BRENDAN MCDERMID / REUTERS
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, lundi 19 septembre à New York. BRENDAN MCDERMID / REUTERS
Lemonde.fr
Les purges engagées après le coup d'Etat raté du 15 juillet suscitent de nombreuses dérives et critique.
PUTSCH MANQUÉ Dans la nuit du 14 au 15 juillet, une tentative de coup d’Etat militaire contre le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est déjouée de justesse. Le dirigeant islamo-conservateur accuse la confrérie religieuse de Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis, d’avoir fomenté le coup de force, sans en apporter la moindre preuve. |
ÉPURATION Les autorités ont ratissé large : 42984 personnes, soupçonnées de liens avec «l’organisation terroriste fethullahiste», ont été interpellées, 23776 mises en examen, 85 000 fonctionnaires ont été suspendus ou limogés, dont 3 465 magistrats. 4 200 associations ont été dissoutes, tous leurs biens ont été confisqués, comme l’ont été ceux de plus de 500 entreprises placées sous tutelle. |
Istanbul ■ correspondanteLes purges visant les sympathisants du chef religieux Fethullah Gülen, désigné comme l'instigateur du coup d’Etat manqué du 15 juillet contre le président Recep Tayyip Erdogan, ne faiblissent pas en Turquie. Mais leur ampleur et la façon dont elles sont conduites suscitent un malaise grandissant en Turquie. «Il y a du mécontentement sur la façon dont l'objectif est poursuivi, résume Sinan Ülgen, qui dirige le groupe de réflexion EDAM, à Istanbul. Confondre les auteurs du coup d'Etat militaire, qui certes doivent être appréhendés, avec le gros des adeptes du mouvement pose un problème, l’argument juridique perd en solidité. »A la faveur de l’état d’urgence, instauré pour trois mois le 18 juillet, le gouvernement a de fait toute latitude pour se débarrasser des fonctionnaires douteux. La procédure est la suivante : dans un premier temps, des listes de suspects sont dressées par les administrations, invitées par leur hiérarchie à s’auto-purger. Ces listes remontent ensuite au cabinet du premier ministre, où elles sont examinées.Parmi les critères retenus, il y a le fait de posséder un compte à la banque Asya (détenue par la mouvance güleniste avant sa mise sous tutelle en février 2015), d’être abonné au quotidien Za-man (l’organe de presse du mouvement, repris en main par le pouvoir en mars), ou, bien plus grave, d’avoir utilisé l’application ByLock, comme l'ont fait les militaires factieux pour communiquer entre eux avant et pendant les événements.L’anathème est public. Toutes les personnes mises à pied ont ainsi vu leurs noms publiés au Journal officiel, ce qui leur laisse peu d’espoir de retrouver du travail. C’est d’ailleurs après que son nom a été publié, le 2 septembre, que l’instituteur Mustafa Güney-ler, 25 ans, s’est donné la mort à son domicile de Bilecik, dans le nord-ouest du pays.«Gouverner le pays en étant dominé par l'esprit de revanche et de haine va causer beaucoup de souffrances à beaucoup d'innocents. Voilà où nous en sommes. Une chasse aux sorcières intégrale a été engagée dans de nombreux domaines d’activité», a déploré Kemal Ki-licdaroglu, le chef de file du Parti républicain du peuple (CHP, kéma-liste), dans un discours prononcé le 9 septembre à l'occasion du 93e anniversaire de la création du parti d'Atatürk. Le CHP dit avoir collecté 30000 plaintes de personnes qui estiment avoir été injustement limogées.Lundi 19 septembre, la rentrée scolaire a eu lieu en Turquie alors que plus de 27000 enseignants avaient été licenciés, et près de 10 000 autres relevés temporairement de leurs fonctions dans le cadre de ces purges.Climat de suspicionPlusieurs cas illustrent le climat de suspicion entretenu par le pouvoir. Vendredi 16 septembre, Sey-fettin Yigit, un magistrat de 47 ans, a été retrouvé pendu à la prison de Bursa, où il était gardé à vue pour son appartenance présumée à «l'organisation terroriste». Lors de ses obsèques, samedi 17 septembre, Ayça, sa fille, a déclaré aux journalistes présents que son père n’avait jamais été adepte du mouvement Gülen. Le magistrat était en fait affilié à Une autre confrérie religieuse, celle des «Suleymanci».A Izmir, le 13 septembre, Yalçin Cakar, le chef du mouvement de jeunesse du Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) d'Aliaga, une localité de la région égéenne, a par ailleurs été tué par un officier de police. Ce dernier a expliqué son geste par le fait que le jeune homme n’avait de cesse de l’accuser de collusion avec les gülenistes.La purge peut parfois prendre des accents orwelliens. Samedi 10 septembre, Nilgun (le prénom a été changé) a été interpellée par la police dans le kiosque de presse où elle travaille, sur dénonciation d’un client, qui n’avait pas apprécié un livre de caricatures proposé à la vente. Il est aussitôt allé porter plainte au commissariat. Bien que le livre, édité en Turquie, n’ait jamais été interdit, les policiers ont pris l’affaire très au sérieux. Nilgun a dû s’expliquer avant d’être relâchée.Le zèle est sans limite. Ahmet Tasgetiren, éditorialiste au quotidien pro-gouvernemental Star, déplorait dans une série d’articles (publiés les 1er, 4 et 6 septembre) les arrestations arbitraires, mais aussi l’atmosphère délétère qui règne actuellement au sein de l’administration et de l'appareil judiciaire, quand les responsables redoutent «d’apparaître comme pas assez efficaces dans la lutte contre les gülenistes ».Kemal Öztürk, également éditorialiste dans un autre quotidien pro-gouvernemental, Yeni Safak, s'est ému lui aussi de la tournure prise par l’épuration. «Il y a un malentendu dans cette histoire. Nettoyer l’Etat des Fethullahci [adeptes de Gülen] n'est pas facile, (...) mais il ne faudrait pas abîmer des institutions saines», écrit-il dans l'édition du 6 septembre. Sa prise de conscience vient du fait qu’un de ses amis, enseignant à l’université d’Istanbul, a été récemment injustement limogé. «Malheureusement, personne ne dit "stop”. Chaque jour, on entend les plaintes de personnes traitées de façon injuste. »Le président Erdogan a été le premier à aborder le sujet à son retour du sommet du G20, le 6 septembre: «Les erreurs devraient être évitées. » « Vous ne devez pas entrer en concurrence, à qui suspendra le plus de fonctionnaires, vous devez rester justes », a-t-il recommandé, deux jours plus tard, aux 81 gouverneurs reçus au palais de Bestepe, à Ankara. Dans la foulée, le premier ministre, Binali Yildirim, a annoncé la création de commissions chargées d’examiner les plaintes de ceux qui s’estiment injustement limogés.MARIE JÉGOLes intellectuels dans le collimateurAhmet altan, 66 ans, un journaliste de renom en Turquie, et son frère, Mehmet, 63 ans, un économiste reconnu, sont toujours en garde à vue à Istanbul, dans le cadre des enquêtes menées après le coup d’Etat manqué du 15 juillet.Les deux frères sont interrogés sur les propos qu’ils ont tenus lors d’une émission télévisée diffusée à la veille de la tentative de putsch. Selon l’accusation, ils auraient alors donné l’impression de savoir que le coup allait se produire, allant jusqu’à faire passer un « message subliminal » à la télévision.Entre 2007 et 2012, Ahmet était le rédacteur en chef du quotidien Taraf, réputé proche du mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, accusé par les autorités turques d’avoir ourdi cette tentative de putsch. Le journal fait partie des 160 organes de presse fermés depuis le coup d'Etat raté.En signe de soutien aux deux frères, 217 écrivains du monde entier - dont Salman Rushdie, Elif Shafak, Günter Wallraff - ont signé une pétition. « La liberté de penser n'existe plus, nous nous éloignons à toute vitesse de la construction d’un Etat de droit pour basculer vers un régime de terreur », a protesté l'écrivain turc Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006, dans une tribune publiée par le quotidien italien La Repubblica pour protester contre les arrestations d’intellectuels.«Pots cassés»Journalistes, écrivains, traducteurs, universitaires, syndicalistes payent un lourd tribut à la défense de la liberté d’expression. Voici plus d’un mois que l’écrivaine Asli Erdogan est enfermée à la prison de Baki-rkôy, à Istanbul, pour ses écrits, preuve, selon l'accusation, de ses liens présumésavec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie). Le 5 septembre, un tribunal d'Istanbul a rejeté sa demande de mise en liberté provisoire.Arrêtée le 31 août, Necmiye Alpay, 69 ans, traductrice, critique, éditrice, est toujours derrière les barreaux. Les journalistes Sahin Alpay, 72 ans, et Nazli Ilicak, 71 ans, sont eux aussi emprisonnés pour leurs liens présumés avec l’organisation de Fethullah Gülen. Au total, 117 journalistes ont été interpellés, plus de 2000 ont été privés de leur carte de presse.«En Turquie, les crises politiques mènent toujours à l'emprisonnement des intellectuels qui payent chèrement les pots cassés tandis que les responsables politiques, eux, sont rarement inquiétés», fait remarquer Erol Önderoglu, le représentant de l’ONG Reporters sans frontières dans le pays.M. JE. (ISTANBUL, CORRESPONDANTE)