Un poste de police détruit par un attentat attribué au PKK, le 14 janvier près de Diyarbakir. ILYAS AKENGIN/AFP
LE FIGARO | DELPHINE MINOUI
@DelphineMinoui ENVOYÉE SPÉCIALE A DIYARBAKIR
Dans les villes kurdes, les civils paient le prix fort de la rupture du cessez-le-feu entre l'armée et les rebelles du PKK.
TURQUIE Au rythme infernal du staccato des balles, elle s'est blottie sur le fauteuil qui longe le mur, suffisamment éloigné de son favori, celui qui jouxte la fenêtre. «Vous voyez l'immeuble d'en face? L'autre jour, l'éclat d'un tir de mortier a gravement blessé une femme au visage et lui a fauché un œil. Elle prenait son petit déjeuner sur son balcon », souffle Nebahat Akoç, le regard crispé d'angoisse. À la lisière de Sur, le cœur historique de Diyarbakir aujourd'hui métamorphosé en champ de bataille, les locaux de son ONG locale, Kamer, ont pignon sur la guerre. À quelques mètres de là, de l'autre côté des remparts de la ville, soldats turcs et rebelles kurdes du PKK s'affrontent jour et nuit dans le labyrinthe des ruelles escarpées. Un conflit d'un nouveau genre qui -à l'inverse des années 1990 -s'est déplacé des montagnes au cœur des villes du Sud-Est turc à majorité kurde: Diyarbakir, Silopi, Cizre ... Et qui, selon la Fondation turque pour les droits de l'homme, a coûté la vie à 162 civils - sur un total de quelque 350 victimes - depuis la rupture, cet été, du fragile cessez-le-feu entamé en 20l2.
"La nuit, on ne dort plus à cause des explosions"
NEBAHAT AKOÇ. RESPONSABLE D'UNE ONG
« À l'époque, la guerre était quasi invisible. En ville, les escadrons de la mort ciblaient certaines personnalités. Aujourd'hui, elle a contaminé notre quotidien. La nuit, on ne dort plus à cause des explosions. Le jour, dans les quartiers proches de Sur, on rase les murs par crainte de recevoir une balle perdue», poursuit Nebahat Akoç, boucles brunes SUI pull-over blanc. Sa voix tressaute sous l'impact d'une nouvelle salve d'armes automatiques. Parfois ce sont les tirs d'obus qui résonnent à travers la ville. Sans compter le grondement des tanks et le ronron des hélicoptères qui volent à basse altitude... Depuis le mois de décembre, l'armée a accentué son offensive, déployant quelque 10 000 soldats et policiers dans le Sud -Est pour déloger les combattants kurdes qui creusent des tranchées, érigent des barricades et plantent des explosifs qu'ils font détonner au passage des convois militaires. À ce jour, quelque 200 000 personnes auraient fui les affrontements -dont plus de 20 000 dans le seul quartier de Sur sur un total de 24 000 habitants.
« C'est une véritable crise humanitaire », déplore l'avocat Neset Girasun, 33 ans, qui condamne un usage disproportionné de la force dont les civils paient le prix fort. Son cabinet, situé non loin de l'épicentre des conflits, est parsemé de posters de son confrère Tahir Elçi. L'ex-bâtonnier de Diyarbakir est tombé, le 28 novembre à Sur, d'une balle dans la nuque lors d'échanges de tirs dans des circonstances qui n'ont pas encore été éclaircies. Il y a trois semaines, Neset Girasup a saisi la Cour européenne des droits de l'homme pour dénoncer l'état de siège imposé depuis dans plusieurs villes du Sud-Est, en s'appuyant sur un cas précis, celui d'Omer Elçi, le frère du défunt, qu'il connait depuis son enfance. « Mon client vit à Cizre (ville frontalière de la Syrie et de l'Irak, NDLR). Il n'est pas sorti de chez lui depuis plus d'un mois. Là-bas, comme dans certains secteurs de Sur, le couvre-feu est total depuis la mi-décembre. Les habitants sont cloîtrés chez eux nuit et jour. Côté nourriture, ils manquent de tout. Il n'y a plus d'électricité. L'eau fait défaut. Parfois, les gens s'abreuvent à la va-vite dans les caniveaux », dit-il, en appelant à une levée immédiate du couvre-feu dans toutes les villes.
À Silopi, située à une trentaine de kilomètres de Cizre, son appel a fini par être entendu. Ce mardi, les autorités turques y ont annoncé la levée partielle du couvre-feu, après que l'armée eut repris le contrôle de tous les quartiers. Mais dans son bureau protégé par des gardes lourdement armés, Hüseyin Aksoy, le gouverneur de Diyarbakir, refuse d'envisager un retour à la normale dans sa ville tant que le PKK n'aura pas été complètement chassé. « Le 11 décembre dernier, nous avons suspendu temporairement le couvre-feu à Diyarbakir. Dans six quartiers de Sur, 60 % des barricades ont été détruites. Mais nos forces ont essuyé des tirs et nous avons dû le réinstaurer. Nous faisons face à de dangereux terroristes. L'État turc est prêt à les combattre jusqu'au bout » , prévient-il.
"Chaque camp tente de faire une démonstration de force pour revenir à la table des négociations. Mais ils ont brisé la confiance du peuple"
BURU BAYSAL. HOMME D'AFFAIRES
Ses propos font écho à ceux du président islamo-conservateur. Dans ses vœux du Nouvel An, Recep Tayyip Erdogan a promis de « nettoyer» son pays des rebelles du PKK, en se targuant d'en avoir « éliminé» plus de 3 000 en 2015. « Nos forces de sécurité nettoient chaque centimètre des montagnes et des villes des terroristes et vont continuer à le faire », a-t-il lancé . Conscient de l'impopularité de cette vaste opération militaire, Hüseyin Aksoy veut rappeler les « efforts» à l'attention des habitants: « Nous avons alloué une enveloppe de 2 millions de livres turques pour venir en aide aux populations déplacées. Nous faisons acheminer des vivres à ceux qui restent bloqués. » Des initiatives qui peinent à convaincre la société civile. Dans une pétition intitulée « Nous ne serons pas complices de ce crime », plus de 1 000 universitaires dénoncent un « massacre délibéré et planifié » en violation « des lois turques et des traités internationaux signés par la Turquie ». Preuve des tensions politiques exacerbées par cette guerre, les professeurs signataires ont été immédiatement accusés de « propagande terroriste» et d' « insulte aux institutions de la République turque». Ils sont passibles de poursuites judiciaires.
Tout a basculé à l'été 20l5. À Suruç, un attentat imputé à Daech tue 33 personnes. La petite ville à majorité kurde, frontalière de la Syrie, s'enflamme et dénonce le laxisme sécuritaire du pouvoir. Le PKK assassine en retour deux policiers qu'il accuse de coopérer avec l'El. Très vite, le gouvernement annonce des frappes contre Daech -et dans la foulée contre les rebelles kurdes. Aussitôt, le fragile processus de paix vole en éclat. .
Le pouvoir reproche aux combattants, inspirés par l'autonomie croissante des Kurdes de Syrie, d'avoir profité de la trêve pour préparer la guérilla urbaine. Les Kurdes disent avoir été dupés par Erdogan qui, selon eux, a sciemment relancé le conflit pour regagner des voix lors des élections anticipées de novembre dernier. « J'ai l'impression que chaque camp tente de faire une démonstration de force pour revenir à la table des négociations. Mais, le problème, c'est qu'ils ont brisé la confiance du peuple», peste Buru Baysal, remonté contre les deux parties.
Depuis 20l2, cet homme d'affaires kurde était parvenu à faire du cessez-le-feu un argument de taille pour convaincre ses confrères de revenir investir dans sa ville. Après trente ans de conflit -et 40 000 morts -, de nouveaux projets industriels avaient vu le jour. Les hôtels se remplissaient. La vieille muraille de Sur, inscrite au patrimoine de l'Unesco depuis juin 2015, attirait de nouveau les touristes. «Aujourd'hui, je ne compte plus le nombre de magasins qui ont baissé leur rideau de fer et de personnes qui se retrouvent au chômage. C'est mauvais signe pour notre économie », dit-il, désemparé. Le café de Diyarbakir où il donne ses rendez-vous à la nuit tombée est suffisamment éloigné des combats pour qu'un semblant de normalité y flotte dans les rues environnantes: restaurants animés, boutiques allumées, supermarchés ouverts. « Ce n'est qu'un trompe-l’œil », prévient Zeineb, une habituée des lieux. Lors de la très brève levée du couvre-feu, le 11 décembre, sur Sur, à quelques minutes de là, elle est allée constater de ses propres yeux l'ampleur des dégâts. «J'ai vu des maisons éventrées, des façades lacérées de balles. On se serait cru en Syrie», se désole-t-elle.