Erdogan
Recep Tayyip Erdogan, le 24 février, à Ankara. Photo Adem Altan. AFP
S’il devait être ratifié dans ses modalités annoncées, l’accord conclu avec Ankara par les dirigeants de l’Union européenne sur la crise des réfugiés serait moralement choquant, politiquement désastreux et, dans la pratique, contre-productif. Il est choquant à plusieurs titres. Comment le continent le plus prospère du globe, qui ne cesse, au nom des valeurs démocratiques qui fondent son identité, de donner des leçons de droits de l’homme à la Terre entière, peut-il abdiquer face à l’afflux d’un million de réfugiés représentant à peine 0,2 % de sa population ? Et cela, alors que le modeste Kurdistan irakien, peuplé de 6 millions d’habitants, accueille sur son sol, au nom des principes d’humanité, 1,8 million de réfugiés et déplacés à majorité arabe sunnite, mais aussi chrétiens et yézidis, fuyant la barbarie de Daech ou que le petit Liban, éprouvé par des guerres, héberge plus d’un million de Syriens, et que la pauvre Jordanie en abrite 700 000 ? Même l’Iran des ayatollahs a accueilli en son temps 3 millions de réfugiés afghans.
A quoi sert l’Europe si elle n’est pas capable de faire respecter par ses membres un minimum de solidarité et le droit d’asile qui n’est pas seulement un devoir moral, mais une obligation juridique pour tous les Etats ayant signé la convention de Genève ? L’UE doit-elle brader ses valeurs au nom de la recherche de consensus avec les dirigeants xénophobes de certains pays d’Europe centrale, qui ne voient en ces rescapés des guerres que des musulmans inintégrables plutôt que des êtres humains en détresse faisant appel à notre humanité ? Il serait choquant, et pour tout dire déshonorant, de sous-traiter le sort des centaines de milliers d’hommes et de femmes à la Turquie qui n’est pas un Etat respectueux du droit.
Ce pays est certes dirigé par un gouvernement issu d’élections, mais ceux qui n’ont pas voté pour le parti de monsieur Erdogan et qui ne sont pas d’accord avec les orientations islamiques et autocratiques de celui-ci ont de moins en moins de droits et vivent dans la peur. Des journalistes du vieux quotidien kémaliste Cumhuriyet («la république») sont poursuivis pour haute trahison pour avoir révélé des secrets de polichinelle : la livraison d’armes turques aux jihadistes syriens. Le premier quotidien du pays, Zaman («le temps») est poursuivi et mis sous tutelle pour son opposition au sultan et sa dénonciation des scandales de corruption impliquant son clan.
Plusieurs chaînes de télévision de l’opposition ont été fermées au nom de leur proximité avec le prédicateur Gülen, exilé en Pennsylvanie, hier allié et vecteur culturel de diffusion de la version nationaliste turque de l’islamisme dans le monde, décrié à présent comme chef d’une organisation terroriste.
Un millier d’universitaires ayant signé une pétition en faveur de la paix au Kurdistan sont poursuivis comme des traîtres à la nation et soixante-dix d’entre eux ont été limogés. A l’en croire l’ancien ministre Hüseyin Çelik, monsieur Erdogan a marginalisé et réduit au silence 98 % des fondateurs de son propre parti AKP pour allégeance insuffisante. La peur qui s’installe en Turquie prend la tournure d’un terrorisme d’Etat au Kurdistan turc.
Depuis la relance par monsieur Erdogan de la guerre contre le PKK, 22 villes kurdes ont été en partie dévastées, bombardées souvent par des hélicoptères et des chars de l’armée turque. Des populations civiles sont soumises - parfois pendant trois mois ininterrompus comme dans la vieille ville de Diyarbakir et à Cizre - à un couvre-feu permanent. Le quotidien turc Hurriyet («la liberté»), peu suspect de sympathie prokurde, évaluait début mars à 800 000 le nombre de déplacés civils provoqués par cette guerre à huis clos. Des ONG dénoncent des exécutions sommaires de dizaines de civils à Cizre. Le sultan turc dont le gouvernement a destitué plusieurs maires kurdes élus et poursuit pour trahison et terrorisme des députés kurdes y compris le charismatique président Selahettin Demirtas.
Après avoir pris le contrôle des trois quarts des médias du pays, il stigmatise désormais la Cour constitutionnelle, l’une des dernières institutions encore non domestiquées du pays et dont la plupart des membres ont pourtant été nommés par son prédécesseur, Abdullah Gül, cofondateur de l’AKP tombé lui aussi en disgrâce.
Est-ce à ce régime - que la moitié des Turcs considère désormais comme despotique - que l’Europe démocratique va confier le destin des réfugiés ? Va-t-on de surcroît le récompenser en promettant d’accélérer le processus de son adhésion ? Politiquement, un tel message serait incompréhensible pour l’opinion européenne et pour les démocrates turcs et kurdes.
La proposition de compensation financière de 3 à 6 milliards d’euros est également choquante en ce qu’elle est injuste envers les autres pays de la région (Kurdistan, Liban, Jordanie) autrement plus démunis qui hébergent des réfugiés. La Turquie affirme en accueillir 2,7 millions, mais à peine 10 % d’entre eux sont installés dans des camps et bénéficient de secours. Les autres sont abandonnés à leur sort, condamnés à la précarité, voire à la mendicité, sans programme de scolarisation des enfants. Si des fonds européens devaient être débloqués, ils devraient être alloués non au gouvernement turc mais à des ONG s’adonnant à des missions d’insertion, d’éducation et de santé. Et il faudrait - par équité et afin de fixer les réfugiés sur place - consacrer des fonds équivalents aux autres pays d’accueil qui, eux, contrairement à Ankara, ne font ni chantage ni marchandage sur le sort des réfugiés. L’Europe aura ainsi à payer un certain prix pour son inaction notoire dans la tragédie qui se déroule en Syrie.
Pour conclure, disons un mot sur la perspective annoncée de la suppression de visas pour les citoyens turcs. Il faudrait être conscients qu’une telle suppression aura pour conséquence un flux migratoire turc massif vers l’Europe. Cherchant à stopper l’afflux des réfugiés rescapés des guerres, l’Europe risque de se retrouver à terme avec des millions de migrants économiques turcs. Le sultan turc, dont la politique néo-ottomane du leadership du monde sunnite a fait faillite, aura ainsi, en instrumentalisant la crise des réfugiés, remporté une victoire politique et diplomatique inespérée face à une Europe impuissante minée par ses divisions.