Kurdes : Ankara muselle et achète les voix
Légendes photos : La police turque interpellant un professeur lors d’une manifestation à Diyarbakir le 9 septembre.
Photo Ilyas Akengin. AFP
LIBERATION | Par Quentin Raverdy, envoyé spécial à Diyarbakir (Turquie)
Dans la ville à majorité kurde de Diyarbakir, le pouvoir turc profite du putsch avorté de juillet pour réprimer davantage ses opposants et use du clientélisme pour rallier les habitants à sa cause.
Baignés d’une lumière blanche et froide, les bureaux du syndicat d’enseignants Egitim-Sen résonnent du bruit des pas de quelques rares ombres restées travailler tardivement. Près de l’entrée, le slogan «Touche pas à mon prof», floqué en grosses lettres sur un tee-shirt, est comme un triste rappel pour ces militants. Une dizaine de jours avant la rentrée scolaire de septembre, le ministère turc de l’Education nationale annonçait sur son compte Twitter la suspension de pas moins de 11 000 enseignants. «Plus de 90 % étaient des membres d’Egitim-Sen, explique Ikram Atabay, président de la branche syndicale de Diyarbakir, principale ville du sud-est de la Turquie - une région à majorité kurde. Et la plupart travaillaient dans cette région.»
Passage en force
Les milliers d’enseignants de cet influent syndicat, proche de la gauche pro-kurde, sont soupçonnés par l’Etat d’entretenir des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, classé organisation terroriste par les Etats-Unis, l’UE et la Turquie), contre qui Ankara mène une guerre farouche depuis plus de trente ans. A l’été 2015, après deux ans et demi de paix relative, le fragile cessez-le-feu maintenu entre l’Etat et le PKK a volé en éclats, ramenant le sud-est à ses heures sombres et à un quotidien rythmé par les combats et les attentats (600 membres des forces de sécurité, plus de 7 000 combattants kurdes et plusieurs centaines de civils ont perdu la vie en un an). Après les purges contre le mouvement de l’imam en exil Fethullah Gülen - cerveau présumé du coup d’Etat manqué du 15 juillet -, «l’Etat turc s’attaque désormais aux Kurdes. Il se sert de l’Etat d’urgence post-putsch, prolongé de trois nouveaux mois, comme d’une opportunité pour s’attaquer sans entrave à l’opposition politique, à ceux qui ne soutiennent pas la ligne du parti du président Erdogan, l’AKP», dénonce Ikram, ancien professeur de chimie. «Et nous, à Egitim-Sen, nous nous opposons souvent à la politique éducative de l’AKP. Nous soutenons la laïcité, l’égalité, le droit à l’apprentissage des langues maternelles C’est tout le contraire de l’idéologie du pouvoir», reprend Deniz, un professeur de technologie suspendu en septembre.
Malgré de nombreuses manifestations, les 11 000 enseignants sans travail sont désormais contraints d’attendre les conclusions d’une longue enquête administrative. Pour l’heure, leur passeport est confisqué et leur salaire amputé, voire gelé. Face à ce trou béant dans les effectifs d’enseignants du sud-est, l’exécutif turc a promis des embauches massives. Non sans accrocs. «Ceux qui nous ont remplacés sont de jeunes profs qui n’ont même pas passé d’examen, des enseignants low-cost, même pas titularisés», dénonce Deniz. Mais la vraie crainte pour ces militants est ailleurs, explique Ikram Atabay, le co-président d’Egitim-Sen : «On redoute surtout que la politique de l’Etat, ouvertement conservatrice et islamiste, soit plus pesante dans l’enseignement du futur.» Un passage en force perçu dans ces régions comme une volonté assumée du parti islamo-conservateur AKP (à la tête du pays depuis 2002) de museler un peu plus le mouvement politique kurde de gauche, qui défie régulièrement le pouvoir.
Malgré son incontestable succès électoral au niveau national aux législatives de novembre 2015, le parti d’Erdogan peine encore à imposer sa suprématie électorale et idéologique dans le sud-est où la majorité des sièges sont trustés par les partis pro-kurdes. Des bastions électoraux auxquels l’Etat turc s’attaque désormais frontalement. Le 11 septembre, un autre «oukase»de l’exécutif a fait grand bruit. Sur décret du ministère de l’Intérieur, 25 maires du sud-est de la Turquie - démocratiquement élus en 2014 avec des scores frôlant parfois les 80 % - suspectés de liens avec le PKK ont été suspendus de leurs fonctions et remplacés par des administrateurs inféodés au pouvoir. Selon Ankara, ces municipalités DBP (parti local pro-kurde) sont accusées d’avoir fourni de l’aide logistique ou œuvré pour la propagande des combattants du PKK lors des combats face aux forces de sécurité turques.
Gravats de la vieille ville
Dans le cœur historique de Diyarbakir, cerné par ses remparts millénaires, le district de Sur est ainsi passé sous le contrôle du sous-préfet (nommé par l’exécutif). Une annonce qui n’a pourtant pas fait tant de vagues auprès des habitants. «Vous savez pourquoi il n’y a pas eu de fort soutien quand les maires ont été virés ? Eh bien parce que les gens de Sur ont déjà trop souffert et que maintenant, la politique, ils s’en foutent !» tranche Ahmed, 35 ans. La mâchoire carrée, le regard profond, il passe des heures entières à la terrasse d’un petit café, à regarder inlassablement par-delà le barrage de police qui se dresse au pied d’une des murailles de la vieille ville. Après trois mois de couvre-feu imposés par les autorités pour traquer les membres du PKK, retranchés dans le district de Sur, cinq quartiers de la ville restent interdits d’accès : «pour des raisons de sécurité» et «jusqu’à nouvel ordre», répondent laconiquement les nombreux policiers sur place.
«Ma maison est dans l’un de ces cinq districts, elle est sûrement détruite», confie Ahmed, dans le brouhaha incessant des camions bennes qui extraient dans le plus grand secret les gravats de la vieille ville. «En laissant le PKK prendre position dans le quartier, le DBP [Parti de la paix et de la démocratie, ndlr] et sa branche nationale, le HDP [Parti démocratique des peuples], ont perdu leur crédibilité auprès des habitants. Pis, ils nous ont laissé tomber après les combats», enrage Zeki, l’un des amis d’Ahmed. «Le pouvoir a été intelligent. Il a proposé à tous les habitants de Sur une aide mensuelle de 300 euros pour payer leur loyer. Autour de la table, on la touche tous», souligne-t-il, en désignant du menton ses voisins. «Mieux, ils nous ont donnés du travail alors que l’activité économique est au point mort», expliquent ces jeunes désormais employés dans les mosquées et les espaces verts de la ville. «Ils ont su gagner les gens comme ça», reconnaît Zeki. Preuve en est : «Moi, jusqu’à ce jour, je votais pour le parti pro-kurde mais ça, c’est terminé.»
Un constat d’échec que les élus pro-kurdes ne reconnaissent que du bout des lèvres. «C’est vrai que les gens sont en colère et qu’ils s’éloignent du parti mais ça ne veut pas dire qu’ils vont vers l’AKP pour autant», tente de se rassurer un ponte régional du HDP qui soutient que le parti a dû faire avec les moyens du bord pour aider les habitants de la région. Lucide, il ne se fait pourtant guère d’illusions : «On reconnaît que l’Etat a débloqué beaucoup d’argent pour reconstruire. C’est évident qu’il cherche à acheter les voix des gens. Mais au final, cet argent, les gens du sud-est en ont terriblement besoin. »L’AKP n’entend pas s’arrêter en si bon chemin. En septembre, le Premier ministre, Binali Yildirim, a annoncé un plan d’investissements sans précédent dans les régions meurtries par une année de quasi guerre civile. Trois milliards d’euros pour «rendre le sud-est heureux», a-t-il promis. Dans la hotte du chef du gouvernement : des avantages fiscaux pour attirer les investisseurs et un grand volet de reconstruction. 67 000 nouveaux logements, une quinzaine d’hôpitaux et trois stades de football devraient sortir de terre. Sans oublier 50 commissariats. «Parce que oui, la sécurité reste l’une des priorités. C’est vital pour le bon développement de la région», rappelle Aydin Altaç, ancien chef de l’AKP de Diyarbakir et responsable local d’Askon (une association de businessmen proche du pouvoir). «Mais il reste des efforts à fournir à Diyarbakir, le taux de chômage est encore de 30 %, deux fois plus que dans le reste du pays. La vraie priorité c’est la jeunesse», souligne-t-il. Pour cet avocat, il est urgent d’agir, sans rechigner à la dépense. «Le PKK se nourrit de la détresse sociale et économique de la jeunesse kurde. Si on ne fait rien c’est lui qui en profitera.»