Hamit Bozarslan : «Si l’EI était rationnel, il ne multiplierait pas les attentats à l’extérieur»

mis à jour le Mercredi 30 mars 2016 à 13h01

Liberation.fr | Interview ┃Par Marc Semo et Jean-Pierre Perrin

Essor des mouvements radicaux sunnite et chiite, opportunisme russe en Syrie, équilibre précaire de Daech… Le spécialiste du Moyen-Orient affine la lecture du conflit en puisant dans l’histoire.

La bataille d’Alep, qui a vu les forces loyalistes prendre l’avantage il y a quelques semaines, a-t-elle été un tournant dans la guerre en Syrie avant l’entrée en vigueur du fragile cessez-le-feu ?

Je crois que oui. Il faut se rappeler que ce que l’on appelle pudiquement le conflit syrien a changé cinq fois de nature depuis 2011. A l’été 2011, le tournant majeur a été la militarisation d’une partie de l’opposition, qui manifestait alors pacifiquement malgré la répression. A l’été 2012, il y eut l’attentat à Damas qui a décapité une partie du régime, tuant notamment Assef Chawkat, le beau-frère de Bachar al-Assad. A l’été 2013, on a assisté à l’emploi d’armes chimiques par le régime dans la banlieue de Damas et à l’entrée officielle du Hezbollah dans le conflit. A l’été 2014, on a vu la percée de l’Etat islamique [EI], puis, l’été suivant, l’intervention russe. A présent, le conflit est devenu à la fois intrasyrien et l’une des composantes d’une guerre civile arabe qui ne se déroule pas seulement sur le territoire syrien. Et il est l’enjeu d’un affrontement entre les grandes puissances. Qui, en 2012, aurait imaginé que Bachar al-Assad puisse rester au pouvoir ? Quatre ans plus tard, il est toujours là et peut même l’emporter.

Quelles ont été les conséquences de l’engagement russe ?

Les Russes sont aussi massivement présents parce que l’Occident l’est très peu. Dans la crise syrienne, le Kremlin montre sa capacité à mobiliser ses points forts des XVIIIe et XIXe siècles : la quête des mers chaudes, une réelle présence en Méditerranée, et même la défense des chrétiens d’Orient et de l’orthodoxie. L’Europe, en revanche, n’est pas en mesure de penser le monde - pas plus que les Etats-Unis -, offrant ainsi à la Russie l’occasion de rêver d’une revanche sur la guerre froide. L’engagement russe change la donne aussi parce que son aviation peut bombarder sans scrupule, comme elle l’avait fait en Tchétchénie. Dans l’immédiat, cela accroît le chaos et la fragmentation d’une Syrie éclatée entre l’EI, le Rojava [Kurdistan syrien], un «alaouistan» sur la côte et Damas, en passant par Homs et peut-être en récupérant Alep. Mais le conflit se déroule aussi au Yémen, en Irak, au Liban et en Libye. Chacun de ces terrains a son histoire propre mais ils interagissent.

Pourquoi le régime a-t-il autant voulu reprendre Alep, ville à majorité sunnite ?

C’est une sorte de butin. Le régime s’est consolidé dans son alaouistan et veut élargir son territoire, aller jusqu’à la frontière turque et prendre le contrôle de toute cette «Syrie utile», dont Alep est le cœur. Certes, le fait que la majorité de la population de cette région soit sunnite est un risque. Mais quand le régime avait repris le contrôle de Homs, la ville s’était vidée de la plus grande partie de ses habitants et les quartiers tenus par la rébellion n’étaient plus qu’un désert de pierres. Aujourd’hui, on compte entre 11 millions et 12 millions de Syriens déplacés à l’intérieur du pays ou réfugiés dans les pays limitrophes. La moitié de la population ! On peut donc penser que le clan Al-Assad ne sera pas capable de gérer seul un pays détruit et vidé d’une bonne partie de ses habitants et aura sans doute besoin des communautés chiites de la région.

Ces conflits étendus à toute la région sont-ils l’expression d’un affrontement chiite-sunnite ou d’une rivalité de puissances régionales, l’Iran versus l’Arabie Saoudite et la Turquie ?

Ces conflits ne se limitent pas à une dimension confessionnelle. Il suffit de regarder ce qui se passe en Libye où, toute la population étant sunnite, ce facteur ne joue pas. Le jihadisme s’enracine en Egypte comme au Nigeria ou dans l’Afrique sahélienne, où la question chiite n’existe pas davantage. La montée en puissance du jihadisme est impressionnante. Dans les années 80, il y avait quelque 35 000 volontaires arabes en Afghanistan et l’Al-Qaeda de 2001 comptait tout au plus 2 000 hommes. Aujourd’hui, de l’Afghanistan au Nigeria, il y a sans doute quelque 150 000 combattants.

Mais si l’on se concentre plus précisément sur le Proche-Orient et les pays les plus impliqués - Syrie, Irak, Liban, Yémen -, il est évident que celui-ci se confessionnalise à une vitesse vertigineuse. Ce n’était pas le cas dans le passé. La guerre civile yéménite des années 60-70 était purement politique entre le Nord, sunnite, soutenu par l’Arabie Saoudite «réactionnaire», et le Sud, sunnite lui aussi, aidé par l’Egypte sunnite et «progressiste». A l’époque, personne ne pouvait imaginer qu’une ville comme Qardaha, le «Corleone du clan Al-Assad» comme on l’appelle, allait déterminer l’avenir de la Syrie et que le Baas irakien deviendrait un parti à forte dominante sunnite et toujours plus antichiite. Le facteur confessionnel commence à peser à la fin des années 70 pour graduellement déterminer toute la carte régionale. L’Iran, l’Arabie Saoudite et la Turquie, qui a surconfessionnalisé sa politique intérieure et extérieure, jouent un rôle central dans ce processus.

Cette situation n’est-elle pas d’abord la conséquence de la révolution iranienne de 1979 et d’une sorte de volonté chiite de conquête de l’hégémonie ?

Je n’ai pas plus de sympathie pour un côté que pour l’autre, mais je crois qu’il y a une double matrice qui ne se réduit pas aux seules conséquences de la révolution iranienne de 1979. Avant celle-ci, les coups d’Etat en Syrie, en 1966 et 1970, entérinent la domination d’un noyau dur issu de la communauté alaouite. La révolution iranienne a accéléré considérablement ce processus ainsi que la guerre Iran-Irak, vue, avant tout, comme un affrontement sunnite-chiite. A ce moment, le beau-père de Saddam Hussein a pu publier un livre intitulé Trois Choses que Dieu n’aurait jamais dû créer : les mouches, les Juifs et les Perses ; dans l’«infratexte», les Perses étaient compris chiites.

Dès les années 80 se développe un radicalisme aussi bien chez les chiites que les sunnites. Le radicalisme chiite est pour l’essentiel maîtrisé. En témoigne la création en 1982, avec l’aide de l’Iran, du Hezbollah libanais qui reste le modèle du genre : une organisation à la fois militaire, politique et économique capable aussi bien d’intégrer la communauté chiite que d’exercer de la violence contre les franges récusant sa domination. Une telle organisation est donc en mesure de s’inscrire dans la durée et de s’enraciner. Les mouvements chiites d’Irak, dont celui très radical de l’imam Al-Sadr, ont fini par suivre cet exemple et illustrent cette rationalisation du chiisme même le plus radical. En revanche, le radicalisme sunnite n’est pas maîtrisé et dérive toujours vers une «surradicalité» alimentée par le wahabisme exporté par l’Arabie Saoudite et finit par détruire la communauté sunnite elle-même.

L’Etat islamique en est-il un exemple ?

On connaît presque tout du fonctionnement de l’EI mais la donne change chaque année par la dynamique de l’action et de la surradicalité qui la porte. Il a, d’un côté, une logique parfaitement rationnelle de pouvoir et de gestion de l’économie, baissant par exemple récemment les salaires de ses fonctionnaires de 600 dollars à 300 dollars par mois [soit d’environ 537 euros à 268 euros], à cause des difficultés budgétaires dues au tarissement croissant de la contrebande de pétrole et du commerce transfrontalier. Mais la surradicalité de ses actions met en danger cette construction et son califat. Si l’EI était ancré uniquement dans une construction rationnelle, il ne multiplierait pas les attentats à l’extérieur de son territoire, en particulier en Occident. Sans cela, il est probable que les grandes puissances s’en seraient accommodées, d’autant qu’il contrôle espaces et populations. Or, il est devenu l’ennemi pour tous. La situation de l’EI peut donc être très précaire.

Le jeu de Téhéran pèse donc plus que celui de Riyad ?

Incontestablement. Prenons le cas du Liban : l’Arabie Saoudite continue à soutenir le courant sunnite de Hariri, mais celui-ci s’érode de plus en plus, à cause d’une dynamique de radicalisation que Riyad n’est pas en mesure de contrôler ni même d’arbitrer. Le monde chiite, grâce à l’existence d’un clergé, est «tenu». Le monde sunnite non et la mosquée Al-Azhar du Caire, théoriquement considérée comme l’autorité spirituelle par excellence, peut dire ce qu’elle veut, cela n’a guère d’effet, d’autant que certaines de ses prises de positions n’ont rien à envier à celles de l’EI : elle a appelé à la crucifixion des membres de l’EI qui avaient brûlé vif un pilote jordanien.

Comment expliquer cette dynamique suicidaire ?

C’est une question que s’étaient déjà posée nombre d’intellectuels dans les années 30 en Allemagne. Certes, l’EI et le nazisme sont des phénomènes historiques différents, mais il y a des caractéristiques communes. A cette époque, Hannah Arendt, Ernst Bloch, Walter Benjamin et d’autres philosophes évoquaient «les forces de la non-contemporanéité dont les calendriers ne comptent pas le temps mais le détruisent». Karl Kraus parlait d’une «troisième nuit de Walpurgis», la nuit où toutes les forces du mal rejaillissent de la terre. Et Freud, dans le Malaise dans la civilisation, d’évoquer l’hypothèse d’un Thanatos libéré de ses chaînes pour détruire la civilisation mais aussi lui-même.

Qu’est-ce qui favorise cette dynamique de l’Etat islamique ?

La conjoncture transforme l’organisation de façon permanente, qui n’a cessé de muter depuis sa création. Mais une autre dimension est essentielle : certaines sociétés moyen-orientales sont en perte totale de repères. C’est l’héritage de tout un siècle qui s’effondre avec son Empire ottoman finissant sur l’exécution des intellectuels arabes, puis sa période mandataire, son nationalisme et son socialisme arabe, son islamisme et, enfin, ses régimes autoritaires kleptomanes. Aujourd’hui, il ne reste plus rien à quoi se référer ni dans le temps ni dans l’espace.

En 2013, il y avait 1 200 milices et groupes armés différents en Syrie. Ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi et comment l’EI a pu s’imposer aussi rapidement. Le grand historien arabe Ibn Khaldun expliquait que la cité devait se pacifier pour que la civilisation s’y épanouisse ; mais si elle se pacifie, il n’y a aucune garantie que son prince ne se transformera pas en tyran. De plus, une cité pacifiée reste toujours à la merci de ses marges qui ont gardé leur capacité de violence. Mossoul, en Irak, où étaient stationnés 86 000 hommes des forces de sécurité, a été conquis en juin 2014 par 2 000 jihadistes.

A cela s’ajoute une temporalité encore plus longue, qui remonte aux origines mêmes de l’islam et sur laquelle insiste Leïla Babès dans l’Utopie de l’islam, où elle utilise le concept d’«anarcho-théocratie». Pour sortir des guerres civiles qui ont été très violentes dès la mort du Prophète et éviter de nouvelles discordes, les oulémas ont élaboré entre le VIIe et le Xe siècles une doctrine d’obéissance absolue au prince, même lorsqu’il est impie, ce qui ne fait que reproduire la tyrannie. Mais, de l’autre côté, l’islam impose aussi l’impératif de société juste, ce qui ne peut que légitimer le recours à la violence.

L’EI se réfère à l’Apocalypse ?

La dimension eschatologique est bien réelle avec un idéal du retour à l’âge prophétique, frôlant le blasphème en l’absence du Prophète. Le journal de l’EI s’appelle Dabiq, du nom de la bourgade du nord de la Syrie censée être le lieu de l’arrivée du Mahdi, début d’une époque précédant l’Apocalypse.

Ce chaos verra-t-il la revanche des chiites, grands perdants du démantèlement de l’empire ottoman ?

Je ne crois pas que les chiites aient été des perdants de ces accords. Mais cela ne signifie pas qu’ils n’aient pas été effectivement ensuite exclus du pouvoir en Irak. Les Britanniques se méfiaient de cette religion, à leurs yeux barbare et indocile. Mais dans les années 50 et 60, ils ont été des acteurs politiques importants en Irak. Et en Syrie, à l’époque du mandat français, on a même voulu créer un Etat alaouite.

Est-ce aussi le momentum kurde ?

Je n’en suis pas certain, même si le dynamisme kurde est évident. C’est vrai qu’au Kurdistan d’Irak existe un système mi-patrimonial, mi-démocratique et au Kurdistan syrien émerge un autre système mi-hégémonique, mi-représentatif. Selon Ibn Khaldun, seuls les peuples qui viennent des bas-fonds de l’histoire deviennent des acteurs de l’histoire. Cela peut bien être le cas des Kurdes. Mais leurs structures politiques et administratives et leur économie sont très fragiles. S’ajoute un conflit entre la Turquie et l’Iran qui porte aussi sur le Kurdistan. Ankara met sous pression le Kurdistan syrien et mène sur son propre territoire une politique de vendetta contre la société et les villes kurdes. Jusqu’à l’offensive de l’EI, à l’été 2014, les Kurdes irakiens et syriens pensaient que la violence ne faisait plus partie de leur histoire et qu’ils pouvaient constituer l’Athènes du Moyen-Orient ; depuis, ils ont été contraints de se muer en Sparte. A défaut d’un Etat kurde, ces deux entités pourraient s’inscrire dans la durée, mais cela nécessiterait sans doute que le contexte régional soit pacifié.

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Hamit Bozarslan est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches portent sur la sociologie historique et politique du Moyen-Orient.