Photo Diyarbakir
A Diyarbakir, dans la partie «ouverte» du quartier Sur, coupé en deux depuis trois mois, le 16 mars. Photo Jan Schmidt-Whitley. Ciric
Liberation | Ragip DURAN - Envoyé spécial à Diyarbakir - Reportage
Répression. Après trois mois de combats entre le pouvoir turc et le PKK, le désespoir s’est abattu sur Diyarbakir. Certains habitants ont été expropriés par le pouvoir turc, tandis que d’autres ont vu leur maison détruite.
«Nous vivons le 1915 des Kurdes», soupire Ahmet, maître forgeron, en évoquant cette année fatidique qui marqua le début du génocide des Arméniens. Un de ses collègues renchérit : «C’est comme une nouvelle invasion mongole !» Les petits commerçants et artisans de la rue principale, Gazi, au cœur de la vieille ville de Diyarbakir, la capitale du sud-est de la Turquie en majorité peuplée de Kurdes, sont désespérés.
Officiellement, «l’opération anti- terroriste» lancée en janvier dans le quartier de Sur, dans le centre de la cité entourée de vieux remparts, s’est achevée le 9 mars. Mais elle peut reprendre à tout moment, comme l’a rappelé le ministre de l’Intérieur. Et même si elles sont moins violentes et moins spectaculaires, les interventions des forces de sécurité et les mesures d’urgence se poursuivent.
En ce 26 mars, les autorités viennent de rendre publique une décision datant du 21, le jour du «Newroz», le nouvel an kurde, décrétant «l’expropriation urgente» des deux tiers du district au nom de la «sécurité nationale». «Je m’excuse mais cela ne s’appelle pas expropriation ou nationalisation, c’est de la confiscation pure et simple», murmure Ahmet en soulignant que le seul recours possible est de saisir le Conseil d’Etat. Mais cette institution, comme le reste du pouvoir judiciaire, est désormais totalement à la botte des islamo-conservateurs de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002.
Jours de terreur
Entouré de son antique muraille de basalte noir classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, le cœur de la cité se meurt, victime de la reprise depuis cet été de la «sale guerre» entre Ankara et les rebelles du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan, qui mène la lutte armée contre Ankara). Un conflit qui a fait plus de 40 000 morts depuis 1984. En 2014, le quartier était peuplé de 121 750 habitants, selon le recensement. Il n’en reste guère plus de 30 000, d’après la municipalité. Les autres ont fui les combats et les opérations de nettoyage des forces spéciales de l’armée et de la police.
Le quartier de Sur est désormais peuplé de gens désespérés, qui ne peuvent pas rentrer chez eux, même si leurs maisons sont encore habitables.
Dans les ruelles latérales de Gazi, la police a dressé des barricades et tendu de larges rideaux pour cacher les destructions causées par les obus et des tirs de tanks. Partout flottent les couleurs nationales turques. «C’est quand même aussi notre drapeau à nous, les Kurdes, mais Ankara se considère sur une terre ennemie et y hisse son drapeau comme sur une ville conquise», explique un vieil homme. Assis sur les petits tabourets d’un café en plein air, les résidents de Sur regardent leurs maisons interdites d’accès malgré la fin des combats. La peur est toujours là.
Le 26 mars, le DTK (Congrès de la société démocratique, un mouvement regroupant l’ensemble des organisations politiques et culturelles kurdes) tenait un congrès extraordinaire au grand théâtre de Diyarbakir. Il n’y avait guère plus de 300 personnes dans la salle… Moins que le nombre des délégués. Une semaine plus tôt, à peine 100 000 personnes s’étaient réunies en périphérie de la ville à l’appel du HDP, le principal parti prokurde, pour fêter Newroz. L’année précédente, ils étaient plus d’un million. «Les gens sont déboussolés, las des violences, apeurés par de possibles attentats kamikazes comme ceux qui visent, depuis cet été, les meetings et les manifestations de notre parti», explique un responsable local.
Les violents combats des trois derniers mois ont laissé leurs traces. Dans le vieux quartier de Sur qui en fut l’épicentre, tous se souviennent de ces jours de terreur et de feu. «Ma femme et mes trois enfants ont survécu pendant quarante-sept jours à la maison. Heureusement que j’avais déjà acheté des stocks d’aliments secs pour l’hiver. Les quinze derniers jours, ils se sont réfugiés dans le sous-sol du voisin. J’ai négocié avec les policiers, ils m’ont enfin donné l’autorisation de rentrer trente minutes chez moi. J’ai pris ma femme et mes enfants et nous nous sommes sauvés», raconte Osman, vendeur de souvenirs désormais sans clients. Il ajoute avec un soupir las : «Tu vois cette chemise ? Je la lave tous les soirs avec mes sous-vêtements depuis au moins trois semaines. Je n’ai que ça comme habits, c’est tout ce que j’ai pu emporter.»
Les bulldozers rasent les bâtiments trop endommagés. Les décombres et les restes d’une vie sont ensuite entassés dans une décharge sauvage installée près du campus de l’université. Des miroirs brisés et une cabine de douche rappellent une salle de bain. Des assiettes cassées évoquent une cuisine. Un album d’anciennes photos noir et blanc, jaunies, juste à côté d’oreillers, sont les ultimes vestiges d’une chambre à coucher. «J’y étais trois fois au petit matin et, à chaque fois, j’ai vu une vieille femme qui se promenait autour des débris. Elle tentait de retrouver ses vêtements et ses souvenirs», raconte un journaliste local.
Trouble spéculation immobilière
Les autorités, qui reconnaissent la perte de 72 policiers et soldats, affirment que 286 membres du PKK ont été «neutralisés» durant les combats. Une version que nombre d’habitants de la ville récusent. «Ceux qui ont été tués, c’étaient les jeunes de notre quartier… La guérilla du PKK n’était pas venue ici», raconte un employé de banque à la retraite. «Quand ils ont commencé à dresser des barricades et creuser des fossés, au nom de l’autonomie du quartier et pour empêcher la police d’y entrer et d’arrêter leurs camarades, nous nous sommes opposés en leur disant que les Turcs viendraient et détruiraient nos maisons», ajoute un pharmacien qui dénonce une «guerre contre notre kurdité, contre notre histoire, notre patrimoine» menée par le pouvoir.
D’aucuns dénoncent aussi de troubles intérêts de spéculation immobilière. «J’ai un parent qui travaille à la préfecture. İl m’a dit que les promoteurs qui s’occupent d’enlever les débris construiront ensuite les nouveaux bâtiments. Ils ont déjà été sélectionnés il y a plus de six mois.» Sans cesse revient la même interrogation. «Pourquoi les soldats et les policiers se comportent-ils comme des occupants et des pilleurs ?»
Ahmet, le maître forgeron dont l’atelier n’existe plus, garde son sang-froid : «Peu importent les dégâts matériels. On va reconstruire et on recommencera à travailler normalement. Mais nos cœurs qui ont été sauvagement brisés, qui donc pourra les soigner ?»