalité de leur pays d'adoption mais vivant au diapason des malheurs du pays d'origine de leurs parents, sont et seront-là pour appeler les gouvernements à leur devoir de vigilance et de justice. De plus en plus d'Européens de souche expriment leur sympathie, témoignent de leur solidarité envers le peuple kurde. Ainsi, par exemple, en février 2001 lors de l'échouage sur les côtes françaises d'un bateau chargé d'un millier de réfugiés kurdes, 83 % des Français interrogés par un institut de sondage se sont déclarés favorables à leur accueil en France et ont exprimé leur sympathie pour les Kurdes. C'est là une donnée qu'aucun gouvernement ne saurait ignorer.
Les Euros-Kurdes ne sont donc plus seuls à demander que justice soit rendue au peuple kurde. Dans un monde où les informations circulent, où des populations de quelques dizaines de milliers d'âmes accèdent à leur indépendance, il apparait de plus en plus anormal, intolérable que plus de 30 millions de Kurdes du Proche-Orient ne disposent nulle part, sinon d'une patrie reconnue a tout d'un statut le moins d'autonomie leur assurant une maîtrise décente de la gestion de leurs affaires. De même, il n'apparait pas normal qu'un pays candidat à l'Union européenne qui revendique pour les 150.000 Chypriotes turcs un Etat souverain se permette de présenter comme une libéralité extraordinaire le fait d'octroyer désormais à ses 15 millions de Kurdes le droit d'organiser des cours privés dans leur langue ou de bénéficier dans un avenir non encore déterminé de quelques minutes d'émission en kurde sur une chaîne de télévision étatique. Ce pays, la Turquie, pousse, dans l'indifférence générale, son intolérance jusqu'à menacer ouvertement d'intervenir militairement pour empêcher les Kurdes irakiens d'obtenir un statut fédéral au sein de la République d'Irak.
Voilà donc le problème kurde au coeur des relations de l'Europe avec un Etat qui aspire à y adhérer et un autre Etat qui est l'un des ses principaux fournisseurs du pétrole. Ce problème avait également provoqué une crise grave dans les relations de l'Europe avec l'Iran à la suite de l'assassinat à Berlin, en marge d'une réunion de l'Internationale Socialiste de quatre dirigeants kurdes iraniens.
L'Europe a donc un problème kurde dont une composante importante, urgente, est le problème kurde irakien. Elle a de lourdes responsabilité dans le sort des Kurdes en Irak. Car, faut-il le rappeler, ce sont deux puissances européennes, la Grande-Bretagne et la France, qui ont, au lendemain de la Première Guerre mondiale dessiné la carte du Proche-Orient, inventé de toutes pièces l'Etat irakien. C'est la Société des Nations, dominée par les Britanniques qui en 1925 a annexé le vilayet kurde de Mossoul à l'Irak, alors que les 7/8èmes de la population de ce territoire, consultée par une mission d'enquête de la SDN, demandaient la création d'un Kurdistan indépendant. Sou prétexte que l'Etat irakien ne serait pas viable sans les richesses agricoles et pétrolières du Kurdistan, l'Angleterre, avec le soutien de la France, a obtenu de la SDN son annaxation en contre-partie d'une promesse de "Self-rule" kurde qui ne fut jamais honorée et que les Kurdes irakiens ne cessent de revendiquer d’abord sous la forme d'une autonomie régionale, depuis 1991 sous celle d'un statut fédéral.
Il faut dire que les Anglais avaient su trouver des arguments concrets pour convaincre Paris et Washington de la pertinence de cette annexation, en leur offrant à chacun 23,75 % du parts du consortium chargé du monopole d’exploitation du pétrole du Kurdistan. Même les Américains ont vite oublié l’engagement personnel du président Woodrow Wilson, qui au nom ses la fameux 14 points sur l’émancipation des peuples jusque-là asservis par les empire ottoman et austro-hongrois avait préconisé la création d’un Kurdistan indépendant. Les Français qui s’étaient déjà entendus avec la Turquie de Mustapha Kemal, qui ne voulait pas entendre parler de la moindre entité kurde, n’eurent pas d’états d’âme particulier. Et la Compagnie française du pétrole, devenue plus tard Total, bénéficia de l’exploitation du pétrole du Kurdistan irakien jusqu’en 1972 avec ses consœurs américaine et britannique.
Question : Y a-t-il une continuité d’Etat dans ce genre de responsabilités contractées au temps de la SDN par la France et la Grande Bretagne pour le droit des Kurdes de l’Irak à l’auto gouvernement ? Que vaut aujourd’hui cet engagement qui fait pourtant partie de la décision d’annexation du Kurdistan irakien et son non respect doit-il rendre cette annexation juridiquement nulle ? Ou bien l’argement de la continuité de l’Etat qui va demain être employé par des Etats comme la France et la Russie pour exiger du régime post-Saddam le règlement de leurs lourdes créances vaut-il seulement pour les transactions commerciales et financières ?
Quelle que soit l’interprétation juridique il y a, à l’évidence, une responsabilité morale de l’Europe, en particulier de la France et de la Grande-Bretagne, envers les Kurdes irakiens. La France a, en plus, aggravé ses responsabilités en armant massivement, avec d’autres pays européens, la terrible dictature irakienne qui a martyrisé, déplacé, interné, gazé la population kurde. Une guerre génocidaire qui rien que pendant les opérations dite d’Anfal de 1987-1988 a fait 182.000 disparus dans les rangs kurdes et qui a conduit à la destruction de 90% des, 5000 villages kurdes irakiens.
L’Europe a donc un devoir moral envers les Kurdes irakiens, envers aussi les populations civiles irakiennes victimes du régime de Bagdad. Elle peut s’acquitter de ce devoir, réparer les dégâts de sa realpolitique , en contribuant activement à l’élaboration d’un projet démocratique et fédéral pour l’après-Saddam. En agissant de concert avec les Etats-Unis, elle pourrait peser de tout son poids, qui peut être considérable, pour que l’actuel tyran de Bagdad ne soit pas simplement remplacé un autre dictateur, celui-là pro-américain, mais par un régime démocratique et fédéral, respectant la diversité culturelle et confessionnelle du pays, en paix avec ses voisins.
Membre permanent du Conseil de sécurité, la France pourrait jouer un rôle moteur dans la réflexion et la préparation de l’après-Saddam et agir pour que les droits légitimes des Kurdes irakiens à l’auto-gouvernement. C’est-à-dire à un statut fédéral soit garanti.
Ce serait une façon de rendre justice à un peuple qui a tant souffert des injustices de l’histoire et des jeux des grands puissances, de rehausser le prestige moral de la France, de montrer que l’Europe est capable de régler ou de contribuer au règlement des problèmes qui se posent chez elle ou dans sa périphérie immédiate, de résoudre à la source lancinante question des réfugiés kurdes de créer un modèle raisonnable pour le règlement du problème kurde dans les pays voisins et enfin d’assurer ses propres intérêts dans cette région hautement stratégique.
(*) Président de l'Institut kurde de Paris
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